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Carnets de JLK

  • Frères et soeurs

    (Chronique des tribus)

     

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    1. En mémoire de l'Hidalgo
    Le frère dit à la sœur que sa vie tient à un fil : que vraiment il se sent en fin de partie, que le souffle lui manque, qu’il marche comme un vieux alors qu’il se sent l’esprit encore tout vif, mais la carcasse ne suit plus, il est évident que tout se déglingue, qu’il se réveille fatigué et qu’ensuite il se traîne ; mais elle, octogénaire pimpante qui a ce soir un sac avec elle, sort de celui-ci une ample vareuse de cuir fauve comme neuve, et des gants noirs genre ecclésiastique tout confort et sept paires de lunettes de lecture, et lui dit sans relever rien de ce qu’il lui a déclaré : je t’ai mis ça de côté, t’auras l’air comme lui d’un Hidalgo, tu vas voir le style, et le frère de se récrier : ah merci frangine mais les gants pas question, pas du tout le genre de la maison, et elle replongeant la main dans son sac : et ça encore, tu ne vas pas refuser, et voici qu’elle lui sort encore un pull sport chic gris à chevrons, un longue belle écharpe de matière noble et de couleur chaude, puis encore trois paires de bas de belle épaisseur et doux au toucher, et la voilà qui insiste pour les lunettes avec lesquelles il lira et écrira en pensant au cher disparu – de fait c’est comme ça, comme un transit visible et une digne passation de signes extérieurs d'élégance hispano-latino que le frère voit le geste impérieusement généreux de la sœur de lui confier les vêtements chics et autres objets usuels de l’Hidalgo dont elle vient de célébrer la première année du deuil : ce besoin de transmettre qui l’obsède lui-même de la même façon en ces jours où se pose pour lui la question de la cession de son propre legs personnel, à savoir le Corpus (« ceci est mon corps », sans majuscules) d’une vingtaine de milliers de livres ainsi qu'une bonne centaine de tableaux de maîtres moyens et modestes ou autres objets curieux dont un Bouddha séculaire aux flancs rongés par les termites et telle figure votive du peuple Inuit taillée au canif à manche de corne dans un os de baleine…
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    2. Le pull sport chic. – Leur frère aîné lui reprochait à tout coup de se poser trop de questions, mais ça ne l’a pas empêché, en déballant le pull gris à chevrons très classe que lui a offert sa sœur, de se lancer dans une suite vertigineuse d’interrogations liées aux données du donner et du recevoir, au fait d’offrir de tout cœur un objet chargé de significations inattendues, au cadeau devenant objet transitionnel sans que le donneur (ou la donneuse de l’occurrence) ni le receveur ne le réalisent peut-être, à moins que celui-ci le saisisse aussitôt et réagisse peut-être à fleur de nerfs (ce cousin recevant un lot de cravates de la veuve de l’oncle longtemps emprisonné pour une sale affaire), mais pas de quoi s’affoler dans le cas du pull sport chic à chevrons que la sœur a cru bon de lui offrir en toute générosité sororale un rien maternante (« ca le changera de ses pulls troués »), et qui malgré tout « l’interroge », comme on dit aujourd’hui, l’évidence lui sautant soudain aux yeux que sa sœur l’a choisi lui alors qu’il eût été exclu qu’elle le proposât à leur frère aîné (vraiment trop corpulent passé la quarantaine) ou au plus grand de ses petits-fils (trop svelte et peut-être trop large d’épaules), la question renvoyant alors incidemment à celle de l’identification physique (mais peut-être aussi psychologique, affective ou esthétique), d’un vêtement et d’une personne, qui ferait de ce pull sport chic gris à chevrons l’emblème de telle personnalité (ici l’Hidalgo hors de ses heures de travail, ne sortant pas à l’air du soir sans « une petite laine » ou se pointant à l’apéro de fin de matinée sur le Paseo de Benidorm), incompatible avec la « dégaine » de tel autre personnage supposé a priori le porter sans problème, comme la sœur en a jugé de son frère puîné…
    La question élargie serait donc, exacerbée par l’esprit d’escalier du frère en question – ce coupeur de cheveux en quatre, selon le frère aîné hélas décédé il y a une vingtaine d’années -, de savoir ce qui fait, d’un vêtement personnel même « à l’état de neuf », un objet-cadeau effectivement transmissible et à qui, précisément selon quels critères objectifs ou quel ressenti « au pif », étant entendu que la transmission gracieuse d’un pull genre sport chic convenant à un mâle blanc portant encore beau dans sa soixantaine apparente d'octogénaire ne peut se faire qu’à un individu à peu près de la même taille et de la même prestance sociale (et là ça coince un peu, songe le frère puîné) et du même goût (moi et les chevrons, ça fait deux…) , sans minimiser le fait du ventre plus ou moins plat…
    Ergo : le frère se dit ce soir qu’il va garder le pull sport chic à chevrons en souvenir de l’Hidalgo, quitte à le revêtir lors de la prochaine visite de sa sœur, histoire de lui faire plaisir vu que c’est pour lui faire plaisir qu’elle l’a pour ainsi dire « élu »…
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    3. À la chasse
    Au moment d’endosser l’ample vareuse à profondes poches que sa sœur lui a offert en mémoire de l’Hidalgo, le frère, trouvant au vêtement le tour d’une veste de chasse, s’est aussitôt rappelé la partie mémorable qu’il aura vécue, quarante ans plus tôt, avec le fameux écrivain Vladimir Volkoff, monté en notoriété durant ces années, et qui surgit ce matin-là, à la porte du motel de Macon (Georgia) qu’il avait réservé à son invité, vêtu d’un véritable déguisement de chasseur de comédie, le costume à motifs de camouflage et le chapeau qu’on dira typique chapeau de chasse solognac, ou chapeau bob à larges bords rappelant les chapeaux de brousse et que le romancier portait légèrement de côté par coquetterie héritée de ses années de militaire en Algérie, comme le fusil de chasse apparié...
    Le frère, lui, n’avait point d’arme et s’était récrié la veille avec véhémence à la seule idée de tuer un animal, ni bécasse à la Maupassant ni même bécassine, pas une mouche, pas un pou – enfin en principe, et Volkoff, un rien piqué, avait admis la réserve de cette espèce d’objecteur de conscience qu’il emmènerait tout de même en forêt, en espérant le convertir un peu après avoir renoncé à le persuader de la noble nécessité, non seulement de la chasse mais de la guerre, et de son occasionnelle sainteté...
    Que la partie de chasse de ce jour-là ait été un fiasco total pour l’écrivain tueur, le frère s’en félicitait, Volkoff le présentant volontiers, revenu en France, comme son « porte-poisse », mais la sœur voulut savoir ce qu’il avait fait, lui, le rabat-joie, pendant que le chasseur chassait, alors le frère de faire le crâne : j’étais couché au pied d’un sycomore, en mon innocence rêveuse de déserteurs virtuel, et je songeais à ces vers de Victor Hugo inspirés par une sorcière de l'ile de Man qui, ayant recueilli un pigeon blessé par un chasseur, murmurait en sa magique tendresse : «N’est-ce pas Nature, / que tu hais les semeurs de trépas / Qui dans l'air frappent l'aigle et sur l'eau la sarcelle, / Et font partout saigner la vie universelle ? »
     
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    4. La belle noyeuse
    Le frère, transi sous le ciel bas, l’air glacial comme réfracté par les flancs des monts noirs enneigés jusqu’au bord du lac où il se trouve à mater le manège de la cinglée, se félicite d’avoir accepté la veste de cuir de l’Hidalgo que lui a offert sa sœur l’avant-veille au soir, plus lourde à ses épaules lui semble-t-il, ses mains dans les profondes poches (il se maudit d’avoir refusé les gants) et se les gelant juste mentalement à voir vraiment, à l’instant, la silhouette à capuche noire se désaper sur le rivage.
    Cette folle a-t-elle résolu de se noyer le lendemain de Noel ? Le frère décrira la scène à sa sœur par Whatsapp, quitte à ce que ça lui donne froid (elle doit être arrivée à Marbella), comment il a vu le personnage à capuche se rapprocher de l’eau nanti d’un sac noir, comment il lui a semblé d’abord que c’était un mec à l’invisible visage, lequel a surgi soudain après la dépose du sac, et l’ouverture du sac, l’apparition d’un long limaçon rouge qui ne pouvait être qu’un caleçon de naïade, et c’est là que le frère à pensé nageuse plus que supposée noyée, et que le néologisme lui est venu en concluant, au vu de la splendide nudité glorieusement féminine de l’énergumène, qu’il s’agissait là d’une noyeuse.
    Tout cela relevant bonnement de l’Apparition, la noyeuse nageant maintenant là-bas comme si de rien n’était, sa seule tête au bonnet noir émergeant des flots transis comme d'une ondulante otarie, le frère, juste après s’être fait un selfie prouvant à sa sœur qu’il avait bel et bien endossé la veste de cuir de l’Hidalgo sans laquelle il eût canné de froid, s’interdit en revanche de fixer l’image de la belle noyeuse, comme s’il eût voulu se la garder rien que pour lui, telle étant la chair: faible et ravie...
     
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    5. Sous le manteau
    Face au lac froid, sous le ciel noir, la veste de chasse de l’Hidalgo est devenue caban d’ombre sous lequel le frère se sentait chaste et pur, non pas soumis au don’t touch ( noli tangere) de la pudeur conventionnelle ni moins encore interdit de contact comme au temps du confinement totalitaire, mais retenu de surprise en somme de haut comique comme en enfance quand on découvre derrière le bosquet le bouc bougrant la bique ou que le piton du grand frère, le nichon de la sœur pointent du pigeonnier ou au balcon.
    De fait, autant l’apparition de la belle noyeuse excluait toute songerie sensuelle tant l’atmosphère tendait à la frigidité tactile, autant elle exaltait l’aspect drolatique de l’exhibition de chair fraîche – c’est le moins qu’on pût dire – dans sa tournure à la fois hardie et platement sportive voire hygiénique relevant du seul souci de « garder la forme ». Et quelle expression sérieuse elle avait ! Quel air de défi quand se redressant sur les cailloux durs elle l’avait aperçu la regardant mine de rien du bord du quai. concluant peut-être au voyeur vicieux ou même au potentiel harceleur, se détournant impatiemment sans remarquer le petit signe amical qu’il lui avait adressé en pensant à ses filles à peu près du même âge, retrouvées la veille avec les enfants petits et toute la smala fêtant la naissance miraculeuse du divin hippie.
    « Par ailleurs tu te souviens que notre mère aussi allait se la jouer sirène du lac passé 80 ans, le jour même où sa dernière attaque l’a terrassée », texte le frère à la sœur qui répond illico par le même canal numérique de Whatsapp : «Mais c’était en été… ».
    Et demain ils reprendront leurs échanges relatifs aux redoutables pudeurs de leurs aïeules, qui eussent peut-être désapprouvé l’exhibition de la belle noyeuse, mais est-ce si sûr en ce monde où, sous le manteau, la vie continue de ménager ses surprises ?
     
     
     
     
     
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    7. Comme un sac de charbon !
    Dans le fragment de récit de vie de leur père, rédigé pour le frère qui l’a transmis à sa sœur aînée en pièce attachée, il est question d’une enfance petitement heureuse dont quelques images bien concrètes frisent le misérabilisme sans le chercher (le père est trop timide pour exagérer), comme celle des enfants jouant dans la cour de l’immeuble miteux de l’avenue de France, soudain surpris par le bruit sourd quoique violent de ce qu’ils croient d’abord un paquet de tapis jeté d’un des hauts balcons par quelque ménagère de mauvaise humeur, et qui se révèle le corps d’un vieillard impatient d’en finir avec sa pauvre vie, tombé là comme un sac de charbon…
    La sœur dira à son frère qu’elle ne s’attendait pas à la noirceur de ces épisodes familiaux, ce qu’il y apparaît de poisseux et de sordide, typique en somme des quartiers de l’Ouest suburbain, vers Renens et Crissier où cela « sent l’ouvrier », le dégoût de l’alcool sale et du sexe banalisé au lieu mal famé dudit Chalet vert où paressent les oncles du « deuxième lit », tout cela raconte un entre-deux guerres local dont on n’avait pas idée, relève la sœur, et le frère abonde en se rappelant, par tendre contraste, ses aïeux gentils de la période suivante où l’on passait du noir et blanc vicié à un semblant de couleurs...
    « Notre père, à son aveu, était un garçon trop adipeux, économiquement faible au milieu des fils de nantis du collège, que ceux-ci harcelaient à merci, et sa langue ne se déliait en insolences qu’auprès de sa mère qui le boudait alors pendant des semaines, à ce qu’il dit, et son père à lui se taisait - tout cela faisant de lui le futur empêché qui a trop subi sans oser envoyer promener son monde », commente le frère, et la sœur : « comme toi je découvre tout ça et ça me rapproche un peu plus de lui avec, dans son récit ce bruit épouvantable de sac de charbon qui tombe, non mais j’ai mal pour lui »
     
    (À suivre)
     
     
     
     
     
     

     

  • Ceux qui font de leur mieux

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    Celui qui s’indigne à l’ancienne / Celle qui s’applique à la défense de l’attention flottante / Ceux qui avancent pas à pas / Celui qui a appris la patience en pratiquant la peinture par glacis lents / Celle qui a longtemps appris à apprendre / Ceux qui redécouvrent les savoirs anciens / Celui qui lutte contre le parasite de la dispersion / Celle qui se concentre sur son tapis de prière / Ceux qui renoncent au télémark à cause de l’arthrose / Celui qui reprend ses randonnées en moyenne montagne assorties d’observations géologiques précises / Celle qui peint des parapluies dont elle soigne le plissé / Ceux qui transmettent ce qu’ils savent à leurs enfants c’est à savoir pas grand-chose sauf l’essentiel qui ne s’enseigne pas / Celui qui prêche en eaux troubles / Celle qui pèche parce qu’elle aime ça et voilà y a qu'ça de bon / Ceux qui restent assez optimiste malgré la stupidité de la festive Human Pride / Celui que les transes victimaires à l’autrichienne font gerber / Celle qui préfère les chenapans aux Parfaits / Ceux que l’adulation de l’Admirable Rodgère Federer commence à bassiner grave / Celui qui vomit la notion de Compétence Culturelle distillée par les larbins d’Economie suisse / Celle qui connaît peu de prétendus poètes aussi médiocres que le pétulant Oskar Freysinger / Ceux qui invoquent Guillaume Tell le libertaire pour justifier leur micmac d’archers nains / Celui qui se reproche de ne pas montrer assez d’agressive détermination contre la montée des eaux boriquées du jacuzzi culturel / Celle qui s’efforce d’échapper au mimétisme sécuritaire de son quartier de vieilles peaux / Ceux qui révèlent le fond de leur pensée sur des affiches format Crétin Mondial / Celui qui fait de la politique en termes de parts de marché / Celle que la jactance révulse physiquement / Ceux qui plastronnent en usurpateurs du Parti des Gens / Celui qui milite pour la liberté élémentaire de parquer son tank devant sa villa Ma Coquille / Celle qui votera contre l’infâme initiative visant à l’interdiction faite à l’Homme Suisse de garder son arme de service dans son caleçon / Ceux qui dérogent à l’opinion répandue, etc.

