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  • Quand la chronique de cinéma devient partage de passion

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    Passionnant aperçu du meilleur et du pire de la production mondiale au tournant des années 1960, le recueil des Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois (1926-2018) qui fut éditeur, essayiste de haute volée et critique de cinéma sous le pseudo de René Cortade, nous fait «voir», « revoir » ou découvrir plus de 140 films avec un brio érudit pur de tout pédantisme, une intelligence éclatante et une qualité de cœur que module une langue merveilleuse de vivacité et d’élégance.

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    L’exercice de la critique - qui fut parfois un grand art sous les plumes de Baudelaire et de Sainte-Beuve, de Proust ou de Jean Starobinski, de Walter Benjamin ou de Mary McCarthy - se fait aujourd’hui rarissime et particulièrement dans le domaine de la chronique cinématographique ou l’érudit monomaniaque, le spécialiste jargonnant ou le porte-voix complaisant des modes et de la publicité se répartissent le «parts de marché» médiatiques alors même que tout un chacun s’improvise commentateur de tout et n’importe quoi via les réseaux sociaux .

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    Ce qui est sûr, à ma connaissance en tout cas, c’est qu’un recueil de critique tel que les Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois, alias René Cortade sous son pseudo momentané, est sans pareil aujourd’hui, qui se lit cependant comme si ses coups de cœur et ses coups de gueule dataient de ce matin.

    C’est que l’art des plus grands créateurs à la Chaplin, Hitchcock, Fellini, Becker, Bergman, De Sica, Tati, Dreyer, Ford, Welles et autres «élus» ne vieillit pas alors que tant de «films cultes» d’une saison ne résistent pas à l’épreuve du temps, lequel balaie aussi le tout-venant de la critique souvent conformiste - ou brillant d’anticonformisme de façade en ces années de la Nouvelle Vague où Bernard de Fallois exerça son talent de franc-tireur passé de l’enseignement de la littérature à la critique littéraire et cinématographique (notamment dans les hebdos Arts et Le Nouveau Candide, de 1959 à 1962) avec une puissance de synthèse et une verve exceptionnelles.

    De Charlot à Proust, Céline et Cabiria…

    Contre toute attente, de la part d’un grand proustien écrivant dans un hebdo dirigé par le très brillant et peu gauchisant Jacques Laurent, la critique de cinéma pratiquée par Bernard de Fallois n’est en rien confinée dans une idéologie «de droite», même si le successeur de François Truffaut dans les pages d’Arts se plaît à fustiger les «penseurs» de la Nouvelle Vague et plus généralement les réalisateurs «à messages» qui en restent aux bons sentiments «de gauche». Ses critères de jugement sont essentiellement artistiques mais pas du tout limités à l’art pour l’art. Le cinéma selon Fallois (amateur très avisé de cirque autant que de littérature) est fondamentalement ancré dans la réalité humaine de notre temps , dont le langage spécifique s’adresse à tous et se distingue de la littérature et des arts plastiques ou musicaux tout en s’y abreuvant naturellement. De fait, et à tout moment, René Cortade nourrit ses jugements de rapprochements entre le cinéma et la littérature ou la musique, et parfois d’une façon inattendue, comme à propos de Charlot.

    « L’artiste dont Chaplin est le plus proche », écrit-il ainsi, « aussi bien par la coloration affective de son comique que par ses procédés, ce n’est pas De Sica, ni Clair ni Tati, c’est Proust ». Et d’argumenter exemples à l’appui. « Marcel emprisonné dans le tambour d’une porte de restaurant dont il ne peut se dégager, Marcel riant sans comprendre que depuis dix minutes Albertine essaie de lui passer le furet sans être vue (…) sont exactement les situations privilégiées des films de Chaplin ».

    Celui-ci, comme Proust, détaille à tout moment une « psychologie de la gaffe », mais le rapprochement na va pas au-delà car « il reste trop de sagesse et de raison dans l’univers proustien pour que Charlot puisse vraiment s’y sentir à l’aise. » Sur quoi c’est en Bardamu de Louis-Ferdinand Céline, dans le Voyage au bout de la nuit, que le critique voit le frère de Charlot : « Une tragédie sans noblesse , une farce énorne et sanglante, telle est la vie dont Céline et Chaplin nous ont peint les soubresauts désordonnés (…) Par l’invective ou par le rire, ces deux œuvres dénoncent de manière aussi radicale la frime sociale et la duperie de la vie «seule et dernière maîtresse des hommes ».

    Ailleurs, Bernard de Fallois rapprochera Charlot de la Cabiria de Fellini «qui vit et souffre dans toutes les grandes villes du monde », et c’est aussi «à l’ombre de Fellini» qu’il situera Les Bonnes femmes de Claude Chabrol, selon lui le meilleur film de l’auteur du Beau Serge dont il éreinte en revanche À double tour en se demandant si ce film raté ne sonne pas le glas de la «nouvelle vague» ?

    À propos de celle-ci, Bernard de Fallois se montre d’ailleurs aussi disposé à reconnaître les talents réels et les réussites éventuelles (comme Jules et Jim de Truffaut) qu’à brocarder les enthousiasmes convenus par effet de mode ou de snobisme. Ainsi taxe-t-il À bout de souffle, qu’il est chic et quasi automatique d’estimer un chef-d’œuvre de « film assez inhumain, assez hargneux, assez vide », tout en lui reconnaissant la qualité d’expression « la plus franche, la plus complète, la plus réussie de la Nouvelle Vague », alors même qu’il voit bel et bien, en Godard le jobard, un artiste original en dépit de son « infantilisme prolongé »..

    Entre réel et chant du monde

    Les chroniques de Bernard de Fallois sont une mine foisonnante d’observations et de réflexions, à la fois sur les films et leurs sujets, les acteurs et l’époque, et plus largement sur la condition humaine dont le cinéma rend compte dans le langage le plus accessible à tous en participant à ce que le chroniqueur, après Jacques Audiberti, appelle «le chant du monde».

    « Il est bon de siffler et meilleur d’applaudir », écrit René Cortade, parfois cruel quand il persifle (« On n’a jamais réussi à faire de cette pintade dodue une grande actrice », note-t-il à propos de Sofia Loren, qu’il traitera plus gentiment ailleurs…) souvent très juste quand il se montre sévère avec les faiseurs médiocres ou les succès trompeurs, sans épargner les ratés des réalisateur les plus brillants ; mais c’est en somme quand il applaudit qu’il est le meilleur. À cet égard, c’est un vrai bonheur que de le lire, qui nous donne souvent l’envie de voir (ou de revoir) les films auxquels il consacre ses plus enthousiastes éloges, dûment détaillés.

    Le goût de Fallois/Cortade est très solidement centré, dont le noyau est à la fois dur et doux, qui lui permet de toucher à tous les points de la circonférence, du plus anodin en apparence (la beauté exquise de Brigitte Bardot et son intelligence instinctive parfois plus fine que celle des mecs qui la dirigent) au plus éminent en termes de génie artistique, dans Tonnerre sur le Mexique d’Eisenstein ou dans La Dolce Vita de Fellini qu’il analyse admirablement à chaud, juste avant la palme d’or de Cannes, mais après le scandale en Italie et le déferlement de pieuses condamnations. Contre ses collègues qui ne voient en ce film qu’un suite décousue de sketches, René Cortade célèbre le grand poème mélancolique des illusions perdues succédant aux Vitelloni, et c’est avec la même intelligence poreuse et pénétrante qu’il nous fait redécouvrir les tenants profonds de Viridiana, le noir chef-d’œuvre de Bunuel.

    Quand il parle de John Ford, on dirait que Cortade a vu tous les westerns et les policiers de l’époque, de même qu’il semble tout savoir du cinéma italien et tutti quanti , n’hésitant pas à talocher le gauchisme de salon d’un Visconti ou l’intellectualisme froid d’un Antonioni, comme il fustige les sublimités cérébrales d’un cinéma français aussi pédant que prétentieux, de Duras à Resnais et jusqu’au Sartre embarqué dans la réalisation de Sorcières de Salem de Raymond Rouleau, qui lui fait dire qu’ «on savait depuis longtemps que la présence de l’éminent philosophe suffit en général à transformer les meilleurs acteurs en une série de cornichons agrégatifs »…

    Mais il sera aussi féroce contre La Jument verte d’Autant-Lara, trahison vulgaire du charmant conte de Marcel Aymé, avant d’applaudir Léon Morin prêtre de Jean-PierreMelville, d’après le superbe roman de Béatrix Beck, ou Plein soleil de René Clément d’après Patricia Highsmith.

    D’une totale indépendance d’esprit, Fallois/Cortade ne craint pas de défendre le docu-choc Mondo cane de Jacopetti, conchié par tous , ou de porter aux nues la comédie musicale West side story pour ses acteurs-danseurs et sa splendeur «picturale» tout en égratignant la musique de Bernstein...
    Ainsi que le souligne Philippe d’Hugues dans sa préface, les jugement de Cortade sont clairement subjectifs, mais néanmoins étayés et nuancés, jusque dans le plus vif, et c’est encore un plaisir de les discuter ou même de les disputer.
    Dire enfin que le maître-mot de ces chronique me paraît la passion généreuse de leur auteur, immédiatement donnée en partage - et vite, alors, retournons à toutes voiles aux «toiles» !

    Bernard de Fallois , Chroniques cinématographiques. Préface de Philippe d’Hugues. Editions de Fallois, 458p.

    Dessin: Matthias Rihs.

  • Souvenir d'enfantaisie

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    344012636_133451736300732_4986211208078543013_n.jpgOu la grâce, parfois, des vers de Jean Cocteau…
     
    Ces vers une fois de plus me reviennent de je ne sais quel sommeil éveillé de l’enfance ou d’un temps antérieur sans nom, en deça ou par delà le corps à deux têtes que l’amour emmêle en ce quatrain:
     
    Je n’aime pas dormir quand ta figure habite
    La nuit contre mon cou ;
    Car je pense à la mort laquelle vient trop vite
    Nous endormir beaucoup…
     
    La dédidace indique simplement Souvenir, sous le nom manuscrit au stylo bleu de Jean Cocteau, le livre m’a coûté 150 francs suisses actuels dans une brocante; je disposais déjà de plusieurs éditions de Plain-Chant, mais c’est par ce recueil intitulé Poèmes, Morceaux choisis, paru aux éditions du Grand-Chêne, à Lausanne, en septembre 1945, tiré à deux mille exemplaires sur papier vélin (numéro 1733), que je suis revenu ces jours à la poésie de Cocteau, ou plus exactement à ses moments de grâce ici disséminés dans les fragments du Cap de Bonne-Espérance, du Discours du Grand Sommeil et de Plain-Chant ou d’Opéra et du Musée Secret, notamment.
    La poésie chez Cocteau, autant que le voulu poétique, sont partout dans les écrits, les graffiti, les dessins et tous les gestes artistes et même publicitaires de ce touche-à-tout que j’ose dire angélique pour sacrifier à son propre kitsch, mais ce n’est pas ce qui requiert ici mon attention, vouée à la seule grâce...
    C’est ensemble un sentiment d’embrassement et la sensation pensée de l’arrachement et d’un initial déchirement que les mots remémorent :
     
    Je mourrai, tu vivras, et c’est ce qui m’éveille !
    Est-il une autre peur ?
    Un jour ne plus entendre auprès de mon oreille
    Ton haleine et tu cœur.
     
