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  • Retour à soi

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    Avec Alexandre Jollien et Maurice Chappaz 

    A La Désirade, ce mercredi 20 décembre, 5h. du matin – Comment vivre le bonheur, comment accepter les largesses de la vie quand on a été forcé, dès son enfance et sans discontinuer ensuite, de se battre contre l’adversité, et que cette bagarre est devenue le sens même de sa vie ? C’est la question que s’est posée Alexandre Jollien dans un moment de grand désarroi, notamment marqué par la naissance d’un premier enfant dont il s’est demandé s’il en méritait la source de joie, ce à quoi il répond dans La construction de soi, son nouveau livre qu’on s’arrache déjà en librairie.
    Or je me le demande à l’instant, songeant à notre rencontre de cet après-midi : à quoi tient le succès de Jollien auprès du public ? Est-ce l’effet de l’admiration-compassion que suscite la performance de l’handicapé diplômé ès philo ? Est-ce la mode actuelle du prêt-à-porter philosophique qui cherche des solutions toutes faites au développement personnel ?
    medium_Jollien2.2.jpgPeut-être y a-t-il de cela, même s’il n’y a rien, justement, de précuit, dans les livres de Jollien, et moins encore dans le nouveau qui rompt avec le « témoignage » pour entrer dans la vif de la parole et du dialogue puisque La construction de soi est un recueil de lettres adressées par l’auteur à Dame Philosophie et à quelques individus peu académiques tels Boèce et Etty Hillesum, sous le ciel d’Epicure et de Spinoza, notamment. Mais il y a là, surtout, une voix, une inquiétude individuelle et sincère, un homme perdu et qui cherche - tout cela qui permet à chacun de s'identifier.
    Deux choses m’ont immédiatement touché, pour ma part, dans La construction de soi, et c’est d’abord le rappel du premier émoi qu’adolescent on peut éprouver en abordant l’univers des Grandes Questions. Je me le rappelle très bien : j’avais dans les quatorze ans, un rayon de la Bibliothèque des Quartiers de l’Est, à Lausanne, anciennement Bibliothèque de la Maison du peuple, m’attirait de plus en plus où s’alignaient les vieux rossignols parlant de libre pensée et de pacifisme, et voici que ce seul mot de philosophie s’imposait à côté de ceux de voyages ou de poésie, et c’est ainsi qu’un titre, Le sens de la vie, de je ne sais quel auteur, a cristallisé soudain les questions que je me posais à cet âge encore tendre.
    Autre chose et qui va de pair avec la passion du Grand Pourquoi (c’est à quatorze ans qu’on met partout des majuscules, et cette puérilité me reste…), dont parle Alexandre Jollien, et c’est le retour à soi. Pas au petit moi narcissique réclamant son biscuit comme le caniche énervé, mais le foyer de soi, sa vérité insaisissable, sa qualité particulière, sa nullité à « retourner » chaque jour, enfin cette terre personnelle à travailler tous les jours…


    medium_Chappaz.3.jpgCette terre de Virgile, nous l’avons foutue en l’air, et c’est pourtant à la ressusciter que je travaille ce matin en relisant la préface aux Géorgiques de Maurice Chappaz, dont la belle traduction vient de reparaître, Maurice Chappaz qui fête aujourd’hui même ses 90 ans, Maurice Chappaz dont Etiemble disait que, né en France, il serait aujourd’hui aussi fameux qu’un Paul Eluard.
    « L’Adam de Mantoue, écrit donc Chappaz à propos de Virgile, de toutes les maisons tranquilles entre les arbres fruitiers meurt. Aujourd’hui les hommes sont-ils plus que des machines de bonne volonté ? Le frémissement formidable des villes envahit l’individu et réduit en poussières tous ceux qui n’émergent pas du flot des producteurs-destructeurs ».
    Tel est le retour à soi, ce matin de lisière d’hiver encore nocturne, en pensant aussi à ces amis, elle et lui, la mère, le père, qui revivent pour la sixième année ce dernier jour de leur premier enfant.

    « Virgile a eu le génie de son enfance, écrit encore Maurice Chappaz. Or l’enfance du monde a quasi disparu. Le travail agricole est aussi lointain que la mythologie. Ces fumées bleues, ces cris, ces gestes que nous relancent le Géorgiques, les fleuves toumentés et sensibles comme les nuages, les sources imprévues, les fruits à la fois spontanés et cultivés, où sont-ils ? les climats, les vents, les aurores qui s’émeuvent… les dieux comme les pommes disparaissenr. Comme s’effacent les anciennes saveurs, le goût de la nuit et de l’eau qui coulent ensemble et où nageaient les étoiles »…

    Alexandre Jollien. La construction de soi. Editions du Seuil.

    Virgile. orgiques. Version française de Maurice Chappaz et Eric Genevay. Dessins de Palézieux. Slatkine.

  • Amoureuse solitude

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    Isabelle Guisan décline une chronique douce-acide de la liberté au féminin.
    Le titre du roman récemment paru d'Isabelle Guisan pourrait faire croire à un palmarès des conquêtes de la protagoniste. Or il n’en est rien: Le tour du corps en quarante-quatre amants n’a rien de triomphaliste: bien plutôt, ce récit à fines touches inventorie la mémoire du corps de Laure, de ses premières sensations de petite fille, au côté du dieu-papa figé dans son rôle (et déjà pris…) à la découverte d’une sensualité diffuse, puis de la sexualité aussitôt associée à certaine brutalité.
    Avec une franchise propre à la génération soixante-huitarde, qu’elle se garde de magnifier, Laure détaille les occasions manquées de ses débuts et sa première déconvenue plus cuisante, sous les assauts égoïstes d’un macho dont le plaisir est de déflorer les vierges avant de les jeter. Si Laure oscille entre le désir d’un accomplissement de femme libre (elle fera dans le reportage de mode) et l’attente d’un prince charmant brun de cheveu si possible prénommé Michel (qui ne fera que passer), l’essentiel de son récit, et son intérêt, porte sur les nuances et détails d’une vie plutôt solitaire, ponctuée de rencontres qui relèvent, à l’exception d’une passion violente, de l’amitié ou de l’amour passager. D’entrée de jeu, la narratrice remarque qu’on «vit son corps en deça des mots, en deça même de toute pensée», mais c’est bel et bien par les mots et la remémoration songeuse que ce kaléidoscope sensible acquiert sa vibration, son épaisseur et son authenticité. Le lecteur aimerait parfois en savoir un peu plus (notamment sur l’épisode du fameux Michel…), mais c’est aussi le charme de ce roman de suggérer sans peser plus qu’il ne raconte…
    medium_Guisan.JPGIsabelle Guisan. Le tour du corps en quarante-quatre amants. L’Aire, 158p.

  • Les Bienveillantes de A à Z (2)