    Image : Philip Seelen

  • À sa douce présence

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    (Chanson de Noël)
     
    Elle est devenue ma gardienne,
    mon ange singulier;
    alors, plus de chagrin qui tienne:
    elle me tient éveillé...
     
    Elle ne craignait pas cette mort
    qui nous surprend parfois,
    s’annonce en si lointain trépas
    qui voudrait qu’on l’ignore...
     
    Elle la savait au coin du bois,
    ou plutôt en plein cœur:
    elle entendait de la tumeur
    ce bas bruit et sournois...
     
    Devant la Bête elle était brave
    comme si de rien n’était,
    et comme pour la défier
    elle disait: pas grave !
    Enfin je l’entends encore dire
    la veille de sa mort :
    que nous sommes heureux encore
    de pouvoir en sourire...
     
    Notre ange singulier nous garde
    dans sa douce présence,
    survivante qui nous regarde
    par delà toute absence...
     
    (À la Maison bleue, ce 25 décembre 2021)

  • Noës pour mémoire

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    A La Désirade, ce 25 décembre 2024. – Je suis retombé ce matin sur ces notes d’il y a cinquante ans, de mes carnets de l’époque :

     

    La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une.

     

    Noel8.jpgNoël en famille, ce sera toujours pour moi le retour à la maison chrétienne de mes parents. Au coeur de la nuit, c'est le foyer dont la douce chaleur rayonne dès qu'on a passé la porte. Puis c'est l'odeur du sapin qui nous évoque tant d'autres veillées, et nous nous retrouvons là comme hors du temps. Chacun se sent tout bienveillant. Nous chantons les hymnes de la promesse immémoriale. Nous nous disons sous cape: c'est entendu, nous serons meilleurs, enfin nous ferons notre possible. Nos pensées s'élèvent plus sereines et comme parfumées; et nous aimerions nous dire quelque chose, mais nous nous taisons. (25 décembre 1974)

     

    C'étaient de vieilles cartes postales dans un grenier. Des mains inconnues les avaient écrites. L'une d'entre elles disait: “Je ne vous oublie pas”.

     

    Noël6.jpgOr voici que plus tard, dans la maison de notre enfance, tant d’années après la mort de nos parents, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits enfants de ceux-là ont perpétué à leur façon le rite ancien, quitte à esquinter la moindre les sempiternels chants de Noël. Si la ferveur candide et la stricte observance des formes n’y est plus, l’esprit demeure et j’ai été touché par la joie commune retrouvée autour du dernier tout petit, les yeux bien brillants comme les nôtres à son âge et comme ceux hier de notre vénérable arrière-grand-tante, bonnement aux anges.Il y a de plus en plus de gens, dans nos sociétés d’abondance inégalitaire, que la période des fêtes pousse à la déprime. Tel n’a pas été notre cas, si j’excepte pour ma part quelques années noires. Mais Noël reste le moment privilégié de ces retrouvailles et de ces signes – de ce reste de chaleur dans le froid du monde.Or je tiens à la faire rayonner, cette calorie bonne, à la veille de Noël selon nos dates.

    Donc :

     

    Noel7.jpgJoyeux Noël à toutes et à tous qui passez et laissez ici, de loin en loin, un prénom, un sourire ou un pied de nez. Joyeuses fêtes et très belle année 2016, avec tous les Bonus possibles !

     
  • Cārtārescu le visionnaire se la joue archange de roman

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    Avec Théodoros, roman historico-poétique d’une fascinante splendeur verbale, combinant une épopée conquérante marquée par autant de faits glorieux que de crimes sanglants commis au nom de Dieu comme il continue d’en proliférer, et le récit d’une destinée aux multiples dédoublements, Mircea Cārtārescu signe un chef-d’œuvre porté par un souffle irrépressible, avec un art de l’évocation sans pareil. Poème romanesque d’une beauté saisissante dans ses grandes largeurs autant que dans la polyphonie profuse et savoureuse de ses détails, cette saga à l’orientale, frottée de théologie parfois déroutante, voire délirante, paraît dans une traduction française, signée Laure Hinckel, d’une merveilleuse musicalité.
     
    Fabuleux : tel est Théodoros. Relevant alors de la fable autant que de l’affabulation, où le talent de romancier et de poète de l’auteur roumain Mircea Cārtārescu, très fécond (plus de trente livres parus ) et largement consacré par de multiples prix littéraires, fusionne ici dans un (pseudo) roman historique aux fondements partiellement «réels» mais aux développements aussi extravagants que la vie du protagoniste-modèle, à savoir : Téwodros II
    Dans l’immédiat, à propos de cet extraordinaire personnage, l’on ne peut que recommander, à la lectrice et au lecteur non moins probablement ignorants en la matière que le soussigné, de consulter, sur Internet, la longue notice consacrée à Téwodros II à l’enseigne de Wikipédia, comme ils gagneront en assises documentaires à l’écoute des explications, sur Youtube, de l’écrivain lui-même. Ces précautions ne risquent en aucune façon de « spoiler », comme on dit aujourd’hui, leur intérêt et leur plaisir de lire : disons que baliser le fonds documentaire de Théodoros permettra de mieux apprécier, dès ses premières pages, l’envolée de la narration, en admettant d’emblée que l’auteur prend toutes les libertés avec la « vérité » historique.
    Pour celle et celui qui ne peut accéder à Wikipédia d’un clic, précisons vite fait : que le « vrai » Téwodros II, né Kassa Hailou en 1818 à Charghe (province du Qwara, en Ethiopie très morcelée à l’époque par les guerres des seigneurs locaux), a marqué l'Histoire, au point de fasciner un certain Arthur Rimbaud, par sa fulgurante ascension de chef de guerre et fin stratège visant à l’unification d’un pays déchiré, puis s’efforçant d’appliquer des réformes de modernisation tous azimuts : contre l’esclavage et la corruption des élites politiques et religieuses, pour une redistribution des terres aux paysans, avec l’appui d’une armée elle-même réorganisée selon des normes plus « occidentales », tout cela bel et beau et qui lui vaudra la stature posthume d’un héros, mais autant de déboires de son vivant, à peu près tenu pour un macaque déguisé par la reine Victoria, contesté par les seigneuries locales et combattu, malgré le Christ qu’il adore, par les hiérarques de la « douce orthodoxie » aux dents acérées. Et le roi des rois d’Éthiopie, le negusse negest, de se donner finalement la mort avec le pistolet que lui a offert la « grand-mère de l’Europe ». Cela pour l’Histoire et ses faits avérés d’ores et déjà magnifiés par moult légendes et « narratifs », selon l’expression chic du moment.
    Or, laissant là la «vérité » selon Wikipédia, voici qu’une autre histoire se raconte, commencée par la fin, dont l’idée est venue au jeune Mircea Cāstārescu il y a quatre décennies de ça (il le raconte dans la note finale concluant le roman), jusqu’au moment où, en deux ans, sur fond de dépression, de confusion, de pandémie et de guerres, il a trouvé la force de nouer la gerbe de trente ans de notes prises dans son Journal - et voilà le job, le travail d’une vie pourrait-on dire, avec la transmutation d’une lointaine histoire de « sauvage africain qui singeait son titre sur un trône usurpé », comme le voyait Sa Gracieuse Majesté britannique, en épopée européenne, voire eurasienne, englobant la Grèce des archipels et la Valachie natale de l’auteur, l’Éthiopie et la Judée de la Bible – en attendant la Jérusalem céleste...
     
    Je est un autre, ici ou ailleurs…
     
    L’idée, dans sa version poétique, aurait pu venir au vélocipédiste Einstein (prénom Albert) au cours de ses virées dans la campagne argovienne : à savoir qu’un garçon qui rêve de devenir empereur dans les neiges de Valachie, disparu tel jour pour motif de rêverie, pourrait réapparaître au même instant dans la peau d'un Juif errant, à San Francisco, après avoir partagé la condition des pirates dans les eaux frémissantes de l’Hellade ou environs.
    Entre les âges de trois et sept ans, le jeune Tudor (variante valaque du prénom de Téwodros, anticipant le Théodoros du roman) a entendu, modulées par la bouche de sa mère Sofiana, ces histoires qui vous ont tous fait rêver en enfance en vous ouvrant avec le sésame fameux d’il était une fois, les portes du multivers.
    En affirmant que « Je est un autre », un gamin mal élevé au prénom d’Arthur ne faisait que formuler une vérité vieille comme la nuit des temps, rompant avec les évidences et nous ouvrant, avec transfusion de sang ou non, à tous les dédoublements. Cette histoire du sang, autant que l’histoire du sperme qu’on dit parfois le sang de l’espèce, comptera pour beaucoup dans les motifs métaphoriques du roman Théodoros, comme l’histoire du double. Réclamez-vous du sang du roi Salomon, avec documents à l’appui même trafiqués, et vous verrez l’effet.
    Le petit Tudor, à sept ans, s’est identifié au grand Alexandre dont sa mère lui lisait les faits et gestes : détail courant de la vie, mais qui peut devenir destin ; tout dépend de notre façon de vivre la lecture. La poésie suppose cette identification et ce dédoublement. Et c’est ainsi que, dès les premières pages de Théodoros, nous sommes littéralement pris par la gueule sans bien savoir qui parle au protagoniste, si c’est sa conscience, le double valaque de Téwodros ou un ange – voire sept archanges d’Apocalypse…
    « Au commencement était le Verbe », dit l’apôtre, et c’est reparti en forme de question initiale à laquelle tout un roman tâchera de répondre: « Si tu te signes avec trois doigts poisseux de sang, en te marquant le front au-dessus des sourcils (une goutte glisse le long de ton nez bistre et aquilin jusqu’à ta moustache nouée du côté gauche avec un fil d’or, et tombe sur les dalles de malachite de la forteresse royale) en déposant ensuite une tache au bas de ta chemise d’un atlas si blanc qu’il semble doré, et deux autres sous tes épaulettes en opale, d’abord à droite, puis à gauche, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, Amen, ton signe de croix sera-t-il reçu ? »
    La question est posée à lui-même par celui qu’on tient pour « une croix de preux », croix d’orgueil et de désir (« tu as crucifié en tout premier ta pauvre âme »), homme de sang qui a transformé la croix en un char de guerre, qui s’est toujours prosterné à ses propres pieds, mais qu’on ne s’attende pas à une autoflagellation de la part de ce possédé de l’Hybris, car le roman n’est pas un confessionnal mais le lieu aux parfums suaves de l’impureté même et des délices, des péchés très affreusement délicieux, de la Vitalité et du Verbe incarnés. « Sans couilles pas de chef-d’œuvre », écrivait Albert Cohen…
     
    Un livre à vivre plus qu’à comprendre…
     
    Théodoros ne se raconte pas : il se mérite, ou disons, en moins moralisant qu’il se vit, une page après l’autre, et ça fera 600 feuillets à savourer, obstacles compris, surtout si vous cherchez à tout comprendre.
    Le roman d’aventures est revigorant au possible, comme si vous y étiez, comme au bon jeune temps de Long John Silver, dans L’Ile au trésor, ou comme dans les soieries des Mille et une Nuits. Je pourrais vous raconter les épisodes de la fringante piraterie sur le bateau joyeusement bordélique des forbans auxquels les filles tiennent la dragée haute, dans une espèce de phalanstère sexuel flottant , ou je pourrais vous raconter la terrifiante bataille menée par le guerrier présomptueux contre le Gel valaque, ou encore l’inénarrable mine de sel aux immenses statues souterraines, mais non : c’est à vous de vous y coller, pour le plaisir, et quel !
    Plus délicate en revanche, mais à prendre le pied léger : la théologie dans tout ça. L’on sait que le vrai Téwodros était un homme religieux, et son double romanesque ne le lui cède en rien, avec un même séjour monacal et des relations pour le moins problématiques avec les religions voisines ou adverses et les confessions et sectes chrétiennes de tout acabit. Calvinistes et papistes ? Tous des chiens ! God soit leur copilote, mais notre seul et unique chef est le Christ. Pantocrator cela va de soi.
    Ceci dit, faut-il être catholique pour comprendre La Divine Comédie de Dante ? La connaissance de la pensée du docte Thomas d’Aquin, substrat dogmatique du poème, est-elle nécessaire pour apprécier celui-ci ? Faut-il comprendre, et d’abord connaître le Kebra Nagast, livre saint de l’église orthodoxe d’Éthiopie, pour démêler les « signifiés » subtils de Théodoros ? Je n’en crois rien, ni ne crois d’ailleurs que Mircea Cāstārescu le croie. L’humour soit plutôt notre guide, et l’amour de la Littérature. Enfin l’amour de l’Amour, par quoi tout aurait dû commencer, et les lettres de Théodoros à sa mère en sont le fil rouge – rouge sang sublimé -, le fil d’or de pure poésie.
    Mircea Cāstārescu. Théodoros. Traduit du roumain par Laure Hinckel. Éditions Noir sur blanc, 599p. 2024

  • Dans les années profondes

    littérature

    En lisant Expiation.

    Le sentiment lancinant d'une affreuse injustice, d'autant plus révoltante qu'elle se fonde sur le mensonge pour ainsi dire "irresponsable" d'une adolescente, traverse ce somptueux roman et lui imprime sa part de douleur et de gravité, redoublée par l'ombre de la guerre 39-45, avant que la conclusion, à la fin du XXe siècle, ne donne à toute l'histoire une nouvelle perspective, dans une mise en abyme illustrant le "mentir vrai" de toute invention romanesque.

    On pense aux familles anglaises à l'ancienne des romans de Jane Austen - que l'auteur cite d'ailleurs en exergue - en pénétrant dans la maison des Tallis, somptueuse demeure de campagne où, en ce torride été de 1935, l'on s'apprête à fêter le retour de Londres de Leon, le fils aîné, tandis que le "Patriarche"restera scotché à ses dossiers du ministère de l'Intérieur où, à côté de travaux sur le réarmement de l'Angleterre, il a probablement un secret dont sa femme, torturée par des migraines, préfère ne rien savoir. Alors qu'on attend également l'arrivée de jeunes cousins rescapés d'une "vraie guerre civile conjugale", la benjamine de la famille, Briony, fait la lecture à sa mère d'une pièce de sa composition (sa première tragédie!) qu'elle entend monter le soir même avec ses cousins dans le secret dessein de séduire son frère chéri. De fait, malgré ses treize ans, Briony montre déjà tous les dehors, et plus encore les dedans, d'un écrivain caractérisé, avec des manies (elle collectionne les reliques et nourrit un goût égal pour le secret et les mots nouveaux) et une imagination prodigue de fantasmes qui provoqueront le drame de ce soir-là.

