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Celui qui fait du surplace à cent à l’heure / Celle qui a une démarche de plan de carrière et qu’on appelle la tueuse pour sa seule façon de se tenir debout en conférence / Ceux qui s’évaluent tous les matins par rapport aux cotations et injonctions de la Hotline / Celui qui exige une couleur typée Rothko dans l’Espace Méditation de son bureau donnant sur une part de ciel restée négociable / Celle qui revit en se branchant sur le site boursier / Ceux qui opèrent une joint-venture virtuelle entre l’avoir à investir et le savoir bouddhique / Celui qui se veut le super-héros de l’érotique ondulatoire et corpusculaire / Celle dont on dit qu’elle a des couilles dans le mental / Ceux qui ont du métal dans la voix et le cœur sous contrôle bio / Celui qui va droit dans le mur en se fiant au saut quantique / Celle qui cite Prigogine quand elle se sent prise de court / Ceux que l’agitation de leurs jeunes chats inquiète en fin de journée / Celui qui plante sa canne d’aveugle dans le nid de vipère juste pour voir / Celle qui compte sur son expérience de comptable pour équilibrer son bilan méditation-détente / Ceux qui font du Jeff Koons dans leurs ateliers créatifs de la banlieue de Sofia / Celui qui a modélisé le rythme à l’américaine de la série bulgare Undercover sur fond de friches industrielles post-communistes / Celle qui supervise les quotas LGBT des nouveaux castings de séries open-minded / Ceux qui vont de séances en séances au risque de se crasher dans leurs hélicos mentaux / Celui qui rappelle volontiers qu’il est né dans une favella et qu’il n’a donc pas de leçon à recevoir en matière de gestion du matériel humain latino en phase de renvoi / Celle qui a tout appris sur le tas et s’en repent sur le tard / Ceux qui ont un organigramme pour la cogestion des émotions de groupe / Celui qui a externalisé ses produits de structure à traçabilité douteuse / Celle qui revend le moulage de la queue de Jeff Koons à une vieille milliardaire en mal de rêverie néo-romantique / Ceux qui affirment que tout est pourri en se resservant un mojito de consolation dans leur bain moussant, etc.
C'est en somme une ritournelle. Comme une litanie. Une espèce de murmure infini venu de Dieu sait où. Une parole relevant à la fois de l'oraison profane et de l'invective.
L'origine en est simultanément intime et mondiale. La vision se veut panoptique: le Panopticon étant ce lieu précis de la prison d'où le gardien de service voit tous les prisonniers d'un seul regard. La métaphore explose au plein air, mais l'illusion d'une vision globale reste féconde. Il y aurait aussi là de la boule de bal aux mille reflets et du kaléidoscope à mouvement aléatoire et continu de mobile flottant.
L'attention, flottante elle aussi, de celui qui rédige ces listes, est également requise de la part du lecteur. Rien qui ne soit là-dedans de seulement personnel et moins encore de vaguement général. Tout souci d'identification et toute conclusion morale prématurée s'exposent au déni par un jeu où l'improvisation fantaisiste commande et précède, en tout cas, les doctrines ou les slogans de toute secte. Le délire y est cependant contrôlé, même si le mot d'esprit, la vanne, le quolibet voire le horion restent autorisés au dam de l'esprit de faux sérieux. Le vrai sérieux sourit et bataille sur son cheval de vocables, avec l'humour pour badine.
Ces listes sont en effet une arme de guerre, comme l'a relevé François Bon, entre exorcisme et compulsion. Guerre à l'assertion, par la multiplication des approximations, en évitant le vaseux actuel du tout et n'importe quoi. Guerre à l'unique certitude, par l'accueil jovial des vérités contradictoires, sous le signe de la radieuse complexité du réel.
Ces listes reflètent enfin des états d'âme, et c'est en fonction de ceux-ci, couleurs et tonalités, colère ou douceur, qu'elles ont été classées en sept sections peu systématiques.
Voici donc les Matinales et les Toniques, les Eruptives et les Indulgentes, les Voyageuses, les Délirantes et les Songeuses.
Tel étant le Labyrinthe. Tel l'Océan. Telle la Chambre aux miroirs.
Avant l'aube
Avant l’aube point la vision
de cet œil noir scrutant
dans l’entonnoir de tendre chair,
au tréfonds de l’instant...
Tu y vois comme en un miroir
les reflets des années
s’effacer dans le jour sans ombre
des allées cavalières...