    La nuit de nos enfances ne nous suppose pas faisant l’amour, sauf à laisser agir la poésie dont les mots sont autant de lucioles aux lisières des prairies :
     
    La main d’un maître anime le clavecin des prés,
    notait un petit dormeur - et cet autre:
     
    Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes...
     
    Sur quoi nous revenons aux stances de Plain-chant dont la confidence émane de la trentaine du Poète - on insiste sur la majuscule.
    Voyons donc un peu plus loin:
     
    Tout sera changé de ce que nous sommes,
    Oui tout à l’envers.
    Et les murs épais du sommeil des hommes
    nous seront ouverts...
     
    Le Poète ! Son orgueil ! Béni des fées ! A moi les muses ! Menues griffes de la vanité: petites vertus de la clique Verdurin et compagnie. Et la surprise revient dimanche soir:
     
    Sur une mer en l’air de maisons et de vide
    Rappelez vous le bal: un bateau fait en fil…
     
    Or, le fil de la grâce n’est en rien continu. J’y insisterai et jamais assez à propos de cette période fabuleusement littéraire et donc prodigue de words, words words, même à l’enseigne de ce qu’on proclame alors avant-garde et voulu moderne, contre toute éloquence de salon et toute emphase d’académie, et la guerre est passée, et vient de s’éteindre un génie dans sa prison de liège : 1923, année de Plain-chant, fait suite à 1922 au novembre marqué par le dernier endormissement de Proust dont les ailes du Livre s’ouvrent alors pour toujours, et l’on est supposé désormais moins se payer de mots, la parole océanique brassant tout mais avec cette folle précision de chaque mot de chaque phrase de chaque page de la Recherche qui, loin de noyer ou de banaliser la poésie en revalorise au contraire ce que Baudelaire appelait les minutes heureuses, et me revoici, disons : au petit bonheur, devant ces mots de la Délivrance des âmes de Cocteau entre 1916 et 1918 :
    Comme le nez du lièvre bouge,
    Bouge la vie, et, tout à coup
    Ne bouge plus. Un sang rouge
    Coule du nez sur le cou...
     
    (À suivre...)

  • Quand deux romanciers nous confrontent aux mystères de la religion

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    Avec le même formidable culot, et malgré ce qui différencie, voire oppose, leurs visions respectives des tenants et aboutissants de la saga judéo-chrétienne, Metin Arditi, dans Le bâtard de Nazareth et Romain Debluë, avec La Chasse au cerf, proposent chacun leur interprétation de la vie et des enseignements de Jésus et des deux mille ans de débats, conflits, bienfaits spirituels et méfaits temporels liés à la supposée révélation et à ses avatars historico-théologiques ou philosophico-littéraires…
     
    Au premier regard l’on pourrait dire que nous avons là, sur la même ligne de départ éditorial, un vieux sage et un jeune fou.
    D’un côté, le bientôt octogénaire Arditi de grande expérience, Turc et juif séfarade d’origine mais établi en Suisse depuis sa jeunesse et qui a tout réussi en apparence (belles études scientifiques puis commerciales et, fortune faite, non moins brillante carrière littéraire dans la foulée, par ailleurs mécène et fort engagé dans les entreprises de bonne volonté), et de l’autre celui qui pourrait être son petit-fils pour l’âge, né en milieu littéraire romand (deux écrivains déjà dans la tribu Debluë) et tout en promesses personnelles, docteur en philo à moins de trente ans et signant aujourd’hui un véritable monstre d’intelligence et de porosité sensible de plus de 1000 pages.
    Plusieurs Christs, mais un seul Jésus…
    Le bâtard de Nazareth, selon Metin Arditi, est en somme le fruit de l’arbre juif, qui résume le message de Jésus au fameux «aime ton prochain comme toi-même », en lui ajoutant «ton lointain», comme il est prescrit dans le Lévitique, troisième des cinq livres de la Torah.
    Aimer son prochain ne va pas toujours de soi, mais aimer son «lointain» est beaucoup plus difficile encore, et les docteurs de la loi en sont le meilleur exemple, qui prônent l’exclusion des enfants mamzer, comme ils appellent les bâtards, la lapidation des femmes adultères ou prostituées, stigmatisent aussi les lépreux menaçant d’affaiblir la vigueur de la tribu d’Israël autant que les miséreux de tout acabit. Sous prétexte que le Temple, symbole de la nation reconstruite au dam des païens, doit être préservé des impurs, son parvis en sera nettoyé sans inclure d'éventuel coquins marchands, et c’est ainsi que les parents de Jésus et celui-ci en seront chassés.
    À préciser alors que le Jésus de Metin Arditi est lui-même mamzer, bâtard né de la relation forcée de Marie l’innocente et d’un soldat romain, ensuite adopté avec sa mère par le sage Joseph déjà père de plusieurs enfants et qui l’instruira dans l’observance fidèle des lois juives.
    L’on imagine alors les convulsions scandalisées des gardiens du temple chrétien : comment ce Juif de Metin ose-t-il ? Jésus rejeton d’une fille-mère ! Et ce n’est qu’un début, car ce Jésus n’aura rien du suave Seigneur à dégaine de hippie de certaine imagerie mais sera révolté, violent même et bien décidé à exclure l’exclusion, non sans aimer en sa tendre chair sa chère Marie de Magdala, et le pompon sera l’apparition d’un Judas tout différent du présumé traître déicide que Dante place au tréfonds de son Enfer, dont Arditi fait, avant l'apôtre Paul, le premier initiateur virtuel de la secte future à laquelle Jésus préfère à vrai dire la fidélité (promise à Joseph) à la loi juive d’amour bafouée par les rabbins et autres grands prêtres du Sanhédrin…
    Le Judas de Metin Arditi est différent du Judas du grand écrivain israélien Amos Oz ou du protagoniste de L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, de même que le Jésus du Bâtard de Nazareth est différent de celui du Nobel de littérature J.M. Coetzee, du Christ de Pascal ou du Jésus d’Ernest Renan, mais c’est au traducteur de la Bible juif André Chouraqui que j’emprunterai la réflexion selon laquelle, dans la Bible, la voix de Jésus de Nazareth, dit aussi rabbi Yéshoua, est unique…
    Un objet littéraire sans pareil
    Unique: c’est aussi ce qui distingue l’apparition et la qualité de La Chasse au cerf de Romain Debluë sur la scène littéraire romande, et française et francophone aussi bien, qui pourrait à la rigueur (par ses dimensions symphoniques et sa thématique spirituelle) rappeler les 590 pages de L’Été des sept dormants de Jacques Mercanton, d’une tournure plus romantique cependant que néo-classique, ou plus explicitement, malgré leur inspiration nietzschéenne majeure, les 1312 pages du chef-d’oeuvre de Lucien Rebatet, Les Deux étendards, achoppant lui aussi à un grand débat entre athéisme et croyance entre deux jeunes amis – Michel l’agnostique double de l’auteur, et Régis le catholique intégriste - et la jolie Anne-Marie qu’ils se disputent…
    La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois chronique d’une initiation spirituelle et roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles - à vrai dire plutôt cérébrales et sublimées que sensuellement exprimées.
    Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux, les arrêts péremptoires et la morgue parfois méprisante du Juste. Ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération, son écriture est truffée de tournures ampoulées et de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui, entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que beaucoup des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture, noyés par le monceau de références et de citations aux philosophes Hegel ou Heidegger, aux écrivains Malraux ou de Bernanos, aux mystiques Catherine de Sienne Jean de La Croix, etc.
    Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour ce qui touche à l’installation parisienne de ce bon fils d'excellente parents très féru d'études, au point que la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle quotidienne des personnages.
    C’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées voire saturées de citations parfois latines et pas toujours traduites, cela constituant l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture.
    Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement, Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du Jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie agnostique, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferrée en philo, charmante illico quoique non moins agaçante au premier déboulé - joli personnage...
    À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original, savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle; puis une Françoise illico sublime et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués, sinon désespérés, plus conformes alors au mal du siècle.
    De l'ensemble du roman, l'on peut dire que ses péripéties romanesques sont moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement trop vite à notre goût), son épouse diaphane genre Lady Macbeth évanescente. et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon… À relever à ce propos : que Romain Debluë, qui connaît la musique, en parle assez merveilleusement. Mais parler de musique, parler d'art, parler de littérature, parler de poésie, parler de peinture ou de cinéma, parler de philosophie, parler d'amour ou parler de Dieu est une chose, et donner vie à des sentiments, communiquer des émotions, faire vivre des personnages en ronde-bosse est autre chose...
    Les pièges du sublime
    C'est que, plus encore qu’un récit d’initiation, La chasse au cerf l’est d’une conversion, dont la fin touche à l’édification explicite, au dam du roman. Il faut quelque 600 pages à Paul Savioz pour que lui soit révélée « la vérité », un peu comme il advint à Paul Claudel rencontrant Dieu derrière une colonne de Notre-Dame, et voici l’hymne qui en résulte : « Ô l’heure de l’éveil ! Ô l’heure où le matin splendide pénètre dans la vie d’un homme, et fait toute chose nouvelle, et lui surtout ! Ô l’heure où s’évapore le mauvais rêve avec la sale nuit qui l’avait engendré ! Ô l’heure où l’âme altérée s’emplit de lumière, et la boit comme les eaux vives ! Ô l’heure où l’oreille, comme de l’enfant jadis, se tend vers la musique du monde, et vers le chant des choses ! »
    Sublime envolée, et qui envoie bouler les sceptiques : « Il y a , un peu partout éparpillés, de nombreux désolants crédules de l’idée selon quoi l’âme s’assombrit et s’étrique lorsque pénètre dans elle la foi ». Alors que Paul, tout à l’inverse , sent son âme s’évaser comme un arbre immense » et devenir l’homme nouveau prêt à poursuivre le chemin du pèlerin sur 444 autres pages…
    Et le roman là-dedans ? Disons que Dieu y devient son copilote forcé, limitant d’autant la liberté de l'auteur, voire sa crédibilité pour ce qui touche à certains de ses personnages. Par contraste absolu (tout y devient absolu), L’Ennemi y surgit en effet, sous les traits d’un démon caricatural , en la personne de Martial Odier, méchant capitaliste voué au culte de Mammon (brrr) père du petit Christophe qui s’est dit ennemi de la musique et se pose en Adversaire démoniaque alors que son enfant chéri vient de mourir à l'hôpital. Et vous croyez, jeune homme, que nous allons gober ça ? L’on aura beau citer Bernanos ou Dostoïevski, mais non : ça ne passe pas.
    Passe donc l’essai juvénile souvent éblouissant. Passe le poème en prose aux pages étincelantes. Mais quant au mystère de l’incarnation : le roman n’y est pas, ou pas encore dans ce fol ouvrage où il y a en somme « trop », comme s'en doute d'ailleurs Paul Savioz lui-même : trop de tout, trop de trop, vraiment too much, mais peut-être pas tout à fait assez de coeur en partage, pas assez de corps et de chair, pas assez d'odeurs, pas assez d’âme simple pour que vive, vibre et respire le roman…
    Metin Arditi. Le bâtard de Nazareth, 192p. Grasset, 2023.
    Romain Debluë. La Chasse au cerf, 1044p. L'Aire, 2023.