    Les acteurs de celui-ci seront Cecilia, soeur aînée de Briony, jeune fille en fleur revenue pour l'occasion de Cambridge où elle étudie, et Robbie, son ami d'enfance, fils de la servante du domaine et lui aussi étudiant, beau jeune homme intelligent et cultivé que Cecilia fuit à proportion de la puissante attirance qu'il exerce sur elle. Ces deux-là, observés à leur insu par la romancière en herbe, vont se donner l'un à l'autre durant cette soirée marquée simultanément par le viol de la cousine de Briony, dont celle-ci, troublée par le jeune homme, accusera formellement et mensongèrement Robbie, type idéal à ses yeux du Monstre romanesque.

    Dans une narration aux reprises temporelles virtuoses, où s'entremêlent et se heurtent les psychologies de tous les âges, la première partie crépusculaire d'Expiation, à la fois sensuelle et très poétique(on pense évidemment à D.H. Lawrence à propos de Cecilia et Robbie, alors que les rêveries d'Emily rappellent Virginia Woolf) se réfère en outre à la fin de l'entre-deux-guerres, après quoi le roman semble rattrapé par la réalité.

    Si le mensonge de Briony a séparé les amants après l'arrestation de Robbie et la rupture brutale de Cecilia avec sa famille, ceux-ci se retrouveront par la suite, à la satisfaction du lecteur qui aime que l'amour soit "plus fort que la mort". La toile de fond en sera la débâcle de l'armée anglaise en France, avec des scènes de chaos rappelant Céline. Selon la même logique évidemment requise par la morale, Briony se devra d'expier, et ce sera sous l'uniforme d'une infirmière. Mais elle continuera pourtant d'écrire en douce, et peut-être aura-t-elle été tentée dans la foulée d'arranger la suite et la fin du roman de Cecilia et de Robbie ? Le lecteur se demande déjà si elle aura osé les relancer et leur demander pardon, s'ils lui auront accordé celui-ci et s'ils auront eu beaucoup d'enfants après la fin de la guerre ?

    Un troisième grand pas dans le temps, et le long regard en arrière de la romancière au bout de son âge, replacent enfin la suite et la conclusion du roman dans sa double perspective narrative (la belle histoire que vous lisez avec la naïveté ravie de l'enfant buvant son conte du soir) et critique, où la vieille Briony revisite son histoire et ses diverses variantes possibles en se rappelant l'enfant qu'elle fut.


    Ian McEwan. Expiation. Traduit (superbement) de l'anglais par Guillemette Belleteste. Gallimard, coll. "Du monde entier", 489p.

  • À corps perdu

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    Le corps ne voulait plus, alors:
    plus rien qu’une autre vie,
    le corps n’avait plus d’autre envie
    que d’aller voir un peu dehors
    le temps qu’il fait là-bas…
     
    Le corps ne voulait plus de toi:
    il fuyait comme un rat
    qu’un bruit effraie comme un remords,
    le corps comme une ortie,
    te brûlerait comme aux lisières
    des forêts de l’enfance
    quand, jambes nues, tout innocence,
    vous traversiez les rivières...
     
    Le corps s’en va, là-bas, tout seul,
    ignorant les écueils,
    on dirait qu’il a des nageoires,
    il semble avoir le souffle neuf,
    il lui vient un savoir
    qui lui fait traverser les murs
    qu’une sorte de nuit emporte -
    on dirait qu’on est plus léger,
    l’âme enfin délivrée
    de toute autre sorte de bluff…

  • Ceux qui sont partout chez eux

    Rahmy22.jpgCelui qui se sent partout étranger y compris dans son lit quand il est seul / Celle qui vous dit faites comme chez vous sans se douter que ça risque de craindre / Ceux qui pigent l'accent de partout où ils jactent /Celui qui a appris à se concentrer sur ce qu'il apprend / Celle qui lit quelque part que "la rue dit la vérité" / Ceux qui pensent que la rue "dit la rue" /   Celui qui se laisse volontiers dérouter par les indications erronnées comme ce matin-là à Tôkyo tu t'es fais envoyer à Okinawa alors que tu demandais ton chemin pour Ginza / Celui qui passe sa journeé de retraité coréen à ramener à la maison des enfants perdus  dans la gare de Shinjuku /Celle qui fait du strip-éclair dansle métro de Shangai où son oncle a juste le tems de faire la quête / Ceux qui suspendus à leur poignée avaient l'air de chauve-souris ce matin-là dans le métro de Tôkyo /  Celui (prénom Philippe,de père égyptien) qui constate que "les heures glissent du gris vers un gris plus sombre" / Celle qui se rappelle que le smog de Los Angeles te colle aux dents comme un vieux caramel / Ceux qui se disent qu'avec tant de câbles le ciel ne va pas s'envoler / Celui qui a cru voir Jésus-Christ au coin de la rue où il a disparu / Celle qui remarque que ce qui rassure chez Bouddha est son ventre à rebonds / Ceux qui s'attardent dans le quartier de la Goutte d'or à l'observation de détails curieux genre le griot en vélosolex / Celui qui se demande comment un homme peut en arriver à poignarder son enfant chéri de pas un an / Celle qui a vu le déploiement des "collaborateurs" de l'unité spéciale du DARD dans le quartier où rien n'était censé se passer comme à la télé mais aujourd'hui faut s'attendre à tout dit-elle à Madame Paccaud sortie sur le palier / Ceux qui se passent un clip de Madonna sur leur smartphone /Celui qui a appris à se faire des cataplasmes de blancs d'oeufs chez le même initié qui lui a rappelé les vertus de la compresse de feuille de chou / Celle qui constate que l'homme dégradé est aussi biodégradable que certains produits quoique laissant quelques déchets carnés / Ceux qui voient la mégapole s'éteindre à 21 heures pile / Celui qu'on emporte dans une housse grise et lisse comme la nuit de Kafka / Celle qui se rappelle le goût particulier des lèvres du jeune Gustav Janouch / Ceux qui préfèrent se taire faute de pouvoir aider, etc.

     

     

  • Plus terrible sera la chute

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    Un Prince d’orchestre

    à valeur de grand roman 

    Après Le Turquetto, gratifié de cinq prix, Metin Arditi revient en force avec le portrait dur et tendre d’un ange déchu du gotha musical. Lecture et rencontre.

    « Il dominait tout », lit-on illico à propos d’Alexis Kandilis, chef d’orchestre mondialement connu et protagoniste du douzième livre de Metin Arditi. La cinquantaine fringante et l’insolente beauté d’un macho grec à la Delon, Kandilis se considère lui-même comme le plus grand chef du moment et le meilleur « coup » auprès des femmes. Pour toucher à la « gloire absolue », il lui manque juste de décrocher enfin l’enregistrement du « coffret du siècle », dit le B16, à savoir l’essentiel de Beethoven dont la vente estimée à un million de disques s’ajoutera à celle de la trentaine de CD que le Maître a déjà à son actif. En attendant enchaînant les concerts de prestige aux quatre coins du monde, il savoure sa réussite sous l’œil férocement attentif de Clio, son indomptable mère enfin sortie des galères. Or le présumé Titan n’est pas sans failles ni faiblesses. L’air obsédant du Chant des enfants morts de Mahler lui revient ainsi à tout moment, rappel d’un accident en son enfance. Et puis son orgueil ombrageux lui joue des tours. Ainsi a-t-il, lors d’un concert  récent à  Paris, humilié un percussionniste de façon grossière. Ainsi, alors même que tout semble lui réussir et qu’un club de milliardaires l’accueille même dans ses parties de poker, tout vacille soudain, avant la chute. Un premier article accusateur dans Le Monde, la fronde des musiciens, d’autres papiers vengeurs, l’échec du B16, le rejet de ses riches amis vont faire du prince un paria. Dont Metin Arditi, Président de l’Orchestre de la Suisse romande comme on sait, se défend absolument d’avoir trouvé le modèle chez les chefs qu’il a fréquentés. Le germe du roman est à chercher, à son dire, à d’autres profondeurs.

    « Pourquoi détruit-on si souvent, et si bêtement, d’un mot ou d’un geste, ce que l’on a mis tant de temps et d’efforts à construire ? Je crois que nous sommes tributaires de nos blessures d’enfance, du moins de celles que l’on s’est refusé à confronter, précisément parce qu’elles étaient trop douloureuses ». Ainsi le romancier éclaire-t-il les dérapages successifs de son prince d’orchestre, qui perd sa capacité de raisonnement et sa maîtrise de soi en se rappelant la mort tragique de son jeune frère et la terrible humiliation qu’il a subie dans son adolescence, dont le lecteur découvrira le secret.

    Connaisseur éprouvé du milieu musical et du « Système » économique auquel sont soumis les plus grands interprètes, Metin Arditi se défend aussi de pointer, à travers l’affirmation de puissance méprisante de son protagoniste un défaut de la profession à son plus haut niveau : « Vraiment pas ! Les grands chefs sont des personnes hautement contrôlées et intelligentes, lucides sur leurs propres intérêts. Je n’ai jamais vu de chef se comporter de cette manière… »

    Autant que le milieu des musiciens, de leurs agents ou des critiques en vue, le romancier montre, dans Prince d’orchestre, une connaissance approfondie de la musique elle-même. Ainsi se met-il littéralement dans la peau du chef défié par son orchestre, lors d’une interprétation de la 9e Symphonie de Beethoven au Royal Albert Hall de Londres, au point de faire vivre au lecteur un concert menacé par une débâcle absolue, miraculeusement sauvé par l’émotion. Or, à ses connaissances de mélomane, Metin Arditi a ajouté de sûres informations : « J’ai beaucoup travaillé avec les partitions, les enregistrements, deux spécialistes du travail d’orchestre et des plateaux, une agente de chef d’orchestre à Londres, un bibliothécaire et un compositeur ».

    Ingénieur-romancier, l’auteur de Prince d’orchestre impressionne en outre par la construction, en brèves séquences à multiples points de vue, d’un récit choral extrêmement poreux quant à la psychologie des personnages, tous finement dessinés. Là encore, un travail de minutieux agencement sous-tend ce qui semble la vie spontanée. «Je ne commence pas une écriture avant d’avoir noirci plusieurs cahiers de plans très précis qui, bien sûr, évoluent au fil des recherches préalables à l’écriture, puis au fil de l’écriture elle-même ».

    Par delà ses composantes sociales, artistiques ou purement techniques, c’est à un autre niveau, pourtant, que se situent le plus grand intérêt et l’émotion de Prince d’orchestre, tendus entre l’intensité passionnelle et le défi orgueilleux d’un homme dont l’effondrement rappelle la trajectoire de certains personnages de Georges Simenon, auteur vénéré par Metin Arditi.

    Se disant lui-même bourgeois, et contraint à ce titre de « lutter sans cesse contre la facilité », le self made man a aussi du « métèque » en lui, comme Alexis Kandilis et comme le protagoniste du Turquetto. Le fait que son prince d’orchestre ait été placé par sa mère dans un certain internat de la région lausannoise, après la déchéance du père, renvoie au roman autobiographique Loin des bras (Actes Sud, 2008) dont on retrouve plusieurs personnages dans ce nouveau roman. En outre, quatre personnages importants pourraient participer à la rédemption éventuelle de Kandilis, qui la fuit avec une sorte de furieuse et suicidaire obstination. Il s’agit du Juif Menahem Keller, lui aussi passionné de musique et cherchant dans la Kabbale des réponses aux paradoxes de l’existence et, plus précisément, au coup du sort qui l’a frappé en plaçant son fils sur la trajectoire d’un kamikaze, à Jérusalem, plongé depuis lors dans le coma. Il s’agit en outre de Sacha, le jeune flûtiste russe, homosexuel, qui continue de témoigner de l’admiration à Kandilis après que tous l’ont lâché. Et, enfin, de Tatiana et Pavlina, les deux femmes éprouvées par la vie qui se sont réfugiées dans les bras l’une de l’autre, associant bientôt Alexis à leurs jeux érotiques.

    À propos de ces trois derniers personnages, le lecteur remarquera que le romancier leur donne des airs d’enfants abandonnés plus que de «déviants » au sens conventionnel. Et de préciser : « Oui, j’ai pour eux beaucoup de tendresse, car ils subissent l’ostracisme. Il y a là une forme de racisme sourd, de la part de la société, malgré les progrès réalisés depuis, disons, une génération ».

    Tout cela pourrait sembler « téléphoné » dans un sens politiquement correct, et pourtant non : Prince d’orchestre module, bel et bien, une vision du monde, des individus et des mécanismes sociaux, marquée par la générosité et le bon sens. Aucun des personnages du roman n’est épinglé comme le serait un insecte froidement observé et jugé. Comme le disait Henry James des meilleurs romans, chaque personnage y a en somme raison. Si Prince d’orchestre bascule finalement dans une extrême violence, celle-ci fait en somme écho, avec son aspect de fait divers aussi scabreux que tragique, au chaos bruyant d’une vie sans musique, dominé par les pulsions les plus obscures – tout un monde que nous découvrons tous les jours dans les journaux. Le paradoxe est que l’être le plus raffiné en apparence s’y laisse entraîner. Il y trouve la force insensée de se défenestrer aptès avoir massacré ses amantes. Telle est sa folie, tandis que Beethoven « triomphe » au Victoria Hall.  Or le magnifique roman de cette déchéance par orgueil est, à la fois, un hymne à la musique et à la tendresse.

    Metin Arditi. Prince d’orchestre. Actes Sud, 2012, 372p.                 

