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  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XIV)
     
    De la loyauté.- En cas d’erreur ou de malfaçon par défaut d’expérience en chantier, le dire franc marquera le début de la réparation...
     
    De la dépendance. - Le Système étant organisé pour la gestion de la catégorie sociale hors d’usage des Seniors, il fut entendu que vous seriez aidés et accompagnés au gré de protocole appropriés auxquels votre fierté refusa longtemps de se plier, avant que les excès de l’âge ne vous fasse (parfois) fléchir sans (toujours) reconnaître ce qui vous semblait la plus amère injustice - dépendre d’un Système...
     
    Du ressentiment.- Les apparences de durable répit social coïncidèrent, durant ces années sans conflits généraux en nos contrées, avec la montée d’un mécontentement dont la source était le plus souvent l’envie et le mépris croissant des prétendus importants et de la caste régnante, mais l’écran principal inaccessible jusque-là se fragmenta bientôt en une multitude de petits miroirs où chacune et chacun eurent enfin loisir de montrer leurs dents...
     
    Des muses muselées.- Les machines supposées supplanter les devineresses de l’aube et les agents secrets de la Subconscience butèrent sur les objets du jardin d’enfant et le naturel populaire des champs ou des chantiers et des zincs de cafés - les machines mimétiques se plantèrent dans le simulacre numérique...
     
    De la survie .- N’oubliez pas la musique, avait recommandé le Livre, et tu l’as si bien entendu qu’aux mots qui enivrent tu as préféré te bercer de l’harmonie de ce qui est...
     
    De l’acclamation .- Votre mère, la toute brave et naturelle, avait une façon tout à elle d’ouvrir les fenêtres de vos chambres d’enfants au premier soleil, et quelle joie plurielle elle vous préparait sans s’en douter !
     
    D’une autre évidence.- Cela semble aller de soi: que ceux qui n’aiment pas les oiseaux n’aiment rien, comme il est naturel que ceux qui mangent les oiseaux les aiment à leur façon, chaque façon d’aimer excluant ceux qui n’aiment rien...
     
    De la succession .- Vous ne reprochez pas à la fleur nouvelle de remplacer celle qui n’est plus, aussi me saluerez vous passant et souriant, avant de m’oublier à votre tour souriants et bientôt trépassés...
     
    D’autres références.- Vous peinez à croire à l’ignominie de ce pontife moscoutaire envoyant nos beaux jeunes gens à l’abattoir, mais relisez donc L’Enfer de l’affreux Dante et rappelez-vous : tant de canailles ecclésiales et tant de filous et de félons partout sacrifiant au djihad du Dieu fou...
     
    De son humble demande.- Point d’invocation pastorale à mon chevet mortel, avait-elle exigé sans exclure musiques de paradis ou blues d’enfer, au temple instauré mais que mes amours fassent l’office et que ma joie demeure sans autre sacrifice...
     
    Du nom perdu.- Se sachant seul au-dessus des milliards d’implorants ou de proclamants, et vraiment seul à savoir qui il est sans chercher à se trouver, innommable à jamais et frustré décidément de tout prénom, le Paraître se tait...
     
    D’autres accès que l’excès.- Tous ces fusils et ces assauts prouvent assez Ton existence, Dieu méchant, que ma non moins divine conscience rejette à l’inexistence de tes troupes rampant dans leur propre sang, et moi tranquillement je Te le dis: que seul un Dieu dont la paix succède à la pensée sera digne de m’être connu, parce qu’Il me reconnaît...
     
    De la pudeur .- Au demeurant il en irait, pour certains, de la douleur comme du plaisir, et je suis de ceux-là et portés comme eux à ne pas en parler à trop haute voix, voire même, à la paysanne, à n’en pas faire un plat...
     
    De quelque oxymores.- Douce violence, atroce beauté, froide passion qui tue, vertu qui se venge, bonté calculée, liberté cloîtrée, divine cruauté...
     
    Peinture: Olivier Charles.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XIII)
     
    De l’aube revenue.- Quelle adorable personne s’est-elle vêtue ce matin de quel parfum et de quelle parure de prairie aux corolles de printemps ouvertes comme autant de mains à l’onction du ciel...
     
    Du retour annoncé. - Et lorsque tout te semblerait si parfait que cela te paraîtrait achevé, la grâce de tout recommencer te serait accordée comme au début de chaque matinée...
     
    De l’éternel présent.- Ceux qui veillent depuis toujours, veilleuses et veilleurs des quatre coins des nébuleuses, le savent a jamais : qu’il n’y a que le présent des choses qui puisse vous révéler votre éternité...
     
    De la timidité.- Mais puis-je vivre encore et donner encore un peu d’eau à l’assoiffé dont les jambes sont paralysées, demande la toute vieille en clignant de l’œil à l’eau du puits, et son miroir sourit...
     
    De ce qui compte.- L’inventaire admettra la priorité du café et des médias, du déodorant et du cinéma, de tout ce qui cesse de nous démanger que nous avons mangé et donc du ventre où se confrontent le serpent et le dieu caché, et le bain de soleil en été et le bain de silence aux égarés d’avance...
     
    De l’infertilité.- Laisse-toi pénétrer, te murmurait le soir la Nature en manteau noir dont les doigts en éventail peignaient tes longs cheveux dorés par ces faciles étés des bonheurs dérobés , et tu laissais couler en toi la nuit aux paupières baissées...
     
    De l’insécurité.- Vous ne savez ce qui vous attend, qui monte du fond de la pensée, vous craignez plus que tout votre ignorance et de le savoir vous ferme à ce qui justement serait un début de connaissance...
     
    De la vaine certitude.- Sûrs de leur savoir les sachants, que je sache, n’auront jamais su que savoir de source trop sûre, au dam du sourcier qui sait que rien n’est sûr que le secret de la source cachée...
     
    De l’âge de la nuit.- Tes joues fraîches sont d’un enfant qui dort, mais ton flanc d’un athlète après l’effort se plie et se déplie sous l’effet d’un cœur pris du remords d’une amoureuse infidèle et la nuit passe, les années passent dans le sommeil sans bruit des hirondelles endormies, autant de corps qui se délassent et se déplacent entre les cœurs jusqu’au jour retrouvant ses heures...
     
    De l’inattendu.- Ce qu’il y a de meilleur en vous, et c’est le sage en vous qui le dit, n’est autre que ce caillou sans bruit dont on ne sait s’il est du jour ou de la nuit, âme nue ou pur esprit et qui sait, à ce que dit encore le sage en vous, ce que sont les choses...
     
    Du faux semblant .- Ce qu’ils croient leur choix n’est que leur façon de se leurrer du fait qu’ils ne sont que les proies du désespoir, et comment ne pas le voir à leur façon de broyer du noir en feignant d’en sourire...
     
    De l’apaisement.- Plus tard votre vue baissera, aussi vous semblera-t-il que la beauté s’éloigne alors que vous seul vous éloignez, la beauté au cœur, et la bonté...
     
    De notre présence .- Je ne saurais dire absolument qui est là quand je suis là et que tu es là, ni dire absolument qui n’est plus là, restant ici sans toi...
     
    De l’équilibre.- Ce n’est pas à la prétentieuse maîtrise des phénomènes que nous aspirons mais à la conversion des pertes et des tracas en possibles radieux, et cela vaut pour les parcours d’arêtes aux incidents réversibles et aux traversées du désert fertiles en enseignements variés, autant dire que la compulsion même instinctive et la transmutation des métaux lourds en substructures laissant passer la lumière seront appréciées dans les nouvelles combinaisons d’énergie indispensables au maintien debout de l’artefact ou de la personne concernés...
     
    Image JLK, 2017: le sans-abri de San Diego.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XII)
     
    De la chose promise.- Les enfants viendront, lui avait-on dit, les enfants viennent, confirma le chien d’un aboi surpris, les enfants sont là proclamait tout ce qu’il y avait d’objets qu’ils bousculaient de leurs gesticulations et de leurs cris, et c’était comme une communication de joie et comme une augmentation de présence qui l’impatientait et le réjouissait à la fois tant les enfants sont imparfaits et tellement plus vrais en cela qu’on en redemande - et ce dimanche il se dit qu’il ne mourra pas ni ne mourra jamais si les enfants sont là...
     
    De l’impondérable.- Vous vous fiez aux enfants parce qu’ils vous échappent, et le leur reprochant c’est avec l’accent de n’y pas croire que vous leur faites entendre votre désir secret de les voir vous défier à tire-d’ailes, et les voyant s’envoler vous feignez la colère et savez qu’il font semblant de s’en affecter ...
     
    De ce qui reste vrai.- Je ne voulais rien dire d’autre aux enfants que ce que je dis des enfant qui nous augmentent, et je le sais depuis mon enfance: que je n’aurai que ça à dire de vrai et que les enfants en auront été la preuve...
     
    De ces moments d’insouciance.- C’est grâce au reste d’enfance en vous que reste votre nostalgie des après-midi de vacances qu’à tout moment vous aimeriez prolonger au dam de vos conférences - et vous savez que cela même fonde la confiance que vous inspirez...
     
    De la conséquence.- Ce qu’ils attendent de vous se lit dans le plus pur de leurs yeux, et vous savez que les décevoir sera le premier jugement qui vous donnera le sentiment de vous être trahi...
     
    De la puérilité.- Quant au culte américain de l’enfance, vous le vomissez de toute votre ardeur attentionnée, tant cette complaisance est nocive et contre nature, quand le seul esprit d’enfance est cinglante lumière et tranchant de diamant...
     
    De tel dépassement.- Dépouillons le Vieil Homme, s’exclame l’enfant demeuré sous l’armure du chevalier, et le conseil de l’apôtre fait florès auprès des garçons enfourchant de concert leurs blancs destriers et s’exclamant: dépouillons notre peau de petits couillons !
     
    De l’inattendu.- D’une voix incertaine vous expliquez à l’enfant que vous ne savez pas à quoi il sert, pas plus que vous ne pensez le contraire, et de cela il conclut que vous vous serez montré sincère sans être sûr de vous avoir entendu...
     
    De la parole donnée.- Ce que vous avez donné à l’enfant n’est que le don qui vous a été fait sans que jamais vous n’ayez mesuré son prix, pas plus que ne vous vient l’idée d’évaluer ce que vous aurez transmis...
     
    De la communauté.- Vous avez dit : mes enfants sans le penser vraiment tant ils étaient de partout sur ces chemins variés et partout où ils s’étaient retrouvés au gré des événements divers, et pourtant c’étaient vos enfants, à vous autres mères et pères qui attendiez d’être reconnus...
     
    Du refus de n’être rien.- Vous ne permettrez pas à l’enfant de croire au néant, tout ce que vous croirez bon de lui enseigner mais pas cela, ou alors puisse-t-il ne pas vous croire...
     