     medium_stalingrad.2.jpgCourante

    - Max Aue part donc pour Stalingrad.
    - Dont les communiqués occultent la situation, catastrophique.
    - Il craint d’entrer vivant dans cette prison à ciel ouvert.
    - Pense à la mort.
    - Se rappelle le petit jeu d’Hérodote (p.317)
    - Etonnante évocation des mouvements de troupes, comme des flux hagards.
    - Retrouve Hohenegg à la première étape, d’où un vol de nuit va les déposer en plein braoum (p.323)
    - Découvre, fantomatiques, les campements épars, les ruines, les cadavres gelés.
    - Rejoint le commandant de la place.
    - Qui lui dit qu’il est le seul officier du SD à Stalingrad.
    - Attend de lui des rapports.
    - Et voici qu’il retrouve Thomas.
    - Le côté roman populaire, ou picaresque, de ces réapparitions…
    - Thomas lui reproche de ne pas apporter de victuailles de l’extérieur.
    - Discussion sur le darwinisme social à quoi se réduit, pour Thomas, le national-socialisme. Loi de la jungle. Survie du plus fort ou du plus rusé. (p.330)
    - On lui donne un guide, un Ivan.
    - Etat général du Kessel. Gross Kata.
    - Lourdes pertes de la Luftwaffe.
    - Ravitaillement désastreux.
    - Max se décide à étudier le moral des troupes.
    - Se fait conduire au front à travers ruines et bunkers.
    - Très puissante évocation du Kessel (325-340). Plus on avance, plus le souffle épico-visionnaire de Littell s’amplifie. L’approche est beaucoup plus physique que celle de Vassili Grossman, mais aussi forte en ces pages.
    - Episode du jeune soldat russe mourant qui appelle sa « mama ».
    - Replongeant aussitôt Max dans une rumination sur sa mère, qu’il hait.
    - Plus on avance, et plus la symbiose du chaos mental de Max et du chaos de la situation extérieure s’accentue.
    - Max en revient à la disparition énigmatique de son père.
    - Dont il rend sa mère responsable.
    - Déteste le Français Moreau, avec lequel sa mère a refait sa vie.
    - Se rappelle ses vengeances fantasmatiques contre le couple, auxquelles il a associé ses partenaires sexuels. Genre Miss Vinteuil. (p.345)
    - Il écrit un rapport sur le moral des troupes.
    - Puis enquête sur l’état du ravitaillement.
    - Un cas de cannibalisme est signalé.
    - Pris sous un tir d’obus, il « étudie les entrailles » d’une jeune soldat éventré avant de trouver la « farce pénible ».
    - Retrouve Hohenegg.
    - Le médecin amer : « Le Kessel, en fait, est un laboratoire, un véritable paradis pour un chercheur ».
    - Se réfugient dans un bunker.
    - Les Allemands se demandent d’où les Russes tirent « toutes leurs armes »…
    - Max va inspecter les caves. Un vrai rat des caves...
    - Nouvelle suite de pages déployant une sorte de fureur expressionniste (p.359 et suivantes) à la Otto Dix.
    - On arrive à la fin de 1942 (p.362).
    - Max rencontre un commissaire politique soviétique.
    - Nouvelle grande confrontation, rappelant celles de Vie et destin ou du Temps du mal de Dobrica Cosic. Littell doit connaître celui-ci.
    - Longue discussion, très vivante, sur ce qui rapproche et distingue les deux systèmes communiste et national-socialiste.
    - Le nazisme borné au seul Volk allemand. Pas universel.
    - Tandis que le communisme prétend à l’universalité.
    - Le Russe lui prédit que Stalingrad sera le symbole de la défaite allemande.
    - Max : « Le communisme est un masque sur le visage inchangé de la Russie.
    - La conversation, de haute tenue, débouche sur des visions prémonitoires de Max sur la Russie (p.368-369).
    - Le Russe au nazi au moment de se quitter : « Permettez-moi de ne pas vous serrer la main ».
    - Ce chapitre, après les lentes avancées d’Allemandes, est d’une densité dramatique accrue, où la puissance d’évocation de Littell se déploie dans les grandes largeurs.
    - Visite au théâtre en ruines. Qui fait Max replonger dans la souvenance de la maison de Moreau et des jeux innocents-pervers avec Una.
    - On glisse peu à peu d’une sorte d’hyperréalité vers une fantasmagorie fuligineuse.
    - Se rappelle avoir joué Electre adolescent.
    - Les mots de Sophocle lui reviennent, « et la boucherie dans le palais des Atrides était le sang dans ma propre maison ».
    - Première allusion aux Bienveillantes…
    - Lors d’une sortie dans une rue, avec Ivan et Thomas, il est soudain touché. Une balle lui a traversé la tête.
    - Et tout ce qui suit, on le comprend, constitue le délire du blessé au fil de pages admirables, rappelant les visions tragi-grotesques d’un Boulgakov.
    - Par ailleurs, cette dramaturgie donne un nouveau relief, quasi mythique, à ses fantasmes infantiles autant qu’à ses tourments plus récents.
    - La conclusion de ce chapitre est indéniablement d’un auteur hors pair, habité par un véritable « génie nocturne ».