  • L’ami Roland boit la ciguë ou la mort d’un moineau perdu…

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    A la veille de ses 80 ans, le chroniqueur et polygraphe Roland Jaccard, qui avait publié deux nouveaux livres depuis le début de l’année, dont son journal 1983-1988 comptant 834 pages et intitulé Le Monde d’avant, a choisi de mettre fin à ses jours, à l’imitation de sa mère autrichienne et de son père vaudois. Esprit libre s’il en fut, hédoniste posant au cynique désabusé en dépit de sa vibrante porosité sensible et de son humour jamais en défaut, notre ami Roland laisse, par delà son important travail de passeur-éditeur, une œuvre personnelle d’une rare vivacité, qui fera date par son style.
    Mais que fut donc son «monde d’avant» ?
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    La première image que je conserve de Roland, en usant du JE comme il le faisait lui-même sans se gêner, est celle, dans notre «monde d’avant» lausannois, d’un long personnage en «calosse» de bain à la piscine de Montchoisi, maigre comme un héron et la mèche un peu canaille bon chic, au milieu d’un quarteron de filles en bikinis, visiblement en train de draguer alors que nous, les garçons, bien cinq ans de moins que lui, nous attendons le moment de l’annonce par haut-parleur: «Attention, on va faire les vagues !» et là nous nous jetterons à l’eau comme des sauvages tandis que le tombeur, là-haut, restera planté bien snob sur ses longues pattes à faire sa cour aux minettes.
    Cela dit, je n’aimais pas Montchoisi, trop fils à papas pour moi, qui préférais les bains popus du port de Pully où nous dévalions en vélo des hauts de la ville avant de plonger dans l'eau verte et ensuite de reluquer les entraîneuses du Tabaris ou du Brummel; et cette fois c’est moi qui ai snobé Roland, au moins soixante ans plus tard chez Yushi, quand je lui ai raconté comment, chatouillant les pieds des belles endormies à plat ventre sans soutifs, nous les faisions se cambrer, sauter en l’air et montrer leur lolos débridés... de Dieu la vue ! Et lui : comme dans Amarcord, mon cher, nous aurons été les ragazzi…
    Ce qui nous fait revenir au centre-ville, un mercredi après-midi au Bio, le cinéma du western-spaghetti par excellence, où la meute à grands cris met en garde John Wayne quand un Indien va lui lancer son tomahouac, et je ne sais pas si Roland est de la bande vu la différence d’âge, mais on lira bientôt ses chroniques de cinéma dans la feuille socialo du coin, et Freddy Buache en personne m’en signera le certificat plus tard : que le même Roland le côtoyait souvent au premier rang dans les salles noires du «monde d’avant», disons au tout début des années 60. Un peu plus tard, j’étais moi-même placeur au Colisée où j’ai vu 25 fois Juliette des esprits de Fellini, auquel je préférais à vrai dire Les Vitelloni en m’identifiant au doux Moraldo. De là comme un début de complicité...
    Ensuite notre Lausanne du «monde d’avant» sera, dans la foulée et pour résumer, celui du bar à café Le Barbare au pied de la cathédrale et de la cité genre Montmartre avec ateliers des Beaux-arts et autres nids d’étudiants, la librairie anar de Claude Frochaux aux escaliers du Marché, ou L’Escale, de l’autre côté du pont Bessières propice aux suicides urbains, avec ses filles de pensionnats huppés célébrées par Godard ; et dans ce monde d’avant les jeunes discutent beaucoup et fument beaucoup et baisent plus librement que leurs parents, et tout ce monde d’avant se politise et se subdivise, il y a plein de groupes et de troupes de théâtre, plein de cafés très enfumés et l’on «toraille» aussi dans les rédactions, enfin il y a là tout un habitus et sa faune des années 60-70 que Roland retrouvera plus ou moins à Paris, diplômé de je ne sais plus quelle faculté, quand il débarquera dans le Quartier latin et se fera un nom au journal Le Monde en tant que chroniqueur freudien jouxtant le sartrien Michel Contat, autre transfuge de nos douces périphéries lémaniques.
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    Je raconte ça pêle-mêle, de mémoire, comme on se le racontait l’an dernier au Palace ou chez Yushi, en zappant une longue période durant laquelle, perçu de Lausanne, le nom de Roland Jaccard flottait un peu dans les marées montantes de la rentrée littéraire, un bout de journal chez Grasset (L’ombre d'une frange) par ci, un extrait de journal chez Zulma par là (Le rire du diable) , et chaque fois que je lui consacrais un papier il me répondait amicalement même quand je l’avais égratigné, bref les années passèrent et tel jour on apprit que les bains Deligny s’étaient noyés dans la Seine, ce qui me sembla le comble de l’humour à la Jaccard avant que j’apprenne, dans son Journal d’un homme perdu, que ce naufrage avait marqué la rupture de son amitié avec Gabriel Matzneff pour quelques années…
     
    De Stefan Zweig à Cyril Hanouna, suivez la courbe…
    Le titre du Monde d’avant fait écho, de toute évidence, au Monde d’hier de Stefan Zweig, et vous n’aurez rien compris à Roland Jaccard si vous ne passez pas par Vienne, vu que l’Autriche le tient par sa mère dont une amie l’a dépucelé à 15 ans, comme il me l’a confié non sans fierté, tant il est vrai que ce «viol», selon son expression, et comme pour défier l’esprit de Me-too, le flattait, lui joli personnage d’une nouvelle de Zweig ou d’Arthur Schnitzler, autre auteur de ses préférences…
    Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig évoque sa rencontre ratée avec un de ses condisciples, proprement génial, du nom d’Otto Weininger et suicidé à l’âge de 23 ans après avoir publié un essai sulfureux intitulé Sexe et caractère, succès européen de l’époque dont la version française a paru à Lausanne, aux éditions L’Âge d’Homme, préfacée par un certain… Roland Jaccard.
    Otto Weininger, juif antisémite et homosexuel, homophobe et misogyne, ne pouvait que plaire à l’ami Roland, car Otto se psychanalysait lui-même en théorisant la guerre des sexes et les aléas de la bisexualité de manière combien plus hardie que ne le ferait Sigmund Freud, alors que les nouvelles de Zweig et les pièces de théâtre de Schnitzler ou de Strindberg brassaient le même matériau psycho-sexuel avec la même rage iconoclaste d’époque.
    Et Roland Jaccard retrouvera le même genre de défi intellectuel dans l’œuvre fascinante d’Albert Caraco, philosophe juif méconnu publiant à compte d'auteur à Neuchâtel et Lausanne, maître altier d’une langue admirablement anachronique, nihiliste en apparence et visant en réalité une réorganisation future de l’écosystème démographique et spirituel mondial (!) pour se suicider en 1971 à 52 ans comme il l’avait annoncé, quasiment sur le cadavre de son père…
    Univers de cinglés que ce «monde d’avant» ? Sans doute, aux yeux des anges sanitaires de la nouvelle censure mondiale, mais c’était à la fois le monde de Socrate (cet affreux pédéraste) et d’Aristote (ce misogyne avéré), plus récemment d’Emil Cioranescu dit Cioran (ce facho recyclé) et d’Albert Caraco (ce raciste prophétisant le retour triomphal des Juifs) ou enfin de Roland Jaccard lui-même, déclaré «infréquentable» par tel folliculaire lausannois une semaine avant sa dernière révérence…
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    À ce propos, je laisse aux vertueux de cet acabit la tâche de taxer Roland Jaccard d'idéologiquement suspect, estimant personnellement que l'idéologie est un virus mortel pour l'Esprit et n'étant jamais entré, avec Roland, dans aucun débat, ni sur la droite française, dont je me foutais quoique publiant deux livres chez Pierre-Guillaume de Roux, classé par les bien-pensants à l'extrême-droite alors que jamais nous n'avons parlé politique ensemble, et je souriais quand Roland traitait mon ami Jean Ziegler d'arnaqueur, estimant que l'un et l'autre valaient mieux que leurs postures idéologiques respectives.
    Un texte assez déchirant, sur son blog, où il est question de la mort d'un moineau, dit assez le peu d'estime, à mon sens injustifié, que Roland se portait. D'aucuns prétendront l'avoir compris, sûrement à trop bon compte, mais moi qui ne croyais ni à son cynisme ni à sa misogynie affichée, ni à ses rodomontades de pro-Trump (juste pour contredire les bien-pensants), ni à son prétendu nihilisme, aussi relatif que celui de Caraco et de Cioran (qu'on lise le journal de celui-ci pour découvrir quel farceur était au naturel le prétendu Maître du néant...), je n'aurai pas le prétention d'avoir compris cet être si superficiel et si complexe à la fois, si vaniteux et si humble, si puant en son parisianisme et si fraternel, si généreux en éditeur de Clément Rosset et de Frédéric Pajak, de Comte-Sponville et de tant d'autres alors qu'il se reprochait son manque de générosité, si gentil au moment même où il se la jouait méchant de cinéma - comme s'il fallait comprendre la vie...
    Et le «monde d’après» ? Le nom de Cyril Hanouna le résumera, bien insuffisamment certes mais lié à une émission auquel Roland participa un soir, consacré à la prostitution. Devait-il y participer ? m’avait-il demandé au téléphone avant de s’y pointer, et comme j’avais assisté peu de temps auparavant, moi qui ne regarde jamais la télé, à l’atroce spectacle ordonné par le monstre en question, je lui dis que même payé (il le serait de 60 euros) jamais je ne m’infligerais une telle torture.
    Mais Roland était joueur (ce que je ne suis aucunement détestant le ping-pong et nul en échecs) et toujours un peu frimeur (comme tout écrivain), et c’est en joueur frimeur qu’il aura touché à tous les aspects du «monde d’après» en restant scotché au monde d’hier. Là-dessus, c’est sur le pauvre Hanouna qu’il conclut son dernier blog d’avant le lundi fatal, comme s’il avait tiré la chasse.
    Mais qu'en est-il du vrai Cyril Hanouna ? Et le monde d'après ne sera-t-il pas aussi habitable que le monde d'avant taxé de décadence absolue par Platon ou Juvénal ? Roland a tiré l'échelle derrière lui et moi je vais retrouver tout à l'heure mes petits-kids Anthony (4 ans) et Timothy (2 ans). Poil aux dents...
     
    De la plume d’oie de Léautaud au smartphone de Roland…
    Roland Jaccard est sans doute le lecteur d’Amiel qui a fait le plus pour la défense et l’illustration du plus extraordinaire Journal intime de l’histoire de la littérature de langue française, jusqu’à se couler dans la peau du pusillanime prof genevois, et de même était-il «fan» des journaux de Benjamin Constant - dont l’esprit sous-tend Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel - de Jules Renard et de Paul Léautaud en son Journal littéraire rédigé à la plume d’oie…
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    Or c’est via Youtube que Roland, il y a deux ans de ça, m’a relancé, ou plus exactement par Facebook, où nous avions fait ami-ami, quand il me transmit une vidéo de son ami Olivier François, réalisée dans le bureau de Dominique de Roux (le premier écrivain français, proche de L’Âge d’Homme dès les débuts de la maison de Vladimir Dimitrijevic et que j’avais interviewé en 1970, à mes débuts de critique littéraire), dans laquelle il détaillait ses découvertes et préférences en matière cinématographique : un grand moment de passion partagée !
    Et ce n’était pour moi qu’un début, ce premier contact aboutissant bientôt à la rencontre de Pierre-Guillaume de Roux, fils de Dominique et bientôt l’éditeur de mes Jardins suspendus, ceci grâce à l’entregent amical de Roland connu de tous ceux qui se sont assis à sa table de chez Yushi.
    C’est ainsi là que j’ai rencontré Denis Grozdanovitch, son compère aux échecs, Jean-François Braunstein, magistral contempteur de La Philosophie devenue folle, les délicieux Pierre Mari et Mark Greene dont j’ai lu par la suite et commenté les livres par estime réelle et non par copinage de bistrot nippon…
    Se taxant parfois lui-même de «réactionnaire», notre ami Roland, social et sociable en diable, n’en usait pas moins des multiples moyens de communiquer que nous offre aujourd’hui la technologie subtile, rédigeant ses carnets à la main et jouant du podcast et des applis avec la souplesse d’un geek – il n’y a pas d’équivalent dans la langue de Caraco ni de Cioran.
    Joueur et frimeur, Roland Jaccard a fui Paris et le « monde d’après » au commencement du cauchemar sanitaire que nous vivons, réalisant en partie les prédictions d’Albert Caraco, précisément. Il raconte ce dernier épisode dans On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, son chant du cygne en quelque sorte, que je l’imagine composer dans sa suite à 800 francs la nuit du Lausanne-Palace, à 33 bornes de la crèche non moins luxueuse de feu Nabokov.
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    Roland m’a vu, de se yeux vu, dérober un ouvrage doré sur tranche intitulé La Désirade, dans la bibliothèque du Lausanne-Palace, il m’a promis de n’en rien dire et je lui sais gré de sa discrétion. En revanche, il m’a autorisé à répandre le bruit, que j’ai fantasmé, selon lequel il séjournerait à l’année dans l’hôtel le plus cher de la ville de Lausanne grâce à sa double vie de casseur, les soirées d’hiver, braquant les villas de la Côte d’azur avec son ami Alain Caillol, ancien complice de Jacques Mesrine et gravement impliqué dans l’enlèvement brutal du baron belge Empain, condamné pour cela à plus de vingt ans de prison qu’il mit à profit pour étudier les œuvres complètes de George Sand - donc le nihiliste conséquent et compétent à tous égards.
    J’aurai vu ça de mon vivant : Alain Caillol chez Yushi. Cela vaut bien Mitterrand débarquant en hélico chez Michel Tournier. Et cela reste le « monde d’avant ».
    Après, Mademoiselle et Monsieur les Millenials, vous lirez Confession d’un gentil garçon ou De l’influence des intellectuels sur les talons aiguilles, vous lirez Une liaison dangereuse avec Marie Céhère ou Cioran et compagnie, vous lirez le Dictionnaire du parfait cynique ou Dis-moi la vérité sur l’amour
    C’est ça, Roland, dis-moi la vérité sur l’amour, et je ferai semblant de te croire, mais surtout restons amis par delà les eaux sombres…
     
    Roland Jaccard. Le Monde d’avant. Journal 1983-1988, Serge Safran éditeur, 2021.
     
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    Roland Jaccard et le moineau égaré.
     