    Des lectures du soir. – Ce qui se passait sous la lampe nous échappait, tout passant par la voix qui lisait et les images projetées sur nos écrans intérieurs, les mots ne disant pas toujours les mêmes choses; et pourtant ils étaient tous protégés, qui lisait et qui écoutait les yeux ouverts ou fermés, tous étaient enlevés ensemble à la présence apparente et tous aujourd’hui se le rappellent comme un partage de l’innocence…
     
    Du contraire entrevu. - Ils vous ont été donnés pour vous laisser prouver que vous les attendiez et leur demander peut-être, un jour, de prouver qu’ils vous attendaient, mais rien n’était assuré et vous ne demanderez aucune preuve, en attendant, de ce qu’ils ont reçu ce que vous leur avez donné…

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, XI)
     
    Des emportements .- Savoir d’où leur était venu ce goût du pire revenait à se poser toute les questions de la jouissive morbidité et de la cruauté cupide et ce qui était sûr est que ça cartonnait et qu’en esprit tant qu’en faits et méfaits le gang l’emportait de soir en soir dans le bruit des bolides...
     
    De la mutation.- La tendance nouvelle à la banalisation du crime par acclamation des clientèles mêlées du Killer, aux écrans de la projection mondiale tous supports, alla de pair avec la marchandisation du simulacre suave et à l’obligation de s’extasier ou de s’indigner de concert selon les modes indiqués et les codes au format...
     
    De la rage conditionnée.- Savoir comment l’esprit de complot et l’esprit de revanche, l’esprit d’envie et l’esprit de rapine , l’esprit des dépités et l’esprit de acharnés s’allièrent dans la rue et par les allées du Pouvoir dont l’esprit s’empara de l’universelle clientèle, revient à s’interroger sur le mal à la queue du serpent se la mordant...
     
    Des flux continus.- Un autre mensonge de ces temps-là que véhicula le Troll mondial fut de prétendre que tout passerait désormais par ses dispositifs au motif que tout lendemain serait formaté désormais à sa seule disposition accessible à tous selon ses seules conditions...
     
    De la nature des choses.- Aux affects de la fausseté et de la laideur, de la tristesse entretenue et du ressentiment accru s’opposèrent naturellement nos ressources naturelles de peuples des marais et des clairières, des promontoires au bord du ciel et des vastes étendues, et chaque soir nous échangions simplement notre bonsoir innocent de tout temps...
     
    Des aimables propositions.- Vous qui avez le front levé et la joie au cœur , vous échappez à la jactance et aux concours insensés pour vous contenter de ce qui vous contente sans compter et ce sont de conviviales invitations dans les jardins où sur les toits voisins, de profitable entretiens avec telle magicienne des hôpitaux ou tel conseiller patient de jeunes aspirants à la Libre Pensée, de lentes déambulations imaginaires le long des allées ombragées ou largement arrosées de pluies solaires, de stases patientes et d’extases attentives...
     
    D’autres bons moments.- Le soir j’ouvre à la lune, c’est le début de l’été et des parfums l’accueillent montés du cellier, donc ça sent la pomme et la prune et ça lui plaît - on sait qu’elle a des goûts simples et ses rayons baignent mes rayons de livres, après quoi je la laisse m’inspirer des contes et la lune s’éteint quand j’écris le mot FIN...
     
    De l’obstination.- Après, la nuit tombée, pendant le dernier café ou la télé, quand les enfant et les divers animaux de compagnie sont couchés, les oiseaux muets dans les branches et l’éléphant debout immobile sous le dais du sultan, l’herbe rampe et pousse au pied des palais, ne l’oubliez pas car l’herbe, elle, n’a jamais renoncé...
     
    D’autres phénomènes.- Juste avant le fondu au noir vous le notez: le diamant des Alpes scintille, et cela vous rappelle tous ces étés des glaciers désormais en vrilles, puis le lendemain le vent qui a veillé revient dans les vallées et ce sont alors d’autres années qui se rappellent à votre souvenir, qui dilate les collines semblant alors des nuages au non moins incertain devenir...
     
    Du bon dieu cheminant.- En fin de la journée je mets tout à plat et je regarde tout ça dans sa simplicité, à savoir que la terre est plate et que le clocher là-bas au milieu de tout ce bleu et des maisons posées sur le brun de saison est à sa place, alors pourquoi ne pas se féliciter de ce qui est parfait se dit le dieu ignorant à ce moment des calamités...
     
    Des témoins muets.- Il est vrai que le très haut peuplier qu’il y a derrière le chalet se tait depuis tout le temps qu’il se trouve là sans personne que moi qui le sache pousser sans se prononcer jamais, et qu’importe que je me taise encore, ou pas, quand enfin il parlera...
     
    De notre humilité.- Si tant est que vous vous sentiez appelé, vous devez éprouver l’immensité des choses chaque nouveau matin qu’elles éclosent et vous accueillent au milieu de vos papiers déchirés...
     
    De la bonne vie.- À l’autre bout du potager vous attend un blessé de guerre qui vous supplie, et quelque chose en vous fait qu’en dépit de votre ennui vous allez vous lever...

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, X)
     
    De la bienfacture. - Pour le dire avec exactitude et précision, elle ne s’occupait guère des bienfaits de nature supérieure, dispensés ou reçus, qu’elle estimait humblement au-dessus de sa compétence, mais plutôt de la bonne façon de ses enfants la semaine et le dimanche, de la belle ordonnance de ses rosiers et des vergers avoisinants, de la juste appréciation qui autorisait le travail de force ou le repos à l’avenant, enfin de la préservation des usages et pratiques de la famille unie en milieu provincial ou survit l’artisan probe et la maîtresse de piano assurant le job...
     
    De la préoccupation.- Rien de plus rassurant qu’une repasseuse à son affaire, se dit le jeune philosophe inquiet dès le lever du jour à l’idée qu’il puisse perdre le fil de sa pensée en achoppant à quelque Aporie (c’est en ces termes qu’il ressent sa limite), et la vision de Madame Arthur dans sa buanderie l’incite à reprendre confiance en la vie ...
     
    Des utilités.- La femme d’affaires ne fera pas l’affaire en l’occurrence: nous avons surtout besoin de rêveuses et de praticiennes libérales de l’intuition révélatrice, de jardinières de l’insouciance et autres familières du bon sentiment qui ramènent un peu de sens commun à la cité déboussolée...
    Du bruit des gens.- Tout à coup les cris de la foule en panique ou fêtant le champion de piano lui manquent, et les propos idiots des files d’attente, et les gestes inconsidérés, les bousculades et les échauffourées : tout cela lui manque à l’heure de se sentir si seul et jugé par l’âge, seul avec ses pieds immobiles et ce silence imbécile...
     
    Des mains inconnues.- Vous ne savez pas comment cela s’est fait, par quel hasard ou quelle grâce inconnue, mais c’est un fait: vous avez été reconnu(e) dans la foule de ce matin-là, où c’était le soir dans un café, une main s’est posée sur votre épaule, une voix, un regard ou Dieu sait quoi et comme une lumière est apparue dans l’obscurité, une idée dans le magma, cette mélodie qu’il vous a semblé reconnaître et cette voix qui vous disait : je t’appelle par ton nom, tu es à moi...
     
    Des noms gravés.- Sur le bois du banc vert, au couteau dans l’écorce, au mur malodorant des latrines masculines qu’on appelait naguère vespasiennes, dans les escaliers des clochers, au tréfonds des prisons, sur les rochers et dans les cabines des plages aux cloisons chaulées, les doigts noircis de suie et les craies ou les crayons, les canifs ou les poinçons ont gravé vos noms de voyous ou de barons, et Lucien de Samosate à griffé le marbre de la Rome à cinq étoiles alors que Riton a mis les voiles de l’ergastule où Donatien marquis de Sade a laissé son nom, mais qui dira ce qu’on lira demain sur les parois des chambres des jeunes filles aux chers petits secrets ?
     
    Des lendemains d’hier.- Après les images oubliées de la maison en deuil aux vitres ruisselantes, que nous resta-t-il sinon les échos en nous de cette voix gracile qui nous parlait les yeux fermés du sang et du lait des villes...
     
    Des transerelles.- Nous avions dépassé les impasses de la Raison , par delà même les paradoxes et autres contorsions attendues : dans l’imprévisible des relations de causes perdues à effets inconséquents, au libre jeu des associations non convenues, et le jeu des figures fut relancé dans le nouvel élancement des subconsciences aux ravissants épiphénomènes et les musicales musiques se reprirent à musiquer...
     
    Des arguments féminins. – Nous n’entendons pas les discours assénés ni les contradictions et autres fulminations raisonnées : nous n’en avons qu’aux preuves tangibles de l’agir délicat et du sentir accordé aux grâces de l’offrir – et ce qu’offre l’éternelle Demoiselle ne se discute pas…
     
    Des terrasses d’été. – Vous vous rappelez ce qui fut et subodorez ce qui sera, mais ce qui est ne se mesure pas plus aux étés passés qu’à ceux qui passeront – et c’est pourquoi vous ne le voyez pas passer à l’instant ni ne songez à en parler…
     
    Du chemin qui s’en va. – Ainsi y a-t-il, dans le chemin du soir, une qualité particulière de silence qui semble vous écouter, à croire que l’ombre se faisant se tait pour vous laisser parler, et vous ne savez si le chemin vous précède, vous suit ou vous accompagne…
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, IX)
     
    De l’equanimité.- C’est en vous imposant le calme le plus opposé à votre nature naturelle que vous êtes devenu ce parangon de flegme et de sang-froid célébré par vos camarades diplomates que vous rêvez, à vrai dire et sans exception, d’étrangler pour leur manque de retenue en présence de Madame la consule, votre béguin secret...
     
    De l’éphémère.- Nous calligraphions nos poèmes à l’eau de pluie sur les grandes pierres blanches du bord du fleuve, et le temps de les lire les voilà s’évaporer...
     
    De l’excès de bleu.- D’avance nous nous savons en faute mais nous le disons quand même au peintre du monde au travail ce matin dans le ciel de Florence : que tout ce bleu nous afflige au moment même où notre âme impure craint de se voir en ce miroir, mais la bénédiction d’une soudaine averse nous rappelle que la bonté de tout artiste se mesure à son humour...
     
    Des premières larmes.- À quel moment du long récit les mots de Levant et de Couchant sont-ils apparus sur les parois de nos cavités pleines encore de cris de crainte ou de colère , et peut-on dater le premier sourire de l’enfant de l’ère paléo dans le déferlement du multiple ? se demande l’adolescent ferré en préhistoire qui voit ce matin, inexplicablement, son cœur pleurer comme il pleut sur la ville...
     
    De la candide assurance.- Vous croyez que l’esprit ingénu de la véritable jeune fille est en voie de disparition, mais quelle preuve en avez -vous, avez-vous assez sondé la Virginie du sud et consulté les statistiques de la globalité confidentielle en la matière ? Sûrement pas ! morose que vous êtes en votre désir secret d’extinction alors même que refleurit la fille de joie dans le jardin d’à côté...
     
