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  • Californie 70

     

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    La Californie d’Edgar Morin. Retour amont sur un entretien, en 1970, qui prend aujourd’hui un relief singulier.

     

    En 1970, Edgar Morin, sociologue de 49 ans, revient des States et publie son Journal de Californie. Il y évoque les secousses sociales et politiques qui, du Vietnam aux émeutes raciales, en passant par l’explosion de la contre-culture, traversent l’Empire. De tous ces mouvements explosifs, que va-t-il sortir ? Les Etats-Unis vont-ils supporter les cancers qui les rongent ? Ou ces «révolutions » sporadiques seront-elles digérées par le monstre ? Autant de questions qui nous concernent, nous, Européens, auxquelles tente de répondre l’un des sociologues français les plus attentifs aux maux profonds de la société actuelle : Edgar Morin.

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    -      Edgar Morin, qu’entendez-vous par « crise de civilisation » ?

     

    -       Ce que j’appelle « crise de civilisation » est en réalité la conjonction de plusieurs crises. Tout d’abord, c’est la crise de la civilisation bourgeoise qui a développé son programme jusqu’au bout et qui avoue son impuissance à donner un bonheur autre que matériel. Et puis, je vois la société américaine déchirée par des tensions internes, d’où pourraient surgir des crises énormes qui, elles, engendreraient un néo-fascisme où, à mon avis, les caractères raciaux et nationalistes, l’hystérie politique en un mot, seraient des traits aussi importants,voire plus, que la nouvelle hiérarchie léviathanesque.

    -      De quel type seraient alors ces crises ?

    -       J’en imagine trois : la crise économique semble peu probable, mais elle n’est pas impossible. Beaucoup plus importante me paraît la crise interne, avec le problème de l’émergence de la nation noire, la lutte pour l’émancipation de la femme, les revendications des minorités érotiques, les divers mouvements révolutionnaires et, surtout, le refus d’une partie de la jeunesse américaine, le refus romantique où l’on pourrait voir se dessiner l’avant- garde existentielle du mouvement juvénile international. Enfin, une crise de puissance mondiale, à commencer par la crise de tout le système impérial en Amérique latine.

    -      Parlons de ce que vous appelez « la croisade des enfants »...

    - Oui.  A l’origine, on s’en doute, il y a un refus spontané et radical. Les Anglo-Américains se sont voués avec application à l’efficacité et ils y sont bien parvenus. Ce sont eux les leaders de la technicisation du monde, mais ils ne savent pas vivre, et l’art de vivre viendra précisément de ceux qu’ils méprisent.

    images-5.jpeg—  Peut-on évaluer la provenance sociale des jeunes en rupture avec leur milieu ?

    —  Ce serait évidemment très intéressant de le savoir, mais nous ne disposons pas encore de données suffisantes sur le phénomène. Et puis, les communautés de jeunes ne cessent de se faire et de se défaire. Disons que, en général, ce sont des garçons et des filles venant de la bourgeoisie qu’ils ont donc expérimentée, et avec laquelle ils restent parfois encore en contact par le lien du chèque paternel...

      Vous comparez, dans le « Journal de Californie», les enfants de l’Amérique actuelle aux enfants des sociétés archaïques. Pourquoi cela ?

    —  Parce que les enfants US ont vécu, depuis la guerre — tant au point de vue de l’environnement qu’au point de vue de l’éducation— dans un univers isolé de l’univers adulte, la chambre individuelle, avec ses objets et décorations, par exemple, favorisant une expérience autonome. Mais, contrairement aux sociétés archaïques, la société moderne ne propose nulle initiation aux adolescents pour leur passage à l’état d’homme...

    —  Voilà pourquoi ils s’initient eux- mêmes...

    images-1.jpeg—  Exactement. Et comme les jeunes archaïques se retirent du village pour s’isoler quelque temps dans la forêt, les adolescents américains quittent la cellule familiale et vont dans l’« underground », dans les nouveaux ghettos ou dans la nature, sur les plages désertes de Californie.

     

    —  Pourquoi la Californie ?

    —   La Californie, si vous voulez, c’est la crête de la vague de la civilisation occidentale au moment où elle se retourne sur elle-même et va peut-être s’écraser. Je suis arrivé là-bas au moment de la répression-décadence du phénomène hippie, l’âge d’or ayant été entre 1966 -1967. Ce qui m’intéressait, c’est la mutation dont l’« hippie » était un premier signe et dont les communes et la prolongation du mouvement actuel sont d’autres signes avant- coureurs. Je voulais étudier dans quelle mesure la crise de l’adolescence coïncidait avec la crise de la société et la crise de l’humanité.La Californie, parce que c’est là que la société occidentale est en passe de totale mutation. Après la première lame de fond du « hippie », c’est la floraison des « communes », dans lesquelles on tente de recréer une nouvelle famille fondée sur l’attirance réciproque de ses membres, sur l’amour.Pour la première fois, l’expérience d’un nouveau type de vie n’est plus limitée à une fraction de marginaux isolés, mais peut être considérée comme l’expérience majeure de l’avant-garde d’une génération.images-7.jpeg

    - Et vous pensez que cela va réussir ?

    —  Il y aura de nombreux échecs, c’est prévisible ; les uns par excès de rigidité, les autres par laisser-aller. Mais ce n’est qu’un début historique, où nous voyons s’amorcer la civilisation post-bourgeoise. Ala différence de la France, où le mouvement est avant tout idéologi-co-politique, le mouvement américain est existentiel et veut révolutionner le mode de vie. 

    - Pourtant, ce mouvement est extrêmement disparate et, par là-même, affaibli dans son pouvoir d’action. Qu’est-ce qui pourrait catalyser ces« grands micmacs » dont vous parlez ? 

    — C’est là la question essentielle, car c’est à ce point que s’articule la mutation. L’innocence est la providence du mouvement californien, mais l’ignorance lui sera peut-être fatale...

     

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    Qui est Edgar Morin?

     

    Sociologue français travaillant actuellement au Centre européen des communications de masse (organede recherche du CNRS), Edgar Morin a déjà publié de nombreux livres qui lui ont valu autant de détracteurs que de chauds partisans. « L'homme et la mort », «Autocritique », « Le vif du sujet », « La rumeur d'Orléans », tels sont les titres jalonnant l'œuvre d'un des plus brillants intellectuels d'aujourd'hui,qui ne craint pas de s'impliquer dans tout ce qu'il avance en matière scientifique. D'un séjour qu'il fit à la fin de 1969 en Californie, invité par la fondation Salk, il rapporta le « Journal de Californie », où l'homme Morin, l'écrivain aussi bien que l'homme de science, tente de jeter des ponts dans la nuit de notre devenir biologique, sociologique et existentiel. Un livre à lire absolument...

     

    Edgar Morin,  Journal de Californie, Seuil 1970.