    Sarabande

    - Max Aue se retrouve dans le blanc.
    - Avec la sensation d’être un corps démembré.
    - Emerge lentement du chaos.
    - Insulte volontiers ceux qui l’approchent, médecins et infirmières.
    - Cela se passe à l’hôpital de Hohenlychen, au nord de Berlin.
    - Himmler en personne vient l’y décorer. Croix de fer. (p.402)
    - On l’emmène ensuite en Poméranie.
    - Il est devenu « héros » sans le vouloir, juste en se faisant imprudemment trouer…
    - Thomas lui raconte ce qui s’est passé à Stalingrad (p.406-407)
    - Il prend ensuite un mois de congé à Berlin.
    - Se sent tout fragile malgré ses décorations.
    - Passe une soirée avec une secrétaire d’Hitler.
    - On est en mars 1943.
    - Il est appelé auprès du Dr Mandelbrod et de son associé Leland, lesquels ont travaillé avec son père, qu’ils qualifient de bon national-socialiste.
    - Mandelbrod a déjà épaulé Max dans sa carrière.
    - C’est un poussah richissime, industriel et idéologue de haut vol, proche du Führer et zélateur de la Solution finale.
    - Max aimerait retourner en France.
    - Mandelbrod ne voit pas ça d’un bon œil. On sent qu’il le prépare pour autre chose.
    - Lui montre des photos de son grand-père.
    - Nouvelle discussion étonnante, où Mandelbrod établit un lien entre sionisme et nazisme (p.420)
    - Mandelbrod : « les Juifs sont les premiers nationaux-socialistes, depuis près de 6000 ans déjà, depuis que Moïse leur a donné une Loi pour les séparer des autres peuples.
    - En déduit l’opposition radicale entre Juifs et Nazis, frères mortellement ennemis.
    - Justifie l’extermination absolue.
    - On comprend que Mandelbrod est un conseiller occulte du Führer (p.422)
    - Max rapporte cette conversation à Thomas.
    - Qui se rit de ce fanatisme idéologique. Voit les choses en pragmatique, qui réduit le problème juif à une question de « gestion » des populations.
    - Thomas a désapprouvé la Kristallnacht des S.A.
    - Ensuite Max Aue rencontre un statisticien, qui l’interroge sur les pratiques de comptage des Grandes Actions.
    - Le 21 mars, Hitler prononce un discours.
    - Durant lequel Max hallucine : il lui semble que le Führer est revêtu d’un châle rituel de rabbin. (p.431)
    - Se demande si c’est sa blessure qui a provoqué cette vision.
    - Ensuite recueille les commentaires du populo.
    - Très étonnant effet de chœur, « les voix de la rue »…
    - Rencontre Best, haut dignitaire nazi et idéologue du Nouvel Ordre Européen.
    - Parlent des incohérences de la politique völkisch.
    - Le soir, se rend à l’opéra avec Thomas.
    - Le jeune Karajan dirige Idoménée.
    - Max est fasciné par la beauté des danseuses et des danseurs.
    - Quand il rentre à l’hôtel, on lui signale un appel de sa sœur.
    - Il se rappelle leurs derniers jeux érotiques.
    - Puis la retrouve à Potsdam (p.443-445)
    - Ils parlent de la guerre. Elle le fait parler des massacres.
    - Mais Max ne pense qu’à eux deux.
    - Elle lui dit que « le passé est fini ».
    - Ce qui le révolte.
    - Una lui reproche d’être resté un petit garçon.
    - Max se rappelle d’autres retrouvailles en Suisse, dix ans plus tôt.
    - Tout au long du roman, Jonathan Littell fait alterner les temps de la remémoration avec autant d’habileté que de justesse. On est vraiment dans le courant d’une conscience arrachant tout sur son passage et réordonnant tous les éléments spatio-temporels au fur et à mesure du récit.
    - Le souvenir de Max, en l’occurrence, n’est peut-être qu’une fabrication ultérieure, se dit-il pourtant…
    - Il est convié à la table des Üxküll. Beau portrait du musicien, antisémite à l’ancienne et qu’on sent peu complaisant à l’égard du nazisme.
    - Le lendemain, Max prend le train pour Paris.
    - Evocation du Paris de 1943, un an après la parution des Décombres de Lucien Rebatet, pamphlet antisémite au succès monstrueux.
    - Max achète un recueil d’essais de Maurice Blanchot.
    - Fasciné par cette « pensée lourde et patiente ».
    - Titre d’une expo au Grand Palais : « Pourquoi le Juif a-t-il voulu la guerre ? »
    - Le soir, Max lève un prostitué à Pigalle.
    - Se retrouve, baisé, « comme un gosse anéanti de bonheur ».
    - Le lendemain à la rédaction de Je suis partout, le journal de Rebatet.
    - Se rappelle ses premières rencontres avec Brasillach, quîl a dragué, et Rebatet.
    - Sa première rencontre aussi avec Destouches, alias Céline.
    - Retrouve alors Rebatet.
    - Qui le traite cordialement de « salope de Boche ».
    - Parlent de Stalingrad.
    - Rebatet est snobé.
    - Il a juré de couler avec le navire, mais dit son admiration pour Staline.
    - Sans Hitler, il eût été coco.
    - Exactement ce que Rebatet m’a dit en 1972.
    - Parlent musique. Et d’Üxküll, que Rebatet admire.
    - La conversation entre Max Aue et Lucien Rebatet sonne très juste (p.467-469).
    - Se retrouvent le soir avec Cousteau, autre collabo.
    - Max, très lucidement, voit en Rebatet un idéologue qui se la joue alors qu’il a peur de son ombre.
    - La forfanterie des deux journalistes lui semble du flan.
    - Bref, il est déçu par Paris.
    - Pense alors à la Suisse, où sa sœur séjourne.
    - Mais les SD sont rarissimes en Suisse…
    - Il se rend au Louvre où il s’attarde longuement devant L’indifférent de Philippe de Champaigne. (p.473)
    - Cela réveille en lui « ce cri d’angoisse infini de l’enfant à tout jamais prisonnier du corps atroce d’un adulte maladroit et incapable, même en tuant, de se venger du fait de vivre".
    - Ce passage est crucial pour la compréhension du personnage en sa régression fondamentale.
    - Lève ensuite un nouveau prostitué.
    - Et devant lui, se voyant soudain dans le miroir de l’armoire à glace de la chambre d’hôtel, fracasse celui-ci.
    - Pense à sa mère comme à une nouvelle lady Macbeth, « chienne odieuse ».
    - Le lendemain, prend le train pour Marseille.
    - D’où il gagne Antibes et la villa de Moreau.
    - Stupéfait par son arrivée, en uniforme de SS.
    - Sa mère l’accueille fraîchement.
    - Il y a là deux petits enfants jumeaux.
    - Conversation avec Moreau le pétainiste.
    - Un Franchouille qui s’est bien arrangé, au dam de son associé juif.
    - La mère de Max. « Tu es venu dans cet uniforme pour me dire combien tu me hais ».
    - Max va dans le grenier de la maison, en quête de souvenirs
    - Retrouve des lettres de sa sœur.
    - « Je sentais croître en moi une terreur animale. »
    - Sa mère le surprend ensuite dans la chambre d’Una.
    - Il l’interroge sur l’identité des jumeaux.
    - La mère ne répond pas. Le questionne sur ce que les SS font aux Juifs et aux enfants.
    - « Vous prenez aussi les enfants, non ? »
    - Max va couper du bois.
    - Pense au meurtre. Se rappelle Moreau le traquant pour ses « cochonneries ». Pense que Moreau et sa mère ont assassiné son père.
    - Puis se rend en ville où il prend un verre.
    - Rentre se coucher. Dort.
    - Lorsqu’il se réveille, les jumeaux le regardent fixement et détalent.
    - N’a aucun souvenir de ce qui s’est passé la veille.
    - Se lève, erre dans la villa où il découvre le corps de Moreau presque décapité, puis celui de sa mère étranglée.
    - Toute la scène est à la fois très réaliste et improbable (p.487-489)
    - Pas un instant Max ne pense qu’il a à voir quoi que ce soit dans ce carnage.
    - Il imagine des bandits ou une vengeance.
    - Et il s’en va sans autre…
    - De retour à Berlin, il appelle sa sœur en Suisse.
    - A laquelle il explique ce qui s’est passé.
    - Elle s’inquiète alors des jumeaux.
    - Ce qui lui fait lui demander qui ils sont.
    - Elle ne répond pas.
    - Il explose alors et raccroche.
    - Tout cela absolument invraisemblable « en réalité », absolument juste dans le roman.
    - Le lendemain, Max Aue demande à être reçu par Mandelbrod.
    - Voudrait être affecté dans la Waffen SS.
    - Ce que sa blessure exclut, lui objecte son mentor.
    - Qui a d’autres projets pour lui.
    - Du côté de l’administration des camps… (p.492).

  • Les Bienveillantes de A à Z (3)

    medium_himmler.3.JPGMenuet (en rondeaux)