  • Ceux qui sont au-dessus de ça

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    Celui qui met du bien de côté pour après si jamais / Celle qui exige que son cercueil reste entrouvert / Ceux qui marchent au plafond dans le vaisseau retourné / Celui qui se réveille dans le rêve de son grand frère Œdipe aux manies complexes / Celle qui surfe en silence sur le blog d'Oceania / Ceux dont les chats se taisent sur les fourneaux flamands / Celui qui peint des oiseaux aux murs de sa case en moins /Celle qui fantasme sur les faisans sans ombres / Ceux qui demandent au mort de saluer leurs voisins de palier accidentés sur la route d'en haut / Celui qui loupe le virage quantique et se retrouve coincé entre deux dimensions / Celle qui se duplique pour échanger / Ceux qui sourient toujours sur leurs blogs désaffectés / Celui qui s'est projeté dans le nouvel espace de faisabilité virtuelle / Celle qu'on a débranchée sans la mettre au courant / Ceux qui estiment que mieux vaut guitare que jamais / Celui qui jalouse le chant du rossignol sans se l'avouer / Celle qui étudie sa façon de clore les paupières genre vierge au rocher de Léonard de Vinci / Ceux qui conseillent le martinet au moine intempérant / Celui qui a l'instant d'Isaac Newton a dix-neuf ans s'interdit d'être glouton quand il a la grippe / Celle qui a crocheté un filet à fiancés / Ceux qui dans l'Arche de Noé restent à l'écoute de la perce-oreille, etc.

  • L'unique et sa difficulté

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    En lisant La Chasse au cerf de Romain Debluë...
    (Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
    À La Désirade, ce lundi 24 avril. – Il est 6h du matin et je me dis que j’aimerais trouver les mots justes, le ton juste, la juste approche d’ensemble et de détail, enfin ce qu’il convient d’écrire à propos de La chasse au cerf de Romain Debluë.
    Ce n’est pas facile, et le peu que j’en ai lu jusqu’à maintenant, notamment sous la plume de l’amphigourique Maxime Caron, montre à quel point il est difficile de parler de ce livre, sans en rester à des généralités flatteuse qui disent peu de chose de l’objet en question.
    De quoi s’agit-il ? D’un objet littéraire sans pareil aujourd’hui et dont je n’entrevois pas d’équivalent dans la littérature romande récente, si l’on excepte L’Été des Sept-Dormants de Jacques Mercanton – romantique plus que néo-classique-, ni non plus dans la littérature française contemporaine, sauf à se rappeler les 1312 pages du chef-d’œuvre de Lucien Rebatet, auteur maudit, avec Les deux étendards qu’il m’a dédicacé le 14 mars 1972.
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    Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux; ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération adonnés aux rave parties ou aux secousses du rap, son écriture est truffée de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que la plupart des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture après 3 ou 33 pages, sauf à épicer leur bircher matinal de morceaux de Heidegger ou de Bernanos, de Catherine de Sienne ou de Hegel, etc.
    La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois la chronique d’une initiation spirituelle, et un roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles.
    Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour les grandes lignes de cette évocation de la vie d’un jeune étudiant installé à Paris pour y faire des études, mais la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle des personnages, c’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées de citations parfois latines et non traduites, c’est l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture. Cela explique sûrement la frontale opposition des médias romands à parler de ce roman risquant de ne pas plaire au public rétif à tout effort de réflexion - pensent les journalistes qui en savent quelque chose, n'est-ce pas ?
    Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement (juste derrière le Bon Marché), Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferré en philo, charmante illico, non moins agaçante au premier déboulé, très joli personnage...
    À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original et savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle, bientôt une Françoise angélique et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – il a visiblement lu La Nuit de Gethsémani de Chestov que Dimitri m’a présenté comme le livre qui lui a sauvé la vie à vingt ans... ) , cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués.
    Cela aussi pour le tracé général du roman, aux péripéties romanesques moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement), son épouse diaphane et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon…

  • Vie et destin

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    Nous ne nous déroberons pas,
    sauf à trop de douleur;
    nous récusons tous les excès
    et le mal pour le mal...
     
    Le sang des innocents colore
    le ciel absolument indifférent,
    et de l’aurore au couchant
    tout n’est qu’essor et substance
    à la vie à la mort...
     
    Ta vie ne deviendra destin
    qu’au hasard d’un chemin choisi les yeux fermés,
    et le chagrin mêle à la joie
    de te savoir vivant
    l'effroi de l’éprouver...
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ceux qui la sentent passer

     

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    Celui qui sait par cœur toutes les notes de La Flûte enchantée / Ceux qui voient la musique en couleurs et notamment Messiaen et Debussy mais aussi Dutilleux et Arvo Pärt / Celui qui échappe au canard du doute à lèvres de vermouth en se repassant le 4e Concerto brandebourgeois / Celle qui se rappelle l’ami disparu avec lequel on écoutait le Göttingen de Barbara / Ceux qui te répètent qu’ils te reçoivent 5 sur 5 et dont le regard dit tout le contraire / Celui que Vivaldi met en joie alors qu’il n’est qu’épicier non mais t’y comprends quelque chose ? / Celle qui sait les pouvoirs érogènes des ragas de l’Inde / Ceux qui ne se doutent pas qu’ils ont l’oreille absolue et ne semblent pas en souffrir à vue de nez / Celui qui écoute le doux murmure des nonnes à la sieste / Celle qui prête son oreille à un mendiant aveugle qui lui sourit en entendant tomber la pièce / Ceux qui sont à l’écoute des démunis aux heures réglementaires / Celui qui fait semblant de ne pas entendre son heure sonner / Celle qui entend ce que lui disent les lèvres du sourd-muet aussi salace que bien foutu / Ceux qui laissent dire en souriant comme le bourreau qui retient le couteau pour le plaisir / Celui qui mâche du chewing-gum alors que la chanteuse de fado mime le désespoir de celle que son macho plaque pour une Islandaise rousse mais friquée de passage au Barrio Alto / Celle que son père richissime veut absolument faire opérer pour qu’elle devienne le soprano dramatico de ses rêves / Ceux qui écoutent la radio des voisins mais baissent la voix pour critiquer leurs émissions à la con / Celui qui a ce qu’on appelle deux voix dont il use parfois dans les soirées récréatives / Celle qu’on appelle le rossignol de la ZUP / Ceux qui dérogent à leur vœu de ne jamais manger d’oiseau en se tapant de temps en temps un bonne paire de cailles tirées les dimanches de brume / Celui qui entend la musique de l’ascenseur sans se douter que c’est du Monteverdi First Class / Celle qui laisse s’épancher la concierge avant de lui faire comprendre que son appareil audio n’est pas branché / Celle qui sait la partition de Violetta par cœur mais n’a pas encore trouvé l’homme qui la fera souffrir comme dans La Traviata / Ceux qui n’écoutent que leur courage hélas peu causant chez des retraités finlandais en saison morte, etc.


    Image : Lucian Freud, La Mère.

  • Swiss Genius

     

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    …C’est finalement à la Commission fédérale Culture & Hygiène qu’a incombé la charge de finaliser le contrat d’assurance de l’œuvre de la plasticienne Heidi Bibelotti, en vue de sa présentation dans les hauts lieux de l’Art contemporain globalisé, à hauteur de 2 millions d’euros, étant entendu que l’aspect ludique et subversif à la fois de l’installation serait mis en valeur par une scénographie adaptée à chaque espace muséal par le bureau d’architectes Rudi & Noldi, autres phares avérés de la Nouvelle Créativité Helvétique dûment sponsorisée par le conglomérat bancaire avec l'aval des élites du peuple …

    Image : Philip Seelen      

     

     

        

  • Mes échappées libres

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    Carnets de JLK: bilan après 12 ans de blog. 4888 textes. Plus 7889 articles sur  Facebook..

     

    Il y a douze ans, dès juin 2005, que j’ai entrepris la publication quotidienne de mes Carnets de JLK, (http://carnetsdejlk.hautetfort.com) comptant aujourd’hui 4888 textes et visités chaque jour par des  lecteurs fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns. 

    Ainsi me  suis-je fait d'occasionnels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008, de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog. De même ai-je apprécié les échanges avec Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... enfin je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis ou relancés via Fabebook, notamment avec les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Jean-Michel Olivier, Sergio Belluz et Philippe Lafitte, Jacques Tallote, Claire Krähenbühl ou Janine Massard,  les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices amies ou amis Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert, Gio BonzonJacqueline Wyser, ou Maveric Galmiche, Chantal Quehen, Mira  Kuraj, Martine Desarzens, Lex David ou Jérôme Génitron Ruffin, Nicole Hebert au Quebec et Ann Pingree en Arizona, William Adelman à Los Angeles et Florian Gilliéron sur son VTT, ou Catherine Smits dite la belle Brabançonne, notamment.

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    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966, d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une cinquantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures,  Chemins de traverse et L'échappée libre.

    BookJLK17.JPGBlog-miroir et blog-fenêtre

    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche.

     Si je me suis risqué à dévoiler, dans mes Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, ou l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre. Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire.

    BookJLK15.JPGAinsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. 

    CarnetsJLK8.JPGTout récemment, un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog, et cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile; mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité.

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    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.

    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré.

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    Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement près de 4000 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    De l’atelier à l’agora

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    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé, dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.

    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui appliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce. N’ayant plus trop le goût des chamailleries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ? Quoi qu’il en soit la nave va...

    969203646.2.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande.

    Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. 

    Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    IMG_1535.jpgMes Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas.

    Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang.

    Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister.

    Angelus Novus.net

    Benjamin11.jpgEt c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant à l'automne dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes.

    On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. 

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    Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ? Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer, je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. 

    Benjamin13.jpgMais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime aussi à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

    Chemins13.jpgAu début de l'année 2012, un nouvel éditeur du nom d' Olivier Morattel, ayant publié un livre surprenant, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme. Ce vingtième livre de ma firme s'intitule Chemins de traverse et constitue le quatrième volume de mes Lectures du monde, représentant environ 4000 pages publiées. 

    3290233831.jpgEn avril 2014 paraissait L'échappée libre, qui  constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique de mes Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013. Sa 4e de couverture précisait ce qui suit:  "À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.
    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à "ceux qui viennent".


    IMG_1575.jpgPost scriptum de juin 2016 : Après L'échappée libre,  trois nouveaux ouvrages ont été achevés, intitulé respectivement Les Tours d'illusion, La Fée Valse et La vie des gens. Enfin, sous le titre de Mémoire vive, un ensemble de mes carnets recouvrant les années 1967 à 2017 devrait paraître en l'an 20**, pour les 7* ans de l'auteur peut-être encore en vie, sait-on. Enfin, je travaille à un autre vaste ensemble de chroniques voyageuses, publiées en ligne sous le titre de Chemin faisant et dont le titre définitif pourrait être Le Tour du jardin... 

    16864891_10212227559311026_3597400430900070615_n.jpgPost scriptum de juin 2017: En mars 2017 a paru, aux éditions de L'Aire, le recueil intitulé La Fée Valse. La réception critique de ce livre, en dehors de quelques présentations de qualité sur la Toile, a été pour ainsi dire nul.

    Elle reflète la débilité complète de la critique littéraire en Suisse romande, et l'affaissement délétère des chroniques culturelles dans ce pays satisfait et repu, contre lequel d'aucuns ont entrepris de réagir, soit en lançant une nouvelle revue littéraire, à paraître cet automne sous le titre de La Cinquième Saison, soit, après la calamiteuse disparition du magazine L'Hebdo, la création d'une plateforme médiatique de qualité, intitulée Bon Pour la Tête et dont il y a beaucoup à attendre !    