    « Que dire de cet été qui s’achève avec quelques mesures sanitaires de plus, sinon que je l’ai traversé comme un mauvais rêve ? J’en garderai l’image de ce moineau égaré dans la cage de mon escalier, tentant frénétiquement de s’en échapper, frappant les vitres closes avec son bec et mourant d’épuisement ou de panique sur mon paillasson. Quand j’ai entrepris de le délivrer, il était trop tard. Il est toujours trop tard d’ailleurs quand j’entreprends quelque chose. La lâcheté, la paresse, le sentiment profond de l’inutilité de tout acte me conduisent à cette abstention qu’ensuite je me reproche. Ce n’est que quand le drame s’achève que je comprends qu’il s’agissait d’un drame.
    J’aurais certes pu me dire : qu’importe qu’il y ait à Paris un moineau de plus ou de moins ? Mais son cadavre encore chaud là devant ma porte, m’interdisait toute esquive.
    Ma compagne, qui ne manquait pas de mordant, me dit que l’histoire de ce moineau résumait à elle seule l’histoire de toutes les femmes qui m’avaient aimé. Je n’eus même pas le courage de prendre ce petit cadavre encore doux et palpitant dans mes mains et de le descendre dans la cour. Ce fut mon amie qui s’en chargea. Ce qui lui traversa l’esprit pendant qu’elle descendait les six étages, je l’imagine sans peine : je vis avec un irresponsable doublé d’un couard. Mais comme les femmes savent d’instinct que l’irresponsabilité et l’égoïsme sont les deux vertus majeures des hommes, l’affaire en resta là.
    Confortablement installé sur mon lit à écouter des slows, j’en arrivai à cette conclusion : tous ceux qui me laissent tomber ont raison; tous ceux qui me démolissent ont raison; tous ceux qui me dépouillent ont raison. Pourquoi ? Parce que j’ai gâché mes chances. Parce que mes ambitions étaient risibles – et que je ne les ai même pas réalisées. Parce que…..mais tous ces « parce que » sont également dérisoires et inutiles face à cette évidence : le manque de générosité est ce qui se paie le plus cher dans la vie. »

  • Le cheval

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    (En mémoire de Kholstomer le cheval de Tolstoï)
     
    Le cheval se laissait aller,
    fatigué de hennir,
    bien las d’aller et de venir,
    en jouet animé,
    au gré de qui tenait le fouet -
    le cheval n’aimait pas le fouet…
     
    Qui tient le fouet dans la nature,
    déroge à l’animal
    qui jamais ne brandit la pierre;
    il n’est point de cheval qui lacère
    le bleu du ciel de cet éclair
    du fouet d’où fulgure le Mal -
    le cheval ne fait pas de mal…
     
    Je vous le dis en innocence:
    vous m’avez fatigué,
    je suis las rien que de vous voir
    me taxer d’indécence,
    vous me rêvez bien habillé,
    tout de blanc et de noir
    luisant comme un ciboire -
    mais le cheval ne rêve pas..

  • Le monde est un grand hôpital où l’on soigne toujours à tâtons

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    Tout dire sur la médecine vécue au quotidien, où cauchemar est plus fréquent que victoire, il y a un siècle comme ce matin : c’est le propos de Vikenti Veressaïev dans ses Notes d’un médecin, prisées par le public (et Tolstoï et Tchékhov à l’unisson) mais suscitant la fureur de certains de ses confrères. Tantôt accusateur implacable, et tantôt défenseur des inévitables pratiques à risques de la médecine, incessamment déchiré par le doute et les limites de sa propre compétence, horrifié par le charlatanisme et la morgue de certains, tant que par l’omertà du milieu, l’auteur laisse, en écrivain sensible, un témoignage d’une exceptionnelle honnêteté, laquelle rime avec humanité.
    À en croire l’écrivain russe Dimitri Bortnikov, de mère « chirurgienne-née » et qui lui mit, la première, les Notes d’un médecin entre les mains, il y a deux espèces de médecins : « Ceux qui, comme les garagistes, veulent comprendre comment ce corps-voiture fonctionne. Ils se fichent de celui qui le conduit. Et puis ceux qui veulent soigner. Et ce sont d’eux que nous gardons la mémoire. Ce sont eux qui souvent deviennent écrivains. En soignant les pauvres…Amoureux de l’humanité, ces médecins soignent ceux qui n’ont rien à donner au médecin, rien, sinon la guérison. Ces médecins-là brûlent d’amour pour le vivant, deviennent fous d’amour pour l’humanité. Mais l’amour trop grand est exigeant, et comment ! Plus l’amour est grand, plus la déception est immense… »
    Et Bortnikov, écrivain largement reconnu et préfacier de ces Notes d’un médecin, de se rappeler qu’il a toujours voulu être médecin comme sa mère et son grand-père maternel et qu’il a travaillé en ses jeunes années dans une maternité où la première chose qu’on lui a dit se réduisait à cet ordre : « D’abord, tu laveras le sol ». Comme Thérèse d’Avila aux novices de son couvent impatientes de flirter avec le Seigneur : « D’abord, vous laverez le sol »…
    C’est aussi la première expérience pratique de la médecine vécue par Vikenti Veressaïev, après la théorie ressassée pendant des années d’études: assister à un premier accouchement sans y toucher , assister à sa première dissection sans y toucher, et ensuite mettre la main à la pâte vivante et vivre la mort de son premier patient après une première erreur de diagnostic, vivre cette horreur de prendre une vie qu’on était supposé sauver, douter absolument de soi, et douter bientôt de la médecine même, avant de découvrir, par la grâce d’un aîné, que l’expérience et la compétence sont aussi de ce monde et que c’est à travailler, travailler et travailler à cette acquisition qu’il faut se consacrer – « soigner la nuit jusqu’à l’aube », dit encore Dimitri Bortnikov, qui rappelle dans la foulée les noms de ces médecins-écrivains amoureux de l’humanité qu’ont été Anton Tchékhov – lequel admirait Veressaïev « pour le courage de son écriture », mais aussi Mikhail Boulgakov, génial auteur du Maître et Marguerite à qui l’on doit également de fameux Carnets d’un jeune médecin, d’André Breton et de Louis Aragon et jusqu’à Rabelais…
     
    Un livre brûlant, et surtout éclairant…
    « Lecteur, tu tiens dans les mains un livre brûlant », écrit encore Dimitri Bortnikov, qui souligne que « son auteur n’a jamais perdu confiance en l’homme ni son amour pour lui en dépit de ce qu’il ressentait : « Parfois, je voyais le monde comme un immense hôpital »…
    Mais quoi de commun, objectera-t-on, entre l’«hôpital» des dernières années du XIXe siècle – les notes de Veressaïev courent entre 1895 et 1900 -, et la médecine actuelle aux transformations vertigineuses, quoi de commun au temps où l’on inoculait la syphilis à des patients-victimes en bonne santé pour en observer « scientifiquement » les effets, et celui des protocoles sophistiqués de l’éthique médicale, en attendant les dernières avancées de l’intelligence artificielle !
    Eh bien justement, à propos de l’IA : les débats actuels sur la nécessité de préserver le facteur humain et la relation personnelle du médecin et du patient sont au cœur, déjà, des observations et des mises en garde de Veressaïev, immédiatement en rupture d’omertà. Ah bon, le milieu médical de l’époque pratiquait déjà l’omertà ? Pas que !
    Plus on avance dans la lecture de ces Notes d’un médecin, plus on constate en effet l’actualité « brûlante » de ses observations, où il s’implique souvent lui-même. Cela commence par deux diagnostic erronnés qu’il formule, étudiant en troisième année, en se croyant atteint d’un sarcome (un grain de beauté irrité par sa chemise), puis en croyant identifier les symptômes d’une « diabète insipide » en interprétant (mal) un ouvrage de référence du célèbre Adolf von Strümpeli - à relever alors au passage que Veressaïev ne cesse de citer la pléthorique littérature médicale de l’époque dont il se gave comme un fou pour compléter son savoir.
    Or dès ses débuts de médecin « sur le terrain », le jeune diplômé constate le malentendu : qu’il est censé désormais faire partie des « augures », alors qu’il ne sait rien. Qu’il ne pourra progresser sans expérience, laquelle le confronte à des pratiques qui le choquent comme les autopsies automatiques, sans consentement des familles, ou l’inoculation de maladies vénériennes aux fins d’observation, et de constater que les femmes subissent un traitement particulièrement humiliant, autant que les patients démunis ; après quoi le thème de la médecine « à deux vitesses » ressurgit - tout cela qui devrait rester « entre nous », relève un éminent patron, lequel aura de quoi fulminer contre ce fâcheux cassant « le morceau ».
    Là-dessus, pas besoin d’insister dur le caractère éminemment actuel de ce qui sépare la médecine « de parade », la « médecine-business », et celle qui vise essentiellement à soulager et guérir le patient. Plusieurs séries « médicales » sud-coréennes en donnent aujourd’hui une illustration critique éloquente, où des « hommes de l’art », qui sont souvent des femmes, résistent à la tentation du gain et de la rentabilité au profit de soins égaux pour tous.
    Au demeurant, s’il lui arrive de désigner explicitement des « bourreaux », Veressaïev n’en rend pas moins hommage aux vrais « héros » travaillant honnêtement, comme il s’y est lui-même employé.
    Riche de nombreux épisodes émouvants, voire parfois déchirants, Notes d’un médecin aborde aussi la question de la vivisection animale, où l’auteur, après avoir « sacrifié » un adorable macaque sur l’autel de ses recherches, s’interroge sur la légitimité de cette pratique « au nom de quel droit »…
    L’on a appris récemment que le sinistre Bachar el-Assad se réjouissait de bénéficier, à Moscou, des meilleurs soins, à l’enseigne d’une médecine de haute qualité, sans comparaisons avec celle des provinces russes...
    Or la troisième partie du livre de Vikenti Veressaïev , où il parle de la survie difficile de beaucoup de ses confrères honnêtes pratiquant ce qu’on peut dire la « médecine des gens », est un véritable tableau chiffré des conditions matérielles de la profession en Russie du début du XXe siècle, avec de forts contrastes entre capitales et campagnes – comme l’illustrent de leur côté tant de récits de Tchékhov - avec des aperçus latéraux sur la situation en Europe, nous renvoyant finalement à la situation de nos jours.
    Pour conclure cependant, le bilan plutôt sombre qu’il tire des conditions de travail de ses confrères lui semble moins alarmant que l’état général de l’« hôpital» de l’époque : « Les honoraires des médecins sont minimes, et cependant ils restent trop élevés pour beaucoup trop de leurs patients », écrit-il en 1900, un lustre après avoir fait ce constat de jeune carabin déjà lucide : « Non aucun doute n’était permis. Un être humain normal, c’est un être humain malade ! L’être humain en bonne santé n’est qu’une heureuse anomalie».
    Alors santé, frères humains, un coup de vodka et prenez soin de vous…
     
    Vikenti Veressaïev. Notes dun médecin. Traduit du russe oar Julie Bouvard. Préface de Dimitri Bortnikov. Editions soir sur Blan, La Bibliothèque de Dimitri, 261p.

  • Ce don que tu reçois

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    (Pour Aliocha)
     
    Je ne suis pas ce qu’ils disent une fille facile, mais je me donne volontiers, et je m’adonne, aussi me suis-je souvent abandonnée entre divers bras, diverses années, jusqu’à me retrouver là, seule mais jamais désenchantée, à sourire en vous qui vous souvenez de moi…
     
    C’est ainsi que je me suis adonnée au piano, après m’être donnée une première fois et avoir été abandonnée - les amants passent et le piano reste, me disais-je en jouant des sonates ou n’importe quoi que je savais par cœur - ma sœur exquise disait que c’était un don de recevoir ainsi la musique en soi, notamment dédiée à certaine Élise…
     
    C’est en effet un don que de bien recevoir ce qui est offert, donner va de soi mais recevoir est une autre affaire qui suppose qu’on abandonne les préventions ordinaires et qu’on se laisse faire sans penser à maldonne - un doux génie y pourvoit sans qu’on s’en doute, et surtout pour qui n’aura pas redouté les secondes fois, la musique est faite aussi de toutes nos déroutes et c’est pourquoi le génie sourit…
     
    Image: Les mains de Martha A.

  • Ceux dont la passion est obscure

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    Celui qui se méfie de lui-même / Celle qui aimerait effacer les péripéties de la nuit passée / Ceux qui dorment dans la salle d’attente de la gare de Sienne / Celui qui se demande ce qu’il fait au bord de la rivière noire / Celle que la voix d’Adolf Hitler incite à se signer / Ceux qui ne savent comment parler à leur cousin néonazi / Celui que son impuissance sexuelle a rendu plus attentif dans ses entretiens de formateur en chef / Celle qui ne prêtera jamais son stylo Mont-Blanc / Ceux qui écoulent les derniers exemplaires des Œuvres complètes de Lénine aux Editions sociales / Celui qui en mai 68 s’est fait choper chez Maspéro en train de piquer Le bleu du ciel de Bataille sur grand papier / Celle qui n’ose pas rire à cause de son nouvel appareil / Ceux qui estiment qu’il est politiquement répréhensible de regarder TF1 / Celui qui recommande la lecture de ses propres livres / Celle qui croit encore que le DJ Fabrice est le meilleur coup de la place de Neuchâtel / Ceux qui estiment qu’ils valent le DJ Fabrice / Celui qui ne parle que de Dieu et de cul / Celle qui reste des heures à sa fenêtre / Ceux qui font peser leur réprobation silencieuse / Celui qui serine aux amoureux que tout à une fin / Celle qui estime que faire des enfants aujourd’hui est irresponsable / Ceux qui se sont pacsés le jour de la Libération / Celui qui injurie les internautes sous le pseudo de Tatie Beurk / Celle qui épie sa voisine nympho / Ceux qui boivent du Nesquick / Celui qui se sait condamné / Celle qui exerce son violoncelle à minuit pour faire chier les Borcard d’à côté ces nuls / Ceux qui dénoncent le travesti Molly au concierge Semedo pour les bouteilles de Pet qu’il/elle balance dans le vide-ordures / Celui qui affirme avoir mal à l’équipe de France / Celle qui porte le maillot de Zidane pour bluffer sa cheffe de projet / Ceux qui vomissent leur pays d’accueil / Celui qui se trouve lui-même au top / Celle qui estime que son compagnon de vie Onésime ferait mieux d’admettre son homosexualité inconsciente / Ceux qui se flattent de leur cynisme immonde / Celui qui distingue sans peine le chant de la fauvette de celui de la mésange huppée / Celle qui a les règles les plus douloureuses de l’atelier de couture de Madame Dupanloup / Ceux qui préfèrent les chiens virtuels du Nintendo / Celui qui rêve de se faire un Coréen / Celle dont la vie a été transformée par la rencontre du représentant des aspirateurs Dyson / Ceux qui estiment que la réputation des aspirateurs Dyson est surfaite / Celui qui limite son ambition prochaine à l’acquisition d’un aspirateur Dyson / Ceux qui raptent les chiens de prix / Celui qui sifflote dans sa Twingo / Celle qui conçoit un logiciel bancaire à l’insu de ses proches / Ceux qui se ramasseront un mélanome à Lanzarote, etc.