    - Max Aue est affecté à l’Etat-major personnel de Himmler.
    - Il est chargé d’étudier les moyens de maximiser la capacité productive des déportés.
    - Rencontre Himmler (p.497).
    - Celui-ci le félicite, puis s’inquiète de le savoir encore non marié.
    - Vitupère les Anglais qui bombardent les civils ( !)
    - « Après la victoire, nous devrons organiser des procès pour crimes de guerre ».
    - Lui recommande d’éviter toute sentimentalité.
    - Le côté pète-sec pion chafouin très bien rendu.
    - Max S’installe chez une dame Gutknecht.
    - Brandt, son nouveau supérieur, lui apprend qu’il est devenu « porteur de secrets ».
    - Prend connaissance des chiffres du statisticien Korherr qui l’a interrogé plus haut.
    - Apprend qu’environ 2 millions de Juifs ont été déplacés au tournant de 1942.
    - La rumeur sur les déportations et les massacres commence à se répandre.
    - Max reçoit une lettre de sa sœur.
    - Qui lui raconte l’enterrement de leurs parents.
    - Puis il retrouve Eichmann à Berlin.
    - Eichmann se plaint de ne pouvoir monter en grade. Puis lui montre les « résultats » des déportations.
    - Himmler voudrait en avoir fini cette année encore avec « ça ».
    - Ensuite rencontre Oswald Pohl, éminence grise du Führer en matière économique.
    - Le soir il est reçu dans la « charmante famille » d’Eichmann.
    - Il fait des plaisanteries démagos. Eichmann rit, ah-ah.
    - Eichmann lit Kant.
    - Cherche à justifier la suspension de l’impératif kantien dans certains cas (521).
    - Ensuite lui montre un album de photos sur la liquidation du ghetto de Varsovie. Content du bon travail accompli.
    - Content aussi que tous les survivants aient fini à Treblinka.
    - Eichmann est décrit comme « un bureaucrate de grand talent, compétent dans ses fonctions » mais en revanche limité dès qu’il sort de son cadre strict.
    - Ne montre pas d’animosité personnelle contre les Juifs, sauf que c’est son rayon, sa spécialité de les « traiter ».
    - On sent que Max ne l’admire guère.
    - Max qui se sent flotter depuis la mort de sa mère.
    - Se sent plein d’une « vaste indifférence ».
    - Se rend à Cracovie, dont le Général-gouverneur Frank prononce un discours qui évoque la destruction des Juifs sans précautions rhétoriques (p.526).
    - Cela déplaît à Max.
    - Qui retrouve Bierkamp, l’officier qui l’a envoyé à Stalingrad.
    - Evoque l’origine spécifique de l’antisémitisme polonais, plus social que religieux. Cf. Ladislas Reymont.
    - Portrait de Piontek le chauffeur.
    - Va trouver Globocnik le soudard croate.
    - Une brute qui se réjouit de l’élimination totale des Juifs.
    - On découvre, progressivement, l’immense organisation que représente la déportation, la gestion des prisonniers et l’élimination des improductifs.
    - Visite le camp de Belzec.
    - Remarque pour la première fois une « odeur douceâtre et nauséabonde ».
    - Recueille les confidences du lieutenant Döll, qui lui dit avoir gazé des blessés allemands par souci d’économie. (p.542)
    - Max sur le thème de l’inhumanité. « Mais l’inhumain, excusez-moi, cela n’existe pas. Il n’y a que de l’humain et encore de l’humain.
    - Döll à propos de Sobibor : « C’est comme tout, on s’y habitue ».
    - Döll encore : Des petits hommes et des petites femmes c’est tout pareil. C’est comme marcher sur un cafard ».
    - Max : « Döll tuait ou faisait tuer des gens, c’est donc le Mal. Mais en soi, c’était un homme bon envers ses proches, indifférent envers les autres, et qui plus est respectueux des lois ».
    - Au lieu de participer aux beuveries orgiaques de la Deutsches Haus de Lublin, il lit Blanchot dans son coin.
    - On en vient à la question de la corruption dans les camps.
    - Max enquête sur les normes alimentaires prévues pour les détenus.
    - On parle de Koch et de sa femme, les sadiques de Buchenwald.
    - Très édifiante conversation avec le juge Morgen (pp.549-551).
    - La déportation génère des sommes colossales en or, en devises et en objets.
    - Scène des agapes dans l’hôtel, suivies d’une baignade, pendant qu’on fusille deux Juifs.
    - Max retrouve Morgen.
    - Qui lui raconte avoir intercepté trois paquets d’or dentaire représentant plus de 100.000 corps « traités ». (p.555)
    - Se rend ensuite à Auschwitz.
    - Où le reçoit le commandant Höss.
    - Max assiste à l’arrivée d’un convoi de France.
    - Sur 1000 arrivants, 55% sont « gardés ».
    - « Avec les convois de l’Ouest, on obtient de bonnes moyennes ».
    - Tandis que les derniers convois arrivés de Grèce sont défectueux.
    - L’extermination pose de sérieux problèmes techniques.
    - Le Dr Mengele lui est présenté.
    - Qui précise que le gaz fait son effet après dix minutes, quinze par temps humide.
    - Max retrouve l’odeur de Belzec.
    - Puis il fait son rapport.
    - Höss lui explique le système de recyclage industriel des vêtements.
    - Lui-même a habillé ses enfants (notera Max plus tard) avec des jolis vêtements de petits Juifs riches.
    - Madame Höss a réquisitionné un lot de lingerie fine.
    - Visite ensuite la grande usine IG Farben.
    - Note que le rendement des ouvriers juifs y est faible.
    - Pense qu’on pourrait l’améliorer en améliorant leur état.
    - La nuit, Max est assailli par des cauchemars.
    - Rêve d’un camp idéal de la Vie Parfaite.
    - Scène digressive de la colonne de fourmis observée par Max avec les enfants Höss, disparue le soir même. (p.575)
    - Dîne chez les Höss.
    - En dînant, pense au con de Mme Höss « niché dans la culotte d’une jeune et jolie Juive gazée par son mari ».
    - Rêve morbido-érotique où il se voit aspergé par le sperme de Höss et d’un autre officier.
    - Ensuite revient à Berlin.
    - Evoque le camouflage des termes liés à la Solution finale (pp.580-581).
    - Tout tend à désigner des « actes sans acteurs ».
    - Les bombardements reprennent sur Berlin.
    - Max est reçu par Himmler.
    - Son rapport a été apprécié, quoique jugé « trop direct ».
    - Himmler le charge d’une nouvelle mission portant sur le ravitaillement.
    - On comprend que l’augmentation de la production fait problème.
    - Liquider les Juifs doit sembler la priorité.
    - Max, naïf, insiste pourtant sur la suite de sa première enquête.
    - Ensuite organise son nouveau bureau.
    - Etablit que la corruption prive les détenus de 20-30% de leurs rations.
    - Enquête sur le minimum vital nécessaire à un « travailleur ».
    - Retrouve le docteur Hohenegg. Qui est secoué par les récits de Max sur la liquidation des Juifs (pp.599-601)
    - Max confie son rapport à Eichmann, qui le reçoit à peine, « encore du papier »…
    - Le souci d’Eichmann n’est pas de faire travailler les Juifs mais de faire « du chiffre ».
    - C’est son job. Jawohl.
    - Max assiste à un discours d’Albert Speer, ministre de l’armement pour lequel la relance de l’effort de guerre est vitale et nécessite une abondante main-d’œuvre.
    - Max est présenté à Speer par Mandelbrod.
    - Il y a du Docteur No chez l’énorme Mandelbrod monté sur plateforme roulante. Gros tas raciste et machiavélique. Pouah, se dit le lecteur candide. Figure d’Otto Dix là encore.
    - Le contact de Max et Speer est plutôt bon.
    - Mandelbrod prône le rapprochement de Speer et de la SS.
    - Discours de Himmler au château de Posen, le 6 octobre 1943.
    - Devant les Gauleiter et les Reichsleiter, Himmler parle de la destruction des Juifs sans précautions oratoires.
    - Max en est choqué (p.612), ainsi que nombre d’auditeurs.
    - Hitler l’a sans doute voulu : les cadres comprennent qu’on est en train de les « mouiller » grave.
    - La BBC commence une campagne d’info sur les camps.
    - Max imagine le futur : la logique de purification devrait aboutir à la liquidation, après celle des Juifs, de 30-50 millions de Russes et d’un solide pourcentage de Polonais.
    - Dans la foulée, cite une opération de gazage de 35.000 tuberculeux polonais.
    - Long développement de Max sur les antécédents historiques en matière d’épuration ethnique, depuis les Grecs. Intéressant mais étiré.
    - Puis revient au 6 octobre, en plan plus serré.
    - L’assemblée au château réunit les huiles, Göbbels, Bormann, Speer, etc.
    - Les femmes qui entourent Mandelbrod ont approché Max à plusieurs reprises. On cherche l’étalon aryen…
    - Himmler à la tribune (pp.622-623)-
    - « Beaucoup vont pleurer, mais cela ne fait rien… »
    - Max se demande si Speer sait déjà « tout ».
    - Il estime a posteriori que Speer a prolongé la guerre de 2 ans.
    - Gagne ensuite Cracovie dans le train de Himmler baptisé Heinrich. Hübsch.