    Nota bene: l'oeuvre reproduite en couverture de L'échappée libre est de Robert Indermaur. L'illustration de La Fée Valse est de la main de Stéphane Zaech. 

  • Le martyre du blasphémateur

     

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    À propos de Wise Blood (Le Malin) de John Huston, tiré de La sagesse dans le sang de Flannery O’Connor.

    Il est souvent mortifiant de voir ce qui a été fait d’un grand livre au cinéma, et c’est pourquoi je me suis gardé, pendant des années, de voir Le Malin (Wise Blood) de John Huston, tiré du premier roman de Flannery O’Connor, paru en 1952 et marqué par une extrême concentration de substance explosive, tant sociale et psychologique que spirituelle.
    Or, contre toute attente, le voyant enfin l’autre soir, force m’a été de reconnaître la réussite exceptionnelle de ce film ressaisissant les thèmes essentiels du roman en en simplifiant la ligne générale et non sans modifier aussi le dessin de certains personnages, à commencer par la fille du faux aveugle qui, de petite fille, devient ici une jeune fille plus troublante.
    À la lecture, La Sagesse dans le sang reste aujourd’hui, je dirais même :plus que jamais, un roman d’une étrangeté folle, comme le relevait Flannery elle-même dans les lettres où elle dissuadait ses lecteurs-éditeurs de le « normaliser ».
    À quoi rime l’errance furibonde de Hazel Motes, revenu de quatre ans de guerre dans son bled du Tennessee pour y faire « des choses » qu’il n’a jamais faites, telle le fondation d’une nouvelle Eglise du Christ sans Jésus, dont il proclame que ce n’est qu’un escroc dans les pattes duquel l’a jeté son grand-père le terrible pasteur ? À quoi rime, parallèlement, la quête non moins énigmatique du jeune Enoch, qui s’accroche aux basques d’Hazel et lui ramène un Jésus de substitution en la personne d’un ancêtre de l’homme naturalisé à bouche cousue qu’il dérobe dans le Museum local, et quelle mouche le pique à se déguiser en gorille de fête foraine pour cavaler dans sa nuit solitaire ? À quoi rime enfin le harcèlement, par Hazel, de l’aveugle prêcheur et de l’enfant qui le guide ?
    Telles sont, entre beaucoup d’autres, les questions que se pose le lecteur au fil du roman, dont le tissage extrêmement serré se détend dans Le Malin de John Huston, qui gagne en intelligibilité et en émotion ce qu’il perd en revanche en profondeur paradoxale et en folie drolatique.
    Flannery14.jpgCe que John Huston rend admirablement avec son adaptation, dans ce trou de province des années 50 où les rappels à l’ordre foisonnent en grandes pancartes sur fond de dèche et de grossièreté, c’est le ton du roman et le dessin de ses personnages, à commencer par Hazel dont la tension frénétique d’antichrist est portée à l’incandescence par un Brad Dourif sidérant. Dans le même registres des allumés, le faux aveugle de Harry Dean Stanton n’est pas moins inquiétant, face sombre d’une galerie de « grotesques » dont les femmes bien intentionnées, bonnes chrétiennes conventionnelles mais peu douées pour ces « horreurs » mystiques, sont le pendant. De la rose catin que visite Hazel au début du roman, à sa brave logeuse le pressant de l’épouser et découvrant des clous dans ses souliers et un cilice de fil de fer barbelé sous sa chemise, elles ne rompent en rien avec l’étrangeté mystérieuse de ce roman illustrant les dérives extrêmes du puritanisme, dont l’émotion finale qu’il dégage (dans le film autant que dans le livre) est bien moins paradoxal qu’il ne semblait d’abord…

  • Devant la mort

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    En lisant La chasse au cerf de Romain Debluë.
    Paul Savioz est un jeune Helvète débarqué à Paris après un début d'études de lettres à Lausanne. Insatisfait de celles-ci, il opte, en Sorbonne pour l'Histoire, plein d'espérances bientôt refroidies en dépit de la présence d'un prof hors norme. Mais dès le premier jour, sa rencontre de Justin l'étudiant en philo qui crèche à côté de sa thurne de la rue du Bac, et de la tourbillonnante Marion, compagne parisienne de celui-ci, est marquée par d'immédiats et passionnés échanges. Sur quoi son voisin d'en dessous, épais bourgeois qui gagnera peut-être à être connu et l'a entendu jouer de son violon, le presse de remplacer le prof absent de son jeune Christophe, atteint d'une leucémie. Or voici ce qu'on lit aux pages 112 à 114 de La Chasse au cerf:
    "Remonté là-haut, dans son appartement qui avait pour plafond les toits, et pour plancher le plafond des Odier, Paul Savioz demeura pour un long temps assis dans son canapé, sans pensée nette et tout empli d’une perplexité mêlée d'effroi. Bêtement, il ne parvenait d’abord à fixer son esprit que sur une chose : la sonate nommé par Jeanne Odier, dont le premier thème dominait, très au-dessus le chaos obscur qui règnait dedans son crâne. Bien sûr, il avait fini par accepter l’offre ; et le voilà donc professeur privé de violon du jeune et grave Christophe, qu’il n’avait point encore pu rencontrer, appointé grassement pour cette tâche, dont il devrait s’acquitter au rythme de deux heures par semaine. Morne, et vastement avachi, il sentit en lui se former, au milieu des mélodies de Mozart, une angoisse inexorable. Et si l’enfant venait à mourir ? Et si lui n’était pas à la hauteur ? Et s'il allait ainsi gâcher les derniers bonheurs des derniers mois de ce gosse infortuné ? D’appréhension, il se redressa sur son séant, et se redressant d’un coup trop sec, il se mordit la lèvre au sang. Du dos de la main, il s’essuya, laissant près de son poignet une petite tache pourpre, qu’il considéra longuement. Enfin, il eut un ricanement bref, et récita : "L’Étoile s'élargit lentement, et Kanut, / la tâtant de sa main de spectre, reconnut / Qu’une goutte de sang était sur lui tombée". De son pouce auparavant léché, il frotta la trace rouge ; elle disparut, et lui de constater : "J’aurais pu choisir Macbeth aussi…" Il prit un temps de réminiscence, rassembla quelques souvenirs épars, et déclama en se frottant à nouveau sa main désormais propre : "Out, damned spot ! out, I say ! What, will these hands ne'er be clean ?" Revivifié quelque peu, il put commencer de voir en face sa situation neuve. Il songeait au saisissant courage de cet enfant qui apprenait que soudain sa vie n’était plus une évidence, et décidait de persévérer dans le travail du violon, souvent ingrat, souvent pénible, alors qu’il eût été si simple pour lui de tout envoyer valser au diable, et de se prostrer devant la télévision en attendant ou la guérison ou la mort. Aurait-il eu, lui Paul, cette résolution à son âge ? Il en doutait fort. À nouveau, mais sans succès, il tenta de se figurer la réaction qui eût été la sienne, en semblables circonstances. Et aujourd’hui ? Malade si gravement, lutterait-il ? Se résignerait-t-il ? Ignorance profonde ! Et quel surplus de science sur soi-même avait cet enfant, qui se connaissait dans l’adversité la pire, et s’était découvert un cœur ferme infiniment. Lui, il savait sa bravoure , même s'il n’en avait peut-être pas, comme tel, encore conscience. Paul, en revanche, vivait avec l’incertitude de sa vaillance. Son existence, telle que traversée jusques alors, pouvait être aussi bien être celle d’un couard, que celle d’un héros. À nul instant de sa vie, dont le cours rectiligne n’avait jamais sinué au bord de l’abîme, il n’avait été sommé par les événements de choisir entre ces deux voies, qui demeuraient toujours devant lui, comme des chemins encore à emprunter, ou à n'emprunter pas. "Tout homme, déclarait Aristote, sait qu’il va mourir ; mais tant que ce n’est pas imminent, aucun ne s’en soucie. " Mais d’abord : devant quoi trembler ou ne pas trembler ? Comment avait-on présenté la mort soudain le menaçant au jeune Christophe ? Et à lui-même, quoi lui aurait- on dit ? Et désormais, s'il se découvrait proche de l’expiration, que croirait-il distinguer parmi les ombres montantes, au-devant de lui, dans le grand crépuscule où le regard erre lamentablement ? Il avait appris de Lucrèce que nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum, et certes c’était la maxime aussi admirablement ciselée que confortable; mais il comprenait maintenant que la mort n’est pas ma mort, et que si, peut-être, la mort peut nous être rien, si elle est triomphe du néant, ma mort n’en demeure pas moins un coup d’œil porté de l’abîme sur moi,– et à ce titre, rien ne me concerne plus qu’elle. Le jeune historien se débattait, comme il pouvait, dans ces considérations qui germaient en lui, et croissaient, à la manière de plantes sauvages, dans un fouillis de feuilles, de tiges et d'épines. Son esprit, sciemment, avait été abandonné en friche par sa génération, et quelques précédentes : l’on avait conspiré pour qu’il n'y crût que le chaos, et que la végétation de ses idées fût si compliqué, si intriquée, qu’il fût impossible d’y voir jamais se développer ni la moindre fleur, ni le moindre fruit. Ainsi peut se concevoir l’âme d’un jeune homme né au siècle d’après tout : comme un palais de cristal, lointain, à peine encore visible pour les vues les plus perçantes, pris dans un enchevêtrement impénétrable de ronces et de liane, de branches et de broussailles,– et le monde alentour encourageant à l’épaississement incessant de cette silve enténébrée.
    Il ne faut point s'en étonner. Paul Savioz, en effet, était né parmi ces générations qui se pressent, éperdus et hagardes, au bord du précipice des derniers âges, et dont la masse effondré vers l'abîme fait monter au ciel abandonné des vacarme de catafalque. Générations d’après tout, pour qui la vérité n’est plus une évidence, pour qui le bien et le mal ne sont plus des certitudes, et pour qui la beauté est affaire de configurations hypogastriques..."
    Romain Debluë. La chasse au cerf. Editions de l'Aire, 1044p. 2023.

  • Ceux qui filent doux.

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    Celui qui se met à parler en état de coma dépassé et dit alors des choses jamais entendues sur les temps qui courent / Celle qui a vu le monde changer avec tant de violence qu’elle s’est construite une nacelle d’osier dans le grand sycomore où elle attend l’Ennemi avec son Missel / Ceux dont les voitures blindées processionnent sur l’autoroute du vendredi soir jusqu’aux Zones de Résidence Privilégiée (ZRP) où ils passeront un week-end en toute sécurité sauf attaque terroriste inappropriée / Celui qui traduit le désarroi de l’époque au moyen de graphes numérisés dont il vend les monotypes à des prix qui lui permettent de rouler Jaguar / Celle qui se fait virer du département d’histoire parce qu’elle ne donne pas de celle-ci une image assez optimiste / Ceux qui baissent la voix en parlant élévation spirituelle comme s’ils étaient entourés d’un cordon sanitaire / Celui qui se pique d’échapper aussi bien à la tartuferie d’affectation idéaliste qu’au mercantilisme larvé / Celle qui s’entretient avec ses chiens dans un langage évoquant celui des prophètes de l’Ancien Testament / Ceux dont on peut définir la qualité de parvenus par leur propension à l’étalage illimité / Celui qui aime rappeler à sa bru qu’on a commencé de faire cuire dans des cuirs et des peaux qui ne sont devenus que bien plus tard des pots alors un peu d’humilité damoiselle Isabeau / Celle qui a appris ce matin à l’école que le butor butit sans se douter que l’oiseau et l’écrivain ne butissent point de concert ni que le chevreuil rote et que la souris chicote / Ceux qui savent d’expérience que la librairie est le cimetière des vivants et des morts et ne portent pas plus le deuil des uns que des autres, etc
    Image: Michael Sowa.