La mémoire serait
un ciboire plus qu’une coupe amère,
mais avant l’aube tu ne sais
voir clair que dans le noir...
En mémoire de Constantin Cavafy.
Sous les arbres, déjà,
du quai de la nuit de mai,
les corps à l'odeur de poisson,
les mains cherchant les noms
des visages absents ;
les corps à l'abandon
déjà faisaient entendre
ces murmures dont les chambres
se souviennent longtemps après.
Le lift est une antiquité,
mais en bois précieux,
et ses poulies sont huilées
comme les corps très souples
des guerriers de l'amour.
Les chambres ont tout enregistré ;
la salle d'eau sur le palier
les accueillait dans sa buée,
toute bleue et ses tuyaux
crachaient une eau rouillée.
Mais ces corps de guerriers
ignoraient le remords :
le soleil de la chair
seul irradiait les chambres;
le soleil et la mort.
(Thessalonique, Hôtel Tourist, 1993)
Pour Sergio Belluz
Mon manège est un galopant,
mais il aime aussi la lenteur,
les antilopes et les cravates,
et la couleur de l'héliotrope.
Avant de lire je chevauchais
les tigres de l'épidiascope,
et le rire inquiet des muets
m'a fait danser le menuet.
A dix ans l'âge de raison
m'a vu philosopher tout bas,
avant d'emboucher le tuba
des marines explorations.
Ah que le monde est bas !
Ah que le monde est haut !
Ah comme il était beau,
le son du pianola !
Ce lieu tranquille est un repli,
loin d’eux.
Mais l’écart est autre.
Tu es un autre
je.
Ma distance est d’amitié
libre.
Heureux ceux qui ont une cabane dans les arbres.
Non pas au-dessus,
mais à côté.
Sereine intranquillité.
Keep in touch.
J’ai été touché de vous rencontrer.
Rappelons-nous.
Tu ne pèses pas lourd,
mais ces os empilés,
ces mains qui décapitent,
ces fosses refermées,
ces murs dynamités
disent ce que tu es.
Nous qui n'avons de mots
que ceux que tu nous prêtes,
nous t'écoutons pleurer,
te plaindre, tempêter,
geindre puis menacer;
comme l'ange et la bête,
faire ce que tu hais.
Comme la femme au puits
ou le poète hagard
nous restons éveillés
mais nous ne disons mot
qui ajoute à tes cris
le vacarme du sang.
Cependant tu le sais:
tu sais notre clairière.
Ton poids n'est qu'un refus.
Le silence t'attend.
Il n'est point de barrière
pour ce qui souffle en toi.
(La Désirade, ce 2 avril 2017).
Peinture: Stéphane Zaech.
Bas les pattes ! s’exclame l’enfant:
tu ne m’englueras pas
dans ta bave et tes influences;
d’un saut je me dérobe
à ton bravo de prédateur:
la danse est ma hauteur.
Tombera le masqué
séducteur combien souriant.
Et les nuages tout là-haut
passant et repassant,
les chastes nébuleux globules
du sang bleu des seigneurs,
sont mes veilleurs armés.
Tout se transforme à vue:
la joie m’est fortin de douceur.
Peinture: Joseph Czapski.
Je t’applaudis d’une seule main,
dit le sage au manchot
qui le regarde sans envie,
la flûte bien tenue
d’une seule lèvre qui sourit.
La colombe serpente,
musique courant où elle veut,
de cascades en langueurs.
Aux murs aveugles de béton,
nulle main n’applaudit,
et la flûte est muette
aux lèvres qu’on n’écoute plus...
Edvard Munch, Mélancolie.
Ce que tu écris à présent
sera-t-il jamais lu ?
Cela ne te regarde pas.
Les mots se forment sous tes yeux,
venus tu ne sais d’où,
comme la foule ce matin
sortant d’un peu partout.
Les mots dévisagent des gens
que tu ne connais pas:
cela défile comme en rêve;
à la sortie des gares
on croit qu’untel va s’arrêter,
mais c’est peine sans trêve:
ici la rime féminine
se noie dans la mâle rumeur
des employés pressés -
on éprouve alors un effroi,
comme au bord d’un fossé...
Mais tu marches déjà là-bas,
les mots t’ont précédé
dans les rues qui vont quelque part:
ils marchent du pas décidé
du matin des humains
qui, ne pensant ici qu’au soir,
vont aux bureaux chauffés
là-haut où d’autres mots attendent
le moment du café.
(Noté ce matin sur mon I-Phone, avant le lever du jour)
Peinture: Joseph Czapski.