     

    (Cet entretien a paru dans le magazine dominical de La Tribune-Le Matin, en novembre 1970)

  • Mémoire de l'Arbre

     

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    … Marianne Petronella Domela, ici présente, voulez-vous épouser Charles Kraft ici présent, lui avait demandé l’officier d’Etat-Civil Ducommun membre du même chœur d’homme que le père Kraft, de la pharmacie Kraft, sans se douter que le « voui » timide de la fille du professeur Nieuwenhuis, de Grongingue, augurait d’une vigoureuse carrière de maîtresse de maison régnant sur ses six enfants tout en épaulant fermement le Docteur d’ores et déjà convaincu de la nécessité d’opérer chirurgicalement l’appendicite aiguë, dont la pratique a survécu à la disparition de la pharmacie paternelle alors que je continue à veiller sur leur paire de pierres…

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui campent aux Flots bleus

     

     

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    Celui qui a réservé la place P13 de l’Allée des Cigales jusqu’en 2015 en invoquant son ancienneté et la déportation de son oncle breton pour exiger du Bureau qu’il n’y ait pas d’Allemand à côté / Celle qui se montre chaque année plus acerbe envers les jeunes pécores que les fils des voisins ramènent de va savoir quelle disco / Ceux qui déplorent l’absence de feu Léonide à la pétanque des Flots / Celui qui lit Schopenhauer en cachette au bord du canal pollué / Celle qui rappelle tout haut à son amant de ne pas oublier les capotes quand il se rend  à l’Hyper U d’à coté / Ceux que le Scrabble a réunis en dépit de leurs convictions religieuses opposées ou peu s’en faut / Celui qui exerce sa trompette dans la garrigue / Celle qui réprimande celui de ses fils que ceux du Mobilhome belge ont surpris en train de peloter leur fille au pair flamande / Ceux qui parlent fort en se rasant le matin entre homme de race blanche à forte pilosité / Celui que le Danois des Autrichiens mord cruellement alors qu’il lui disait Bon Toutou / Celle qui se méfie de toute façon des campeurs réputés dormir nus / Ceux dont le bus 4x4 couvert d’autocollants cosmopolites s’est fait malencontreusement défoncer par une mégabranche de pin lors de l’orage de jeudi / Celui qui supplie la ravissante Hollandaise de ne pas extérioriser trop bruyamment son plaisir quand ils font ça à l’heure de l’apéro convivial de l’allée des Lauriers / Celle qui tricote un bonnet de ski en préparant un osso buco à ses hommes en train d’essayer de surfer sur la marina /  Ceux qui sirotent un mojito en critiquant très librement la dernière toilette de Carla Bruni / Celui qui a le ticket avec la pharmacienne de Cahors aux super nibards / Celle qui écrit des poèmes à l’abri des regards moqueurs de ses cousins infoutus de passer un simple bac / Ceux qui ramassent les déchets laissés par les Italiens sur la plage pour les déposer devant leur cabanon au jardin privatif également mal entretenu / Celui qui écoute France Culture à l’heure de la sieste au risque de provoquer une émeute dans l’allée des Dauphins / Celle qui a gardé son paréo jaune et vert de l’époque du Club / Ceux qui se demandent s’ils reviendront l’an prochain ou s’ils ne vont pas plutôt se louer un bungalow sur la côte dalmate qu’une agence paraît-il fiable recommande sur Internet, etc.   

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Approximations

     

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    Chroniques de La Désirade (33)

     

    À propos de la nature de l'observation lestée par l'attention fervente. Des femmes dans l'oeuvre de Jacques Chessex et d'une formule de Volkoff tombant à plat. Du roman selon Céline, etc.

     « Observer c’est aimer », écrivait Charles-Albert Cingria, qui s’y employait sans trace de sentimentalisme, au regard des choses autant que des gens. À la recommandation de Ramuz de «laisser venir l’immensité des choses », il opposait, ou plutôt il ajoutait en nuance: «ça a beau être immense, comme on dit, on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », ce qui ne contredit pas pour autant l’injonction de Ramuz, sensible au détail autant qu’à l’ensemble.

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    Des prénoms. – L’idée m’était venue, en parlant des romans de Jacques Chessex aux étudiants de Salonique, que de ses personnages féminins on ne se souvient d’aucun prénom mais seulement de types, de la mère sévère ou de l’amante rousse, de la sainte ou de la catin (ou de la sainte catin dans Avant le matin), de la tentatrice ou de la décorative, de l’adultère à parties fines ou de la jeunote fine branleuse, ainsi de suite mais aucune dont on se rappelât le prénom comme des femmes de Tolstoï, de Jane Austen ou de Kundera.

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    Du moins Maître Jacques, prosateur aux pointes incomparables, usait-il de notre langue en trouvère parfois inspiré, poète de la nature et portraitiste de saisissantes Têtes...

    D’un autre point de vue, Vladimir Volkoff me disait un jour qu’un bon romancier se reconnaissait à ses personnages féminins réussis. Intéressante remarque mais limitée, puisque Volkoff, bon romancier à certains égards, n’a pas réussi un seul personnage féminin…

    Du roman. – L’intelligence du roman relève à mes yeux de la plus fine science, mais pas du tout au sens pseudo-scientifique où l’entend une certaine critique académique.

    Céline1957.jpgCéline ramenait le genre à la «lettre à la petite cousine », s’agissant de la romance à quoi se réduit en effet la plupart des romans contemporains et pas seulement de gare ou d’aérogare, mais Céline n’était pas tout à fait romancier lui-même, plutôt chroniqueur et génial, génie de la transposition musicale, mélodie et rythme, le style au corps, malaxeur du verbe comme pas deux, sourcier de langage mais trop entièrement lui-même, trop exclusivement personnel pour faire ce romancier médium que j’entends ici, tel que l’ont été un Tolstoï ou un Henry James, un Dostoïevski et un Kundera dans de plus étroites largeurs mais à un degré de lucidité créatrice rare.

    Ceci n’empêchant pas, au demeurant, une définition modulable du genre, dont la notion d’intelligence n’est qu’un indicateur échappant à toute autre science que celle, surexacte évidemment, des sentiments…

    Images: Charles-Albert Cingria au téléphone. Jacques Chessex à Ropraz. Céline à sa table.

  • Tête-en-l'air

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    …Les gens sans imagination verront en toi le banquier sans visage ou l’homme sans qualités, et ça s’explique évidemment par la crainte d’être jugé soi-même en fonction des apparences, notamment sociales, et ça va donner l’Anti-héros de l’époque qui est à la fois tout le monde et surtout pas soi, or ça ne résout pas la question que le miroir te pose ce matin : mais ou as-tu donc encore la tête Nicolas !...

     

    Image: Philip Seelen.

  • Ceux qui ont la haine

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    Celui qui dit que l'incendiaire qu'à foutu le feu aux paddocks des chevaux et autres poneys qui n'ont rien fait de mal y faudrait le cramer pareil / Celle qui fait valoir à son cousin Marcel député du Parti libéral de la nouvelle droite centre gauche que le courrier des lecteurs de nos journaux est le lieu privilégié de l'expression populaire ou la vérité bouillonne grave / Ceux qui se disent le Vrai Peuple et tous les autre c'est rien que des bobos et des gogos / Celui qu'on accuse d'avoir crié au feu juste après s'être lavé les mains puant l'essence mais les tabloïds n'ont pas de preuve sauf qu'il n'y a pas de feu sans enfumeur / Celui qui s'impatiente de ne plus avoir à donner de travail au noir qu'aux blancs prouvant qu'ils le sont / Celle qui rappelle à ses élèves bisexuels de l'Institut littéraire national que Jonathan Swift est l'indéniable initiateur du fantastique social relancé à coté de chez nous par Louis-Ferdinand Céline et J.G. Ballard / Ceux qui proposent à la faculté des lettres locale d'instaurer un séminaire permanent d'étude des faits divers potentiellement bancables en termes de fiction / Celui qu'on dit le Bukowski des cantons du Sud-ouest mais c'est exagéré et probablement lancé par son propre service marketing / Celle qui a retenu sa place dans la file des groupies de Marc Levy signant en septembre prochain son dernier thriller soft porno Je ne suis pas Guillaume Musso / Ceux qui trouvent déjà formidable le prochain Nothomb qu'elle a promis d'écrire avant la signature de septembre où Marc Voltenauer ne pourra présenter la vache Heidi vu qu'elle a été assassinée à son insu / Celui qui a bien aimé Le dragon du Muveran à cause de nos montagnes et de nos gens qu'il y a dans ce polar suédois dont le succès fait enrager les poétesses du canton et autres profs de lettres / Celle qui déteste les écrivains sauf ceux des éditions de Minuit ou tous les chats sont gris comme ses dessous de bas-bleu / Ceux qui prétendent que si t'aimes pas Michel Onfray c'est que t'aimes rien / Celui qui rappelle à son beau-frère que qui haine bien châtre bien / Celle qui n'aime qu'elle-même et plus si affinités / Ceux qui dissertent à propos de notre part animale et s'enfilent des steaks à la récré, etc.
    Image: Philip Seelen