  • Le jeune auteur

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    …Ce qui saute aux yeux, mon petit Joël, c’est que votre premier manuscrit a un potentiel formidable, croyez-en mon expérience : il n’y en a pas dix comme ça par génération, vous avez de la Bête en vous, vous avez de la Superbête, et plus encore - et ça compte pour notre public féminin : vous avez du Fruit… mais il y a encore du travail, Jo chou, et ça c’est l’affaire de votre éditrice, nous allons revoir une page après l’autre et là je veux que vous vous donniez à fond, faut que vous fassiez sauter le bouchon…
    Image : Philip Seelen

  • Contre la déraison

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    Ou comment l’utopie révolutionnaire contribue à notre asservissement...
    « Stay woke ! », s’écrie la conscience blessée devant l’atrocité de ce qui est, et je me le rappelle tous les matins en prenant des nouvelles du monde nous arrivant au même instant de partout, et je me dis que ça ne devrait pas être, comme je me le suis dit enfant à la découverte d'un premier oiseau mort dans notre jardin, comme je me le suis dit l’an dernier après qu’un jeune flic paniqué de nos régions eut flingué un Noir au comportement inquiétant, et comme je me le dis ce matin en prenant des nouvelles d’Ukraine et environs.
    « Reste éveillé ! » Hier soir encore, l’atrocité du monde m’est revenue avec les épisodes insoutenables de cette série coréenne (Juvénile justice, sur Netflix) consacrée aux conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants devenant parfois de monstrueux délinquants, et l’inventaire des calamités imputables à ce que Montaigne appelait l’hommerie se trouvait une fois de plus ressassé, enfants et femmes battus, viols et violences à n’en plus finir, et j’entendais la voix de ma conscience meurtrie me répéter : comme cela a toujours été, mais il ne faut pas dormir...
    Sur quoi j’entends que « stay woke », en américain d’aujourd’hui, voudrait dire tout autre chose en matière de changement. Un poète le clamait jadis : il faut changer la vie. Et voici que les nouveaux éveillés le prennent au pied de la lettre en changeant les lettres de la vie, l’ADN devenant NADA ou n'importe quoi.
    On y reconnaîtra le retournement des slogans, caractéristique de toutes les révolutions, et avec les dernières nouvelles , atroces, d’Ukraine ou des fronts des commissariats et des services d’urgences du monde entier, nous arrive ce matin la rumeur que tout ça ne serait qu’assignation arbitraire et qu’en réalité il suffirait de changer les mots pour changer les choses, mais comment supporter cet aveuglement ? Comment ne pas voir que prendre ses fantasmes pour la réalité nous prépare de nouveaux lendemains qui déchantent ?
    Restons éveillés mais sans esprit de vengeance et cette propension actuelle a endosser la souffrance des autres pour se blanchir. Répondre à la haine par la haine, ne voir partout qu'abus et noirceur, faire de l'Occident seul ou du seul mâle blanc des monstres est la meilleure façon d'ajouter à la confusion et au chaos, etc.

  • Le chemin sur la mer

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    «Qui sait, il se peut que la vie soit la mort,
    et que la mort soit la vie » (Euripide)
     
    Tu ne sais pas où ils s’en vont,
    ou tu ferais semblant:
    tu le saurais très bien, au fond,
    mais faire l’ignorant
    du lieu qui n’aura plus de nom
    connu de leurs experts
    du vivant juste vécu
    comme la plus banale affaire
    te semblait élégant...
     
    Vous ne vous inquiéterez pas
    où vous êtes à présent -
    mais ce mot-là ne convient pas
    où vous êtes là -bas -
    non plus que cette expression là !
    Vous n’y penserez même pas,
    mais nous sommes ici
    parfois moins vivants que vous autres,
    à croire encore que vous pouvez
    faire de nous l’un des vôtres...
     
    L’invisible passage est lisible
    au cœur de chacun d’eux:
    d’un imperceptible coup d’aile
    elles retrouvent ce lieu
    dont le nom jamais prononcé
    dans l’obscure lumière
    seul fait de nous les passagers
    du chemin sur la mer...
     
    Peinture: Odilon Redon

  • Conseils à un jeune écrivain


     

    Une page retrouvée de Danilo Kis

    En rangeant mes paperasses, je suis tombé sur la photocopie d’une page de la Lettre internationale, excellente revue disparue depuis des années, reproduisant la version complète des Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis, que je me suis affairé à recopier pour ma gouverne étant entendu qu’un écrivain ne peut que rester jeune et que ces préceptes valent toujours, ou méritent à tout le moins d’être discutés.

    Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.
    Tiens-toi à l’écart des princes.
    Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
    Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.
    Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.
    Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.
    Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.
    Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.
    Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.
    Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.
    Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.
    Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».
    N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.
    Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
    Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
    Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse.
    Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme etc : tu as mieux à faire. 
    Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.
    Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.
    Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.
    Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
    Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
    Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.
    Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.
    Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.
    N’écris pas sur commande.
    Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.
    Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais. 
    Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.
    Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.
    Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.
    Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».
    Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.
    Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.
    Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.
    Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.
    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris st la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.
    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.
    « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)
    Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.
    Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.
    Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.
    Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».
    Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.
    Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.
    Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des rices.
    Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.
    Aie en toute chose ton avis propre.
    Ne donne pas en toute chose ton avis.
    C’est à toi que les mots coûtent le moins.
    Tes mots n’ont pas de prix.
    Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?
    Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.
    Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.
    Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.
    Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.
    Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.
    Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.
    Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.
    Ne sois pas l’écrivain des minorités.
    Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.
    N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.
    N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.
    Ne pense pas à mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.
    Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.
    Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.
    Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.
    Ne sois pas bouffon de cour.
    Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.
    Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.
    Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.
    Ne sois pas lâche, et méprise les lâches. 
    N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.
    N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.
    N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.
    N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.
    Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.
    Garde-toi des demi-vérités.
    Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.
    Ne rends pas service aux princes et aux boyards.
    Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.
    Ne sois pas tolérant par politesse.
    Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».
    Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas. « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )
    « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)
    Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».
    N’aie pas de mission.
    Garde-toi de ceux qui ont une mission.
    Ne crois pas à la « pensée scientifique ».
    Ne crois pas à l’intuition.
    Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.
    Evite les lieux communs et les citations idéologiques.
    Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.
    Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.
    Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.
    Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.
    Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.
    A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.
    Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.
    Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.
    Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.
    Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
    Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement.
    « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

     

  • Les animaux du bois sacré s’abreuvent à la même source

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    239936105_10227346133145923_9050214885868312106_n-1.jpgMélange d’obscures figures et de lumière épurée, la poésie est parfois la voie de la connaissance la plus profonde. La Fontaine est à relire d’une œil neuf, grâce à Michel Serres, et deux artistes-poètes reprennent le chemin de l’animalité sublimée, à la suite de Leonora Carrington. Avec un clin d’œil à Montaigne, qui a fait le bilan de l’ «hommerie»…
    Je venais de revoir, l’autre soir, l’atroce Mississipi burning d’Alan Parker, qui raconte la traque des salopards qui assassinèrent, en 1964, trois jeunes militants (deux blancs et un noir) des droits civiques, et je repensais à la meute raciste en termes aussi rageurs que malvenus (les chiens, les porcs, les brutes bestiales) puisque, aussi bien, ce vocabulaire ne disait pas l’essentiel, à savoir que la haine déferlant dans ce film-manifeste relève bel et bien de l’«hommerie» et non d’une fureur imputable à la gent animale.
    Or je revins, le lendemain, à ma réflexion sur cette confusion de notre vocabulaire courant, qui dissimule les vices humains sous les masques de figures animales, à propos de deux écrits comptant au nombre de mes diverses lectures en cours: à savoir une fine plaquette poétique aux superbes enluminures multicolores de Claude-Henri Bartoli, que venait de m’envoyer mon ami congolais Bona Mangagu, traitant précisément du lien unissant l’homme et l’animal, en hommage à l’artiste mexicaine Leonora Carrington, et l’édition posthume d’une vaste réflexion du philosophe Michel Serres toute consacrée à la tradition multiséculaire et multiculturelle des fabulistes, et plus particulièrement au corpus des fables de Jean de La Fontaine, revisitées sous les aspects multiples d’une initiation enfantine aux réalités de la vie et d’un nouvel inventaire des vertus et de vices, conquêtes et turpitudes de notre drôle d’espèce.
     
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    Aux sources du totémisme et du chant premier
    Le premier mérite de Michel Serres, navigateur de la pensée au double regard de scientifique et de moraliste au sens très large, enseignant aux States comme le fut son ami René Girard, et passionné autant que celui-ci de littérature et d’anthropologie, est de procéder à un premier dépoussiérage de l’image conventionnelle du La Fontaine appris par cœur dans les familles et les écoles, à valeur sainement édifiante, et d’en célébrer immédiatement le génie tout français de la langue, avant d’en détailler la richesse phénoménale « à l’arrivée », et bien au-delà du cercle social et du siècle, comme résultat d’une pensée remontant, chose connue, à Esope, mais aussi à Ovide et à ses métamorphoses, et plus en amont à Homère et aux traditions perse ou orientale, jusqu’aux ancêtres des animaux de la ferme en leurs emblèmes totémiques...
    Pourquoi les compagnons d’Ulysse, transformés en animaux par Circé dans L’Odyssée d’Homère, refusent-ils de renoncer à leur animalité dans l’interprétation que propose La Fontaine du même épisode, et comment l’entendrions-nous aujourd’hui où se répand telle nouvelle idéologie «animalitaire», parfois jusqu’à l’absurde ?
    De telles questions foisonnent à la lecture de Michel Serres lisant La Fontaine lisant Esope ou Plutarque ou tel archaïque conteur oral sous son arbre à paroles, qui nous ouvrent de nouvelles voies d’écoute ou d’échange avec l’animal qui est en nous et les animaux tenus pour inférieurs alors qu’ils sont à peine différente et parfois meilleurs à tel ou tel égard - ainsi que le relevait un Montaigne…
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    Il faut lire, à ce propos, le délicieux commentaire qu’en fait André Comte-Sponville dans son Dictionnaire amoureux de Montaigne à l’article intitulé Animaux, où l’on voit (comme souvent) l’originalité profonde et la liberté de pensée du merveilleux Girondin lançant un pont entre l’Antiquité et notre futur, raillant « cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures » et poussant même le bouchon jusqu’à prétendre « qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête », ce que confirme en effet notre fox Snoopy d’un regard entendu…
    Mais c’est dans la nuit remuante de notre subconscient que se fonde le plus naturellement la vieille alliance, où puise la poésie de tous les temps, du chant archaïque aux résurgences contemporaines, notamment à l’enseigne du surréalisme auquel s’apparente Leonora Carrington.
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    Comme un chant de réconciliation
    Bien au-delà des «leçons» édifiantes auxquelles on réduit trop souvent La Fontaine, celui-ci n’aura cessé d’évoquer des ombres et des conflits que dissimule la grâce ou les lumières de sa prose versifiée, et ce sont des combats à becs et griffes qui ponctuent l’ «hominisation» de notre espèce, de conquêtes territoriales en guerres de sexes ou de races.
    « L’homme et la bête ne font qu’un », écrit Bona Mangangu dans Le songe de Leonora Carrington. « Leurs effluves se mêlent. /L’homme sent le fauve ; l’animal, le végétal et la boue, la Vie./ Mon angoisse se détache péniblement de mon corps »...
    Le poème a surgi de « l’ardeur de la nuit », comme « une main venue du plus loin de l’enfance », y apparaissent « des oiseaux énigmatiques » qui se lèvent « des cendres de la nuit / Pour porter secours aux victimes de la Raison et du Pouvoir », et l’on revivra, d’images en images, les affrontements élémentaires de la nature et des figures sexuées, présences adverses, avec des hommes « bons ou mauvais » qui veulent « gouverner des courants d’air », tel mâle « dans sa splendeur » dont le monde a chaviré devant l’assurance d’un batracien », telle « gardienne des mystères » gardant seule la « puissance de procréer », et l’appel final à quelle « douce présence ».
    La peinture de Leonora Carrington, comme celle de Leonor Fini, est d’une fée-sorcière sourcière de visions oniriques pleines de créatures composites et trouvant un écho pacifié dans le poème de Bona le Congolais dont les bribes nous reviennent du large par un vent sentant bon l’Afrique initiale :
    « Nous aborderons les rivages ensemble, annoncés d’oiseaux, mes compagnons de dérision »…
    « Tu sera admis au sein du peuple qui vient. Le peuple de l’esprit et du vent. Le peuple du réel, du rêve, de l’irrationnel et du mythe »…
    « Nous laisserons s’égayer parmi nous les bêtes domestiques et sauvages. Les animaux de nos rêves et de notre fantaisie. Puisqu’ils ont plus que ce que nous prétendons posséder »…
    « Nous inventerons un langage simple pour nous laisser admettre parmi eux »…
    Miche Serres. La Fontaine. Editions Le Pommier, 2021, 416p.
    André Comte-Sponville. Dictionnaire amoureux de Montaigne . Plon, 633p.
    Bona Mangangu. Le songe de Leonora Carrington. Illustrations de Claude-Henri Bartoli. Arcana editions nomades, 2020. 50p.