    - Grande réception le soir, où le Gouverneur Frank (qui ne gouverne rien) va présenter au Reichsführer sa maquette de parc zoologique humain des espèces dégénérées (pp.628-629) à vocation pédagogique.
    - Max retrouve l’ingénieur Osnabrugge, qui évoque le sabotage des ponts en Russie, et donc la retraite.
    - Retour à Berlin. Le nouveau rapport de Max suscite l’étonnement de son supérieur. Pourquoi 10% seulement des Juifs travaillent-ils ? Que font les autres ?
    - Il lui ordonne d’enquêter sur les travailleurs « étrangers ».
    - Max fête ses 30 ans avec Thomas.
    - De retour chez lui, un peu gris, il tombe sur une collection de discours du Führer conservés par sa logeuse. Se demande si le Führer ne se décrit pas lui-même dans le flot d’injures qu’il déverse sur les Juifs ? (p.636)
    - Ce thème de la haine de soi, Max la vit à sa façon, non sans lucidité constante.
    - Se trouve reconvoqué par Himmler. Qui le met en garde contre le risque de révolte des Juifs mis au travail.
    - On sent que la rivalité Himmler-Speer est en cause.
    - L’effet des démarches de Max aboutit à ordonner la diminution de la mortalité dans les camps, sans que rien ne soit fait pour que ce soit fait. Pure mécanique bureaucratique.
    - Max est invité à une partie de chasse de hauts dignitaires nazis.
    - Où il se rapproche de Speer.
    - Lequel s’étonne qu’il n’aime pas la chasse.
    - « Je n’aime pas tuer », dit Max.
    - Admet qu’il a tué par devoir, jamais par choix. A-t-il choisi de tuer sa mère ? Nein, antwortet Sigmund.
    - Speer l’interroge sur le sort des femmes et des enfants juifs.
    - Max invoque le secret.
    - Conversation pendant la chasse (pp.646-648) sur la nécessité de dégager une nouvelle main-d’œuvre pour gagner la guerre, souci premier de Speer.
    - On perçoit de mieux en mieux les luttes de pouvoir au plus haut niveau.
    - Max se demande pourquoi Mandelbrod l’a rapproché de Speer.
    - Servira-t-il de « fusible » au cas où ?
    - La ressaisie des personnages réels (Himmler, Speer, Bormann, Höss, Blobel, Frank, etc.) ou fictifs (Thomas, Mandelbrod, Moreau, Hélène, etc.) est d’un romancier en cela que Littell en suggère la présence physique avec des moyens qui ne se bornent pas aux traits connus. Speer dégage une certaine sympathie, Himmler irradie la mesquinerie pincée, Höss est froid comme une cravache, Moreau veule, Hélène lumineuse, etc. Mais tout ça est rendu sans adjectifs, de manière diffuse.
    - A Berlin, les bombardements redoublent de violence. (pp.654-655)
    - Le bureau de Speer est anéanti.
    - Speer s’inquiète de la chute de la production des roulements à billes. Pas de roulements à billes = plus de guerre.
    - Les terribles raids aériens se poursuivent (pp.660-663).
    - A la piscine, Max a remarqué une femme intéressante, qui l’observait.
    - Se revoient plusieurs fois de suite.
    - Hélène Anders se fait connaître.
    - Le zoo est salement touché.
    - Thomas reproche aux Juifs de n’être ni de bons gaspilleurs ni de bons tueurs.
    - Se réjouit de la révolte de Sobibor : enfin des Juifs qui tuent.
    - « Je trouve ça très beau ».
    - « On a enfin un ennemi digne de nous ».
    - Nouveau raid sur Berlin. 4000 morts. 400.000 sinistrés. On sent la fin.
    - Une « pensée nouvelle » visite Max, à propos d’Hélène.
    - Un amour possible, dans une autre vie ?
    - En lui résonne le tocsin : trop tard, sans qu’il dise rien.
    - Surgissent alors deux flics de la criminelle, les commissaires Clemens et Weser, enquêtant sur l’affaire d’Antibes.
    - D’emblée ils le serrent de près, quoique se bornant à le dire témoin. (pp.674-677).
    - Les prend de haut.
    - Trouve « injuste » qu’on vienne l’embêter à ce propos.
    - Avec Albert Speer, Max va visiter les installations souterraines de Mittelbau, où travaillent des milliers de déportés (non Juifs) dans des conditions atroces. (p.679)
    - Speer est furieux et exige qu’on remédie à cette Schweinerei. Mais le commandant n’en a pas les moyens…
    - De retour à Berlin, Max se sent soutenu dans son projet d’amélioration des conditions de vie des détenus à fins utiles.
    - Himmler se braque.
    - On conseille à Max d’être plus amène avec Himmler, et par exemple de lui amener un traité médiéval sur la médecine des plantes.
    - Tout le roman est parsemé de notes relevant de ce genre d’humour plus ou moins grinçant ou carrément noir.
    - Surtout, Himmler s’impatiente de la voir se marier.
    - Max revoit Hélène. Très beau personnage féminin.
    - Passe Noël 1943 avec des amis.
    - Thomas trouve Hélène « très bien ».
    - Et v’là que les flics refont surface. Que Max compare à Laurel et Hardy. Ou Dupond Dupont à l’allemande…
    - A Nouvel-An Hélène l’embrasse. Max en est tout secoué.
    - En janvier 1945, Speer lui demande d’intervenir auprès de ses chefs pour épargner des Juifs hollandais qui pourraient lui être utiles dans le commerce des métaux.
    - Eichmann n’en a rien à battre. Surtout pas donner le mauvais exemple. On sent de plus en plus la lutte des pouvoirs.
    - La police SS demande à Himmler l’autorisation d’enquêter sur Max Aue.
    - Himmler le convoque et décide de le couvrir.
    - Les flics réapparaissent et raillent « l’intouchable ».
    - La situation générale ne cesse de se dégrader. Les rats cherchent la sortie.
    - Max, lui, fait de la planification dans le vide.
    - Il se sent décalé, inutile, étranger aux intrigues qu’il observe. La planification raciale l’appelle cependant en Hongrie. (p.701)
    - Max défend toujours le recours aux travailleurs juifs pour l’industrie de guerre.
    - Eichmann rétorque : « Est-ce que vous voudriez que la victoire de l’Allemagne soit due aux Juifs ? »
    - Invectives d’Eichmann contre l’esprit « capitaliste » de Max (pp.705-706).
    - Müller prône la Solution finale à la question sociale. Après les Juifs, les vagabonds et tous les parasites…
    - Préparation de l’Action en Hongrie.
    - Le convoi gagne Budapest.
    - Où les Juifs espèrent encore que les Allemands seront moins cruels que les Hongrois…
    - Discours d’Eichmann (p.714) à propos de son expérience de l’extermination, qui lui a appris que « l’élimination des 100.000 premiers Juifs est bien plus facile que celle des 5000 derniers »…
    - Hitler autorise l’utilisation des Juifs comme travailleurs sur le territoire du Reich.
    - Mais l’intendance ne suit pas. Le « matériel » humain n’arrive pas en bon état au lieu d’utilisation. C’est la pagaille partout.
    - Le récit de Max devient de plus en plus désabusé.
    - Il observe un point de recrutement des Juifs hongrois, qui rappelle celui de Kertesz au début d’ Etre sans destin.
    - Ensuite retourne à Auschwitz. Où la situation est devenue effroyable.
    - Il rédige un « rapport virulent » sur les carences d’alimentation alors que les fours tournent à plein régime.
    - En juin 1944, Eichmann et ses sbires ont évacué 400.000 Juifs de Hongrie, dont 50.000 seront retenus pour le travail.
    - La radio U.S. commence de chiffrer le génocide.
    - Et v’là que Clemens et Weser réapparaissent.
    - A Berlin, Max, scrutant le visage sans traits de son père, Max sombre dans une crise délirante qui prélude à un effondrement physique total.
    - Son chauffeur le retrouve à moitié mort.
    - Thomas et Hélène vont s’occuper de lui.
    - Il injurie Hélène dont la compassion le déstabilise.
    - Il se sent emporté dans un fleuve de bacilles et de morts et d’immondices dont il se dit le pire.
    - Sur quoi survient la tentative de coup d’Etat contre Hitler.
    - Max repique et se réfugie dans les livres pour adolescents de E.R. Burroughs.
    - Il en conçoit une utopie raciale qu’il soumet à Himmler.
    - Lequel en est ravi. (p.756)
    - De vrais enfants déments.
    - Mais professionnellement, Max est out.
    - Speer a renoncé à ses services.
    - Fin octobre, Himmler ordonne la fin des gazages et le démantèlement des camps.
    - Fin décembre, Himmler l’envoi inspecter l’évacuation d’Auschwitz.
    - En janvier 1945, on lui apprend que « son » affaire a été classée.
    - Fin de partie : Max assiste à l’évacuation en catastrophe des déportés.
    - Pagaille atroce. « Personne ne doit tomber vivant aux mains des bolchéviques ».
    - Il rédige toujours des rapports…
    - Revenu à Berlin, entend le discours d’Hitler célébrant le 12e anniversaire de la prise du Pouvoir. Constate que ses pairs y font à peine attention.
    - Début février, il échappe de justesse à un nouveau bombardement.
    - Puis il se fait conduire par Piontek, via Stettin, dans un village de Poméranie où il se réfugie dans un beau manoir appartenant à son beau-frère Üxküll.
    - Le lecteur a trouvé ce Menuet bien éprouvant…