  • Chevaux martyrs et folie ordinaire

     
    image003-2-1.jpgÀ propos d’un atroce incendie criminel, en terre vaudoise, qui a coûté la vie à vingt-quatre chevaux et poneys. Un drame possiblement révélateur de divers aspects de la folie ordinaire…
     
    Chroniques de La Désirade (32)
     
    Ce qui vient de se passer à côté de chez nous, dans la Broye chère à Jacques Chessex, à savoir l'incendie criminel dans les flammes duquel vingt-quatre chevaux et poneys ont trouvé une mort affreuse, pourrait ne relever que du fait divers, et c'est comme ça qu'il a été traité jusque-là par les journaux locaux, alors qu'il me semble extraordinairement révélateur.
     
    Mais extraordinaire en quoi ?
     
    La mort de vingt-quatre équidés brûlés vifs dans leurs paddocks ? Certes de quoi révolter et accabler de tristesse toute personne sensible, faire enrager les propriétaires et sangloter les enfants soudain privés de leurs poneys aux noms adorables ; mais enfin ce n'étaient que des bêtes, rétorqueront les gens qui ont les pieds sut terre, et ça se remplace, et les assurances assureront comme on dit ! Quoi d’extraordinaire là-dedans ?
     
    Et quoi de plus ordinaire, aussi, que la lettre de lecteur de ce citoyen Lambda, dans le quotidien 24 Heures, qui s'indigne justement de ces actes « abjects » et pointe aussitôt les probables coupables: ces gens qui glandent (sic) autour de nous, ces jaloux de nos jolies maisons et de leurs gazons, ces envieux des riches - pas besoin de les nommer mais on a compris : tous les chemins mènent aux Roms et compagnie, tas de basanés et autres migrants fainéants !
    Et la lettre de cet indigné qui parle au nom de ceux qui ont travaillé toute leur vie à la sueur de leur front et bénéficie lui-même, probablement, d'une retraite bien méritée - cette lettre de délateur très ordinaire passe dans le courrier des lecteurs de 24 Heures mieux qu'à la poste ! Bien sûr on n'est pas au pays du petit Gregory, mais la rumeur n'a pas de frontières…
     
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    Cependant l'extraordinaire est aussi ailleurs, puisque dans le même quotidien publiant la lettre du citoyen Lambda paraît une interview d'un jeune homme bien sous tous rapports, un beau gaillard de chez nous, pompier volontaire et palefrenier à l’Institut équestre national d’Avenches, qui aime donc les chevaux autant qu’il sait ce qu’est le feu, même qu'il a bondi sur les lieux de l'incendie quand il en a été averti, dit-il crânement ; même qu'il a participé au sauvetage au péril de sa vie et qu'il se sent « vide » après tout ça, mais il fallait qu'il le dise, il fallait qu’il crie haut et fort que « celui qui a fait ça n’a pas de cœur » !
     
    Or le plus extraordinaire, on l'aura deviné, et qui n'étonnera pas forcément notre citoyen Lambda jamais en mal de boucs émissaires ( ce sera sûrement un drogué ou peut-être un pédé, en tout cas un fêlé qui regarde trop de séries télé!), c'est que notre vaillant sauveteur et le suspect arrêté ne font qu'un, dont nous ne pouvons communiquer le nom en l'état de l'enquête vu qu’il y a encore doute faute de preuves, mais toute la lumière sera faite, etc.
     
    En attendant voyons l'aspect le plus ordinaire de cette folie soudain déchaînée, au moment d'apprendre, par le patron de l’institut équestre sinistré, que le (supposé) jeune pompier incendiaire, qu’il ne connaissait d’ailleurs même pas personnellement, ne cherchait probablement que la reconnaissance de ses employés et son estime.
     
    Et qui pourrait lui jeter la pierre ? N’avons-nous pas tous besoin de reconnaissance ? Est-il tellement extraordinaire, au temps de la Star Ac et d’Andres Breivik, de tous les quarts d’heure de célébrité fantasmés et des bombardements humanitaires, qu’un sapeur pompier ami des chevaux se précipite à la rescousse de ceux-ci en apprenant qu’un incendie les menace, après qu’il aurait lui-même bouté le feu ? Quoi de plus ordinaire que la folie schizophrène d’un pompier pyromane ?
     
    Mais si, par extraordinaire, ce jeune homme n’y était pour rien ? Si la rumeur qui en a fait le Suspect No 1 n’avait fait qu’inventer un autre bouc émissaire ?

  • L'âme et le coeur

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    …Ce que j’veux dire c’est que l’âme est un oeil, le fil le plus intime de la corde s’appelle lui aussi l’âme et ça le regarde si la corde n’est plus liée au cœur qui est l’âme du corps, mais l’œil veille et sans lui le corps ne verrait pas battre le cœur de l’arbre ni ne sentirait dans ses veines l’âme prendre de l’âge sans prendre le virage à la corde, et l’œil est dans la tombe de l’arbre et te regarde, mais l’âme a le cœur innocent quand il se raccorde à l’arbre - tu vois ce que j’veux dire…

     

    Image: Philip Seelen.

  • Émoticons

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    …Y mettent des cœurs partout que c’est à gerber, d’ailleurs toi aussi Cupidon tu trouves que ça commence à bien faire avec ces mines qui positivent à mort, c’est le cas de dire, et toutes ces fleurs, non mais ça colle aux dents tout ce clafoutis de pétales et pistils, toute cette béatitude de sourires dentifrices, ca va finir par mal tourner tout ce bonheur pour beurre, mon petit archer couillon, d’ailleurs vise un peu la dame qui rit jaune là-bas avec son dentier de travers…

     

    Image: Philip Seelen.

  • En ce moment précis

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    Chroniques de La Désirade (31)

     

    À L’isba. – Je me trouve à l’instant à l’isba, devant ce qui n'a été longtemps qu'une  moche baraque genre stalag -  cette espèce d’étable d’alpage crottée et à moitié en ruines que notre ami Pierre m’a permis de transformer en lieu de vie au milieu de cette prairie en roide pente dominant le val et, là-bas, immensément immobile au déclin du jour, le lac et, de l’autre côté, l’ubac des monts de Savoie, près et loin de tout, à l’écart, dans le silence des oiseaux, parfait pour le vrai travail. Loués soient le Seigneur et ma bonne amie, tous ceux que j’aime et même les autres, mes fidèles compagnons de papier et cette encre verte.