  • Ceux qui restent fervents

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    Celui qui perce le secret des changements / Celle qui demande à son oncle de lui foutre la paix avec ses guerres et ses révolutions / Ceux qui sentent monter en eux un geyser d’énergie renouvelable / Celui qui en appelle à un exorcisme collectif / Celle qui retrouve celui qui n’a pas osé se déclarer trente ans plus tôt / Ceux qui mènent plusieurs vies de front dans un contexte indécis / Celui qui file à une réunion d’actionnaires à la veille de fêter ses 30 ans / Celle qui aperçoit une main tenant un livre par l’entrebâillement de la porte de son voisin / Ceux qui remballent leurs amis fidèles à leurs idéaux démodés / Celui qui espère que l’accident d’avion de la nuit dernière va doper les ventes de son dernier thriller intitulé L’Accident d’avion de la nuit dernière / Celle qui se demande comment doper les addictions de son lectorat féminin de centre gauche / Ceux qui veulent être là à l’heure où il le faut / Celui qui pense encore qu’un recueil de poèmes peut changer notre vie / Celle qui relit Tchékhov avec le sentiment réconfortant de se savoir en train de relire Tchékhov au lieu de s'envaser devant la télé / Ceux qui se réjouissent d’entendre une voix nouvelle mais pas forcément djeune / Celui que n’en finit pas d’émouvoir un sursaut inattendu de vraie ferveur / Celle qui pense que tous les avis se valent y compris le sien / Ceux qui n’ont pas renoncé à se trouver surpris et même pris par un roman / Celui qui vit englué dans les temps maudits que tous voudraient oublier / Celle qui caresse la main du vieil homme endormi sur son livre / Ceux qui ont connu le vieil homme qu’on a retrouvé mort sur son livre dans le square voisin, etc.

    Peinture: Thierry Vernet, Crépuscule sur Olivone.

  • Dits de l’émerveillé



    Avec François Cheng, à propos de L'Eternité n'est pas de trop

    "Sans le vrai deux il n'y a pas de vrai trois"

    Il est certaines rencontres durant lesquelles les heures semblent se dilater ou se parer d’une sorte d’aura, et tel est le sentiment profond que j'aurai éprouvé en passant, l’autre jour, un après-midi de plénitude avec François Cheng, assis sur de mauvaises chaises dans une salle froide entourée de gens bruyants, mais comme hors du temps, ou plutôt au coeur du temps, dans sa palpitation mêlée de violence et de douceur, où l’ombre le dispute à la lumière.

    De fait, le poids du monde et la légèreté de l’être marquent immédiatement, sans la moindre pose, la conversation de cet homme qu’on sent à la fois délicat à l’extrême et habité par une grande force intérieure, dont l’enfance fut marquée par les horreurs de la guerre et qui connut l’«enfer parisien», selon l’expression de Rilke, du dénuement et de la solitude, avant de faire un beau chemin de lettré et de poète, puis de romancier capable d’exprimer à la fois les nuances les plus subtiles de l’émotion et les pulsions parfois terrifiantes de la brute humaine.

    «Ce qui m’occupe essentiellement dans L’éternité n’est pas de trop, c’est la passion. Et ce que je veux dire, c’est que la vraie passion relève de l’esprit. Elle est certes fondée sur les sens et les sentiments. Mais celui qui reste à ce niveau purement biologique tourne en rond et se dessèche. Quand la passion relève de l’esprit, c’est l’ouverture continuelle. Pourquoi ? Parce que la possibilité d’échange entre le masculin et le féminin est le plus grand don qui nous ait été offert par la Création. Tous les autres types de dialogues relèvent d’ailleurs de cette relation, y compris chez les mystiques qui dialoguent avec Dieu, ou chez les artistes qui dialoguent avec la nature. Un cynique pourrait nous dire que le rapport masculin-féminin n’est qu’une nécessité liée à la procréation, mais je crois que c’est faux. Parce que l’homme est devenu un être de langage, qui est un miracle de la création. Le rapport entre masculin et féminin offre alors un dialogue sans fin, fondé sur un désir toujours renouvelé et encore amplifié par l’inaccessibilité. Comme on ne peut jamais atteindre tout à fait l’autre, le dialogue est d’autant plus infini. L’homme et la femme sont deux êtres finis, mais qui s’engagent sans cesse dans la voie de l’infini.»

    Sublimités éthérées que ces propos ? Au contraire: ce qui saisit à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est son ancrage physique dans le concret et le sensible, d’où rebondissent ses échappées vers les hauteurs. Disciple de Rilke, sur les traces duquel il est allé se recueillir quelque temps, dans un chalet-hôtel en face de Rarogne - Rilke qu’il affirme un «poète de l’être» comme il se définit lui-même -, François Cheng dit qu’il est devenu un «pèlerin de l’Occident».

    Lorsque, boursier de dix-neuf ans et ne sachant pas un mot de français, il débarqua à Paris le premier jour de 1949, le jeune Cheng connaissait déjà parfaitement les littératures européennes. C’est cependant après des années de vraie «galère» que le futur traducteur chinois des plus grands poètes français contemporains, allait se faire connaître, dans les années 70, par deux ouvrages portant, respectivement, sur L’Ecriture poétique chinoise (Seuil, 1977) et sur Vide et plein, le langage pictural chinois (Seuil, 1979), précédant divers livres d’art de haute tenue, notamment consacrés à la peinture de Shitao. Or on relèvera, dans la foulée, que c’est bel et bien en «pèlerin de l’Occident» que François Cheng s’est fait passeur d’Extrême-Orient; et par exemple en remontant aux sources de la Renaissance italienne qu’il a redécouvert celles, bien antérieures, de la peinture chinoise.

    «C’est en approchant la meilleure part d’une autre culture que vous découvrez votre propre meilleure part. D’où la nécessité de l’échange. Toute culture qui se replie sur elle-même se meurt. Vous connaissez bien vous-mêmes, en Suisse, ce danger. A ce propos, je me rappelle que Romain Rolland, dans Jean-Christophe, imaginait l’avenir de l’Europe des cultures à partir du modèle helvétique. Plus l’autre est riche, plus je m’enrichis moi-même, et plus je suis à même d’enrichir ensuite les autres.»

    «Dans ce mouvement d’échange, poursuit François Cheng, je crois que la Chine peut amener quelque chose à l’Occident avec son intuition ternaire. L’Occident a privilégié la logique duelle, ce qui constitue sa grandeur. Cette séparation du sujet et de l’objet fut sa démarche originale. Cela étant, maintenant qu’on a conquis la matière et le monde entier, il est peut-être temps de valoriser la dimension ternaire. La Chine n’a peut-être pas assez privilégié le deux, qui représente le droit, le respect de l’autre, la démocratie et la liberté. Or sans le vrai deux, il n’y a pas de vrai trois. Ce qui est important à l’instant, dans notre conversation, ce n’est pas chacun de nous: c’est ce qui a pu avoir lieu, qui nous dépasse l’un et l’autre pour donner cette nouvelle expression de l’être - une rencontre et une conversation.»

    Evoquant l’avenir de son pays, où il n’est revenu que dans les années 8o, après la tragédie sanglante de la Révolution culturelle, François Cheng refuse d’envisager la rencontre de la Chine et de l’Occident en termes de relation «duelle».

    «Il faut que chacun dépasse les idées préconçues qu’il a de l’autre. Non, la Chine n’est pas le monde monolithique et fermé, voire agressif, que se figurent certains Occidentaux. Non, l’Occident n’est pas réductible au culte du profit. Certes, la Chine actuelle est gangrenée par la corruption, mais ce n’est pas toute la Chine. Comme à d’autres époques, le meilleur de la Chine a conscience de sa faiblesse et sait que c’est dans le dialogue avec l’Occident qu’elle peut se régénérer et lui apporter, aussi, quelque chose de sa propre richesse millénaire...»


    Une passion qui survit au temps

    L’époque est à l’obsessionnelle célébration de la jeune chair, dont les dialogues débiles du Loft illustrent, pour le pire, la pauvreté des échanges. Autant dire que le roman d’un amour empêché, qui devient passion sur le tard, et sans union charnelle consommée (quoique la fin reste ouverte), fait figure d’ouvrage à contre-courant.

    Or ce qui saisit, à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est l’extraordinaire fraîcheur, et la plénitude sensuelle et spirituelle de cette histoire concentrant à la chinoise, à la fin de la dynastie Ming (XVIIe siècle), les deux passions contrariées de Roméo et Juliette et de Tristan et Yseut.

    Trente ans après avoir échangé un regard amoureux avec la belle Lan-Ying, fille de riches bourgeois alors qu’il n’est lui-même qu’un pauvre musicien ambulant, Dao-sheng revient dans le bourg où, mariée contre son gré avec un seigneur local, Dame Ying dépérit. Sa qualité de médecin, acquise auprès des moines, permet à l’amoureux persistant d’approcher celle qui lui a été ravie (il a même été battu et a connu le bagne pour son audace), et de la guérir, au déplaisir ardent du seigneur jaloux, lequel mourra de rage mauvaise après avoir tenté d’étrangler sa femme redevenue trop belle à son goût.