    Du bon et du mauvais fils.- Savoir lequel est le préféré du supposé Seigneur relève de la plus délicate conjecture, sachant que des deux le brigand est le mieux vu des gentils (autre terme sujet à discussion) et que l’autre honore ses mère et père en paroles plus qu’en actions, mais comment expliquer à part ça que les deux anciens enfants de chœur liés par le sang continuent de se tenir l’un et l’autre pour le préféré et de se le reprocher ou de se le pardonner tous les jours que Dieu fait...
     
    Des pères et des fils.- Alors que les Pères brûlaient tous les livres au nom du ciel où se dissipaient les fumées, les fils (et quelques filles lettrées) sauvaient Aristophane et Lucien, et Sapho l’inspirée et le mutin Pétrone, tout joyeux de se retrouver ensuite en bonne compagnie, loin des lits de cendre et des plats de suie...
     
    Des lassantes litanies .- Il est vrai que je n’ai point été tenté de baiser Maman ni de flinguer Monsieur Père, mais qui prétendrait que j’en suis handicapé au vu de mes résultats académiques et militaires (ou de mes échecs foireux qui reviendraient au même) accueillis par mes vieux avec la même indéfectible tendre humeur - et nous vieillissons à l’unisson sous la même lumière en dépit de nouveaux pics de pollution...
     
    Des malentendus.- Celui-là, qui s’impatientait de te convertir à la seule vraie foi, en est arrivé à enrager quand il t’a vu si bienveillant envers ton prochain, voire ton lointain, et tellement apprécié partout en ta qualité de guérisseur non titré, puis c’est ensemble que vous avez été déportés et avec le même silencieux respect que vos noms sont évoqués par ceux-là qui ne savent plus trop à quel saint se vouer...
     
    De la fantaisie des dieux.- Le nom d’Allah est apparu dans une aubergine coupée en deux, votre conseiller en méditation affirme détenir une authentique dent de Bouddha que son cousin taxidermiste toujours malveillant (parce que jaloux) prétend une dent de crocodile, et vous avez tous entendu parler des empreintes de pieds du Seigneur moulées au bord du lac de Tibériade ou sur telle plage de Goa, mais rire de tout ça n’empêche pas, ma foi, le croyant de croire à tout ça...
     
    Peinture: Neil Rands, The falling Man.

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    (Pensées du soir, VIII)
     
    Des résonances.- C’est au charme des noms, plus qu’au prestige des lieux, que vous aurez réagi le plus souvent et voyagé ou rêvé quelque temps, juste le temps de réclamer au guichet un aller-retour pour Balbec ou la Grande Garabagne, ou de répéter en murmure les noms de Samarcande ou d’Ecbatane avant de se dire : on oublie à cause de l’excessive chaleur ou du froid de loup, des moustiques-tigres ou des scorpions entre les draps - et tel autre matin vous vous retrouviez au Negresco de Sils-Maria, donc en pleine confusion onirique...
     
    Des suggestions momentanées.- Un brouillard à couper au couteau pourrait se lever tout à l’heure sur l’horizontale enneigée plantée d’une forêt de bouleaux ou sur des falaises de marbre donnant sur une mer couleur d’émeraude, pour éviter la pensée désolante d’une autre forme de néant visible (les images de villes dévastées des journaux du même matin), et voici que de minces rameaux et les herbes hautes du premier plan, des fantômes d’arbres verts en contrebas dans le gris toujours enveloppant font émerger le paysage familier censé vous situer de votre vivant - comme on dit...
     
    Des surprises de la beauté.- Je vous dirai par élection toute personnelle datant des étapes vélocipédiques de ma vingtaine: l’heure orange sur le Campo de Sienne , au déclin du jour, le soleil disparu derrière les frises de marbre des palais et les tuiles comme sorties du four des hautes bâtisses serrées en leurs briques entourant la vaste conque de pavés roses, ou tout à l’opposé, populaire et populeuse, pulpeuse et puant la piétaille: la Piazza Navona vers dix heures du matin quand la Ville éternelle oublie son appellation au bénéfice de ses odeurs corporelles et autres splendeurs fruitières - et Salamanque en son brouillard ou Séville en ses jardins, Samos et Samarcande...
     
    Des lieux oubliés des dieux.-Certains se figurent que ce sont les plus démunis ou les plus dévastés par l’humaine férocité, mais non : ce sont plutôt les plus tristement nantis, les plus sinistrement célébrés par la télé, les plus satisfaits en leur veulerie étalée qui font fuir les fées et les elfes, les bénédictions et les connivences angéliques...
     
    De la nostalgie des mauvais lieux.- Parfois le père et le fils se croisaient dans la même maison bien tenue, ou l’abbé et son cousin bolchéviste, l’apache et le prétendu comte fatigué de sa baronne avérée - enfin tous ceux-là qui ne se retrouvent même plus désormais en prison, sauf exception, et moins encore sur Tiktok...
     
    Des indéniables Hauts Lieux.- Ce serait à chacune et chacun d’élire les siens, comme ils traceraient leur autoportrait sur fond de ciel haut levé les yeux pleins de cette adhésion montée du tréfonds des incantations sacrées ou profanes, étant entendu que la divinité souffle ou inspire quand et qui elle veut en toute beauté et bonté conjuguées au présent signifiant : cadeau...
     
    Des ironies du sort.- Nous en avons d’autres dans notre sac à malices, expliquaient les occurrences en phase avec les circonstances, et ce que vous avez appelé le Destin ou la destinée, avec ou sans majuscules et inversement, n’enlève ni n’ajoute rien à l’aléatoire des épices ou des dissonances, des élans réjouissants ou des accablements émus...
     
    Des oublis vivaces.- Vous ne vous rappelez plus où cela s’est passé ni si ce fut avant ou après votre décision d’arrêter de fumer, mais la couleur précise, la musique et la touche particulière de chaque mot contenu par le message de l’Ange se détachent sur le fond nébuleux de tout ce que vous avez entendu, comme exacerbé par l’oubli...

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, VII)
     
    De la fraîcheur.- L’Oeuvre garde assurément des traces d’ancien, mais sa beauté est toute affirmation de jamais vu dont la meilleure preuve est le changement d’humeur immédiat de qui l’approche et la reconnaît comme une évidence matinale ou l’idée de s’immerger évoque le rite deux fois millénaire du baptême...
     
    De l’humble attente.- Qui n’a jamais connu de sérénité ou de soleil durable bénéficie de cette tranquille disponibilité des innocents qui en ont vu de toutes les couleurs sans en concevoir la moindre rancune - et voici tout à coup qu’une main se tend vers eux ou que deux bras leur prouvent qu’eux aussi ont eu une mère jadis où naguère dans un autre pays...
     
    Des objets et des muses.- Tard venu à la poésie, l’ancien employé de bureau que Baudelaire a soudain visité telle nuit lunaire n’ose pas parler de muses quand il sent en lui des mots s’associer comme s’il n’y était pour rien, juste bon à les accueillir et les aligner sur le papier à l’encre d’écolier qu’il a gardée sans se douter de l’usage qu’il en ferait à l’âge où l’on cesse de rien faire...
     
    De la vanité.- Ils se disent poètes et se prétendent au-dessus des objets, ils attendent que la caméra tourne pour évoquer leur ascèse de création et l’angoisse vertigineuse de la page blanche et le peu de rentabilité dans la société que vous savez - et de cela aussi ils feraient de la poésie si leur image y gagnait...
     
    De la bonté des objets.- Il ne suffit pas de célébrer la beauté des produits fabriqués en l’usine de l’Art mondial et de la Poésie universelle: leur bienveillance foncière est également à inscrire au patrimoine de l’humaine engeance, et l’apaisement de la sempiternelle douleur - laquelle n’est pas étrangère pour autant à la beauté et à la bonté diffusée par les mêmes objets...
     
    De la profondeur du soir. - C’est un cliché pour Instagram et bien plus depuis toujours et partout : ce rouge aux joues du ciel virant au noir, et ce qu’on dit les feux du couchant ou les vestiges du jour sont à la fois la fin de quelque chose qui nous remplit de mélancolie dès notre enfance soudain affolée à ces heures, et l’entrée dans l’autre royaume dont les heures ont perdu leurs ombres...
     
    Des retombées.- L’ivresse du bateau à saisi la mer tout entière, et le vent et les étoiles renvoyant à travers le temps leurs imaginaires palpitations...
     
    De l’appartenance.- On emporte avec soi tout ce qu’on possède, y compris l’amour dont on est arraché comme un corps semble arraché à l’amour universel, mais à quel amour et à quel univers ces mots appartiennent-ils, pourriez-vous demander faute de les traduire en larmes...
     
    Des échanges secrets.- Il est inexact de prétendre qu’un amour heureux repose sur la fusion des intérieurs, même sans faire chambre séparée nous avons gardé entre nous cette distance qui subsiste entre Animus et Anima, chacun à sa fenêtre donnant tantôt sur cour ou jardin au théâtre des journées, la nuit venue restant propice à d’autres passages et confidences - mais la encore c’est mentir que d’exagérer à la façon des feuilletons...
     
    Des élans factices.- Dès lors que nous avons résolu de couper court à toute exaltation imitée du cinéma, les choses entre nous sont devenues plus belles d’être réelles, jusque dans les difficultés nous ouvrant des voies nouvelles par lesquelles nous nous sommes approchés l’un de l’autre, et ce faisant nous nous sommes éloignés de ce que chacun de nous avait été pour nous rapprocher des autres…
    Des rituels relancés. – Sans savoir si la statistique indiquant l’augmentation ou la diminution des individus qui prient dans nos régions, et compte non tenu des manifestations de superstition liées à toute forme de performance ou de profit prochain, nous croyons savoir que la considération et même le respect, voire l’amour du sacré se traduisent toujours, à proportion de l’humilité naturelle des gens, par des gestes, visibles ou non, assortis de formules audibles ou non, qui expriment tantôt l’imploration et tantôt l’adoration à la fois sincère et discrète et ces temps d’insincérité présumée et d’indiscrétion avérée…
     
    Peinture: Joseph Czapski.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, VI)
     
    Des yeux fermés.- Loin d’être de ceux qui ne veulent pas voir ou qui se voilent la face, il exerçait ce qu’on peut dire la double attention, et ses visions, voire parfois ses prévisions, gagnaient en intensité juste avant son éveil au point qu’il s’efforçait de différer celui-ci pour les inscrire en sa mémoire d’élucidation bientôt réactivée...
     
    Des messages subliminaux.- Savoir lire entre les signes est parfois inné mais certains en viennent à acquérir et cultiver cette disposition par instinct de survie ou pour compléter leur pratique des langages non verbaux à dominante sensitive gestuelle, où les ajouts oniriques se trouvent également appréciés...
     
    De l’attention flottante.- Les doctes et les néo-jansénistes les plus stricts décrient la rêverie comme si la subdivision de celle-ci ne faisait pas la part du vague et celle de l’hyperprécision révélatrice, de la paresse vaseuse et de l’investigation intime ou panoptique la plus conséquente, le poète se situant à l’opposé diamétral du rêvassier...
     