     

    hohl2-1.jpgSur le travail. – Je suis retombé ce matin sur ces mots que le vieux troglodyte (1904-1980)  écrivait en sa trentaine au tout début de ses Notizen, rédigées entre 1934 et 1936 – ce Ludwig Hohl que je compte au nombre de mes fidèles compagnons de papier : « Faire quelque chose, et de cette manière, c’est-à-dire faire ce qui t’est propre, sous la seule poussée de forces intérieures : cela seul donne la vie, cela seul peut sauver. Ce faire-là, et nul autre, voilà ce que j’appelle le travail ».

     

    Zinoviev2.jpgCette remarque de Ludwig Hohl sur le vrai travail m’a rappelé celle d’Alexandre Zinoviev sur ce qu’il appelait « l’imitation de travail », dans la société soviétique, où tous s’agitent comme des fourmis à ne rien faire (au contraire des fourmis qui s’échinent pour le Cerveau de la fourmilière), et l’observation vaut évidemment pour toute société vouée au simulacre.

    Ludwig Hohl encore : « Sans la conscience que notre existence est brève, nous n’accomplirons aucune action qui vaille. Si nous ne demeurons pas dans cette conscience, nous serons peut-être actifs en apparence, mais nous vivrons, pour l’essentiel, dans une attente perpétuelle (presque toujours des forces extérieures nous rivent et nous condamnent à l’apparence de l’activité »).

    En ce moment précis, ce cahier sur mes genoux, au milieu de l’herbe aux étoiles bleues des ancolies, je me sens réellement au travail.

    Buzzati2.jpgOr écrivant « en ce moment précis » je me rappelle alors la première phrase des carnets de mon cher Dino Buzzati, intitulés précisément In quel preciso momento : « LA FORMULE. – De quoi as-tu peur , imbécile ? Des gens qui sont en train de te regarder ? ou de la postérité, par hasard ? Il suffirait d’un rien, réussir à être soi-même, avec toutes tes faiblesses inhérentes, mais authentique, indiscutable. La sincérité absolue serait en soi un tel document ! Qui pourrait soulever des objections ? Voilà l’homme en question ! Un parmi tant d’autres, si vous voulez, mais un ! Pour l’éternité les autres seraient obligés d’en tenir compte, stupéfaits ».

     

    12565541_10208532067406038_3116619198661667891_n.jpgLes Nuits difficiles. – Je parle de « mon cher Buzzati » parce qu’une nuit, une fois, dans ma vingtaine, l’un de ses livres m’a sauvé la vie, je crois.  Je me trouvais alors seul dans ma trappe bohème du vieux quartier, les fenêtres fermées aux jardins, l’humeur au plus bas, déçu par tout et par tous à commencer par mon mauvais moi, quand soudain j’avisai ce titre d’un livre posé là, sur une pile, ce livre de poche écorné de rien du tout, intitulé Les nuits difficiles et que je commençai de lire pour me trouver bientôt, je ne sais pourquoi, comme délivré et transporté, une tristesse en effaçant peut-être une autre, je ne sais trop, le vraiment noir faisant pièce au gris comme le chapeau de Berthe Morisod chez Manet, ou la grande déprime des récits à se pendre de Patricia Highsmith nous ramenant un sourire humain, enfin ce qui est sûr est que j’ouvris bientôt les fenêtres aux jardins et à tous les parfums de la putain de nuit d’été belle comme la vie.

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    Images: l'isba avant mes travaux de restauration, en mars 2011; autoportrait d'Alexandre Zinoviev; Dino Buzzati; vue de l'isba; l'isba restaurée.

     

     

  • Ceux qui se réjouissent

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    Pour Julie et Gary, qui se marient aujourd’hui.
     
    Celui qui s'impatiente de baguer la colombe / Celle qui a brodé le tablier du guerrier / Ceux qui prétendent que célibataire rime avec grabataire / Celui qui a été marié sept fois et vit désormais en pension / Celle qui n'a épuisé qu'un mari et se sent un peu fatiguée après l'avoir enterré / Ceux qui ont de la joie à revendre / Celui qui obéit à la mariée quand elle ordonne: faites entrer le témoin ! / Celle qui se marche sur le voile devant l'officier de l'Etat-civil malgache / Ceux qui se disent les gars de la Marine / Celui qui tape dans le dos du marié avec l'air navré des vieux garçons chiffonnés / Celle qui se marie en blanc pour défier la Dame en noir / Ceux qui font les mariages et les enterrements pour les buffets et les aftères / Celui qui est partant pour de belles années de navigation aux étoiles / Celle qui ne pense qu'au dessert / Ceux qui se marient souvent pour augmenter le plaisir / Celui qui rappelle que quand il y en a pour deux y en a pour trois ce qui est mal compris par les belles-mères / Celle qui se tapote le bedon en lançant: jamais deux sans trois / Ceux qui se marient dans les blés en pensant déjà à la vendange d'octobre, etc.

  • Le vœu de Bonnard

    « J’espère que ma peinture tiendra, sans craquelures. Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l’an 2000 avec des ailes de papillon ». (Pierre Bonnard)

    Dans l'atelier du Cannet, en 1946

     

  • Le disciple

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    …Toi chais pas mais moi je me fais un peu yéchi en montagne, d’abord t’es trop seul, ensuite ça sait faire que monter la montagne, et plus tu montes et plus tu vois pas où ça va, tu fais que monter et tu te dis : tu vas voir, le Maître l'a dit, mais tu vois que tes pieds et les pieds des arbres, et bientôt t’es plus haut que les arbres et après que t’as plus que tes pieds au sommet tu marches dans le vide et là t’as Bouddha qui te dit : continue ! Bouddha qu’est là-bas sous l’arbre, cool le Bouddha et toi qu’as oublié ta fiole de grappa…


    Image : Samivel.

  • Magicien des petites formes

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    Hommage à Armand C. Desarzens, sculpteur, graveur et ami des poètes, qui vient de nous quitter à l'âge de 76 ans.

    Souvenir d'une belle rencontre à Belmont sur Lausanne, en 2008, en présence de  sa compagne Charlise.


    Il y a une vie après une enfance massacrée. Il y a une vie après le déni et les insultes. Il y a une vie après les coups. La preuve vivante en est la destinée singulière, assez chaotique en certaines années, et finalement pacifiée, d’Armand C. Desarzens que quelques bonnes âmes et l’amour de l’art ont sauvé du pire.


    « J’aurais pu très mal tourner, c’est vrai », nous confie aujourd’hui Armand dans le bout de ferme aux trésors qu’il partage avec Charlise, à Belmont-sur-Lausanne, littéralement au bord du ciel. Mais on le sent réticent à parler une fois de plus de tout ça : comment, retiré à ses parents alcooliques, il a été placé avec son frère chez des gens qui n’ont cessé de l’humilier; comment, à l’école, « cradzet » et cancre de surcroît, il attirait les torgnoles; comment on lui interdit de lire avant de le forcer à entrer en apprentissage alors qu’il venait de réussir son examen d’entrée aux beaux-arts.