    Bien plus qu’un roman d’amour «sublimé», L’éternité n’est pas de trop est l’incarnation vivante - où les instances du mal sont aussi présentes que l’aspiration au dépassement -, d’une passion sublime, admirablement modulée, en un présent de l’indicatif qu’on dirait concentrer tous les temps verbaux, par l’écriture limpide et fruitée, énergique et poétique, d’un maître écrivain.

    François Cheng. L’éternité n’est pas de trop. Albin Michel, 282p.

    Images: calligraphies et peinture de Fabienne Verdier.

  • Pâques du coeur

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    De ce dimanche. – Pour nous, les enfants, Pâques, c’était le dimanche des dimanches - un dimanche vraiment plus dimanche que les autres où le ciel était plein de cloches et le jardin plein d’œufs que le Lapin avait peinturlurés et planqués Dieu sait où - donc deux jours après la Croix, le Lapin : tu avoueras que ce n'est qu’un dimanche que ça peut se passer, et ça nous réjouissait plutôt, les enfants, qu’il y ait un dimanche comme ça qui ressuscite chaque année...

     

    De la foi. – Notre ami le théologien me dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien...

     

    De la charité . – Vous connaissez le mendigot du Sacré-Cœur : il sort de chez ce pouilleux d’abbé Zundel qui le régale déjà plus qu’il n’en faut, et le voilà qui nous lance à la sortie de l’office, son : Christ est vraiment ressuscité ! que moi ça me fait honte, mais j’ai beau savoir qu’il ira la boire ce soir, je lui donne quand même sa thune - ce n’est quand même pas tous les jours Pâques…

     

    Peinture: Thierry Vernet.

  • Pâques de nos enfances

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     Pour Anthony Nolan 
     
     
     
    Je ne sais pas que dire
    à celui qui ricane.
    Le silence enfantin défie
    l'insidieux Adversaire.
    Il convient aussi bien
    de tenir grand ouverte
    la volière aux lapins.
     
     
    L'ode à chacun chacune
    du plus médiéval baladin
    en fervent logiciel
    fait lézarder l'éclair au sommeil.
    On s'attend au meilleur
    dans la nuit à saveur de prune,
    de la terre au soleil,
    par la brune et retour.
     
     
    Quand au jour des Rameaux
    reviendront nos enfances,
    nous nous réjouirons
    simplement d'être là.
    Le démon reptilien
    ricanera tant qu'il pourra
    de notre pascale échappée:
    la licorne envolée ,
    le vif poney bleuté
    que ton âme ravie
    aura deligoté.
     
     
    Au-dessus des oliviers,
    le Juste juste sourira:
    à l'immonde on ne répond pas.
    Du tombeau roulera
    l’oeuf du lapin en chocolat.
     
     
     

  • Les mots de l'absence

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    Ce sont des brouillons de poèmes,
    de ces vagues papiers
    qu’on a mis de côté et qui traînent;
    ce sont des sentiments
    confiés aux minces feuillets
    que le temps a froissés,
    dont il ne reste à peu près rien...
     
    Tu étais habillée en fleur
    sur la photo jaunie
    retrouvée dans tous ces papiers
    tu ressembles à la vie ;
    que nous avions imaginée -
    ta poésie demeure,
    et mon coeur est anéanti...
     
    Nos mots parleront malgré nous:,
    je te laisserai dire
    ce que je sais que tu diras,
    et tu n'entendras pas
    ce que tu sais que je vais dire...
     
    Peinture: Edvard Munch.

  • Au regard des webcams

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    Ils s’enroulent comme des serpents,
    la queue entre les dents;
    elles sont comme eux qui sont comme elles:
    on dirait des œufs blêmes
    qui se couvent eux-mêmes...
     
    Ils sont exhibés, transparents,
    saturés de leur vide
    tels des amibes aux abîmes,
    elles marchent seules et se parlant
    ils ne s’entendent plus se taire...
    Ils s’enroulent en foule
    indifférente et solitaire -
    tristement souriants...

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XXII)
     
    De l’immobilité. – La forêt, quant à elle, ne bouge pas. Quand tu entres en elle, tu entends son silence comme d’une église vide quand il n’y a là que Dieu qui t’épie derrière les colonnes des arbres, et se cache quand tu crois qu’Il se montre pour jouer ou peut-être t’éprouver - on n’est pas sûr avec Lui, s’il est avec le gibier ou le chasseur. Tu ne lui parleras jamais, ni ne L’écoute vraiment même si certaine voix en toi se fait parfois passer pour Lui, enfin c’est ce que tu déduis à l’approche de ce qu’ils appellent l’âge de raison, et tu sens que Dieu échappe à toute raison…
     
    Des chemins de traverse. – Lorsque tu marches, solitaire, dans les bois des hauts de la ville, tu te sens être ce que tu es, à savoir un être sans guêtres ni paraître, un échappé de l’asile de la ville, non pas le fils de l’employé Untel à cravate et chapeau social mais le double douteux de ce rejeton tout paisible d’apparence qu’on voit s’éloigner sans inquiétude vu qu’il revient toujours avec son cher bouquin sous le bras - que voulez-vous : c’est un papivore, plus tard il sera sûrement Professeur enseignant les humanités, et ce poste va rapporter, mais cette dérision ne t’atteint pas : tu marches de travers depuis toujours…
     
    De la chasse au cerf. - Nous laissons à d’autres les grands symboles, nous ne courons pas après les figures mythiques, les sylphes et les ondines ont fui au premier boucan des chantiers d’autoroutes et c’étaient tant pis pour elles et pour eux : qu’elles aillent pondre leurs œufs blêmes dans les salons des milieux intéressés, et qu’ils en fassent des poèmes tandis que nous déplacions les lieux de traque et cassions la baraque au dam des administrés, enfin tout cela n’était pas ressenti par la Bête encerclée mais nous nous débattions de concert…
     
    De la complicité. – C’est cela : peut-être l’instinct, peut-être une fragilité natale ou donnée par les divers sangs rouges ou blancs, peut-être un goût venu d’on ne sait où, ou quelque manque, quelque douleur antérieure, quelque aspiration spéciale de l’espèce jamais prononcée ailleurs que dans les veillées ou les lendemains de curées ou de tueries, va savoir de quoi la vie qui survit se repaît, mais les fils épargnés, les fils adulés n’ont de cesse que de retourner dans les bois et d’écouter ensemble les contes dont les menteries les font rêver de tomber les fées…
     
    Peinture: Frantz Metzger.
     

  • In Paradiso

     
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    Ce sont, alignés sur une table de cuisine recouverte, comme d’une nappe, par la double page ouverte du Figaro, trois bols blancs et un bol noir que la vieille Maria regarde en pensant à quelque chose que le contraste des bols blancs et du bol noir lui ont suggéré, se disant qu’elle est là - comme cette espèce de tableau est là devant elle -, sous le regard du Seigneur qu’elle prie alors de lui dire ce qu’elle verra après ce qu’elle voit là, dans l’autre monde - dis-moi, Seigneur, dis-moi ce que je verrai après, je vais fermer les yeux en comptant les bols qu’il y a là et ensuite je les rouvre et tu me montres ; et la vieille Maria ferme les yeux et compte jusqu’à trois pour les bols blanc, respire et compte le bol noir, puis elle ouvre les yeux et voilà ce qu’elle voit exactement comme c’est là, mais dans une autre lumière qui est peut-être celle qu’elle voit en elle quand elle ferme les yeux.
     
    Peinture: Joseph Czapski, Quatre bols et le Figaro. Huile sur toile.
     
     
     
    Toutes les réactions :
    Gio Bonzon, Jackie Wyser et 2 autres personnes
     

     

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XXI)
     
    Du fond des bois. – D’ailleurs il n’a jamais été question de fuir, même si quitter le dedans pour le dehors, et ensuite prendre la clef des champs pour le coin du bois, les sous-bois embusqués et le tréfonds de la question relève apparemment d’un éloignement, alors qu’on ne cesse de s’approcher de la vraie chose là-bas qu’est la rivière ou de la vraie chose là-haut qu’est la canopée, et c’est le mot rivière qui me confirme la chose, et le mot canopée m’est un autre échappée, et de deux bras imaginaires je les enserre comme les genoux de ma mère ou le cou de mon père…
     
    Des lieux divers. – L’oncle Fabelhaft, le plus voyageur de la famille, voudra savoir un jour si j’étais plutôt, à l’âge d’ouvrir les yeux et de marcher selon ma fantaisie , de la ville debout ou des alentours de lacs, aspirant front levé au bleu blême des glaciers ou penché à tomber sur les enfilades verticales forées par les démons, et je lui disais alors que non et non : que seule la forêt m’était une maison hors de la maison, et qu’à la maison je dessinais de mémoire les êtres de la forêt, et que c’étaient ceux-là qui essaimaient en d’autres territoires par les tranchées ou en bandes envolées que de saisons en saisons je voyais disparaître et renaître sans avoir délaissé mes carnets ou je dessinais d’autres lointains peut-être inventés par le casanier que je restais sous contrôle ou de bon gré…
     
    Des camarades de ruisseau. – Cela ne sera jamais en bande, ni vraiment l’ami unique à venir : juste des acolytes, de bons compères cueilleurs et chasseurs, des accointés de la marche jamais forcée, dans la savane ou à glaner les épis des cultures dorées, par delà les hauts du quartier, de l’autre côté de la forêt. De même langue sommaire, déliés comme on l’est en ces années avant même l’âge de raison, et donc prêts aux petites aventures de ce temps insouciant à capturer les écrevisses et baguer les hannetons, dits aussi cancoires en ces cantons-là…
     
    De ce qu’il y a derrière. – Le jeu depuis longtemps consiste à deviner l’autre versant, ce que dissimule le mont qu’il y a par delà la forêt et les contreforts, puis les pierriers, les méplats, les ressauts à chamois, les hauts gazons suspendus et les névés, les torses de roche et les coulées retenues des glaciers, plus haut encore les créneaux où tournoient les choucas, la crête encore éclairée à l’avers de la nuit, l’enjambée imaginaire et la dévalée de l’autre côté, d’autres piémonts et vallées, jusqu’à la mer…
     
    Peinture: Chaïm Soutine.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XX)
     
    Des pieds sur terre. - Ils t’attendent là-bas dans ce qu’ils estiment les cases utiles, par avance ils sont supposés te caser, les voisins en sont témoins, c’est le monde comme il va qui veut comme ça que chacun se case, sinon ou irait-on, et bientôt le frère aîné sera casé vu qu’il apprend un métier à ce qu’ont dit les voisins...
     
    De l’imprévisible.- Dès ces années cependant on relève un certain vagabondage dans les allées et venues de celui qu’on appelle déjà tantôt le Poète et tantôt l’Artiste, et son regard même échappe aux questions des voisins, sa façon de ne pas répondre ou de répondre à côté, et les siens ne semblent pas s’en inquiéter alors qu’on sait ce qu’on sait...
     
    Des formules adéquates.- Les voisins qui parfois s’observent et parfois se jugent ont été garants de ce que serait le quartier dès les débuts de celui-ci, disons : le nouveau quartier de ces années moins difficiles d'après la seconde de guerre des mondes où les employés se retrouvaient dans leurs maisons aux jardins contigus et plein d'enfants et bientôt la télé...
     