    De la contamination.- Elle parlait de beauté et la plupart n’entendait que le mot bien-être, la plupart craignait de se doper à l’admiration, la plupart préférait consommer du solide et, tel l’opiomane impatient de voir la plupart se livrer à l’opiomanie, limiter son bien-être à ce qui la faisait ressembler à elle-même...
     
    De la compensation.- Le malheur est un mal, mais la douleur peut être un bien, comme le rappellent parfois l’œuvre d’art ou la poésie qui nous ouvrent un nouveau temps et de plus larges espaces, la statue dans un nouveau ciel et le poème dans un autre silence, le fini par delà l’indéfini...
     
    Du somnambulisme sympathique.- Je vous ai rencontré dans un rêve, ou plus exactement : dans une suite de rêves où nous nous reconnaissions avec le même élan joyeux, je n’ai aucun souvenir du contenu précis de nos échanges d’un tour pourtant élevé dans leurs aperçus existentiels et leur qualité affective, et nos allées et venues nocturnes entre la chambre du sommeil et les bars voisins et les forêts des hauts de villes ne cessaient de nous rapprocher en amis puis en frères au point que nous en rappeler au grand jour et tous deux à nos affaires nous est une douleur que seule la nuit à venir pourrait apaiser si tout cela n’était pas qu’un rêve éveillé...
     
    De la saveur.- Ne vous gênez pas de goûter au poème, et non point seulement du bout des lèvres, mais pleinement et narines accordées au papilles et à l’écoute car ceci est un corps doublement actionné par ses divers organes et ce qu’on appelle le cœur par incertaine analogie avec le moteur palpitant de la vie et ce qu’on nomme l’âme sans la situer dans le concert de la chair - tout cela s’incarnant cependant dans ce qu’on qualifie de poème...
     
    Des hasards heureux.- Tout n’étant en apparence que façon de parler, je vous laisse ajouter bémols et guillemets, mais considérez attentivement la part imprévisible, qu’on pourrait dire géniale sans emphase mondaine ou prétention puérile, du poème, et vous saluerez une fois de plus le coup de dé de Lazare au sourire d’ironie...
     
    Des consolations fragiles.- Celui-là, chancelant, vous jure qu’il se réjouit de se fondre au néant, enfin délivré de ce monde immonde, et vous le félicitez pour sa bonne mine, tandis que cet autre, amputé des deux jambes et se réjouissant des jours que sa chimio lui laisse l’espoir de vivre, vous demande de lui remonter son oreiller et d’ouvrir la fenêtre au printemps...
     
    De la vie humiliée.- Que la vie semblât injuste relevait d’un constat qui n’aurait pas dû entacher sa bonté potentielle ni moins encore sa rayonnante beauté occasionnelle, et comment lui reprocher de s’en prendre d’abord aux plus faibles alors qu’elle-même était aussi fragile et fatiguée qu’une vieille servante...
     
    Des derniers retournements. – Ils décriaient les bonnes choses au nom des cantiques à venir, sans y croire à vrai dire, et de moins en moins à mesure que les bonnes choses leur étaient retirées voire interdites, aussi se mirent-ils bientôt à chanter les bonnes choses en espérant que les cantiques à venir ne les leur feraient pas oublier…
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, V)
     
    De la fuite en avant.- L’invocation à la vie qui continue fut le lieu commun de plus en plus largement partagé par les faibles autant que par les forts qui en tiraient prétexte à plus de dureté et plus de violence, de sorte que la loi de la jungle retrouvait elle aussi sa justification...
     
    Du simulacre élargi.- La vie par procuration, de même que la guerre à distance et que l’amour virtuel s’imposèrent en ces années comme de nouveaux modes compulsifs de celles et ceux qui se conformaient à l’exemple de ceux et celles qui les avaient précédés sur cette voie de la déconnexion connectée, de sorte que l’individu sans contact se multipliait et l’effet de meute avec sa prolifération panique...
     
    Des premières interprétations .- Dès les premiers jours de la maladie mondiale certifiée, les uns évoqueraient le souvenir de la peste noire et les autres les dangers de mesures par trop étatiques, les autres la grippe hispanique et les risques d’un libéralisme laxiste, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis aux balcons...
     
    De l’odeur de l’hosto.- Il y a pire que mon angiosarcome du cœur, disait-elle pendant sa perfusion : il y a cette odeur de vertu, cette odeur de propre et de confort sanitaire, cette odeur de pansements neufs et de chemises repassées, cette odeur de linceuls et de tisanes, cette odeur sans odeur du poison qui me permettra ce soir de sentir encore un peu du parfum du jasmin...
     
    Des nouveaux experts.- L’important en apparence était d’affirmer l’apparente évidence comme un fait confirmant l’importance de l’expérience, non sans remettre en question les experts de plateaux insuffisamment titrés en matière de pathologie virale, et du coup s’exacerba l’opposition des mieux sachants et des beaux parlants, et ce qui s’avéra dès le début de la pandémie fut confirmé par les experts de la guerre au moment où celle-ci commença de passionner les présentatrices et présentateurs de plateaux soudain en phase avec la géostratégie ambiante...
     
    Des complications.- Ne m’étant jamais droguée ni ne couchant avec des séropos, disait sa voisine de box également perfusée, j’ai coupé à La Maladie, comme on l’appelait dans les années 80, avant de choper la malaria en Malaisie ou j’ai commencé de fumer et voilà le résultat avec une jambe en moins et de mauvaises nouvelles sur l’autre, mais ce serait pire en Tchétchénie alors merci la vie...
     
    Du pire mais pas que. - Quant à la vie elle se demandait, après tant de millénaires sans le moindre progrès en dépit des micro thérapies et des accélérateurs linéaires, ce qu’elle foutait ou était censée fiche au milieu de tant de vivants inconséquents, elle qui croyait avoir tout vu et ne finissait pas d’en découvrir de pires mais aussi de meilleurs ça faut quand même le rappeler pour le moral des enfants...
     
    Du noir complet.- Plus qu’un autre lieu, plus même qu’un plateau de télé l’hôpital est dépendant du flux que menace une panne de datacenter par défaut d’alimentation électrique, fuite d’eau dans le système de climatisation ou bug informatique, et vous savez ce que ça coûterait d’interrompre l’activité du cloud ne serait-ce que le temps de votre opération, donc faisons tous profil bas...
     
    Des petits bleus.- Le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien stimula vos imaginations, et l’éventualité d’un monde soudain éteint, soudain tout silence - cette éventualité réjouit étrangement vos imaginations de poètes en vers réguliers ou de rêveuses adeptes de la pensée ZEN, reconnaissants de cela qu’on pût encore se faire des signes entre balcons et s’écrire des mots doux rédigés au crayon simple...
     
    Des profondes cavités. – Dans le murmure plus ou moins inquiet des salles d’attente, dans les champs que traversaient soudain les voitures affolées fuyant les encombrements autouroutiers visés par les chasseurs ennemis, sous les hautes voûtes des cathédrales également menacés par le Barbare, au double creux de votre oreiller, dans la noire et si légère épaisseur des siècles de notre mémoire partagée, dans toute cette concavité retentissaient à n’en plus finir les voix et les échos de cette parole faite chair qu’à votre tour vous incarniez…
     
    Peinture: Félix Vallotton.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, IV)
     
    Du refus d’obtempérer.- À ceux-là qui positivent à mort, comme aux lugubres qui ne voient partout que ruines vous avez opposé votre quatre-mains de pianistes amateurs hors d’âge, sans autre métronome que le double battement de vos cœurs et sans autre souci que celui de la mélodie dont les enfants se souviendraient...
     
    De la nouvelle relation. - L’intuition qui nous vint, sans rapport avec les ordonnances délivrées à foison par les philosophes de plateaux et autres officiants de théomarketing, que nous étions confiés les uns aux autres, se concrétisa dès les premiers temps de la maladie spécifique qui fut officiellement identifiée comme une pandémie par l’Institution reconnue au niveau mondial...
     
    De la conséquence.- L’idée qui était alors la vôtre, fondée sur l’observation fine opposée aux généralités reçues, que l’esprit de conséquence est la plus vive au cœur de l’enfance et se dilue ou se dégrade au fil des dénis de l’âge, trouva la meilleure illustration dans les progrès soudain de l’infantilisation générale, qui est le contraire de l’esprit d’enfance, soumise à l’idéologie sanitaire générale de souche parascientifique et financière...
     
    De la confiance.- La première conséquence découlant de la maladie générale ou supposée telle fut que plus rien ne sembla désormais relever de la certitude alors que les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semaient quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus enclins à se dire savants...
     
    De la vulnérabilité.- D’aucuns alors, découvrant par les médias que les Chinois et le Berbères, les Malais et les Tasmaniens risquaient de tousser et de s’enfièvrer à mort autant que le fermier d’Arizona ou que la veuve distinguée des beaux quartiers viennois , conclurent bientôt au complot...
     
    Des preuves chiffrées.- La récurrence exponentielle de l’exposé assorti de statistiques, fondées en partie ou partiellement trafiquées, alla de pair en cette période avec l’affirmation plus ou moins opportune ou opportuniste des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral, mais cela bien avant le mal foudroyant qui vous a visés particulièrement sans que quiconque pût non plus en déceler la source ou en expliquer la cause...
     
    Des flirts de seniors.- Vous n’étiez pas de celles et ceux (l’époque excluant depuis peu qu’on parlât de ceux seuls sans leurs homologues féminins) qui attendaient quoi que ce fût des nouveaux ateliers protégés, et le souci soudain voué par les médias à la sexualité des seniors vous inquiéta bientôt autant que la perspective d’une mécanisation des sentiments ou du formatage des affects...
     
    De la retenue tacite .- Vous étiez convenu de ne point aborder de grandes questions avant le café du matin, voire les dix heures ou culmine la tranquillité matinale, de même qu’on y renonçait après le coucher du soleil, mais le reste du temps était souvent dévolu à ce qu’on peut qualifier d’insouciance attentive, et souvent d’autant plus attentive aux bonnes choses de la vie qu’elle se fondait sur la présomption d’innocence...
     
    Du mimétisme médiatique.- La transition du mal général dont parlaient les médias comme d’un fait établi, aux affections particulières qui continuaient de frapper n’importe qui et au hasard, comme celle qui vous était réservée sans que vous vous en doutiez au début des premières hécatombes, ne vous rendit pas fatalistes ni moins encore désabusés ou cyniques, mais plus confiants, mieux confiés les uns aux autres...
     
    Des illusions infécondes.- Un trait idéologique funeste de tes compatriotes t’était apparu en ton adolescence déjà et t’avait révolté vers tes quatorze ans, qui tenait à postuler l’immunité d’ordre divin dont bénéficiait la patrie au nom d’une élection spéciale prouvée par le fait que vous aviez coupé à deux guerres mondiales, et tous les dénis ultérieurs de la nation vertueuse te semblèrent découler de la même misère d’âme...
     