    Pudeur et philosophie aussi : la vie, sa vie, son œuvre se sont faites, belles malgré tout. Et à ses côtés, Charlise, qui se rappelle celui qu’elle a rencontré au mitan des années 60, souligne tendrement: « Il avait une longue mèche sur le côté, l’air romantique, et si vivant !»

    arts plastiques,poésie
    La mèche n’y est plus (!) mais le regard du sexa est plus vif que jamais, impatient de nous faire voir ses dernières gravures et, d’abord, son nouvel atelier – cabanon de ses rêves. « C’est là, tu vois, que j’ai mis 40.000 des 100.000 balles de la Fondation », précise-t-il en nous introduisant dans la cabane de bois, à trois sauts de chats de la ferme, juste à côté du vieux poulailler et donnant sur les arbres et le lac là-bas. « Je viens de commencer à travailler avec ça ! », précise-t-il ensuite, fier comme un môme devant son nouveau jouet, en désignant un gros microscope binoculaire pourvu d’une caméra qui transmet, sur un écran, l’image des plaques qu’il entaille au burin. Fascinante plongée dans l’infiniment petit de ses gravures, évoquant autant des constellations cosmiques.
    « Je n’aime pas qu’on me taxe de mystique », poursuit Armand C. Desarzens revenu à la table conviviale de la terrasse, « mais c’est vrai que j’ai toujours cherché quelque chose. » La vingtaine passée, ce furent des zigzags existentiels entre darbystes, pentecôtistes et autres « istes » sectaires, entrecoisés avec des aléas professionnels de mécanicien-dentiste diplômé sur le tard après moult interruptions, sans compter les zigzags nocturnes arrosés d’un «foireur» bien présent dans la bohème lausannoise de l’époque…

    arts plastiques,poésie
    Et l’art là-dedans ? « Mon premier choc, ç’a été Giacometti en sculpture, et Fautrier en peinture ». Mais dès ses quatorze ans, deux rencontres le marquent : celle du poète et artiste Etienne Chevalley, qui l’accueille chez lui et lui révèle la littérature et la musique ; et celle du pasteur Paschoud, et de sa fille Martine, la future femme de théâtre, qui partagent eux aussi son goût pour la création artistique. Mais c’est avec le fameux graveur Albert Yersin, au cap de sa trentaine, qu’Armand se trouve un vrai mentor et un père de substitution. « Je préparais alors ma première expo. Et tout de suite, Yersin m’a encouragé». Une bourse de la Fondation Bailly vient confirmer ce verdict du maître: « La rigueur, tu l’as, mais maintenant vas-y, ouste, grave ! ».

    arts plastiques,poésie
    Depuis lors, par le dessin, la sculpture, la gravure dans laquelle il insère de plus en plus la parole des poètes – et des plus grands de l’époque, devenus ses correspondants ou ses amis, comme le regretté Mahmoud Darwich, Jean Pache plus près de nous, Guillevic, Bonnefoy et tant d’autres. « Je me nourris des mots des poètes », conclut Armand J. Desarzens dont les merveilleuses architectures imaginaires, folles guipures arachnéennes en trois dimensions, nous entraînent d’un infini à l’autre des deux extrêmes de l’Univers. Et quand on lui demande quel fil rouge court à travers sa vie, Armand C. Desarzens de répondre sans hésiter: « Je crois que tout ce que je fais correspond, finalement, à un immense besoin d’absolu »…

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    1942 Naissance, à Lavey. Retiré à ses parents. Placé. Enfance difficile.
    1956 Rencontre du poète et artiste Etienne Chevalley, premier mentor.
    1967 Rencontre de Charlise, qu’il épousera.
    1972. Rencontre décisive d’Albert Y. Yersin, maître graveur.
    1973. Première exposition à la Galerie Unip à Lausanne. Bourse de la Fondation Alice Bailly. Suivront une vingtaine d’expositions personnelles ou collectives.
    2006 Grand Prix de la Fondation vaudoise pour la culture.Desarzens130001.JPG

  • Retournement

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    L’incroyable, ou l’indicible -
    au subit arrachement des fusibles,
    il a fait noir en plein jour
    et j’ai vu le temps se retourner sur lui-même,
    me rappelant cet autre effroi,
    au premier abrupt de l’éveil.
     
    Le jeune brigand s’en va tout seul
    hors du sommeil de l’enfance ;
    il ne vit plus le rêve :
    dans le bond il devance
    son ombre qu’il attend
    au lieu de tous ignoré
    où son double le veille.
     
    Plus tard seulement le voyant
    se retourne, accueillant,
    et prononce, les yeux fermés,
    les mots ne disant rien
    que le brigand enfant
    n’ait vécu là-bas sans penser
    jamais à l’expliquer.
     
    (La Désirade, ce 17 juillet 2017)
     
    Peinture: Egon Schiele.

  • L’Ève future

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    …Je ne te dis pas la griserie, mon chéri, quand tu as toute le route devant toi et que la route te tend les bras, si j’ose dire (et j’ose), et que cette route est Notre Avenir, voilà : tu as tout de suite compris que c’était CE modèle que je voulais, à conduite assistée, le nec plus de la technologie japonaise, l'insoutenable légèreté de l'être nippon - et maintenant viens pousser celle que tu aimes, mon amour: à nous la Liberté…
    Image : Philip Seelen

  • Un auteur suspect

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    … Ce que je vous reproche de n’avoir pas assez relevé dans votre analyse, Marie-Laure, c’est le fait que le dispositif narratif de la nouvelle intitulée Le Passe-Muraille, qui focalise le geste de l’actant dans la représentation, surcodée par le genre fantastique, des motifs de la souplesse et du passer-vers – ce dispositif typique de la posture anarchisante (voire réactionnaire dans son refus du principe de réalité) de l’auteur, met clairement en jeu la description/opposition d’un espace opaque problématisant la thématique de l’Obstacle (autre signe d’évitement du Réel au sens marxiste, chez un Marcel Aymé notoirement de droite), et l’occurrence individualiste de la figure fuyante que l’éveil de sa conscience fige soudain dans la matérialité retrouvée des éléments idéologiquement non-résolus du pacte narratologique…


    Image : Philip Seelen

  • Le paria

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    …T’es qui, toi ? t’es qui pour te payer un nase pareil, tu dois être Juif toi, ça m’étonnerait pas que tu sois Juif, ou Palestinien, tiens, pour faire bon poids, et pourquoi pas Juif palestinien pendant que tu y es, non mais tu t’es vu ? Tu serais Palestinien de Gaza de mère juive et de père mahométan que ça m’étonnerait pas, tant qu’on y est, et après ça tu t’étonnes qu’on te lacère ?...
    Philip Seelen

  • Ceux qui louent un blockhaus avec vue

     

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    Celui qui retrouve sa cheffe de projet dans le camp sécurisé de Palavas-les-flots / Celle qui apporte des oranges à la détenue du camping bio / Ceux qu'on accueille dans l'ancien bunker alpin aux meurtrières donnant sur le lac bleu ciel / Celui qui prend l'apéro dans l'espace fumeurs des souterrains vitrés / Celle qui admoneste le mégot sûrement complotiste / Ceux qui rejoignent les évangéliques sur l'aire de lancement des drones d'assistance spirituelle / Celui qui se recueille dans la chapelle relookée par le plasticien de Brisbane / Celle qui fixe le mérou à l'air insoumis / Ceux qui tapent le carton en citant les apôtres du Nouvel Âge / Celui qui opte pour un Christ sans faciès inapproprié genre Ben Laden / Celle qui flaire le musulman à distance / Ceux qui se délassent dans le Groupe Nature aux membres cooptés / Celui qui s'éclate en toute liberté sur son yacht blindé / Celle qui se retrouve au Lavandou avec ses 666 followers / Ceux qui découvrent que Babylone est le gîte du hérisson (Isaïe, XIV, 23) en parcourant un Ancien Testament trouvé à la ressourcerie du camping / Celui qui coache les pèlerins coréens de Czestochowa venus s'agenouiller devant la vierge noire et tâter de la vodka au miel / Celle qui a pris conscience de son surpoids en Bavière et appris au Kenya à s'en foutre / Ceux qui ne passeront pas l'été à lire des romans de l'automne, etc.