    De l’autre vie.- Il se rappelle le bruissement continu de la forêt, surtout à son moment préféré qu’on dit entre chien et loup, quand les aguets s’aiguisent et que les silhouettes devenant des ombres signifient en silence : menace, et la présence du naturel , quoique réduite à des froissements d’ailes et des semblants de cris ou de plaintes, lui fait ressentir, la gorge nouée et la peur au ventre, ce qu’il imagine que ressentent les habitants furtifs du sous-bois ou des hautes branches entre la nuit faite d’en bas et les dernières lueurs du ciel aux oiseaux évoquant un autre monde encore...
     
    De l’inattention.- Il se reprochera parfois de ne pas avoir noté précisément leurs noms, savoir où se planque le putois et ce que fomente la fouine de son côté, ce que perçoivent les chevreuils quand un certain feulement se fait entendre au fin fond des fourrés, et les noms différenciés des arbustes variables ou des espèces et sous-espèces de petits volatiles et autres insectes dits tantôt utiles et tantôt nuisibles par l’Instituteur à l’impeccable écriture penchée...
     
    De l’évolution.- Les noms des plantes et des maladies ont d’abord été établis en latin que certains d’entre vous apprendront plus tard s’ils veulent faire médecins, déclare l'Instituteur aux cheveux soigneusement plaqués de côté, mais observons en attendant la fougère que voici ou dessinons les cotylédons - cependant il sera donné à certains écoliers de s’intéresser aux étymologies et c’est alors que l’hypothèse et l’hypoténuse se distingueront de l’hippodrome aux joyeux jockeys...

  • Houellebecq par défaut

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    À propos d’anéantir et d’une œuvre tantôt injustement dévaluée et tantôt surévaluée pour de mauvaises raisons. De la juste mesure et du degree cher à Shakespeare…
     
    (Dialogue schizo)
     
    Moi l’autre : - Donc tu as choisi de défendre anéantir, toi qui récuses le nihilisme…
     
    Moi l’un : - Je n’ai rien choisi du tout. J’ai lu anéantir comme j’ai lu tous les romans de Michel Houellebecq, dont les essais et autres «interventions» m’intéressent moins, sans parler de sa poésie qui me semble relever pour l’essentiel de la grimace pure; je l’ai lu et en ai été intéressé malgré ses limites et ses failles, puis j’ai été touché par ses cent dernières pages qui sont d’un écrivain de premier ordre et d’un frère humain en lutte, précisément, contre le nihilisme – le sien et celui plus inquiétant du monde actuel…
    Moi l’autre : - Parlons d’abord du nihilisme de MH…
    Moi l’un : - Il me semble relever, surtout, d’un malentendu, même s’il y a , dès Extension du domaine de la lutte, un sentiment général et particulier de déprime, d’incertitude et d’aquoibonisme d’époque faisant écho, dans la génération suivant celle des baby-boomers de 68, à la « grande déprime des militants ». Mais dès Extension du domaine de la lutte, aussi, le romancier est là avec sa verve insolente, le scalpel de son regard, son malaise personnel mais aussi sa gaîté de vélocipédiste virtuel dans les jolies forêts (c’est tout à la fin), son expérience agricole, la puissance reptilienne du sexe et tous les discours «sur» qui font encore rage en 1994…
    Moi l’autre : - Je me souviens que tu as immédiatement «marché» à la découverte d’Extension, tout en pointant les lourdeurs, les crâneries un peu vaines – le côté « je vais vous en mettre »…-, le relâché du style et la muflerie de cet auteur immédiatement sûr de lui en sa pleine incertitude…
    Moi l’un : - Oui, tu te rappelles : nous sortions des deux-Magots avec Vincent Ravalec, nous nous arrêtons devant la vitrine de La Hune et là le gentil Vincent nous balance : «voilà ce qu’il faut lire» en pointant le livre de MH. Or c’était d’autant plus généreux qu’il y avait de la fluidité et du vif critique « à la Houellebecq » dans ses nouvelles à lui et dans son Cantique de la racaille qui venait de paraître…
    Moi l’autre : - Tu sais ce qu’il est devenu ?
    Moi l’un : - Je sais qu’il aura soixante ans le 1er avril prochain et que ce n’est pas une blague.
    Moi l’autre : - Ensuite, ton intérêt immédiat pour Extension du domaine de la lutte est un peu retombé avec Les Particules élémentaires
    Moi l’un : - Oui, mais je ne sais plus trop pourquoi. Peut-être l’impression qu’il se la jouait visionnaire et manipulait des personnages sans entrailles et se branlant un peu trop ostensiblement… et le personnage quand nous l’avons rencontré, sa morgue et son mépris de l’interlocuteur… peut-être aussi le malentendu lié à son phénoménal succès, je n’en sais rien, ce qui est sûr est que ce roman a fait date et qu’il s’y trouve des choses intéressantes, pour le moins… D’ailleurs il y en a aussi dans Plateforme, qui m’a semblé à vrai dire plus mal fichu que Les Particules élémentaires, mais avec des observations remarquables, comme celle qui porte sur l’acclimatation conformiste que représentent les humoristes vedettes et leur prétendue critique de la société… Cela étant, je me suis dit ces derniers jours, après anéantir, que j’avais peut-être manqué quelque chose à la lecture des Particules et qu’il faudrait y revenir…
    Moi l’autre : - Sur quoi le registre s’est élargi, et le propos approfondi avec La Possibilité d’une île…
    Moi l’un : - Là, c’est ce que je dirai le virage américain de MH, avec une envolée dans la conjecture spatio-temporelle vraiment sidérante, c’est le cas de dire. Aussi, la bordel de tendresse qu’on retrouvera, plus intime, dans La Carte et le territoire, et plus encore dans anéantir, me semble une constante et la vraie clef anti-nihiliste de l’œuvre, sans minimiser sa composante para-philosophique, de Schopenhauer à Pascal…
    Moi l’autre : - Un critique a prétendu récemment, à propos d’anéantir, que c’était un roman d’extrême-droite et chrétien qui plus est, comme s’il pointait une régression grave…
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    Moi l’un : - Disons que ça fait partie d’un jeu de dupes, auquel MH participe plus ou moins à son corps défendant. Le fait que le protagoniste d’anéantir soit un homme fatigué du monde et de lui-même, qui cherche un sens à sa vie, flotte entre sa femme plus ou moins affiliée à une secte néo-païenne et des réminiscences de Pascal, et que sa sœur Cécile soit chrétienne pratiquante mariée à un notaire au chômage ne suffit pas à idéologiser ce roman par rapport à aucun « bord ». Le grand intérêt d’anéantir est dans sa qualité d’immersion affective, mentale, psychologique et sensuelle. Prétendre que le bonheur selon Houellebecq se réduit à de la bonne baise et que sa religion se réduit à des visites à une église parisienne relève de la pure foutaise. La vérité, à mes yeux, est que MH «prend sur lui» à de multiples égards. Il y a chez lui de l'enfant du siècle - de l’enfant perdu, mais qui déteste à bon droit le plat qu’on fait aujourd’hui sur « l’esprit d’enfance » et la sacralisation du môme.
    Moi l’autre : - Comment expliques-tu son opposition vive à l’euthanasie ?
    Moi l’un : - Absolument pas par l’idéologie «chrétienne» ordinaire, au sens de l’acharnement thérapeutique de certains croyants. Ce qui le révulse, c’est la « technicisation » d’une vraie mise à mort, à l’enseigne d’institutions aux dérapages incontrôlés – en Suisse, Dignitas a fini en justice. Plus ordinaire et peut-être plus grave : la « technicisation » de la gestion des vieux dans notre société, et la façon dont on évacue en même temps la représentation et l’idée même de la mort. Tout cela est évoqué dans anéantir, sans généralisation abusive pour autant. Par ailleurs, ce que l’homme MH en pense lui-même, et ce qu’il dit du Christ à la fin de Sérotonine, le fait qu’il lise Pascal et le fait que Paul Raison, son personnage, s’en rappelle telle ou telle pensée, n’est pas à mettre sur le même plan. Ce qui est sûr, c’est que la roman ne défend aucune thèse ni ne privilégie aucun «parti».
    Moi l’autre : - Et le sexe là-dedans ?
    Moi l’un : - De ce qu’on appelle le sexe, le discours « sur » le sexe et le marché mondialisé de ce qu’on appelle le sexe, Michel Houellebecq a été l’un des premiers écrivains contemporains à parler en romancier qui, vraiment, « casse le morceau ». Quand la « connasse » d’Extension du domaine de la lutte se fout à poil dès la première page, dans la soirée récréative de son bureau, puis se rhabille de la même façon absurde, MH ouvre les vannes d’une observation « sur le terrain » qui l’a amené un jour aux échangistes de Cap d’Agde que nous avons vu coloniser le village naturiste en quelques années pour en faire un baisodrome à ciel ouvert admis des autorités pour des raisons purement vénales – les « libertins » représentant une nouvelle manne financière appréciable, et décrivant cela, comme il pourrait décrire la prostitution virtuelle mondialisée par les sites d’Internet offrant à chacune et chacun d’arrondir ses fins de mois en s’exhibant, Houellebecq ne moralise pas plus que lorsqu’il évoque le tourisme de masse ou, dans anéantir, la procréation dépersonnalisée préludant au clonage de compagnons de vie à deux pattes. Or dans anéantir, c’est, curieusement, à une re-sacralisation de l’effusion physique qu’on assiste entre Paul et Prudence, sous l’égide de la tendresse et de ce qu’on peut dire un véritable amour. Amour « d’extrême droite » ou amour « typiquement chrétien » ? Et mon cul ? À un moment donné, Houellebecq pointe la nouvelle catégorie contemporaine des «ricanants», et c’est là, je crois, qu’il faut chercher le cynisme…
    Moi l’autre : - Et que dirais-tu, enfin, de compte, de ce que l’œuvre de Houellebecq représente pour toi ?
    Moi l’un : - Je dirais que c’est un grand symptôme de notre monde, et son dépassement par le verbe. Dans l’absolu littéraire, si tant est que cette formule pompeuse ait un sens, je me sens plus « chez moi » dans la célébration du chant du monde d’un Charles-Albert Cingria ou, pour l’exorcisme du poids d’un monde, dans les récits d’un Tchékhov, et cent écrivains vivants ou disparus me sont plus chers que lui, mais je lui suis redevable de m’aiguiser le regard, je lui reconnais une honnêteté réelle malgré ses arnaques éventuelles, et je me fiche de ses « postures » diverses et même de ses « positions », le tenant pour un révélateur au même titre que l’affreux Ulrich Seidl pour le cinéma de ce qu’on pourrait dire le « réalisme panique », Lucian Freud en peinture, Bret Easton Ellis ou Martin Amis ses pairs romanciers plus ou moins « punks », etc.
    Moi l’autre : - Ton intérêt, voire ton enthousiasme, sont donc relatifs…
    Moi l’un : - Le fait est qu’une bonne partie de la critique, sans parler de la fabrique d’opinions et de jugements hâtifs que représentent désormais les réseaux sociaux, comparant tout et n’importe quoi sans nuances, ont perdu le sens de ce que Shakespeare (c’est Ulysse, dans Troïlus et Cressida, qui développe la notion, comme le relève René Girard) appelle le degree, à savoir le repérage des degrés hiérarchiques, dans tout jugement, qui fait qu’on peut apprécier et Molière et Pierre Desproges sans les mettre sur le même niveau, et Proust et Karl Ove Knausgaard, et Céline et Michel Houellebecq, etc.