    Obscure est ma passion. Dessin à la plume de Louis Soutter

  • Les napperons

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    ...Cette maison c’est l’enfer, se dit-on d’abord: on ne peut plus faire trois pas sans que Maman nous colle un napperon, toute la journée elle est à son crochet, à la moindre remarque ce sont des larmes : vous n’aimez pas mes napperons, je sens que vous avez quelque chose contre mes napperons, vous allez encore faire du chagrin à Maman; et puis, à la longue on devient plus cool, on se dit qu'il y a pire, on fait avec, on peut aussi se dire qu’avec les napperons on échappe aux patins et aux housses, et cela, mon amour, je ne le supporterais pas: les patins et les housses, je serais capable de devenir mauvais, il ne serait pas exclu que je la trucide grave si ta mère nous imposait des patins et des housses...

    Image: Philip Seelen

  • Deux ombres claires

     
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    Elle est là partout où il va,
    on pourrait dire son ombre
    à cela près que son air sombre
    ne lui ressemble pas...
     
    Songeuse au café du matin,
    dans le jour si léger
    qu’on le dirait fait de satin,
    elle se tient en retrait,
    accoudée au comptoir,
    invisible dans le miroir,
    mais lui la reconnaît
    et l’emmène bientôt la bas
    à la table que vous savez...
     
    Lui demandez-vous des nouvelles
    qu’il répond: elle repose,
    et l’on fait celui qui comprend,
    celle qui croit savoir les choses -
    on la croyait mortelle...
     
    Les apparences ont des ruses,
    et lorsque ces deux-là
    que toute évidence récuse
    sans raisons ni tracas,
    plaisantent au fond de ce café,
    l’on reste médusé...
     
    Le mystère n’est pas ailleurs
    que dans cette lumière
    étrange et pourtant familière,
    hors du bruit et des heures...
     
    (Peinture: Jacques Truphémus)

  • Le disciple

    panopticon

    …Toi chais pas mais moi je me fais un peu yéchi en montagne, d’abord t’es trop seul, ensuite ça sait faire que monter la montagne, et plus tu montes et plus tu vois pas où ça va, tu fais que monter et tu te dis : tu vas voir, le Maître l'a dit, mais tu vois que tes pieds et les pieds des arbres, et bientôt t’es plus haut que les arbres et après que t’as plus que tes pieds au sommet tu marches dans le vide et là t’as Bouddha qui te dit : continue ! Bouddha qu’est là-bas sous l’arbre, cool le Bouddha et toi qu’as oublié ta fiole de grappa…


    Image : Samivel.

  • Médium des ténèbres

    littérature
    En lisant Le Chasseur de Têtes, de Timothy Findley.


    Les pouvoirs magiques du romancier sont souvent réduits à moins que rien dans la littérature contemporaine, tandis qu'ils se trouvent réinvestis dès la première page du Chasseur de Têtes, à la faveur d'un événement redoutable. Le lecteur y apprend en effet que le fameux Kurtz, héros d'Au Coeur des Ténèbres - fascinant récit de Joseph Conrad qui inspira Francis Ford Coppola dans Apocalypse Now, où ledit Kurtz est incarné par Marlon Brando - s' échappe de la page 181 du livre qu'est en train de lire la bibliothécaire schizophrène Lilah Kemp, une «spirite aux pouvoirs considérables mais indisciplinés», tandis que la tempête fait rage dans les rues de Toronto.
    Dans la foulée, nous ne saurions trop nous étonner du fait que Rupert Kurtz réapparaisse sous les traits d'un éminent psychiatre régnant sur l'univers d'un institut de recherche en psychiatrie, maître occulte d'une véritable manipulation des êtres et des esprits (sans parler des fortunes qu'il capte pour financer ses menées de démiurge), pas plus que ne nous surprend l'apparition de Charlie Marlow, lui aussi «sorti» du récit de Conrad et qui enquêtera, en l'occurrence, sur les choses effrayantes qui se passent dans les coulisses de l'Institut Parkin qu'on pourrait dire l'asile d'aliénés de la société contemporaine.
    C'est, de fait, un voyage au bout de la folie (et donc au bout de la raison) que ce roman mêlant admirablement les observations les plus aiguës d'une peinture de moeurs enracinée (Toronto y est présent avec ses grandes familles friquées et déchirées par la haine à la manière de Dallas, ses artistes décadents et ses clubs de débauche très smart, ses paumés de tous niveaux sociaux, mais aussi son architecture et ses espaces, son brouillard jaune et ses ravins lugubres) et les composantes d'une plus vaste fresque évoquant la dérive des sociétés dites les plus évoluées vers leur autodestruction. Dans la même poussée, le roman accumule les notations hallucinantes d'une plongée au coeur des ténèbres de la psychologie humaine, qui débouche sur une réflexion morale des plus actuelles.
    Jusqu'où ira l'homme dans son obscure volonté de puissance, et pourquoi éprouve-t-il le besoin de souiller les incarnations même de l'innocence? Telles sont les questions que nous nous posons à la lecture du Chasseur de Têtes, notamment, en traversant tel laboratoire d'expériences sur des animaux où le sentiment d'horreur est rendu comme à l'état pur, au-delà de toute sensiblerie, en parcourant les salles d'un établissement psychiatrique réservé à des gosses ou en découvrant, avec Marlow, tel réseau de réalisateurs de snuff-pictures, ces photographies de mises à mort d'enfants où le plaisir sexuel, la torture et la mort trouvent leur accomplissement abject et lucratif...

    Timothy Findley n'a pas attendu l'affaire Dutroux, et les multiples tragédies contemporaines impliquant des viols et des meurtres d'enfants, pour intégrer ce thème dans Le Chasseur de Têtes. Au demeurant, ce n'est là qu'un des «cercles» de l'enfer exploré par l'auteur-médium dans ce roman hanté par de nombreux personnages zigzaguant sans discontinuer d'une fiction à l'autre.
    Voici par exemple Emma Berry, qui s'est refait un prénom à la lecture de Madame Bovary, et qui traîne sa mélancolie nymphomane dans une limousine à silhouette de grande baleine blanche, voici Amy Wylie la poétesse aux oiseaux dont la «folie» paraît tellement moins monstrueuse que la «raison» du Dr Shelley, expérimentatrice glaciale à laquelle la Science semble tout permettre, voici les réincarnations de Pierre Lapin ou de Gatsby le Magnifique, ou encore de telle romancière qui a bien connu Dickens et communique avec Lilah Kemp par voie spirite, ou enfin, comme une présence obsédante, voici les Escadrons M sillonnant les rues de Toronto à la chasse des étourneaux porteurs du virus de la sturnucémie, ce nouveau sida dont on apprendra finalement qu'il participe lui aussi d'une manipulation démoniaque...
    Or, ce qui saisit le plus, à la lecture de ce roman comme saturé par l'horreur, est la poésie étrange et la lancinante tendresse qui s'en dégagent, les constantes ressources d'humour de l'auteur et la beauté de l'objet littéraire, d'une modernité profondément irriguée de savoir et de mémoire. Visionnaire comme l' était Conrad, témoin de l'innocence martyrisée (où les figures faulknériennes de l'enfant et du fou cohabitent avec celle de l'animal blessé), Timothy Findley pétrit à pleines mains la pâte d'une grande oeuvre contemporaine.
    Dès Le Dernier des Fous (Le Serpent à Plumes, 1993), son premier roman, évoquant le dernier été en enfance d'un garçon confronté à diverses destinées catastrophiques, nous avions flairé l'auteur d'envergure. Après Guerres (Le Serpent à Plumes, 1993), saisissante évocation de la première tuerie du siècle, et surtout avec Le Chasseur de Têtes, l'évidence de son génie littéraire nous paraît appeler la plus large reconnaissance.
    Timothy Findley, Le Chasseur de Têtes. Traduit de l'anglais par Nésida Loyer. Editions Le Serpent à Plumes, 1996. 570 p.

    Findley2.jpgPersonnage hors du commun
    Encore méconnu dans les pays de langue française, Timothy Findley est considéré, après la disparition de Robertson Davies, comme le plus grand écrivain canadien de langue anglaise.
    Né en 1930 à Toronto, dans le quartier chic de Rosedale, quoique de famille ruinée (son père était employé de banque, très porté sur la bouteille et la poésie), il fut d'abord acteur (Alec Guinness le fit venir à Londres, où il travailla notamment avec Sir John Gielguld et Peter Brook). Il continua, en 1957, à rouler sa bosse en Californie, vivant de petits métiers, avant d'entreprendre une oeuvre considérable d'auteur dramatique (cinq pièces), de romancier (neuf romans, dont six traduits en français), de nouvelliste, d'essayiste et de scénariste. Monument national au Canada, Timothy Findley est traduit en quinze langues. La complicité singulière avec le monde animal, qui transparaît dans ses livres, a une base existentielle avérée: il vit en effet avec quatorze chats, deux chiens, trois cents carpes japonaises et un rat musqué...

  • Où tu t'en vas...

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    (En lisant Jour de glace d’Anton Pavlovitch Tchekhov)
     
    Pour Nicolas
     
    Hélas il ne fera plus froid,
    dans le monde où tu vas:
    plus de larmes, plus de tracas,
    plus de mal au cœur -
    plus de coeur…
     
    C’était si bien , vous dites-vous,
    de souffrir comme un chien,
    comme un mendiant qu’on humilie,
    ou comme l’enfant,
    là, tout seul au froid qui l’engourdit -
    mais quelle chance il a !
     
    Tu t’en iras le cœur transi:
    chance de regretter
    les ombres sombres de ta vie;
    tu te rappelles la pénombre
    et la beauté des choses
    par les allées où tu t’en vas,
    dans le parfum des roses;
    tu souriras aux jours de glace
    qui t’attendent là-bas…
     
    (Ce dimanche 8 décembre 2024)
    Image: Philip Seelen

  • Au bord du ciel

     
     
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    (En mémoire de Lady L., trois ans après...)
     
    Tu l’ignorais, mais ce beau jour
    du quatorze décembre,
    il y aura trois ans de ca,
    serait ton tout dernier,
    mais je le dis surtout pour nous,
    car tu flottais,déjà,
    sur la barque de ton coma,
    le souffle ralenti,
    et la main ne tenant plus rien...
     
    Plus rien alors que cette Absence
    comme une mer aux seuls reflets;
    ce n’est pas Dieu qui l’a voulu,
    disait l’enfant en toi,
    dont l’enfant à venir dirait,
    en vous fixant aux yeux
    et le prénom de Dieu, c’est quoi?
    À leur Très-Haut tu opposais
    le Très-Bas un peu las
    qui dit-on parlait aux oiseaux,
    ou ta mère aux vieilles sagesses,
    ou ton frère ce parfait vaurien,
    ou ton poète en sa faiblesse,
    et tes enfants et autres chiens...
     
    À de tels moments, à la fin,
    tout sourit dans le temps
    dont les eaux comme en un soupir
    se retirent lentement
    et la nuit t’engloutit,
    et vous voici sur l'autre rive
    de ce ciel au bord de la terre,
    où tout n'est plus rien que lumière...
     
    (À La Maison Bleue, ce 14 décembre 2024)
    Image: Lucia K. alias Lady L.

  • Passagers de l'émouvance

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    À mon ami Richard Dindo
     
    On se fie à l'étoile:
    on croit que l'ange à fait son job;
    tu te tais en silence,
    seul et nu devant l'épilobe...
     
    On ne sait rien quand on distingue
    l'ortie du barbelé,
    le crépuscule de la rumeur
    des bambins de nursery,
    ou les haïkus des gens stressés...
     
    Je devine ce que je saurai
    revenant en forêt
    de nos enfances en allées
    où tel jour je devins
    ce qu'à la fin je devais être,
    au conditionnel de la danse...
     
    Demain sur le tarmac
    un vent de nulle part soufflera,
    nous rappelant les hamacs
    des villages japonais,
    et l'échappée de ce voyage
    dans le temps des visages...
     
    (À La Désirade, ce 11 avril 2017, en relisant Bashô
     
     

  • Ceux qui restent tendance

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    Celui qui sacrifierait sa mère à sa renommée sans état d’âme / Celle que le taux de testostérone du Patron met en confiance / Ceux qui investissent dans leur image / Celui qui pèse sur la touche FEMME pour rebondir socialement / Celle qui jauge le candidat à son langage corporel non maîtrisé / Ceux qui sont nettement au-dessus de la taille moyenne fixée par l’anthropométrie hollandaise / Celui dont la chemise diffuse une fragrance de citron bon marché non appropriée à la marque qu’il défend / Celle qui a toujours un rouleau d’essuie-tout à portée de main / Ceux qui ne sont pas invités au vernissage de Lula / Celui qui remodèlise les images de cadavres décapités que Lula Serena recycle dans ses sérigraphies très recherchées sur le marché / Celle qui établit des bilans de réputation pour la firme HopeWorld / Ceux qui passent d’un club omnisports à un club omnisexes / Celui qui considère son physique comme une victoire de la Nouvelle Fiction Esthétique / Celle qui assume son rôle de domestique oisive d’un sexa plein aux as à petites attentions d’époux infidèle / Ceux qui se considèrent comme le sang vif du tertiaire / Celui que son mètre soixante-trois empêchera toujours de percer dans les milieux qui comptent à ses yeux / Celle que la nature a dessinée dans le style manga / Ceux que la méchanceté stupide rend de plus en plus amènes et distants / Celui qui est sincèrement préoccupé de métaphysique classique en dépit de sa dégaine à la Clooney / Celle que son sens de l’humour autorise à dissimuler son intelligence extrême et sa sensibilité plutôt fleur bleue / Ceux qui abordent les femmes qu’ils désirent le plus comme à un entretien d’embauche / Celui qui resplendit comme un soleil de plastique laqué de neuf / Celle qui a percé à jour le plan rantanplan de son ex connu pour sa cupidité proportionnée à ses capacités quelque part / Ceux que leurs fautes d’orthographe rendent presque émouvants / Celui qui sait cligner de l’œil comme un smiley mutin probablement annonciateur de plans d’enfer / Celle qui fait croire à son actuel que rien ne lui fait plus plaisir que son cadeau très onéreux qui va grever le budget qu’elle-même compense avec l’argent de la mère de son ex / Ceux qui n’achètent que des chaussures à semelles surcompensées pour se rendre aux vernissages de Lula Serena / Celui qui pense que les vrais grands artistes sont visibles par leur taille et leur lèvre inférieure / Celle qui fait semblant de raffoler de Damien Hirst / Ceux qui ont décidé d’un commun accord de consacrer une pièce absolument vide de leur Loft de 350m2 à l’âme de Rothko / Celui qui croit compenser les avortements qu’il impose au moyen d’invocations mystiques assorties de versements mensuels / Celle qui change d’amant en fonction des pertes de sa galerie branchée / Ceux qui sont de tous les afters de Lula / Celui dont les fringues classes ne compensent pas tout à fait le QI de colibri affolé / Celle qui ne prolonge jamais la poignée de main de trois secondes et demi que conseille le protocole / Ceux qui vont droit au but par des détours qui leur permettent de ferrer le requin / Celui qui ressent tout en termes d’extension de la lutte alors qu’il ne cesse de dénigrer le Produit / Celle qui a appris que sans un minimum de funding une entreprise même légère reste délicate à manier sans recours aux plans limites / Ceux qui passent au tu avant de passer au lit ou parfois après ça dépend / Celui qui engage des ouvriers polonais qu’il paie comme des clandestins colombiens / Celle qui invite volontiers les actuelles de ses ex pour les bluffer / Ceux qui restent plus ou moins les actuels de Lula au dam de son dernier ex qu'elle punit encore pour la galerie, etc.