     

    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Ceux qui freinent au vert

     
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    Celui qui mord la ligne blanche sous la ceinture / Celle qui ceinture le géant de la route / Ceux qui squattent les guérites de péage / Celui qui flashe le radar / Celle qui a un air d'autoroute à sept pistes / Ceux qui dépassent par les coulisses de l’exploit / Celui qui a 66 migrants dans son container marqué Logistics / Celle qui remonte la bretelle à contre-courant pour ramasser les objets signalés par Radio-Déroute / Ceux qui se fond plumer à l'aire des Alouettes / Celui qui dérape dans son discours ni de gauche ni de droite / Celle qui évite le camion djihadiste à mosquée intégrée / Ceux qui prennent par La Croix-Haute avec vue sur le cimetière de cycles / Celui qui se chauffe les jarrets dans la montée d'Ailefroide / Celle qui a un ticket avec le gendarme couché / Ceux qui trouvent la mer du Nord politiquement plus correcte / Celui qui va à Lampedusa pour se faire une idée avant de rejoindre sa future ex à Hurghada / Celle qui voit rouge quand le vert mord dans l'orange / Ceux qui voient surtout le comique de situation de la tragédie quotidienne ou tout le monde se marre comme pas possible, ah, ah, ah !
     
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  • Fusion

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    …Moi aussi, Léonide, je suis dans la mouvance transgenre, je trouve incroyable qu’on nous cloisonne, toi sous prétexte que t’as des couilles et que t'es donc un violeur potentiel, moi du fait de mes études de clavecin - nous deux on fusionne, même si t’es voile et vapeur sur les bords et que j’en pince pour les marmottes moites…


    Image : Philip Seelen

  • Gaïa

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    …Moi je ne vous ai rien demandé, mes volcans ne prouvent rien ni mes geysers ni mes chutes de roche ou de glace, mais c’est à vous de voir jusqu’où vous irez dans la gestion de mes ressources, comme vous dites, moi je ne me fie qu’au Plan général : je repousse où ça me chante à la lumière des lucioles ou des constellations, et tant pis si vous me laissez seule avec les grillons et les étoiles de mer, ma foi c’est vous qui savez, votre temps est compté et ce n’est pas moi qui ai inventé le sablier…

  • Marche et crève

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    …T’as beau lui dire : HALTE ! ça n’y changera rien, le mec est buté, t’as beau lui dire et lui répéter que seule l’inflexibilité de l’esprit humain, fermement dressé sur le front des violence qui le menacent, prêt au sacrifice et à la mort, et proclamant HALTE ! pas un pas de plus !, t’as beau lui répéter que seule cette inflexibilité assure la défense de la paix pour tous, le mec en futal de guerre et en pompe civile, typique du méli-mélo de l’époque, n’en a qu’à sa marche et à son but de se faire buter…

    Image: Philip Seelen.

  • Absolution

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    … Au point d’effusion de la présence il importe de rappeler à chacune et chacun, selon son mérite avéré par les instances secrètes, qu’elle ou il participent de la Société des Êtres, au titre de laquelle chacune et chacun se reconnaît unique et mérite donc haute attention, et d’abord de sa propre part, après quoi l’attribution de l’Auréole par les instance secrètes se fait à main levée, selon la qualité du pardon…  

     

    Image. Philip Seelen.

  • Le bon berger

     

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    …Au total on passe vraiment des vacances super avec Monsieur Hulot, j’veux dire le chef moniteur : il nous a trouvé des espaces où le vivre-ensemble va de pair avec la ventilation des odeurs, sur des zones protégées où l’herbe est garantie renouvelable; et le soir on a des groupes de parole où les moutons noirs et autres brebis perdues se retrouvent; on est à fond dans l’échange, le ressenti de l’Autre et le lâcher-prise, et plus tard tu peux pas savoir les histoires que Nicolas nous raconte pour nous endormir…

     

    Image: Philip Seelen.

  • Selfie-défense

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    …La sécurité est à ce prix, j’te dis, tu vois quand même pas tous ces étrangers aux doigts longs piétiner nos assiettes et fumer nos portables en laissant leurs pitbulls graffiter les murs de nos villas privatives; et tu sais que pour les drones même les basanés savent en faire mauvais usage, donc vigilance : si tu sens que ça te fouille la poche tu te fais vite un selfie que tu postes sur Youguard ou Facecop - et là t’es sûr qu’on assure…
     
    Image: Philip Seelen.

  • Coboye

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    De nouveau c’est d’une coulée que cela me revient : cela sent bon les couleurs à l’huile et la térébenthine, les quatre coins du quartier et parfois un croquis dans le vieux bois ou le grès ocre-gris farineux du Vieux Quartier ou dans les roseaux lacustres, cela chante et cela bande.
    Cette idée que cela doit chanter et bander m’était venue vers treize ans de Coboye, le vieil original du quartier des Oiseaux que le père Maillefer décriait et qui se foutait orbitalement du qu’en dira-t-on, plantant son chevalet où ça lui chantait et chantonnant en effet à journée faite, trônant sur son pliant et lavant ses aquarelles à grandes lampées de couleurs, m’adressant un clin d’œil lorsque je stationnais à distance prudente puis, ayant achevé sa peinturlure, selon son expression, dépliait sa haute carcasse de vieil échassier à longs tifs blancs et me proposait un bock, selon son expression, dans son atelier où il m’apprenait de nouvelles règles et d’ultimes règlements.
    Si tu vois, compagnon, le ciel vert, tu le peins vert, c’est la première règle et le premier règlement. Si ce vert ne te crève pas les yeux tu les fermes et tu le humes pour mieux l’exhumer. Si les yeux fermés tu ne vois toujours pas ce vert tu les gardes fermés et tu palpes le ciel et si le vert du ciel ne se laisse pas capter au doigt plus qu’à l’œil, tu ouvres grandes tes écoutilles et si le vert n’y est toujours pas c’est que le vert de ce ciel est plutôt un or bleuté comme le bon Corot désespérait de le couler sur sa toile, et alors là tu rouvres les yeux et, pensant dur comme fer à Corot, tu peins sans penser et laisses alors le pinceau pincer le ciel comme il est, de ce vert Corot qui fleure la pervenche et l’absinthe.
    Le tribunal des voisins se méfiait de Coboye, certaines méchantes langues insinuaient même de drôles de choses à son propos, mais ce n’étaient là, je le sentais alors et le sais mieux encore aujourd’hui, de source sûre, que jalousie de philistins et que mesquinerie de pharmaciens alors qu’une heure avec l’ancien instituteur décavé m’était l’académie la plus précieuse en dépit des sautes d’humeur de mon mentor et de son tenace fumet de vieux salvagnin.
    Ce fut lui qui m’apprit aussi, à la volée, à mieux voir les choses, les choses et les gens, à mieux les voir et les dessiner à mon tour. Quoique se rabaissant lui-même en qualifiant sa peinture de vidure de l’évier céleste aux jours de crachin, j’étais sensible à son irradiant amour des chemins et des lisières aux doux ombrages, des lointains poudreux, des arbres solitaires à grandes mains noueuses de chanoines prieurs ou des visages dévisagés en vérité, autant que je prisais les vieux murs lépreux d’Utrillo qu’il m’avait révélés et les enfants de chœur ou les filles de joie de Soutine.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, paru en 2010 aux éditions d'autre part)

    Image: Chaïm Soutine

  • Aux bonheurs de Thélème

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    Chemin faisant (165)
     
    Têtes blanches et cœurs verts. - De ricanants raseurs n'en finissent pas de conclure à la fin de tout: que ces festivals estivaux ne sont que de l'écume touristique pour babas & bobos, que la littérature et les arts ne sont plus ce qu'ils étaient, que l'hyperfestif à tout nivelé et qu'il n'y a plus qu'à tirer l'échelle.
     