    Photo ci-dessus: Heinrich Himmler au jet du boulet , prototype de l'athlète aryen.

  • Les Bienveillantes de A à Z (4)

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    Air

    - La maison est fermée.
    - Nulle trace dans la neige.
    - Max se fait connaître de la gardienne Käthe et remettre les clefs.
    - S’installe.
    - Hésite à raconter ce qui suit, qu’il a déjà consigné une fois
    - L’effet de distanciation rappelle une fois de plus que Max est en position d’interprétation subjective des faits. Tout le livre balance ainsi entre faits et fictions, voire conjectures.
    - Dans son premier récit, sa sœur et Berndt devaient être présents…
    - Il aurait parlé d’Hélène à Una.
    - Qui se serait étonnée de son hésitation à se marier…
    - Mais il va reprendre autrement.
    - Käthe lui apporte des victuailles.
    - Il découvre une cave bien garnie.
    - Imagine maintenant qu’il parle avec Berndt von Üxküll.
    - Evoque l’attentat de juillet.
    - Son beau-frère a connu les conjurés. Pense qu’il faut maintenant boire le calice jusqu’à la lie.
    - Même position chez Jünger.
    - Ils parlent de l’élimination des Juifs.
    - Una pense que les Allemands s’en sont pris à un reflet d’eux-mêmes, les qualités majeures des Juifs étant en somme proches de celles des Allemands…
    - « En tuant les Juifs nous avons voulu nous tuer nous-mêmes ».
    - La discussion (virtuelle) se dilue dans l’excès d’alcool… (pp.801-802).
    - Max se retrouve seul.
    - Rêve d’une belle jeune femme chiant la merde.
    - Dans la bibliothèque, trouve L’éducation sentimentale en français.
    - Commence de lire.
    - Puis s’en va dans la forêt. Arrive au bord d’un lac. Lui revient le souvenir de la légende de Vineta, la ville engloutie, sœur de la ville d’Ys ou de Kitèje.
    - La légende évoque le conflit entre l’inassouvissement féminin et l’ordre de la cité.
    - Una pense que le plaisir de la femme est incomparable avec celui de l’homme.
    - Max ensuite se sent vidé.
    - Revient au manoir.
    - Dans le miroir, voir un visage « gonflé de ressentiment. »
    - Tourmenté par la pensée-sensation du sexe féminin.
    - Fouille dans les affaires d’Una.
    - Découvre une lettre où Una raconte que son mari a connu leur père, une véritable bête sauvage qui faisait crucifier les femmes violées en Courlande…
    - Cela le perturbe violemment.
    - Fouille ensuite dans les affaires de Berndt von Üxküll.
    - Boit et bande.
    - Médite sur la signification de cela qui l’agite: le sexe (p.810).
    - Pense à Hélène. Et se dit : « L’amour est mort. Le seul amour est mort. »
    - Les hommes du village l’interrogent sur les mesures à prendre alors que les Russes s’approchent.
    - Il leur offre un chariot et un cheval.
    - Mais lui reste.
    - Un soir, s’imagine vivant en autarcie coprophagique avec Una. Bouffent des étrons.
    - Des pensées de plus en plus chaotiques et obscènes le taraudent.
    - Il déraille ainsi des jours durant.
    - Puis Käthe vient lui annoncer qu’elle quitte les lieux.
    - Et qui v’là : Clemens et Weser !
    - Qu’il a juste le temps d’esquiver en filant dans la forêt.
    - Ensuite, revenu au manoir, découvre une photo des jumeaux. Se demande toujours qui est le père. L’idée qu’il pourrait l’être ne vient qu’au lecteur…
    - Continue de glisser sur le « grand trottoir roulant » de la prose de Flaubert.
    - Et le soir, se coule un énorme bain.
    - Se rappelle la conception mythologique de Rhésos. (p.819)
    - Imagine Una se faisant baiser dans son bain par des tas d’hommes.
    - L’imagine se vautrant dans son corps comme lui-même s'y vautre.
    - Délire érotico-linguistique étonnant (pp.821-822)
    - Ses fantasmes et ses menées onanistes se corsent à l’observation d’une mouche menacée par une araignée.
    - En somme, il baise la maison d’Una.
    - Comme il se fait baiser par les arbres de la forêt.
    - S’enfonce dans le mystère du corps.
    - S’épile et se branle à mort, faute de s’écorcher vif.
    - Revit la scène première avec Una adolescente.
    - Son délire l’amène à l’auto-strangulation, qui lui rappelle soudain la pendaison de le jeune femme de Kharkov.
    - « Si l’on pouvait faire ça, pendre une jeune fille comme ça, alors on pouvait tout faire. » Echo explicite à Dostoïevski.
    - Max touche le fond (p.836).
    - Quand il se réveille, lui reviennent quelques vers de Guillaume d’Aquitaine.
    - Et ça continue...

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     Gigue
    - Thomas vient le récupérer.
    - Sa défection a fait du vilain.
    - Max le suit en emportant son Flaubert.
    - Les Russes sont tout proches.
    - La voiture conduite par Piontek pile devant un char.
    - Ils y échappent de justesse.
    - Les chars russes écrabouillent tout sur leur passage (p.844).
    - Le trio s’échappe à pied dans les campagnes.
    - Pagaille générale.
    - Toutes ces pages sont d’une puissance d’évocation formidable. On se rappelle la fuite de Nord, chez Céline.
    - Tombent sur des Français de la division Charlemagne.
    - Traversent une rivière.
    - L’éducation sentimentale en est toute trempée…
    - Traversent des villages dévastés plein de cadavres.
    - Max se laisse guider par Thomas.
    - Scène terrible de l’église.
    - Un vieillard en uniforme de Junker joue L’art de la fugue.
    - « Ils peuvent tout détruire, mais pas ça », dit-il.
    - Quand il en a fini. Max, fou de rage d’entendre ici la musique qu’il préfère, lui tire une balle dans la tête. (p.855)
    - Thomas n’y comprend rien.
    - Après une nuit à dormir dehors, se font réveiller par une horde d’enfants en armes.
    - Piontek les engueule.
    - Ils le massacrent.
    - Traitent Thomas et Max de déserteurs. Se sont constitués en armée. Des orphelins Volksdeutschen.
    - Thomas leur explique qu’il va appeler Hitler.
    - Ils lui donnent un téléphone.
    - Thomas les berne. Ils s’apaisent.
    - Ensuite la horde attaque des Russes (p.862). De vrais sauvages.
    - On passe l’Oder dans des conditions épiques.
    - Puis on se retrouve à Berlin.
    - Où la vie reprend.
    - Fuite en avant dans les fêtes. Max se fait draguer par un Roumain louche.
    - Qu’il assassine un peu plus tard dans les chiottes de l’hôtel.
    - « Des loups frappés de rage s’entre-dévorent ».
    - L’étau se resserre sur Berlin.
    - Les rats quittent le navire; Thomas évacue ses parents en Autriche.
    - Terribles bombardements.
    - Max est convoqué avec Thomas dans le bunker du Führer pour y être décoré.
    - Dédale souterrain à moitié inondé.
    - Se retrouvent dans une salle où Hitler paraît.
    - Tremblotant et hagard.
    - La séance commence.
    - Max voit le Führer approcher.
    - De près, lui remarque un nez difforme qu’il n’imaginait pas, « large et mal proportionné ».
    - « C’était clairement un nez slave ou bohémien, presque mongolo-ostique »…
    - Quand Hitler est devant lui, d’un geste fou, Max pince le nez du Führer.
    - Scandale et confusion.
    - On le bat et l’emmène. Au cachot avec un certain Fegelein, qui n’est autre que le beau-frère d’Eva Braun, promis à l’exécution pour trahison.
    - Le lendemain, à la faveur de son transfert en voiture, il profite d’une explosion pour s’échapper.
    - S’enfonce dans une bouche de métro. Suit les voies inondées et qui v’là qui l’attendent : Clemens et Weser !
    - Scène grandiose (pp.886-888) où les flics lui racontent par le menu ce qui s’est passé à Antibes. Mais au moment où ils vont rendre justice, les Russes attaquent.
    - Max s’échappe une nouvelle fois.
    - Parvient à gagner le bureau de Mandelbrod et Leland, qui ont liquidé toutes leurs femmes et s’apprêtent à gagner Moscou ou Staline va continuer la « guerre ontologique ».
    - Max les traite de fou et se casse.
    - Se retrouve au zoo, où il tombe sur un gorille trucidé à la baïonnette. « Ses yeux ouverts, ses énormes mains me parurent effroyablement humains ».
    - Mais v’là que Clemens le rattrape. Qui cette fois va vraiment rendre justice.
    - Mais Thomas surgit à son tour et liquide le flic.
    - « Une fois encore, il était moins une »…
    - Entre Céline et Tintin ou James Bond…
    - Thomas découvre, dans les poches de Clemens, une fortune en billet de banque.
    - Or Max, ingrat mais prévoyant, fracasse la tête de son ami et s’empare de ses papiers d’identité et de son costume volés à un ouvrier français du STO.
    - C’est ainsi qu’il gagnera la France…
    - Les Russes ont disparu entretemps.
    - Passent un petit éléphant, trois chimpanzés et un ocelot.
    - « J’étais triste, mais sans trop savoir pourquoi. Je ressentais d’un coup tout le poids du passé, de la douleur de la vie et de la mémoire inaltérable, je restais seul avec l’hippopotame agonisant, quelques autruches et les cadavres, seul avec le temps et la tristesse et la peine du souvenir, la cruauté de mon existence et de ma mort encore à venir. Les Bienveillantes avaient retrouvé ma trace.
    - Fin des Bienveillantes de Jonathan Littell. Très grand roman cathartique sans égal dans la littérature mondiale des nouvelles générations. Rien lu d’aussi fort depuis Vie et destin de Vassili Grossman, Le Temps du Mal de Dobrica Cosic ou les romans d’Aleksandar Tisma. Un livre inspiré, dérangeant, parfois saturé, insoutenable, immonde, mais envoûtant de part en part et d’une saisissante cohérence.