    Image: Damien Hirst

  • Le démon de la jalousie

    LittératurelittératureRetour sur A bonne école, de Muriel Spark.

    La jalousie entre écrivains (et autres artistes) fait partie des composants naturels de l’activité créatrice, souvent inversement proportionnelle au talent de l’auteur, même si la loi du «mon verbe contre le tien» fait parfois dérailler les plus cracks. Si l’envie de Machin, suscitée par le succès de Chose, relève de la banalité même, et de nos jours plus que jamais où le gros tirage fait figure de consécration, il est une jalousie plus profonde, liée au caractère inexplicable et parfaitement inégalitaire du « don » ou du « génie », qui mérite plus d’attention.

    Martin Amis, entre autres, en fit l’un des thèmes de L’information (Gallimard, 1996), brillant roman décrivant les relations d’amitié-haine de deux auteurs inégalement fêtés, mais c’est avec plus de légèreté et de malice satirique que Muriel Spark nous fait partager l’affreux tourment d’un jeune professeur de « creative writing » sévissant dans l’école itinérante qu’il tient avec sa moitié, momentanément installée à Lausanne-City, du côté d’Ouchy et de son cinq étoiles à salons feutrés où l’un des protagonistes va d’ailleurs peaufiner son premier roman.

    Installée à Ouchy pour quelques semestres, l’école Sunrise co-dirigée par Nina et son (provisoire) époux Rowland, offre, à une brochette cosmopolite de jeunes gens fortunés, d’étudier à la fois les secrets de la composition littéraire (c’est le job de Rowland, qui peine secrètement sur son propre projet de « grand roman ») et les règles de la bonne conduite à table ou en société, la sculpture grecque ou la météorologie (c’est, avec l’administration de la boutique, l’affaire de Nina et les invités de son réseau académique). Tout cela ne ferait que la matière d’une sitcom bonne à caser Paris Hilton si ne se trouvait, en ces murs, le Jeune Auteur Virtuel par excellence, déjà convaincu (comme ses parents) de son irrésistible talent, attelé à un roman qu’il dit lui-même d’une sensationnelle originalité (une version très libre des tribulations de Marie Stuart) dont la seule évocation, très vite, rend son prof fou de jalousie. Il faut dire que le jeune Chris, bientôt dix-huit ans, les cheveux rouges et les yeux craquants, est le charme incarné, et rien ne permet au lecteur de supposer que son roman ne soit pas aussi bon qu’il le prétend.

    Pour Rowland, au contraire, ce damné roman ne peut être qu’un navet, plus même : il le doit, et d’autant plus que le jeune homme refuse de le lui montrer. Au fil des jours, sa jalousie devient hantise, puis obsession l’empêchant lui-même d’écrire et de faire quoi que ce soit, au point d’impatienter sa très réaliste moitié, qui espérait au moins avoir épousé un futur romancier à succès ; et de se demander alors, comme elle pense que « tout est sexuel », conformément aux nouveaux poncifs, si la folie de Rowland ne cache pas une forme d’inconsciente homosexualité ?

    Le lecteur sourira au dénouement de ce petit roman caustique, qui épingle à merveille l’un des travers de l’époque : l’obsession de paraître, ou plus exactement : d’avoir l’air d’être. Dans cette optique, le fait d’écrire, mais surtout de publier, d’être reconnu pour avoir écrit, et d’avoir écrit pour avoir l’air d’être « plus », instaure un type de relation, avec soi-même autant qu’avec les autres, dont le livre n’est évidemment plus qu’un truchement, du genre miroir-prétexte, gadget socio-existentiel, dévaloir de toute créativité, poil au nez...

    Muriel Spark, A bonne école, Gallimard « Du monde entier ».

  • Ce qui chante en nous

    littérature

     



    Que tout est bien. - Je me trouvais ce soir-là dans la lumière accordée de Cortone, et de ce balcon je voyais le monde, et je me disais que tout était bien. Je ne connaissais personne et nul ne savait où je me trouvais à l’instant précis dans ce lieu de beauté. Je me sentais pure liberté et pure bonté dans cette lumière intemporelle. Je n’étais que réceptacle, ou qu’alambic, ou que vase communicant. Je ne voyais alors que la face claire du monde, j’absorbais et j’étais absorbé.

    littérature

    De la seconde naissance. - Un jour je m’étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l’ être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m’avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des paperoles avec la gravité de l’aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré. A Cortone, ce soir-là, je ne voyais de l’Univers que les couleurs du tableau qui s’estompaient dans la lumière d’éternité : tous les verts assourdis des petits prés suspendus, de l’autre côté de la plaine du fond de laquelle montaient quelques fumées pensives, les touches d’ocre tendre ou de gris rouillé des murets, le gris bleuté des oliviers, les flammèches noir océan des cyprès solitaires ou groupé en rangs de croches sur la partition, et la couleur orange de l’heure diluant les tuiles tièdes et les murs terre de Sienne, et la paille dans le bleu du vert, et le blanc dans l’argile rougeoyante, et tantôt comme un voile de gaze, tantôt comme une feuille de papier huilé brouillaient la vision, puis se distinguaient de nouveaux détails et de nouveaux rapports dont la totalité plénière m’apparaissait comme une figure de l’harmonie pure.

    littératureDe l'état chantant. - C’était à Cortone, ce pouvait être partout mais ce soir-là c’était à Cortone que je m’étais retrouvé dans cet état chantant. J’avais sous les yeux l’image même du jardin humain : non la mythique prairie originelle mais le bocage et le pacage, le champ labouré, la haie, l’amenée d’eau, le plant de vigne arraché aux jachères, et subsistant aussi là-dedans le pavot et l’ortie, la ronce et l’odeur sauvage, la vipère là-bas sous les rocs et, là-haut, le martinet fusant comme une serpe sur le champ d’azur coupé d’or.

    littérature

  • Un envoûtant théâtre d’ombres

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    Unknown-3.jpegSur Les écorchés vifs de Nicola Barker

    Wide open. Grand ouvert. Comme l’horizon. Ou comme le vide. Comme un large regard. Comme une plage déserte ou un ciel nocturne sillonné d’autoroutes vrombissantes ou de silencieux satellites. Comme l’entonnoir d’un cœur ou d’une âme. Wide open : tel est le titre anglais de ce livre béant, énigmatique et fascinant.
    On traverse Les écorchés vifs comme un grand rêve éveillé que baigne une lumière crépusculaire. Cela commence sur un pont d’autoroute où deux hommes, tous deux prénommés Ronny, se rencontrent sans savoir qu’un lien secret les attache ; puis l’essentiel du roman se déroule sur le bord d’un chenal, en l’île de Sheppey où voisinent une plage de nudistes et une zone de bungalows préfabriqués, des dunes où se terrent des lapins noirs et un élevage biologique de sangliers. C’est ce « coin désert », ce « paysage lunaire » évoquant les landes désolées de Beckett que hante une étrange humanité de vieux enfants perdus. Il y a là le premier Ronny, fils du malfaisant « grand Ron », du genre ogre pédophile – Ronny qui va devenir Jim lorsque l’autre Ronny (Jim de son vrai nom, squatter errant) s’installera chez lui. Il y a Sara, qui s’occupe de l’élevage de sangliers en l’absence du père, et sa fille Lily, la mal-aimée qu’attire la monstruosité animale, persuadée que «la nature est un véritable tyran ». Il y a Luke le porno-photographe, qui se livre à des jeux étranges à partir d’images de corps morcelés, et plus tard apparaîtra Nathan frère du premier Ronny-Jim, en affaires avec Jim-Ronny, qui s’intéresse à l’obscène message présumé d’un Christ d’Antonello de Messine...
    Compliqué tout cela ? Bien plutôt : immergé en de mystérieuses ténèbres, et se dévoilant progressivement comme une trame de roman noir ou comme un drame à la Faulkner, à la fois très physique et diffusant comme des ondes d'inquiétude métaphysique. De fait, et à l’exclusion de toute explication factuelle rassurante, le dénouement de ce roman renvoie le lecteur dans le « monde malade » dont il constitue la projection poétique, tout en offrant une forme de paix à chacun des protagonistes. Au regard de surface, l’univers de Nicola Barker paraît absurde et désaxé. Or cette méditation incarnée sur le Mal aboutit à une forme non lénifiante de pardon.
    Qui sont ces personnages ? Que leur est-il arrivé au juste ? D’où viennent-ils et à quoi rime au juste leur existence ? Tous, en l’occurrence, sont marqués par une forme de malédiction, à commencer par les deux Ronny, dont on pourrait penser parfois qu’ils ne forment qu’une personne à deux faces. La figure inquiétante du père de Ronny, violeur d’enfants, dépasse de loin les dimensions de l’anecdote pour étendre son ombre maléfique, qui rejoint celle des pères (absents) des deux jeunes personnages féminins.
    Si la filiation est entachée, la représentation de soi n’est pas moins problématique ou faussée, à commencer par l’image de son propre corps (que Sara photographie sous toutes les coutures pour mieux se « révéler », croit-elle) ou celle de l'autre et du groupe, complètement éclatée en ce lieu fantomatique. Plus encore : ces animaux dénaturés, dont la vie sexuelle a sombré dans une confusion totale, ont pour ainsi dire déteint sur leur environnement: voici naître des hybrides étranges qu’on dirait le résultat de manipulations génétiques ; et l’apparition des lapins noirs ou du sanglier géant frappé à mort face à la mer accentue encore le sentiment de déréliction qui émane de ces pages.
    Très curieusement cependant, de cet univers apparemment insensé et glacial se dégage une singulière énergie et comme une sombre beauté, avant qu’une réelle compassion ne nous gagne.
    S’il y a chez Nicola Barker de la moraliste mystique, avec des à-pics spirituels qui rappellent une Flannery O’Connor, son univers est à la fois plus radical et plus glauque, sa « théologie » moins orthodoxe, sa façon de parler du corps, du sexe, de la douleur et de la solitude, plus violente mais non moins pénétrante. Bref c’est à mes yeux un grand livre que Les écorchés vifs…
    Nicola Barker. Les écorchés vifs. Traduit de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin. Gallimard, coll. Du monde entier, 429p.

  • Le don des larmes

    9f6dedfc322a6ca49c064dd3d0495b67.jpgA propos de L'enfant des frères Dardenne

    On se sent très pur en sortant de L’enfant des frères Dardenne : on se sent purifié, on se sent comme lavé par les larmes de Bruno et Sonia, après deux heures dures et sans autre répit que quelques jeux de gamins, deux heures comme la vie de ces deux grands gosses naufragés s’accrochant l’un à l’autre et se retrouvant finalement dans les larmes après trop de galère et de mensonge.
    C’est un film de jungle urbaine où Bruno, qui n’a rien reçu, vole, ment, vend l’enfant que Sonia lui ramène, puis revient. C’est un film d’amour sous couvert de nécessité désastreuse et de démerdise, où l’on revient. Rien ne me touche plus que le geste de quiconque revenant sur ses pas. Rien n’est jamais condamné à vie par celui ou pour celui qui revient. Et lorsque Bruno a entraîné le petit Steve si loin que celui-ci tombe aux mains des flics, là encore il revient par loyauté. C’est un film d’enfants perdus rappelant, en version contempraine, les uccellini uccellacci de Pasolini ou les Olvivados de Bunuel, dont me revient à l’instant la séquence où Bruno, tabassé par des mafieux et rejeté par Sonia, se réfugie dans une espèce de cercueil en carton, au bord du fleuve. C'est un film de violence et de tendresse que traverse un arc électrique, c'est un double bloc d'enfance fracassée qui s'ouvre finalement sur cette catharsis muette et bouleversante des larmes partagées…

    L'enfant est disponible en DVD

  • Comme un Rembrandt

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    (Aux Maîtres anciens)
     
    La nuit au grand museau muet,
    s’avance en lent silence
    entre les tombes et les bombes,
    sans se blesser dans les rochers,
    aux clochers effondrés,
    ni récuser l’énorme bruit
    de tout le bataclan
    que la vie arrache à la vie…
     
    La nuit broyeuse au grand sourire
    d’amoureuse édentée,
    te regarde dormir
    ou classer tes monnaies antiques
    en regardant ailleurs -
    le Grand Ailleurs, disait-elle ironique
    en visant le Faiseur…
     
    La nuit convulsive d’un Bosch,
    ou d’un Goya camé
    aux effluves de tequila,
    s’agrippe à vous de ses caresses
    et de ses dents vous blesse,
    vous fait soupirer à confesse
    et de votre tréfonds remonte,
    épurée par la liesse ,
    la douce et sainte incantation
    d’un Rembrant en sa ronde …
     
    Peinture: Rembrandt van Rijn.

  • L'amour des prochains

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    Sur le nouveau livre de Pascal Rebetez, galerie de portraits incisifs et tendres. 

    Pascal Rebetez aime les gens, et de préférence les gens ordinaires, ou alors sortant carrément de l’ordinaire. La tonalité affective de son écriture a marqué ses livres en prose, et plus que d’autres les sept lettres mémorables (notamment à son père et à sa fille danseuse) de Je t’écris pour voir, et l’on se rappelle aussi la qualité d’empathie du monologue intitulé On m’appelait Judith Scott, évoquant une figure émouvante de l’art brut. 

    Ce goût des « vies minuscules » cher à Pierre Michon, mais abordées ici avec plus d’élan personnel, à caractère autobiographique,  et sans souci stylistique excessif, se retrouve dans Les prochains, constituant une frise de personnages à la fois « comme tout le monde » et hors normes. Les lecteurs du Passe-Muraille se rappellent le portrait magnifique du vieil employé homo Hubert dit « le Baron », belle figure de dandy provincial croquée à la veille de son trépas, avec autant de malice affectueuse que de sourde attention à une destinée rattrapée par la camarde.