    Or dès notre arrivée dans la grande arche aux murs safran couverts de lierre des Deux-Terres, dès la première vision des chats somnolents et de la chambre d'écriture dans la lumière ocellée du sous-bois, dès l'accueil ensuite tout cordial et débonnaire de l'hôte André et de tout un joyeux essaim d'amies; dès notre montée ensuite par les escaliers et les ruelles aux éventaires couverts de livres, jusqu'à la petite esplanade couverte de toiles blanches sous lesquelles j'étais censé participer au café littéraire de midi, toute ma prévention s'est dissipée et la suite n'a été que de bons échanges jusqu'à la lecture et au souper du soir à la longue table amicale.
     
     
    Il est vrai que les moins de 33 ans se comptaient sur les doigts d'une main, voire moins, dans le parterre de têtes blanches venues écouter l'Helvète de passage, mais la jeune animatrice, Catherine Pont-Humbert ne m'a pas moins gratifié d'un accueil chaleureux et compétent, fondé sur une lecture attentive de mon Enfant prodigue et me laissant improviser très librement sur ses thèmes proposés. Et ensuite, que d'aimables demandes de dédicaces flattant ma vanité naturelle et ma joie surnaturelle !
    Bouquins à l'emporter - "J'écris pour me parcourir. Peindre, composer, écrire: me parcourir. Là est l'aventure d'être en vie". Signé Henri Michaux dans Passages, dont l'édition m'attendait à l'étal du libraire Perdriel, lequel s’était fait remplacer momentanément par une Dame Simone, sans doute pour motif d’excès de chaleur. D'ailleurs la première Idée de traverse du livre de Michaux annonce le thème:"À l'Équateur, je ne me suis jamais senti moi-même. Une ivresse endormie me tenait, pas toujours causée par la chaleur que l'altitude ou les vents rendaient parfois médiocre". Et j'emportai aussi, dans ma sabretache, La mère du sage hindou Aurobindo, peut-être utile à mon élévation spirituelle de fils prodigue, la monographie consacrée à Proust par Georges Cattaui, et la Grille de Parole de Paul Celan avec sa couverture de Kandinsky et ses poèmes en version bilingue aux abrupts marqué s par autant de clous de douleur.
     
    Conviviales agapes.- J'avais encore une heure de lecture à assurer en compagnie restreinte, le soir aux Deux Terres, ou nous nous sommes retrouvés entourés d'amis et autres invités de nos hôtes de l'association Et si on s'écrivait ?, avant le dîner sur une longue table ou têtes romandes connues (notamment tel illustre fantaisiste de radio et tel vaillant randonneur de télé à fameuses jumelles ) voisinaient avec tel Corse Suisse de cœur aussi féru de musique que notre hôte, ou telles sémillantes jeunes filles en fleurs, la cinquantaine bien passée pour la plupart mais d'esprit vif et riant comme il faut aux pointes d’humour de ma lecture, ah, ah.
     
    C'était une joyeuse tablée de babas et de bobos et je me demandais qui en serait encore dans sept ou dix-sept ans, nous étions bel et bien des vieux de la vieille et pourtant, gracias a la vida , que de belles et bonnes gens nous étions ce soir de pleine lune au pied de la colline rassemblant les épistoles de la marquise et les murmures du poète, juste ce soir-la, ne fut-ce qu'en passant.
    En attendant, dites donc, cher Annemarie Amu, Odette, Yves, et André, on se rappelle ?

  • On the Route again

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    Chemin faisant (164)
     
    Libres propos d'un agoraphobe empêché de fuir et content de l'être. Lectures autoroutières, avec Nicolas Cage, le rêveur Duval et Adrien Gygax, avant une révérence aux canards de Valence et une pique aux pastiches hôteliers de Mark Rothko...
     
    Départ à reculons. - C'était donc reparti pour un tour de manège et pas moyen d'y échapper: il fallait y aller, l'invitation avait été acceptée et c'eut été malpoli et inamical de se défiler, une amie perdue de vue depuis des siècles et retrouvée m'avait proposé de participer à ce Festival de littérature alors que je m'étais promis de fuir désormais les salons et signatures et lectures et débats à tourner en rond - bravo mais sans moi, toute forme d'attroupement me terrifie et m'assomme, vive l'agora mais pas à plus de trois ou de sept ou de douze a la rigueur extrême, et la probabilité de cuire dans ce four achevait de m'accabler, mais je souriais en même temps, ma bonne nature me rappelait tant de belles surprises en pochettes, et Lady L. s'encourageait elle aussi malgré son peu de goût partagé pour les conglomérations culturelles en touffeur caniculaire, donc c'était parti mais pian piano, tout en détours et dérogations, par l'ubac du lac, escale café glacé à Thonon-les-Bains, routes secondaires à n'en plus finir avant de rallier l'autopiste a poids lourds intempestifs où la lecture pallierait l'insupportable...
     
    Lectures autoroutières. - De Rotterdam à Carvoeiro, ou de Vienne à Séville en passant par Sienne, nos déambulations routières et autoroutières, avec Lady L. au volant de la Japonaise Honda Jazz blanche à profil de souris d'ordinateur, et moi au lutrin de lecture, ne cessent d'être enluminées de mots et d'histoires, ou d'idées et d'images, qui forment comme un voyage dans le voyage en compagnie de moult passagers, et cette fois nous aurons d'abord passé en revue les tribulations du monde comme il va et ne va pas: une injonction humanitaire collective au nouveau président français afin qu'il corrige la scandaleuse incurie des gouvernements successifs en matière de migrations et d’intégration, une traversée des délires babyloniens de l'acteur Nicolas Cage gaspillant des millions de dollars avant de se retrouver presque à la rue, ou les derniers coins-coins d'un canard peu déchaîné en début de Macronie - cela par manière de mise en bouche.
     
     
    Car le meilleur aura été, du vallon de Villard à Valence, la lecture de l'épatante évocation de la rencontre de la Marylou de Kerouac, par Jean-Francois Duval, dans la dernière longue et belle chronique de son recueil intitulé Et vous, faites-vous semblant d’exister ?, où il retrouve in vivo la blonde protagoniste du roman-culte Sur la route, et, en alternance, la suite du premier roman du jeune Romand Adrien Gygax, Aux noces de nos petites vertus, très étonnant et détonant récit des frasques festives d'une poignée d'adorables personnages se démantibulant à cœurs et corps déliés entre un trou de Macédoine et la sublime porte d'Istanbul...
     