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  • Au plaisir du poète


    François Augiéras versus Michel Onfray: la poésie contre le wellness philosophique.

     
    Le plaisir va-t-il devenir obligatoire ? L’hédonisme fera-t-il l’objet demain de cours sanctionnés par des examens ? Faut-il se réjouir de voir Michel Onfray devenir LE philosophe le plus vendeur de la France du poète Villepin ?
    Je me pose ces graves questions ce dimanche matin, en écoutant une plaque de Buddy Guy trouvée hier pour une thune dans une grande surface de la zone industrielle voisine, au milieu des champs de neige, après avoir repris la lecture du Voyage des morts de François Augiéras, réédité dans Les Cahiers Rouges alors que paraît une biographie (et même deux paraît-il) consacré à cet étrange personnage, mystique barbare et très lumineux écrivain au demeurant.
    J’ai commencé de lire l’autre jour la Contre-histoire de la philosophie de Michel Onfray, qui se propose de lutter contre « les protagonistes les plus austères de la grande guerre des idées ». A en croire l’auteur, «l’histoire de la philosophie est écrite par les vainqueurs d’un combat qui, inlassablement, oppose idéalistes et matérialistes ». Plus précisément, «avec le christianisme, les premiers ont accédé au pouvoir intellectuel pour vingt siècles. Dès lors, ils ont favorisé les penseurs qui oeuvrent dans leur sens et effacé toute trace de philosophie alternative ».
    Chic n’est-ce pas : ce Michel Onfray va ruer dans les brancards des vieilles noix de la philosophie: haro sur Platon et Plotin, sur l’Augustin et le Thomas si peu taquin ! Réjouissons-nous de re-jouir…
    Mais rien de réjouissant, à vrai dire,  ni moins encore de jouissif, à la lecture de Michel Onfray, qui pontifie comme une vieille noix, justement, et simplifie comme jamais les pire scolastiques n’ont simplifié. Ainsi que le lui fait observer amicalement Jean-Louis Ezine par une lettre ouverte parue cette semaine dans le Nouvel Obs, Michel Onfray, le rebelle (?) de naguère, est en train de virer pédant grave et massif. Demain c’est forcé : ce sera l’Institution, L’Académie de l’Hédonisme, en attendant l’Eglise Hédoniste des Derniers Jours.
    Surtout il y a cela : que la phrase de Michel Onfray ne chante pas, contrairement à celle de Saint Augustin. Que le style de Michel Onfray ne bande pas, à l’opposé de celui de Blaise Pascal. Bref que lire Michel Onfray n’est plus un plaisir mais un pensum, qui me rappelle à l’instant qu’on approche de l’heure du culte.
    A l’heure du culte je lirai plutôt, avant de déblayer la putain de neige d’alentour, des phrases de François Augiéras. François Augiéras fut un vrai rebelle et jusques à la fin des fins dans sa grotte. François Augiéras faisait l’amour avec le monde en faisant l’amour avec un peu tout le monde, des jeunes filles, des jeunes garçons, des adultes consentants des trois sexes, des vieillards, des enfants, des chèvres, des nuages, surtout des mots. L’époque qui affiche les mots parce que la chose n’y est plus devrait brûler logiquement François Augiéras en même temps qu’elle se prépare à sanctifier puis à cloner Michel Onfray.
    « J’étais jeune et comme les races que nous avions créées, il me semblait voir la lumière pour la première fois », écrit François Augiéras ce dimanche matin, tandis que Buddy Guy, le nègre à couilles pleines de lait blanc comme la neige, pousse son Broken hearted blues qui me fait m'épanouir de douleur bleue...
    Ce dimanche matin François Augiéras me raconte comment il va au petit bordel de la montagne « où deux ou trois filles vivent à côté des étables dans les villages des vallées perdues », puis il me raconte comment il caresse le fils du notable qui lui a ouvert son grand lit de bois français, à Tadmit dans l’Atlas saharien.
    François Augiéras, jeune homme nu dans le désert, cite Karl Jaspers chez lequel il a trouvé « le seul commentaire donnant la candeur matinale de l’œuvre de Nietzsche : « Une carrière, disait-il, une colline ouverte au soleil levant. Ca et là des blocs immaculés, non pas un édifice, mais des pierres blanches mouillées de rosée sur l’herbe du printemps ».
    A l’instant l’herbe du printemps n’est qu’une promesse sous la neige candide, et François Augiéras repose en paix sous sa pierre elle aussi sous la neige là-bas de Dordogne, mais ses mots en troupeaux me vivifient comme la voix de Buddy Guy ce dimanche du Seigneur des agnelles : « J’allai plus loin, comme les jeunes filles en Israël qui gardent les troupeaux, un livre, un fusil à la main »…
    François Augiéras. Le voyage des morts. Grasset, Les Cahiers Rouges, 2006.

  • Justice rendue à Jonathan Littell

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    Une lecture magistrale des Bienveillantes, signée Georges Nivat

    Le jour même de l'attribution du Goncourt, le quotidien romand Le Temps publiait cet article, le premier vraiment à la hauteur de son objet.