    De la seconde chance.- La folle inventivité de vos enfants en leur premier éveil, leurs sorties inouïes, leurs dessinages de petits voyants, leurs jeux et leur gestes vous auront fait revivre et partout où il y a de l’enfance et des sensibilités friandes de nouveauté printanière, ainsi de vos soirs redevenus allègres matins...
     
    Peinture: Joseph Czapski.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, III)
     
    De l’hésitation.- On pourrait en rester là, se dit-elle après avoir appris que l’opération serait palliative et non curative, selon les termes signifiant que le geste chirurgical d’une extrême complication et nécessitant donc d'exceptionnelles compétences ne fera que lui gagner un peu de temps s’il réussit et si elle survivra - donc on en resterait là, mais sait-on seulement où on en est ?
     
    De la résolution.- Ce qu’on a décidé, pense-t-il en élargissant sa réflexion à la cafète de l’hôpital, c’est plutôt l’hôpital qui l’a décidé, j’entends : les théoriciens et les techniciens, les praticiens de l’hôpital qui parient pour l’excellence de l’hôpital en termes non exempts d’un souci de publicité, et par extension tu en conclus que c’est ce qu’on appelle la société qui a décidé pour vous, même s’il vous sera accordé de prétendre le contraire aux colloques mis sur pied par les superpros stipendiés par ladite société...
     
    Des couleurs ravivées.- D’un tout autre point de vue c’est grâce à la chimio, si j’ose dire, que nous avons redécouvert la beauté distincte des couleurs de la vie, la distribution précise des couleurs des voyelles, comme le jeune poète aux joues roses et grandes paluches l’avait entrevue, et la spécificité rythmique des consonnes, mais aussi la musique des murmures, et de fait nous parlions tout doucement dans le box où elle se trouvait perfusée...
     
    De la drôlerie des situations.- Nous aurons vécu d’autres bons moments, avec les garçons fracassés du pavillon de traumatologie de l’hôpital régional, cette année-là, quand chacun oubliait ou faisait semblant d’oublier ses os brisés ou ses plaies pour ne voir que ce qui vivait encore en ces lieux puant le désinfectant et les relents de cuisine avant ou après les heures à pleurer - tout à coup le grand Timour donnait le signal de la salutation générale au dieu soleil et la faute à pas de chance se trouvait défaite à l’avenant...
     
    De ce fil ténu qui nous retient. - À la fin votre père ne tenait presque plus debout, lui l’ancien militaire fierté de votre nation, vous m’avez dit qu’avec tout ce qu’il avait oublié il était presque apaisé, vous avez ajouté ensuite qu’il était presque content de s’en aller, concluant enfin que ces « presque » en disaient beaucoup sur sa vie ...
     
    Des regrets inavoués.- Ce qu’ils ne diront pas, si l’un part avant l’autre, c’est qui donnera son dernier verre à l’autre si l’un est déjà parti, ou qui humectera le front de l’un si l’autre n’est plus là, et qui fermera leurs yeux, et qui prendra soin du chien ?
     
    Des illusions tenaces.- Vous croyez être prêt, no problem affirmez-vous devant votre glace qui ne fait même pas une grimace, vous laissez la peur aux autres ajoutez-vous sans penser même à la sorte d’angoisse que vous évoquez, sur quoi vous découvrez au chevet de qui vous aimez que ce qu’elle vit, ou ce qu’il vit, ce que vous vivez ne l’a jamais été et que personne ne vous dira qu’il n’y a pas à avoir peur...
     
    Des limites de l’organisation . - Les uniformes des soignants sont fonction de leur fonction, vous explique-t-on en vous recommandant de moduler votre façon de leur parler à proportion de leur rang, mais vous vous y refuserez tant que les patients n’auront pas d’uniforme approprié à leur dysfonction...
     
    Des occasions manquées.- Ils parlent de votre vie comme s’ils vous plaignaient de ne pas présenter les dernières nouvelles à la télé, ils semblent regretter pour vous ce que vous n’avez jamais désiré, pour un peu ils vous souhaiteraient un enterrement tel qu’ils vous croient incapable de l’imaginer...
     
    Des questions peut-être vaines .- Regretterons-nous de ne pas nous être tout dit, se demande-t-elle sans penser vraiment qu’il lui ait jamais caché quelque chose d’autre que ce qu’il sait qu’elle eût souffert d’apprendre, et de son côté son bon naturel lui suggère que ne pas tout dire n’est peut-être qu’une autre façon de se parler...
     
    Du plaisir obligatoire.- Tu n’accordais à ce qu’ils appellent le bonheur qu’une attention prudente, à ta façon de descendante des paysannes des hauts, tu savais ce qui est de la jeunesse et ce qui est de dignités ultérieures et non moins jouissives à leur façon domestique ou peut-être artiste, tu ne te payais pas de mots et l’indulgence de l’âge adoucissait encore ton savoir d’expérience...
     
    Du refus d’obtempérer.- À ceux-là qui positivent à mort, comme aux lugubres qui ne voient partout que ruines vous avez opposé votre quatre-mains de pianistes amateurs hors d’âge, sans autre métronome que le double battement de vos cœurs et sans autre souci que celui de la mélodie dont les enfants se souviendraient...
     

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, II)
     
    De quelques dissonances. - Sans discontinuer l’on vous avait enjoint toutes ces années de profiter, sans faire de vous des profiteurs - ça c’était le bonus de conscience -, mais la santé qui rutile, l’emploi garanti aux utiles, le travail qui libère et les congés payés aux Maldives qui régénèrent, le décor d’une nature faite pour l’œil et tout un système assurancier palliant la moindre défaillance de la machine faisaient concert et profiter ne sera jamais un crime sauf en cas de guerre - mais voici que celle-ci se rapprochait, et la mortelle maladie...
     
    De l’hospice occidental.- Enfants d’après la guerre il vous arriva de douter de la légitimité de vos privilèges, mais pouvait-on vous reprocher d’être nés de ce côté de la chance, se demandaient certains d’entre vous tandis que d’autres se disaient prêts à endosser la faute, mais n’était-ce pas se moquer des damnés de la terre que de se ranger de leur côté à si bon marché argueraient ceux-là qui ne voyaient de choix que la sainteté - nous en étions à peu près là de nos discours d’enfants gâtés quand nos propres enfants commencèrent de s’interroger...
     
    Des mentalités variées. - Votre vingtaine fut d’un idéalisme apparenté, puis vous vous frottèrent au monde dont les langues et les usages familiaux ou les tensions sociales vous firent évoluer en finesse ou en habileté, mais ce soir vous revivez ces moments sans acidité, tous deux foudroyés par la nouvelle de ce matin de la mort annoncée entre vous deux...
     
    Des projets ajournés.- Tu aurais aimé retourner ce printemps sur la Côte, sans préciser le lieu particulier vu que la Côte est partout la même au printemps, avant l’afflux des hordes, mais la série des chimios vous a obligés de différer ce départ, et bien d’autres dans la foulée, juste une année avant l’invasion russe en Ukraine qui a obligé la famille de vos amis Leskov à se bouger...
     
    Des femmes tondues.- Ainsi le côté sale brute de la vie vous est-elle apparue sur le tard, non comparable aux chagrins ordinaires de nos deuils proches ou plus lointains: tout à coup c’est votre mère qui a perdu ses cheveux, désireuse d’apparaître ainsi aux petits en tant que grand-mère, par souci de vérité, et la honte des femmes tondues de la guerre passée est devenue fierté...
     
    De ce qui apparaît.- Vous essayez de trouver les mots, qui vous viendraient sans difficulté si le mal était en vous - vous le savez pour l’avoir vécu -, mais trouver les mots qui ne soient pas que de compassion ou pire: de pitié affligée, trouver les mots ce soir pour lui dire que tu la trouves jolie quand même alors qu’elle se voit en cadavre ambulant, retrouver de ces mots qui vous ont aidé à vivre aux plus durs moments vous sera venu sans y penser dans le seul souci de partager ces instants...
     
    De l’émouvance. - Leur façon de se blottir les uns contre les autres pour assister au film projeté sur les murs tremblants du métro de Kiev - le tremblement n’est autre que celui de chaque nouvelle bombe tombée là-haut -, te rappelle tous les gestes de protection auxquels tu as assisté à travers les années, résumant à tes yeux l’histoire de la bonté en ce monde qui n’eût pas survécu sans elle ...
     
    De l’inexplicable.- Tu ne trouves rien a reprocher au jeune chirurgien plein de son avenir et qui voit en ton cas une rareté intéressante mais dont tu ne sais ce qui le motive finalement, pas plus que tu n’en veux au Créateur présumé d’autoriser la venue au monde d’enfants dits nains à tête d’oiseau ou sirenomèles, tu ne t’expliques pas la propension à la médisance de certaine soignante ni la belle humeur récurrente de tel soignant aux pires moments, savoir ce que veut ton corps t’échappe mais tu lui parles aimablement lorsque vous êtes seuls et même l’amour, ou ce qu’on désigne de ce mot délicat, même le nom de Dieu qui ne t’a jamais convenu, tu les prends comme ça sans savoir pourquoi...
     
    De l’attachement aux choses. – De la même façon que tu lui es restée fidèle, même quand il était trop souvent ivre ou perdu dans ses livres, tu as manifesté aux choses, plus qu’à beaucoup de gens, une sorte d’amitié qui te les faisait considérer avec le même respect que tu manifestais aux animaux familiers, quand les bêtes sauvages t’en imposaient de façon plus mystérieuse, la Nature te semblant en effet le plus grand mystère…
    Aquarelle JLK: Transportés ou déportés ?

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées du soir, I)
     
    "Je n'aime pas dormir quand ta figure habite,
    La nuit contre mon cou;
    Car je pense à la mort laquelle vient trop vite
    Nous endormir beaucoup".
    (Jean Cocteau, Plain-chant)
     
    De l’allègement.- On ne marche pas sur les œufs : on y danse, les yeux fermés, le cœur à la romance et fredonnant des airs légers comme les jeux appris dans cette ancienne vie que restera toujours l’enfance...
     
    De la spontanéité.- On ne marchera pas au pas : on dansera plutôt en bandes déliées au gré de flûtes enchantées, le long des avenues ou par les hauts où des oiseaux voltigent en nuée ou relancent les envolées de nos élans adolescents...
     
    De l’apaisement.- On passe le temps à jouer: on parle quand on dort, on rappelle à souper nos morts là-bas, les yeux ouverts sur les quais des ports éphémères où le temps les a déposés sans effort apparent, ni mesurer jamais ses heures à jouer dans les vents aux douces odeurs éventées des roses du présent...
     
    De ta présence au soir.- Ta vie dans la mienne a tracé cette ligne claire, comme un fil de lumière suivant la rondeur des collines et le détour des rivières, comme un chemin d’issue malgré les apparences, comme une évidence en réponse aux questions difficiles, et la caresse de ta présence endormait les enfants...
     