    Vrais canards et faux Rothko. - Le rêveur Duval distingue excellemment la double nature du pigeon, selon qu'il conchie votre balcon ou qu'il illustre l'indépendance libertaire d'un être picorant et indifférent aux fluctuations du cours du baril, stoïque comme Sénèque et n'en faisant qu'à son caprice sauvage. L'observation des canards incline aux mêmes conclusions philosophiques en plus fluidement gracieux, vu que le canard flotte.
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    Or cette grâce aura agrémenté notre fin de soirée à l'étape de Valence, au fin bord de la terrasse suspendue du Novotel où nous savourions nos salades estivales à l'aplomb d'un ravissant ruisseau à cascades et plans d'eau claire où tourniquaient ces divins canards aux plumes imitant l'email brun rouille, avec quelques touches de blanc ou de rouge pour achever la perfection picturale du tableau.
    Contraste réjouissant de la vie incessamment inventive, à l'état naturel, et du manque total d'imagination et de style manifesté par les décorateurs de certaines chaînes d'hôtels à l’américaine multipliant à l'exponentiel les plus plates imitations des épures colorées de Rothko, imprimées en quantités industrielles pour faire abstraction chic dans les chambres sans le moindre choc.
    Mark Rothko s'est tué dans l'effort d'atteindre la Beauté pure, comme il en advint de la fin tragique de Nicolas de Staël , et nous en sommes, mortels, à supporter la vile parodie de ces quêteurs d'absolu ! Vergogne à celles et ceux qui mastiquent sans se cacher le magret de canard et se croient supérieurs au motif qu'ils peuvent se payer une carrée trois étoiles ornées du rectangle noir d'un écran plasma et du carré rose d'un faux Rothko...
     

  • Ceux qui se retrouvent à Thélème

     recensement,listes

     

    Celui qui noue sa lavallière tandis que le bâtiment se lézarde / Celle qui prie le poète d’avertir le Grand Echevin de l’effondrement prochain de la tour-labyrinthe / Ceux qui ne voient rien même en rêve / Celui qui a toujours fui les palaces / Celle qui photographie les fenêtres de partout / Ceux qui éteignent la lumière de la Room 4701 pour mater les parois de verre de l’autre face du Sheraton / Celui qui se rappelle la première nuit de son premier reportage à Kairouan à l’hôtel des Aghlabides qu’on disait le Hilton du bled / Celle qui se cherche du Chanel 5 à la boutique du Hilton de Montréal et forcément le trouve et l’offre à son amie Monique Proulx dont elle vient de lire Homme invisible à la fenêtre / Ceux qui classent leurs souvenirs d’incendie par degré d’intensité émotionnelle / Celui qui a pleuré toute la nuit lorsque son cheval Pompon est resté coincé dans le paddock en feu / Celle qui a eu sa première intuition de la ville-monde en regardant Brazil puis en lisant La ville concentrationnaire de J.G. Ballard / Ceux qui savent exactement dans quelle boutique du Mont-Royal on peut encore trouver des plumes Shaeffer à large bec et de l’encre verte / Celui qui a rencontré le linguiste Eugène Nicole en 1981 au 75e étage du Hyatt’s de Houston où ils ont abordé l’œuvre délicate de Charles-Albert Cingria sous des angles diamétralement opposés avant de fraterniser au niveau du vécu / Celle qui se demande si le nom de Malcolm de Chazal dit quelque chose au concierge malgache et découvre en lui un fin connaisseur de l’œuvre de J.M.G Le Clézio / Ceux qui reconnaissent le Goncourt afghan au Salon du livre du centre des congrès Bonaventure où les rencontres de foot amènent plus de monde à l’ordinaire que les plumitifs même un peu connus  / Celui qui cherche « tout un livre dans un seul hôtel» dont les coursives évoqueraient un paquebot à quai le long de la rue Sainte-Catherine / Celui qui a la sensation qu’une seule moquette court de son loft du Ve aux couloirs de Roissy et de là au lobby du Sheraton de Toronto où il est appelé à participer à un round up informel sur les produits structurés pris en charge par la filiale canadienne de sa boîte qui lui demandera des comptes sur un tout autre sujet Top Secret / Celle qui bossait son violoncelle dans sa chambre toute blanche du Takanawa Prince Hotel de Tôkyo lorsque l’inquiéta le premier signe de la Crise qui la foudroya au concert de Sapporo /  Ceux qui dans une grande ville genre New York cherchent toujours le village et dans le village la bouquinerie où trouver du Carver ou du Flannery en V.O. / Celui qui a retrouvé l’ambiance de l’enfer de Dante dans les couloirs de la gare routière de Times Square dont les ombres se font chasser toute la nuit d’un étage souterrain à l’autre / Celle qui regrette de ne pouvoir offrir un vrai cappucino à l’écrivain français malgré son efficience reconnue de relationniste du groupe / Ceux qui se sont rencontrés au Salon du Premier roman et se sont perdus de vue après leur querelle violente au Salon de Toulouse / Celui qui ne sait plus très bien si Réjean Ducharme est toujours vivant ou toujours caché / Celle qui se fait courtiser par un attaché de presse censé s’occuper plutôt du dernier Interallié dont elle sait qu’il ne peut le kiffer / Celui qui imagine qu’il y a autant d’étages sous terre que dans le ciel et que c’est là-dessous que s’écrit la vraie littérature et que se terrent les vrais lecteurs dans une sorte d’Abbaye de Thélème fréquentée par des gens normaux / Celle qui arrive enfin à serrer Philippe Djian à la cafète où malgré le tintamarre ambiant elle lui fait dire des choses limites (pour sa revue féministe) sur la demande sexuelle effective de ses lectrices / Ceux qui parlent des non-dit de Paul Celan en surveillant les allées et venues de l’envoyé du Monde / Celui qui s’est réjoui à la première alerte en se disant « enfin » sans savoir pourquoi mais avec la sourde conviction qu’un ancien Prix Médicis ne pouvait cramer dans un incendie même pas criminel / Celle qui te regardait lire des mangas sadiques dans le métro de Tokyo avec l’air de se demander si tu étais un acheteur possible de la nouvelle Encyclopédie du bricolage qu’elle représentait pour un salaire de nettoyeuse coréenne / Ceux qui prétendent que la Ville cesse en ses zones défoncées genre Bronx alors que le roman ou le cinéma y survivent prétendent les mêmes / Celui qui rêve d’un livre sur RIEN où TOUT y serait / Celle qui ose dire tout haut que l’album de photos de ses dernières vacances avec Renaud aux Maldives vaut largement le dernier Marc Levy qu’elle a lu làbas et dont elle ne se rappelle rien / Ceux qui communiquent via leurs blogs et ne savent plus trop quoi se dire quand ils se retrouvent au Congrès des blogueurs de Palaiseau / Celui qui a pressenti l’extension de la ville-monde en se perdant dans les rues-librairies de Tôkyo / Celle qui met en garde celui qui réduit son projet de roman à l’énonciation de la ville en invoquant son seul désir de lectrice de ne pas se faire chier en lisant un non-roman sur une non-ville / Ceux qui ne s’intéressent plus qu’aux romans dont ils se souviennent du nom des personnages genre Charlus au Sheraton de San Francisco draguant les petites putes du quartier glauque d’à côté, Elizabeth Costello sous la pluie de Melbourne où elle retrouva sa sœur Blanche dans l’hôtel qu’on leur avait réservé, ou Moravagine à l’Hôtel Helvetia de Salonique où je retrouvai sa chambre puant le fauve à près d’un siècle de distance / Celui qui n’aurait pas vraiment compris la démarche de François Bon, dans L’incendie du Hilton, s’il n’avait pas croisé la même année le fantôme de Walter Benjamin, avec son compère Philip Seelen, du côté de Collioure où ils lancèrent leur projet de Panopticon dont la première étape serait Sao Paulo en 2010, Ceux qui vivent dans les hôtels et meurent seuls, etc.

     

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