    De la même façon, les vingt-cinq portraits rassemblés ici - de la petite Madame Mai, octogénaire rescapée de la guerre du Vietnam et bienheureuse dans le plus ancien restau vietnamien du Quartier latin, à Paul le barbu de la Gruyère le vieux « pas grand-chose » orphelin malmené par la vie – relèvent-ils tous de la « tranche de vie », parfois bouleversante et souvent cocasse, souvent aussi entremêlée avec la vie de l’écrivain lui-même, voire du journaliste « sur le terrain ».

    S’ils ne sont pas ciselés à l’esthète, ces portraits n’en dégagent pas moins une émouvante beauté, avec l’impression que Pascal Rebetez les « parle », nous associant à tout coup au partage affectueux, mais jamais sucré (la vie ayant été « vache » pour plus d’un d’entre eux) de la sympathie qu’il voue à ces frères humains.  (jlk)

    Pascal Rebetez, Les prochains, éditions d’autre part, 164p.

    Cet article est inséré dans Le Passe-Muraille, No 88, d'avril 2012, à paraître ces jours.

  • Les damnés


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    …Ils nous ont dit que la barque était pleine, ils ne nous ont même pas demandé qui nous étions ni d’où nous venions, d’ailleurs ils étaient en train de regarder la télé où il était question du virus dont nous serions porteurs et des terroristes se cachant parmi nous, ils nous ont dit de nous montrer dignes et de nous rappeler, enfin, que les derniers un jour seront les premiers…


    Image : Philip Seelen

  • Au vocabillard

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    Académinable. - Se dit, chez les gens de lettres envieux ou non conformistes, de tout candidat à l'Académie.
     
    Ambiglu. - Substance physiopsychique indéfinissable, dont on ne saurait établir le genre non plus que la fonction, qui explique cependant certain état, ou qualité d'indétermination chez le sujet. "Où en est Dominique ? Va-t-il (elle) enfin se décider entre la jupe et le pantalon, ou marinera-t-il (elle) encore longtemps dans cette espèce d'ambigu ?
     
    Amorosité. - Etat de prostration lancinante que connaissent les jeunes gens en proie au malheur d'aimer.
    Amouroir. – Maison de retraite destinée aux séducteurs décatis et aux courtisanes chenues.
    Anarchevêque. – Dignitaire ecclésiastique prônant la libération sexuelle dans les couvents et les jardins d’enfants, l’abolition des dogmes et l’hostie à la mescaline.
    Barthouse. – Partie fine rassemblant de jeunes sémiologues et de vieux lotophages. Par extension: sauterie durant laquelle des individus des trois sexes échangent force propos sémiorotiques en toute alacrité ludique.
    Bigotoir. - Lieu clos dans lequel on entreprend de déligoter une dame des liens trop étroits de sa bégueulerie.
    Biseauter. - Embrasser, dans la langue du Moyen Âge. "Sa gente Dame étant de glace, il la biseauta".
    Boudisme. – Religion faite de bouderie et de quiétisme, où se sont réfugiés certains chrétiens déçus de leur Eglise.
    Bourdieusard. – Variété germanopratine et / ou provinciale du bondieusard, également signalée dans les universités d’Amérique du Nord et du Japon urbain.
    Chalumette. - Bergère pleine de grâce.
    Chaordre. - Etat dans lequel s'est trouvé le monde après que la première paire humaine eut fauté "Les événements ne sont jamais absolus, leurs résultats dépendent entièrement des individus. Le malheur est un marchepied pour le génie, une piscine pour le chrétien, un trésor pour l'homme habile, pour les faibles un abîme. Tantôt nous nous croyons au ciel, et tantôt en enfer. En réalité, nous sommes en plein chaordre." (Joseph de Maistre in Rien n'est à sa place)
    Chômerie. - Situation sociale endémique et perdurante de chômage et de mômerie.
    Confessoir. - Antichambre où les dames se déshabillent et se rhabillent avant et après la confessée.
    Courtoiseau. - Jeune gandin gourmé qui s'essaie à la séduction: "Où sont les gentils damoiseaux ?/ Gente saillies et joie passées / Plus ne voit -on que courtoiseaux / Enflant paroles compassées".
    Crédole. - À la fois créole et crédule. "Toutes les femmes ont un charme spécial et particulier qui leur convient en propre. Pour Mahaut d'Orgel, c'est le charme crédole". (Raymond Radiguet)
    Crédulerie. - "L'oisiveté de certains peuples n'a d'égale que leur crédulerie". (Guizot, Le Protestantisme en Navarre)
    Crinoline (sainte). - Aux jours de sainte Crinoline, les femmes, entraînées dans un tourbillon de plaisirs, vont de bal en bal et de souper en souper, vivant vite,ne restant jamais chez elles, se donnant beaucoup. Hélas, quand la fête est finie, peu d'entre elles ont l'art de bien vieillir, cet art exquis d'achever de vivre à la façon des damnes de jadis qui, sages enfin, mais toujours coquettes, abritaient pieusement, sous la dentelle, les débris de leur beauté fanée et souriaient, doucement souriaient à la jeunesse dans laquelle elles retrouvaient les figures de leurs souvenirs.
    Croulettes (patins à) .- Escarpins munis de talons à ressorts et dispositif roulant, qui accélèrent les successions en régime monarchique.
    Dandillero. – Jeune élégant de naissance bourgeoise, très soucieux de sa chère personne et poussant néanmoins le raffinement pervers jusqu’à faire croire, dans les salons où il fréquente, que rien ne lui importe tant que le sort des damnés de la terre.
    Dégauche. - Excès pendable dans la déliquescence égalitaire. Saturnales vérolutionnaires. "Le grand plaisir du dégauché est d'entraîner dans la dégauche" (André Gide, Mes Autocritiques, encore inédit).
    Démophilie. - Maladie de langueur qui atteint les principautés exsangues.
    Égalitière. - Couche de paille grossière destinées aux joncherie de l'intelligentsia dégauchée.
    Érotaille. - Libidinage prolongé, confinant au métier. "Monsieur vécut dans l'érotaille et mourut dans le cognac". (Saint-Simon, Mémoires apocryphes)
    Freudaine. – Ecart de conduite d’un genre à la fois ancillaire et scabreux, quoique sans conséquence connue.
    Frisqueton. - Archaïque. N'est plus usité que dans la locution: prendre un frisqueton. Chez les dames de l'entourage des reines: s'enrhumer en prenant son plaisir sur de la neige, ce qu'on appelle de nos jours un chaud-froid. "Le vieux Duc d'Alençon, averti de ce que sa femme s'estoit amourachée d'un postillon, feignit de se faire conduire aux eaux pour s'en retourner sitôt après et la surprendre. Mais elle,le devinant, s'en alla aux champs avec son amy au risque de prendre un frisquet on". (Le Nonaméron, scènes de la vie des provinces).
    Funébricité. - Lubricité inspirée par le voisinage des tombeaux.
    Funérailler. - Brocarder aux services funéraires.
    Gobiner. - Cultiver les différences, les inégalités, les cloisonnements; redresse les barrières de classes et de races.
    Groupustule. - Cellule pathogène du tissu social à laquelle est imputable partie du processus vérolutionnaire. Par extension: symptôme inflammatoire et purulent qui apparaît à la surface des sujets atteints de vérolution.
    Happy Fuel. – Appellation dont s’affublent les parvenus de l’or noir. « L’arrogance des ces happy fuel nous fait sourire de commisération, nous autres, quand la véritable aristocratie ne se chauffe qu’à l’antique bûche ». (Mémoires de Monsieur du Foyer).
    Informer. - Rendre les populations informes et leur ôter toute jugeote personnelle par contamination massive de l'opinion.
    Kafkan. – Grand manteau d’ombre.
    Lacancaner. - Se dit d'une façon de clabauder en termes à la fois précieux et obscurs, dans les milieux où se distille le snobisme intellectuel.
    Laitudiant. - Variété de légume qui pullule sans croître dans les démocraties avachies par le bien-être.
    Lapidonder. - Redoubler de lapidité. ""En lisant les Philippiques, le roi de Macédoine disait à ses courtisans que ses cailloux l'auront fait lapidonder" (Plutarque)
    Larmiller. - Garder les yeux humides afin d'en obtenir plus d'éclat séducteur. "Elle (la Reine) larmillait à tout ce qu'on lui disait, s'attachant le monde par ce procédé-là". (Perrault)
    Léninifier. – Endormir par de belles paroles. Dorer la pilule. Faire passer les lendemains qui déchantent pour des lanternes vénitiennes, etc.
    Luthernaire. - Lucarne si étroite qu'elle ne permet pas même de deviner la couleur diu ciel. "L'Eglise réformée, outre qu'elle doit s'élever sur une roche aride et darder vers les cieux un clocher tout sec de l'allure d'une trique, sans le moindre ornement, n'aura la toiture percée que de luthernaires afin que les fidèles s'exercent à distinguer le Bien du Mal dans la ténèbre. (Calvin, De l'esprit de clocher).
    Orgastule. - Cellule très rembourrée dedans quoi se laissent volontiers enfermer gentes dames et damoiseaux, tourbe rurale et patriciat tout emmêlés. "Jouxte la rivière estoit le beau jardin de plaisance; au milieu d'icelluy le beau labyrinthe et l'orgastule". (Rabelais, Comment estoit le le manoir des Thélémites)
    Pierrlotter: - Grelotter sur des mers inconnues.
    Pieuvrer. - 1) Violer après avoir ligoté solidement les quatre membre de la victime. "L'attirance des contraires entre si fort dans l'esprit humain qu'il n'est pas une femme, menue et gracile, qui ne rêve de pieuvrer un Hercule". (La Bruyère).
    2) Sucer les pendus. "Pie III créa l'ordre religieux des filles de la Pie Oeuvre, chargées de consoler les condamnés, mais cet ordre tomba dans les relâchements que vous savez, dont nous vient le verbe pieuvrer". (Furetière)
    Pinochet. - Sorte de petit hochet en forme d'épingle grâce auquel l'empereur Domitien torturait ses esclaves.
    Pompoiseux. - Pompier dans le genre vaniteux, à un degré qui navre l'honnête homme. "Pour donner une idée du ton pompoiseux du prince de Kaunitz sans cesse en galanterie envers lui-même, il dit un jour à un Russe que je lui présentai: - Je vous conseille d'acheter mon portrait, Monsieur, parce que dans votre pays on sera bien aise de connaître la figure admirable d'un homme qui sait tout, s'entend à tout." (Prince de Ligne, Fragments)
    Pontifidence. - Défiance particulière à la cour de Rome.
    Pornicieux. - "Le Bienheureux Julien, celui-là même qui souffrit le martyre parmi les onze mille vierges, ne haïssait rien tant que les arguments pornicieux". (Voragine, La Légende dorée)
    Pornoir. - Vêtement d'intérieur ajusté, ordinairement de velours noir et brodé des scènes suggestives, parfois aussi ajouré en de surprenants endroits. "Elle était coiffée à la garçonne et vêtue d'un pornoir. Deux caméristes tenues en laisse par un nègre lui suçaient les doigts pour les effiler, et ses regards alanguis tournaient autour d'un vase imité de la Grèce antique". (Elémir Bourges, Venise toxique)
    Prince-sans-rire. – Monarque souriant en permanence lors même qu’il se distingue par la rigueur souveraine de sa justice et de son gouvernement. Jules Renard, dans son Journal, donne un exemple démocratique de certaine mesure typiquement prince-sans-rire : « Au moment où le condamné a la tête dans la guillotine, il devrait y avoir un silence avant que le couteau ne tombe. Un garde républicain sortirait des rangs et remettrait au bourreau une enveloppe et celui-ci dirait au condamné : « C’est ta grâce » ! » Et il ferait tomber le couteau. Ainsi le condamné mourrait dans la joie ».
    Puteau. – Adolescent vierge encore, en lequel sommeille un gigolo.
    Putine. - "Oui, répondit Julie, avec cette grâce putine qui ne la quittait point". (Marcel Schwob, Julie jolie)
    Rococotte. - Courtisane aux atours tarabiscotés, et posant à la sainte flagellée de bonbonnière, qui se rencontre parfois, encore, dans certains salons de thé de province et, à l'état de représentation idéale, sur la jaquette des romans à l'eau de rose se distillant dans les kiosques du Levant.
    Sartrose. – Dégénérescence des articulations cérébrales de l’entendement diurne.
    Sauciologie (ou sotciologie). - Procédé de réduction culinaire des conflits sociaux.
    Sensuline. - Médicament qui fait palpiter les coeurs et s'animer les sens
    Sodomythe. – Théorie nouvelle selon laquelle l’homoparentalité masculine serait une résurgence naturelle des pratiques arcadiennes décrites dans les mémoires perdus du Béotarque Epaminondas.
    Stucre. - Variété de stupre dans sa version édulcorée.
    Suceau, sucelle. – Jeunes gens qui ont encore un peu d’innocence.
    Théophobe. - "Elle était à ce point théophobe que de gros boutons verts lui venaient au nez si quelqu'un, devant elle, en arrivait à parler de la Vierge, voire de l'Enfant", (Marquis de Sade)
    Torticoler. Séduire par des oeillades répétées quelque belle fidèle se trouvant derrière soi à l'office religieux. Torticoler ne doit être confondu en aucun cas avec le verbe torticuler, qui proprement signifie forniculer à l'instar de la tortue. Ainsi dira-t-on qu'Octave voulait torticuler, et non torticoler en compagnie de Cléopâtre, sans quoi sa mort ne ferait point sens.
    Turchidée. - Nom vulgaire de la Vanilla vallaca, petite fleur originaire de Transylvanie. La manière dont les pétales de la turchidée s'écartèlent sur sa tige rappelle les supplices infligés aux Infidèles par Baldus Dracula, grand Hospodar de Valachie.
    Tyranarchie. - Mode de gouvernement qui consiste à tout balayer d'autorité. Après leur séjour en Macédoine, les janissaires acquis à la tyranarchie firent de Constantinople une salade.
    Tolérance. – « Nous n’aimons rien de ce qui est rance ». (Monsieur de Rancé, confidences inédites).
    Urbanité. - "Il y a deux formes d'urbanité: celle qui creuse les distances et celle qui les diminue" (Ninon de l'Enclos).
    Valliconne. - Antonyme de monticule. Petit vallon aux ombrages imprégnés d'humidité.
    Ventripotence. - Gibet tout spécialement dévolu à la pendaison des ventripotentats.
     
    Vérolution. - Maladie honteuse affectant les sociétés. "Les meurtres juridiques, les entreprises hasardées, les choix extravagants, et surtout les guerres civiles fondées sur l'envie d'un chacun sont éminemment l'apanage des vérolutions (Joseph de Maistre, Propos de table d'un réactionnaire savoyard).
     
    Zanzibougre. - Athlète du libidinage à l'africaine.
     
    Image: Le billard de Bilbao, aquarelle de JLK.