    De la clairière de l’être.- Un être exquis m’attend maintenant là-bas par delà les eaux sombres, par delà la rivière de la rue encombrée, par delà ton trépas: ta façon de sourire sans pareille, ton béret sur l’oreille, ton regard de très douce amie, ta présence éveillée au sommeil...
     
    De l’ignorance au-delà.- Toutes ces vies au regard perdu, cette autre façon d’être advenue, cette autre façon de paraître, enfin que sais-tu de ce que j’ignore, demande le vivant à l’absent qui sourit dans la patience de la nuit...
     
    Du ciel de mémoire.- L’inquiétude en sa chambre noire se rappelle, le soir, les heures d’ombre et de lumière de tant d’années et de poussière de nuits étoilées...
     
    De votre connivence.- Vous vous entendiez de concert, sans parler souvent que des yeux dans le précieux silence du temps qui se souvient des promesses réalisées sans autre délivrance...
     
    De la précaire assurance.- Rien n’est sûr que cette inquiétude qui vous tenait éveillés, et rien ne dit que cet interlude entre le tout et les riens de votre vie à la fin ne les résumerait, amoureux et serein...
     
    De l’immanence. – Les choses en sont donc là, et nous voici les contempler comme au premier matin, alors ce qui se dirait serait la question de ces nouveaux jours sans toi, et le dire et comment à t’entendre de là-bas: le vert serait sensation pure au dévalé des monts qu’ensemble nous parcourions, et le rouge pointerait, en vive affirmation, aux couleurs de la passion ravivée par quelle douceur irradiante - les choses en seraient là, et l’absence lancinante mentirait : tu serais là tout ardente et souriante en ta gratuité…
     
    Du doux parler. - Tu es telle mon hirondelle, dans le torrent des airs, en joyeux tourbillons, que les vers en ribambelles à leur tour jailliront : au fond du ciel est un mobile secret et radieux, dont la grâce efface la trace…
     
    Peinture JLK: Le chemin sur la mer.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XXXVIII)
     
    De la bonne entente.- Ni l’un ni l’autre ne souffrant la déambulation ou le périple en groupe ou en troupe, la joyeuse marche de bonne humeur jouée ou l’exploration enjouée des ruines classées par ancienneté, tous deux se retrouvèrent seuls à voyager toujours en leur seule compagnie, et comme ils se faisaient écho à tous égards ils se réjouissaient de se retrouver à l’aube après s’être éloignés l’un de l’autre dans un sommeil tout proche où parfois ils se croisaient en rêve, prétendaient-ils en souriant drôlement...
     
    De la cocasserie.- Nous étions pareillement sensibles à ce que subissaient ici et là les infortunés, même protégés de la pauvreté et de la guerre celles-ci nous attristaient, cela va pour ainsi dire de soi chez les gens vivants, mais nous n’étions pas moins friands de cocasserie, elle encore plus que moi, dont les récits qu’elle faisait à nos retours, avec nos familiers, surabondaient de détails loufoques, la poule de soie dans l’auditorium japonais ou le défilé des philatélistes malgaches en uniformes de grande cérémonie, les renards volants du Tibet ou le soufi muet nous parlant de son seul regard sous l’Arbre de l’Intuition...
     
    De l’image parfaite.- Un jour que dans un paysage italien de notre préférence, ou peut-être en Algarve ou en Andalousie, en tout cas dans la douceur visuelle des lumières méridionales, et plutôt en automne quand tout est irréel de beauté comme assourdie, je lui avais proposé de la peindre comme elle était mais dans le paysage, insérée, bonnement inscrite dans une robe simple aux couleurs de terre et d’herbe, et sans poser, comme elle seule savait, tout au naturel, comme survenue au monde dans cette sorte d’intimité partagée et restant notre secret...
     
    De la belle paire.- Tout jeunes et rilaxes ou ridés mais légèrement dorés comme des passants juste esquissés par un émule de Rembrandt, ils vont de pair et seraient remarqués même dans une assemblée ou cette foule immobile qu’on voit parfois autour des églises ou des gares, ils sont là juste de passage et présents seulement l’un pour l’autre, tout à leur histoire peut-être liée au souvenir de telle église ou de telle gare - ces lieux où l’on implore ou déplore tandis que ce deux-là s’éloignent là-bas enlacés, ou pas...
     
    De l’âme vive.- Ce n’est pas une question - la question de l’existence ou non de l’âme - qui les préoccupe même en vue (ils campent en Grèce orientale ) des Météores dont les monastères n’accueillent que des éléments masculins avérés, non: la question ne se pose pas tant que leur âme double et conjointe, Animus et sa compagne Anima, vivent et vibrent à l’unisson des sphères joyeuses ou l’obsolète présumé se ressource à large lampées...
     
    Des sentences sentencieuses.- Les doctes et les impérieux, les éminences du savoir sûr m’ont fait rire longtemps en solo, puis elle a ri avec moi des pédants, mais nous restons attentifs et prêts à d’autres éveils au gré de nos rêveries, n’empêche : celui qui de sa chaire nous assène comme ça que nous restons toujours en enfer de ce ton qui ne dit en somme que l’importance de celui qui le profère - celui-là nous indiffère absolument...
     
    De nos préférences .- Elle avait besoin chaque année de la mer, et j’aimais écrire aux balcons, elle aurait flâné des heures pendant que je rédigeais un feuilleton, mais c’était ensemble toujours que nous partagions le filet de daurade ou les fruits cueillis à l’arbre de corail en souriant aux vacanciers débonnaires - tant il est vrai que la mer nous rapprochait de nos frères humains, et de leurs sœurs...
     
    Des conditionnements.- Toutes les têtes à l’unisson, devant le monument, se tournaient à l’ordre du guide attitré, parfois une Japonaise ou quelque jeune Prussienne à tenue allégée, et l’on entendait sans entendre vraiment, au sens de l’entendement, tant ce qui distingue le dorique de l’incrustation byzantine échappe à l’enregistrement immédiat alors que le chauffeur Jack impatient fait signe au groupe de passer au monument suivant...
     
    De la tendre soirée.- Les jours voyageurs n’étaient jamais aussi appréciés qu’en fin de journée après le soleil et les vacations vacancières, passée la parenthèse du farniente, quand les dîneurs dînaient sur les terrasses et qu’avant ou après les avoir rejoints nous laissions nos regards errer ensemble des balcons aux lointains...
     
    De la perspective cavalière.- C’est le point de vue que vous direz, plus que de l’âge mûr: de l’âge sûr, même si c’est précisément en ces années atteintes que vos certitudes se fissurent, mais le fait est que se retourner prend désormais son sens et non sans indulgence augmentée - tant de temps à cheminer ensemble, et c’est une nouvelle carte du tendre que vous découvrez en revivant du regard le chemin parcouru de fondrières en clairières, les allées semées d’embûches et les années où vous aurez trébuché pour vous relever vous ne savez plus comment, avec elle ou parfois sans, chacun en ses difficultés, jamais séparés mais jamais non plus en trop étroite fusion, la vie exigeant ces ondulations…
     
    Du bout du chemin. - C’était alors l’expression la plus innocente, allons, faisons donc un bout de chemin ensemble, et c’était en enfance pour nous rendre à la petite école, ou plus tard en revenant de la plage, parfois troublés par nos pensers ou nos sentiments, nos sensations ou nos pulsions d’adolescents, plus tard encore à nous revoir l’un ou l’autre d’année en année, et d’autres encore à se déprendre ou se retrouver, mais sans imaginer alors que le chemin finirait...
     
    De la modestie.- Que notre cœur soit intelligence et que notre esprit soit bonté, étions-nous convenus sans même nous concerter, comme si la vie que nous menions nous l’avait dicté et sans même que nous eussions à l’inscrire, par delà l’aveuglement d’un certain attachement de possession et plus loin aussi dans la douceur consentie que ne le dictait la lucidité calculée - non point accroupis dans la résignation soumise mais souriant aux choses accordées...
     
    De l’allant joyeux.- Nous ne reviendrons pas amont sauf en pensée, car c’est naturellement vers l’aval conscient et concerté que nous allons, en veine de nouvelles enfances qui, par nos descendances, ne cessent de raviver nos ravissements purs, cependant, d’excessives ou nigaudes exaltations, autant dire que nous ne nous laissons point aveuglément mener mais l’avancée ne saurait être non plus trop contrôlée, aussi allons-nous de l’avant tout à la joie sereine et reconnaissante de la vie allante...
     
    Sculpture: Mario del Sarto.

  • Lanterne magique

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    Nos premiers voyages se font les jours de pluie, et le théâtre et le cinéma, avant le théâtre et le cinéma. Les doigts arachnéens de l’oncle Fabelhaft font surgir tout un monde d’ombres sur le mur de son cabinet de curiosités : il y a là des sultans à turbans et des lions amadoués par de tendres tendrons à babouches, ou l’on voit le pirate de Sumatra se défaire de l’étreinte de l’anaconda, ou encore le caïman gober tout vif le felouquier ; et notre frère aîné, dans la houppelande  de saint Joseph à l’auréole de carton, à la pièce de Noël de l’église du quartier, nous semble transformé en un personnage qui n’est plus tout à fait du commun des mortels auquel nous ne serions pas loin de mendier un autographe dans le cagibi de la sacristie où la monitrice d’école du dimanche Anita s’en est allée le démaquiller avec les bergers et Marie. Cela étant, le théâtre des familles ne m’exaltera jamais plus que ça.

    D’ailleurs je ne fais attention, à sept ans qu’aux  rites du théâtre et d’abord aux mots qui les désignent pêle-mêle, d’ Arlequinade à Couturière ou de Four à Poursuite. 

    Je le sais d’ores et déjà par mon grand-père qui a  fait office de placeur au Théâtre Municipal : que c’est avec le Brigadier que sont frappés les trois coups et que c’est le Quatrième mur que le comédien franchit quand la grâce le possède. 

    L’année de mes sept ans, encore, Mister President m’a emmené, en compagnie d’Illia Illitch,  dans les coulisses du Théâtre Municipal et m’a révélé ce que désignent les mots COUR et JARDIN, qui ajoutent à la Rose des Vents ce double repère au point médian duquel se trouve la fosse du souffleur où voici que mon grand-père descend pour s’exclamer de là-bas d’une voix caverneuse:

    - To be or no to be…

    A quoi notre cher Illia Illitch fait écho après avoir feint d’oublier la tirade, pour enchaîner en m’adressant un regard ardent:

    - To be or not to be, that is the question…

    Pourtant cela sent déjà le vieux soupir des déclamations habitudinaires et déjà j’ai rebondi loin des mots en tenues boutonnées par le règlement. Ce ne sont pas un mais trois cents brigadiers que je dispose alors en rangs désordonnés entre cour et jardin dont les bornes explosent aux dimensions Mer & Montagne ou Garabagne étoilée, et je loue le type là-bas qui joue Dieu ce matin d’avoir endossé et de m’avoir fait endosser et d’avoir fait endosser à chaque brigadier tous les rôles dont chacun est une voix de mémoire dans la nuit d’hiver.

    Les trois cents brigadiers de l’aube assènent leurs neuf cent coups et nous revivons, Dieu et moi, surtout à l’idée de réveiller les morts. Car ce sera cela ce matin qu’annonce l’affiche rédigée à l’encre verte avant l’aube : ce seront tous ceux qui murmurent dans les loges ou se tiennent déjà prêts dans les coulisses à chahuter la jeune première ou à répéter à l’infini leur bout de rôle, ma vraie terreur.

    Dans le rêve qui me revient tout le temps je vais entrer en scène et je sais que j’aurai un blanc, et que mon frère se moquera, sans parler du Tribunal des cousines proches et lointaines et de l’insupportable idée de ne pas honorer Mister President. Pour sûr je vais tomber dans ce blanc. Je vais trébucher une fois de plus et la Poursuite révélera l’incapable, et l’insupportable idée de me réveiller sur ce couac me fait rejoindre dans le rêve les morts éveillés.

    - Encore une journée divine, me semble-t-il entendre à l’instant alors qu’apparaît le visage d’une toute vieille en laquelle je reconnais mes deux grands-mères, la plutôt corpulente aux lourdes jambes emmaillotées de la villa La Pensée et la toute mince aux fines rides spiritualisées de Berg am See. L’image confondue n’est pas un artifice : elle me vient du cercueil. Dans leur cercueil, en effet, toutes les grands-mères se ressemblent, pour ne pas dire qu’elles ne sont plus qu’une.

    Jamais je n’ai réellement pensé que ce qui a été perdu l’est réellement, et c’est à cela que me sert mon théâtre à moi, mon cinéma que je tiens pour la seule réelle réalité.

    Le théâtre dont il ne peut sortir un train de dormeurs éveillés qui seront livrés à bon port ou gazés, selon les circonstances, le cinéma qui ne pourrait me restituer toutes les odeurs et toutes les saveurs, et les musiques et les sensations à fleur de peau, de l’été 1954, pour m’en tenir momentanément à l’année de mes sept ans, le théâtre qui ne serait que du mot ou de la chose vue, le théâtre qui ne serait que du défilé de tenues, le cinéma qui se bornerait au baiser dit à l’américaine ou à l’uppercut, le théâtre qui ne chanterait pas de ma voix d’ange de sept ans, le cinéma qui ne serait que de la gloire qui me vint en mes sept ans par cette maudite voix d’ange m’obligeant à paraître, le théâtre et le cinéma qui ne diraient pas à la fois les gants de pécari de l’oncle Stanislas et la dernière écaille d’évier des quartiers mal habités de notre ville, ou le dandinement de Sancho dans la foulée de l’hidalgo, ou la voix caverneuse de celui-ci répondant à celle de mon grand-père lui soufflant de sa fosse,  le cinéma qui n’aurait pas été d’abord le stéréoscope de l’étudiant russe Illia Illitch ou la lanterne magique aux images colorisées de nos dimanches de pluie, le théâtre qui n’aurait pas été d’abord une mère se penchant sur le landau de l’enfant, le théâtre et le cinéma qui ne seraient pas à la fois le chant du monde et le poids du monde n’ont pas lieu d’être à mes yeux qui n’ont de cesse, depuis le jeu de l’Aveugle, de voir tout ce qu’il y a à voir les yeux fermés.

    Dès l’âge de sept ans j’ai conscience de ce que les images nous trompent et qu’il faut arracher la peau avec le masque, peut-être la tête avec la peau, pour comprendre qu’il y avait du vrai dans l’image pour peu qu’on la laissât chanter et s’ébattre autour des mots, comme les petits comédiens aperçus sur la route, disparus au coin du bois et dont nous regretterons tant, tant d’années après, de ne les avoir pas assez regardés ni assez écoutés.

    Le stéréoscope d’Illia Illitch va de pair avec le souffle syncopé de l’étudiant russe qui souffre d’allergies printanières, l’amenant alors à tousser péniblement entre ses commentaires au défilé des Merveilles de l’Univers et autres scènes et figures de héros ou autres animaux, et je me rappelle alors qu’une de ses mules, par un trou du tissu décousu, laisse comiquement pointer son gros orteil droit à l’ongle carré.

    La première apparition du Sphynx égyptien, au stéréoscope d’Illia Illitch, est ainsi liée à celle d’un doigt de pied couleur d’ivoire, de même que la vision des chutes du Niagara me remémore les expectorations pitoyables assorties d’excuses et de rodomontades de l’étudiant russe m’assurant de cela que cela passera.

    Qui tient les fils de tout ça ? Je n’en sais rien ni ne m’en tourmente à vrai dire avant l’ère plus pompière des Grandes Questions de nos seize ans, mais cette pensée ne me quittera jamais pour autant.

    L’idée que Dieu soit une espèce de projectionniste lunatique ou  même facétieux, qui fasse alterner les gestes de pantin mécanique  du   Charlot des Temps modernes et les traînantes fumées des feux de camp des naturels de Papouasie, l’étreinte au crépuscule californien d’Ava Gardner et de son chevalier servant impeccablement gominé, le Zambèze croulant dans la vapeur des cataractes, le piteux Harry baissant les yeux devant un Laurel pincé comme le petit Ivan devant le grand, cette représentation de Dieu me convient aussi bien que celle d’un marionnettiste qui se jouerait de nous pour mieux nous faire comprendre sa divine envie de jouer en notre compagnie, mais à ce taux-là je suis aussi dieu que Lui, me dis-je à sept ans, et du coup le petit Ivan retrouve un peu d’aplomb, la comtesse aux pieds nus se redresse lentement pour défier son arrogant partenaire, notre père nous fait rire aux éclats en inversant le sens de la projection qui nous montre alors le Zambèze se ravaler lui-même, et voici que, dans la nuit, j’entends quelques chiens huskis me rappeler où je me trouve à l’instant.

    Cela m’écoute dans le temps où ronronne le petit projecteur laissé allumé au milieu des enfants endormis. N’est-ce que le battement de mon sang ou ces voix que j’entends montent-elles des coulisses de ce Globe que m’évoquait oncle Stanislas lorsque nous parlions ensemble de ce que pourrait être le Théâtre du Monde.

    « Longue est la nuit qui ne trouve jamais le jour », murmurait-il en me fixant du même air sentencieux que j’avais à l’âge des Grandes Questions, puis d’une autre voix : « Le rêve lui-même n’est qu’une ombre », mais ce matin me reviennent ces autres mots à l’encre plus claire : « Il n’est plus parfait messager de joie que le silence », et comme un ample rideau se lève alors lentement sur l’écran  de ma page où je relance le court métrage un peu tremblé, vaguement sépia de mes sept ans.

     

  • La boîte d'échantillons

    ee626490681b60d8314e2741985df3b1.jpgLire et relire Ramon Gomez de la Serna

    On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petit fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que “les boeufs ont l’air de sucer et de resucer constamment un caramel”, à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que “bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère”.

    Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les “minutes heureuses”.

    Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme un surcroît de présence: “Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent”.

    Ou bien: “Le soir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable”.

    Ou encore: “Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière”.

     

    Greguerias

    (florilège)

    Dans l’accordéon, on presse des citrons musicaux.

    *

    L’âme quitte le corps comme s’il s’agissait d’une chemise intérieure dont le jour de lessive est venu.

    *

    Lorsqu’une étoile tombe, on dirait que le ciel a filé ses bas.

    *

    Le S est l’hameçon de l’abécédaire.

    *

    Lorsque le cygne plonge son cou dans l’eau, on dirait un bras de femme cherchant une bague au fond de la baignoire.

    *

    L’eau de Cologne est le whisky des vêtements.

    *

    La musique du piano à queue déploie son aile noire et nocturne d’ange déchu désireux de regagner le ciel.

    *

    N’ayez crainte : la femme qui s’enferme à double tour après une dispute va non pas se suicider mais tout bonnement essayer un chapeau.

    *

    Le mot le plus ancien est le mot « vétuste ».

    *

    La tête de mort est une horloge défunte.

    *

    L’ennui et un baiser donné à la mort.

    *

    Venise est un endroit où naviguent les violons.

    *

    Pour le cheval, la prairie tout entière est un tambour.

    *

    Le désert se coiffe avec un peigne de vent ; la plage avec un peigne d’eau.

    *

    Rien ne donne plus froid aux mains que de s’apercevoir que l’on a oublié ses gants.

    *

    La nuit portait des bas de soie noire.

    *

    Le baiser n’est parfois que chewing-gum partagé.

    *

    Les larmes désinfectent la douleur.

    *

    Il est des femmes qui croient que la seule chose importante chez elles est ce rien d’ombre qui ourle leur décolleté.

    *

    Ramon Gomez de la Serna. Greguerias. Traduit de l'espagnol par Jean-François Carcelen et Georges tyras. Préface de Valéry Larbaud. Editions Cent Pages, 1992.

     



     

     

  • Roses de l'exil

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    (Pour mémoire...)
     
    La maison s’était refermée
    et l’ombre sans un mot
    avait ravalé tout sanglot,
    refoulant durement sa douceur
    et ne leur laissant là-bas
    que ces douleurs d’un temps
    que le temps fait passer,
    comme la trace de pas effacés...
    Mais tant d’années et de lieux plus tard,
    seuls dans la nuit des villes
    Ils restent à sourire
    à ces îles et ces gares
    qu’ils ont trouvées et perdues
    De bars en avenues
    au fil de tant d’autres exils ...
    Et parfois le parfum des roses
    affleurant leurs nuits solitaires,
    Ils revoient sous le lierre
    la maison fermée, éperdue
    de regrets revenus
    par leurs souvenirs étoilés
    dans la douce lumière des choses...
     
     
    Dessin: Richard Aeschlimann, Train de nuit.

  • Ceux qui le notent en marge

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     Celui qui se croit concerné par un peu tout / Celle qui embrasse les causes que le mal étreint / Ceux qui signent des manifestes et le font savoir / Celui qui lance comme ça qu’il ne veut pas s’en mêler et s’emmêle pourtant / Celle qui a appris de son voisin de palier (un certain Friedrich N***) que ce qui compte est la vivacité entretenue plus que la vie éternelle / Ceux qui lisent Insectes sans frontières dans la micheline de Sienne / Celui qui se dit savetier plutôt que financier au motif que ses livres non cotés en Bourse ont la souplesse artisanale et le bon vieux cuir de peau de couille des Méphisto’s /  Celle qui a une fleur entre ses plates-bandes / Ceux qui se demandent comment se planifie l’organigramme de l’éternité au niveau des sorties / Celui qui enjambe son futur cadavre pour aller pisser dans la neige / Celle qui ouvre la chemise du Monsieur pour lui faire la peau douce / Ceux qui se disent aimés de Dieu qui leur fait répondre de quoi je me mêle là-bas ? / Celui qui estime qu’un Juif suisse allemand n’est pas tout à fait un Suisse allemand / Celles qui aiment se faire engueuler par de très vieux écrivains irascibles genre Ludwig Hohl dans son caveau ou Georges Haldas à l’hosto / Ceux qui se rappellent la bonté du vieil Ikonnikov dans Vie et destin de Vassili Grossman / Celui qui se rappalle la remarqued’Alexandre Zinoviev (cette année-là dans le tram de Munich) selon lequel l’idéologue en chef Mikhaïl Souslov était juste assez humain pour rester digne de mépris / Celle qui a lu quelque part que Montaigne était né l’année (1533) ou le catholique pratiquant Pizarro étrangla l’Inca Atahualpa / Ceux qui se demandent à quel saint se vouer après les 1338 béatifications de Jean Polski ensuite canonisé subito / Celui qui à 12ans chantait La lutte suprême devant le feu de camp qui lui grillait les roustons / Celle dont les râles ne sont pas d’agonie ni d’une râleuse avérée dans le quartier alors tu crois quoi ? / Ceux qui remercient Dieu de leur avoir fait le bras assez long etla main assez ferme pour prendre leur pied / Celui qui se mêle à la fois des larmes d’en haut et d’en bas vu que rien de ce qui est humain ne lui est étranger / Celle qui se considère comme objectivement « envieillie » selon l’expression de Montaigne qu’elle n’a pas lu personnellement mais wikipedia n’est pas pour les rats ou quoi ? / Ceux qui se demandent de quelle vidéo parle Sénèque quand ilécrit « Quocumque me erti, argumenta senectutis meae video » ? /Celui qui a pas mal écrit sur le c… de la femme sans user de sa gomme / Celle qui dit non à Fernand qui lui propose de la regarder pisser / Ceux qui font les modestes en réduisant leurs écrits à « pattes de mouches et petonsd’oies » / Celui qui menace le poète soufi de décapitation au motif que celui-ci évoque la résurrection des femmes violées avec leur fleur intacte / Celle qui s’est réjouie de l’initiative du bon pape Jean XXIII consistant à supprimer la formule de « perfides juifs » dans la prière du vendredi saint et ce jusqu’en 1959 / Ceux qui sont antisémitres au dam de leur diocèse / Celui qui a rangé tous ses ouvrages de théologie eschatologique et de patristique comparée dans son grenier sans se douter que celui-ci cramerait à cause ou malgré ça Dieu sait / Celle qui trouve dans Le Fracas des nuages des amorces de nouvelles et autres dérives délirantes qui la font s’exclamer « ce Schlechter ! ce Schlechter! » avec le même élan que celle qui s’exclame« ce Lambert ! ce Lambert ! » quand celui-ci passe à l’acte/ Ceux qui meurent curieux de ce qu’on dira d’eux plus tard disons autour de la prochaine glaciation estimée à  l’an 5016 en Suède / Celui qui à bien regarder les ciels de Constable constate qu’en effet le fracas est là / Celle qui taxe le diariste Henri-Frédéric Amiel de crucifié de l’écrit au motif que le prof genevois indiquait d’une croix dans la marge de son fameux Journal intime chaque manuélisation dont il se remordait par ailleurs / Ceux qui ont remarqué la présence de trois imams salafistes de tendance dure dans le gang bang qu’ils ont rejoint en laissant au vestiaire leur barbe postiche / Celui qui aimait bien retrouver Georges Haldas au Domingo puis Chez Saïd / Celle qui aurait cramé dans les bras de Lambert hélas peu porté ce soir là sur le genre allumeuse New Age / Ceux qui se rappellent l’odeur du ghetto « nettoyé » / Celui qui à la Kolyma écrivait d’amoureuses apostilles en mâchant des racines / Celle qui fait un pompier au poète dont la bibliothèque a brûlé / Ceux qui ne se rappellent pas bien les mérites détaillés de saint Lambert mais savent qu’il a fini découpé en tout petits morceaux de papier lancés aux quatre vents dont les oiseaux toscans et les anges firent leurs content, etc.

    (Cette liste a été retrouvée dans les marges de l’exemplaire sauvé des flammes du Fracas des nuages de Lambert Schlechter, troisième volume de la série intitulée Le murmure du temps  paru auCastor astral en juillet 2013)  

     

  • Le virtuel selon JLK: pas joli-joli...

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    À propos du Viol de l'ange,
     
    par Laurent Nicolet
     
    Dans Le Viol de l'Ange de Jean-Louis Kuffer, tout est possible: un romancier rabroué par s es personnages, un sériai killer qui tient son journal secret ou l'amour grandi par le sida. C'est toujours l'innocence qui trinque tandis que le futur, déjà présent, montre son vilain museau.
     
    «L'idée d'endosser d'autres peaux remplit le romancier d'une vague horreur, et pourtant c'est cela seul qui l'attire depuis
    quelque temps.» Dur métier en effet que celui d'écrire des romans, sauf qu'ici le romancier n'est qu'un personnage parmi d'autres et pas celui dont le nom s'étale sur la couverture, Jean-Louis Kuffer.
    N'empêche: c'est bien cet écrivain fictif, auteur d'un roman virtuel, qui conduit les personnages, pense dans la première partie à une réplique qu'il attribuera à tel ou tel dans la troisième. il arrive pourtant qu'une marionnette se révolte, telle Marjo, une Parisienne traquant l'âme soeur sur minitel, en précisant qu'elle doit, cette âme, dépasser le mètre quatre-vingts et faire preuve d'un sens avéré du romantisme.
    Allez donc vous mettre dans la peau de ça! Il essaie quand même, le romancier, «alors il pense: être petite, un peu trop de culotte de cheval, les ongles fissurés par les nerfs, plus très jolie because des ans l'outrage mais du charme encore pas mal, et ce terrible besoin d'un bras mâle la soutenant, le désir romantique et l'autre aussi de la pointe virile fichée en elle comme un tenon de solide charpente, et la voici qui se rebiffe en pensée, non mais des fois, moi gynéco, moi larguée, moi communiste déçue, moi faite toute menue et c'est à me bagarrer que j'en suis tous les jours, et dans le mouvement Marjo se met à renauder contre le sort que lui fait le romancier: et de quoi que je me mêle, l'écrivassier, quoi que tu veux piger à mes hormones, quoi que tu entraves à ma vie camouflée et d'abord en quoi ça te regarde crénom de voyeur?»
    Fichu métier, on vous dit. Qu'importe, le romancier ne renâcle pas: dans son chalet qui surplombe un décor lacustre, ce 12 juillet 1995, en fin d'après-midi, il médite devant sa table en merisier, imagine le plan de la cité virtuelle où le roman virtuel - sauf quelques anicroches parisiennes - est censé se dérouler.
    Et en effet, le même jour au matin - celui de la chute de Srebrenica -, le roman commence, dans la Cité des Hespérides, sous l'oeil d'un voyeur cul-de-jatte nommé Jobin, ficheur de locataires et accro du Mac: un couple, les Kepler, sainement sportif, s'apprête à débouler en 4X4 vers la Grande Bleue pour des vacances naturellement actives. On verra qu'en route la femme - Muriel - avouera sa séropositivité. Et l'homme alors - Jo - pour toute réponse, inaugure sur-le-champ une toute nouvelle façon de copuler: aimer à mort, «à présent c'est vraiment de la folie pure, bien plus que fourrer, que tringler, que tirer et que tous les mots bêtes.»
    Ce jour-là, dans le quartier des Hespérides, comme chaque jour,
    les événements cascadent et grouillent, bien que virtuels, sur la
    page blanche et réelle, dont le moindre n'est sans doute pas,
    puisqu'il donne son titre au livre, la disparition d'un garçonnet
    blond de 12 ans.
    Disparition? Meurtre évidemment, d'ailleurs il y en a eu d'autres, un sériai killer rôde, gourmand de blondeur et d'angélisme. On aura même droit régulièrement à des extraits plutôt gratinés de son journal secret, tout en enflure religieuse et prophétique - «or rien n'est comparable, de l'enfllement vulgaire des tripoteurs d'immatures, et de la pénétration de l'Elu»...
    Au fil des mois - nous voici le 12 juillet 1996 - et avant que le cadavre de l'ange ne soit retrouvé dans un glacier - on saura du monstre qu'il ressemble à Eichmann à Jérusalem, qu'il arbore
    le profil d'un fonctionnaire modèle et que probablement, autrefois, sa mère lui faisait renifler ses pollutions nocturnes en le sommant de demander pardon à Jésus.
    D'autres personnages encore, nombreux, trop nombreux regrette
    le romancier pour pouvoir à tous leur donner juste place, s'agitent dans le quartier virtuel: un palefrenier serbo-croate déchiré entre fidélité paternelle et nationale, une veuve au grand coeur, un journaliste quinquagénaire au sourire flottant - tiens donc - alcoolique bien sûr (une sacrée constante dans la prose kufférienne, le folliculaire poivrotant) et qui traquera le tueur jusqu'aux Amériques; un infirmier proche de la sainteté, un homo sidéen et son chien, un corbeau travaillant sur Olivetti, un libraire à l'ancienne et sa femme, permanent miracle de douceur - bref un couple exemplaire; une loque américaine, un gourou mielleux, un fils de concierge portugais bientôt philosophe et tant d'autres. Il y a même, tombé du ciel ou d'allez savoir quelle machine appliquée, un hypertexte qui déchiffre par exemple l'avenir, lorsqu'il sera possible, avec casque, console et palpeurs, sans rien écorner du réel, de satisfaire tout ce qui peut l'être: «Et t'imagines la thérapie pour les tarés genre serial killer? Les mecs ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes que ça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des foetus de mômes? Il n'a qu'à louer le programme!»
    Tout cela on le voit, réel ou virtuel, n'est pas joli-joli, mais c'est
    déjà un peu, beaucoup le petit monde d'aujourd'hui, un univers
    de créatures mécaniques faisant face sans arme à la maladie, à la violence qui découpe les anges, à l'amour qui n'est jamais que ce qu'il devrait être, au cynisme facile, aux singeries du jeu social, à ce goût tenace de la vie qui se confond avec celui de la mort.
    Bref, ce «Viol de l'Ange» tourne au bouillonnement furieux et
    contemporain, un livre solidaire qui prend le lecteur par la gueule
    d'un bout à l'autre, et dont on regrettera juste certaines envolées
    hâtives, comme lorsque l'auteur trébuche dans le tapis trop noué
    des conjonctions et des relatives («... que le liquide brunâtre qui fumait dans le verre que le physicien tenait de la main gauche, tandis qu'il se massait le paquet génital de la droite...»).
    Qu'importe, un bel avenir se profile pour le roman
    virtuel, à mesure que l'innocence crédule du lecteur et la puissance démiurgique de l'écrivain s'amenuisent de concert, chaque jour un peu plus..
    Jean.Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.
    (Ce texte de Laurent Nicolet a paru dans Le Nouveau Quotidien en date du 13 novembre 1997).