    « Ce livre vous prend à la gorge, à la tête, aux tripes, son écriture vous emporte comme une houle énorme », écrit Georges Nivat, « depuis longtemps la langue française n'avait reçu cargaison aussi lourde, aussi troublante. Ce n'est pas une révolution dans l'écriture, c'est une révolution dans le fret fictionnel; une nef chargée de tant d'histoire, de nuit, de sang, de pulsions, nos ports n'en avaient plus reçu depuis longtemps. »
    Soulignant le fait qu’aujourd’hui, en littérature, c’est ailleurs qu’on va chercher des œuvres de cette ambition et de cette envergure, et notamment chez le Russes, Nivat se plaît à reconnaître que « l'armateur du navire est la langue française, le boucanier un Américain domicilié à Barcelone, alors que la mer qu'il laboure est le fleuve humain, dans son immensité ».
    Et d’établir une relation immédiate entre Les Bienveillantes et l’auteur de Vie et destin ou encore Dostoïevski pour l’approche qui y est faite du Mal.
    Au « tout passe » de Vassili Grossman, « les monceaux d'affamés crevant sur les routes, les filles éventrées, les salopards vides d'humanité... », Nivat répond à travers Littell que non : « que ça ne «passe» pas, ça remonte comme un déglutis venu du fond de la panse infernale. » Et d’ajouter à propos de l’auteur des Démons : « Dostoïevski, présent en filigrane dans Les Bienveillantes, se posait déjà la question: le bourreau et la victime sont-ils de la même engeance, sont-ils interchangeables? y a-t-il en moi du bourreau comme il y a du fiel et de la lymphe? »
    Ensuite, et ceux qui voudraient limiter Les Bienveillantes aux dimensions d’un pavé documentaire réaliste à prétention historique le prendront pour eux, Georges Nivat écrit que « la réponse de cet immense et violent roman qu'on pourrait définir «délire historique» est que ça ne passe pas, c'est déjà là, depuis toujours, depuis les Atrides, depuis Œdipe, depuis le premier viol. Et c'est là parce qu'il y a dans l'homme un énorme et monstrueux inceste permanent, une fornication démente de la raison et de l'animalité. »
    Personne à ma connaissance, n’a donné un si juste aperçu de l’accointance de la psychopathologie de Max Aue et du projet nazi, à savoir de l'intime et de la meute : «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l'autre. »
    Eclairant également: le rapport que Nivat établit entre les grands témoins des camps, d’Auschwitz à la Kolyma, et le travail de Littell, les uns n’excluant pas l’autre : « Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg. Notre plus fiable rempart, c'était La Nuit d'Elie Wiesel, Le Dernier des Justes de Schwartz-Bart, Etre sans destin de Kertesz, c'était plus encore les grandes cathédrales d'écriture salvatrice: L'Archipel du goulag de Soljenitsyne, Vie et Destin de Grossman. C'étaient eux qui avaient élevé les digues, et même le persifleur de l'extrême qu'est Chalamov, en définitive, sauvait une part de l'humanité - malgré les âmes gelant plus vite qu'un crachat, malgré les crevards «joués» au trictrac par les truands. Grossman avait décrit l'enfer inhumain de l'épouvantable bataille de Stalingrad, mais il avait su y loger «l'îlot de la maison N°6», les deux jeunes gens à qui le commissaire attribuait une heure de bonheur amoureux avant la mort inéluctable. L'amour existait encore, l'humain était sauvable, à dose homéopathique du moins ».
    Georges Nivat, traducteur de Biély et de Soljenitsyne, entre autres multiples travaux référentiels, est bien placé pour évaluer les résonances « russes » des Bienveillantes, que j’avais signalées par ailleurs dans la fin du chapitre consacré à Stalingrad, m’évoquant le Boulgakov du Maître et Marguerite : « L'auteur des Bienveillantes connaît très bien la littérature russe, et semble jouer avec elle, il joue à lui faire écho, mais un écho ravageur. Sa petite musique (le roman est divisé en mouvements musicaux) lentement balaie le grand fleuve humain comme un ruisselet d'immondices. Toute la littérature russe est retournée comme ce lapin écorché entre toccata, allemande et gigue: les plus grandes scènes de Grossman, les voilà rejouées de l'autre côté, du côté des SS, avec les Aktionen spéciales, les humains poussés à la fosse putride où la plus grande preuve de compassion pour les frères humains est d'entrer dans le sang et la merde jusqu'aux genoux pour donner le coup de grâce à une fillette. Et la grande scène de Grossman entre Mostovskoy et le chef du camp nazi où il se retrouve prisonnier, cette envolée oratoire du nazi qui dit au bolchevique: «Même si nous périssons, nous savons que vous achèverez la tâche qui est la nôtre», la voici reprise, mais à une échelle gigantesque, comme si toute cette marée d'excréments et de misère qui ne porte plus de nom unissait les deux fleuves de l'histoire du XXe siècle.

    Autre rapprochement saisissant, entre la figure d’Hitler et celle d'un rabbin, que Littell ose à travers les yeux de son protagoniste – et seuls les doctrinaires bornés verront du sacrilège dans cette fantasmagorie: « Le narrateur, l'Obersturmführer Dr Aue, voit en rêve Hitler portant un châle de prière, dialogue avec le commissaire fait prisonnier en lui disant suavement: «Au fond nous récusons ensemble l'homo economicus», refait cette grande plaidoirie sur les deux peuples élus qui s'excluent l'un l'autre, plaidoirie que George Steiner avait déjà mise dans la bouche de son Hitler fait prisonnier par le commando israélien au fin fond de la forêt amazonienne.

    Aue serait-il, comme il le prétend, le bourreau ordinaire, celui dont l'historien américain Daniel Goldhagen a fait le portrait dans ses Bourreaux volontaires de Hitler? Pas tout à fait, car Aue, homme distingué, mélomane qui souffre de n'avoir pas appris à jouer du piano, lecteur de Blanchot (lit-il L'Ecriture du désastre dans sa retraite de survivant caché dans le grand «fleuve humain»?), ami de Brasillach et de Rebatet, Européen en somme, mais revenu à ses origines volkisch, fils d'un père allemand qui a fait la première guerre en bourreau animal, et d'une mère française remariée qu'il hait, Aue donc prend ses distances, accompagne d'objections «réalistes» la démence de la Solution finale, organise des panels scientifiques grotesques pour déterminer si les Bergjuden du Caucase sont juifs de sang ou de culture, lit Lermontov, visite les lieux où le poète se fit tuer en duel par Martynov, cite Augustin s'étonnant que Jérôme pratique la lecture silencieuse, mais cette distance n'est qu'une mise en scène. En définitive le grand secret, c'est l'adéquation de la gigantesque orgie de sang à son propre chaos primaire intérieur: en lui est la maison des Atrides, comme elle est aussi dans le prince des Démons de Dostoïevski, Stavroguine. »
    J’y ai souvent pensé en lisant Les Bienveillantes : qu’il y avait du démon dostoïevskien chez Max Aue. Mais Littell ne parvient pas, pour autant à nous communiquer l’horreur et la terreur physique que provoque Stavroguine dès sa première apparition.
    medium_dostoievski3.jpgGeorges Nivat note cependant que « Stavroguine aussi est impuissant, Stavroguine aussi est un sadique impubère, Stavroguine aussi monte au grenier pour se pendre, quittant la gravité qui fait pencher les humains et surtout les femmes gravides vers la terre. Aue monte au grenier du superbe manoir poméranien de son beau-frère, et voit dans un délire onirique sa sœur-jumelle-épouse, avec qui il a forniqué au sortir clandestin de leur enfance ».
    Ces rapprochements sont importants, car ils nous ramènent dans les sphères mythiques de la grande littérature. J’avoue n’avoir pas assez perçu cet aspect, dans les passages consacrés à la dérive psychopathologique de Mac Aue, mais l’éclairage de Georges Nivat est essentiel à cet égard : « Dans un maelström de sadisme, d'onanisme délirant, il s'accouple à nouveau, puis monte au grenier et mime sa pendaison. Mime seulement, car il n'est pas Stavroguine, il est l'enfant-monstre sommeillant dans chaque homme. Comme Le Pavillon des cancéreux, le roman s'achève au zoo, pas celui de Tachkent, celui de Berlin en flammes, où les abris antiaériens sont des cloaques de merde et de cadavres, où l'hippopotame flotte dans un déluge de fin du monde, et, devenu gorille, Aue s'empare d'un barreau de cage pour fracasser son seul ami, Thomas, le boute-en-train SS qui l'a extrait de son delirium. Non, la Götterdämmerung n'est pas pour lui, il ne suivra pas son Führer. Dans le bunker déjà à demi noyé, un Hitler sénile et tremblant décore quelques SS méritants, et lorsqu'il arrive devant Aue, celui-ci, comme Stavroguine dans le salon du gouverneur, le pince au nez. Dès lors le film s'accélère, prend des allures de plus en plus grotesques et kitsch, avant de s'achever au zoo.
    Là encore : tilt ! La scène du nez pincé, illustrant aussi le côté fantastique du roman, pourrait sembler grotesque aux yeux d’un historien en pantoufles, alors que le lien établi entre Aue et Stavroguine par Georges Nivat jette une lumière nouvelle sur cet extravagant passage du bunker : « Stavroguine est porteur d'une croix, c'est ce que veut dire son nom. Aue est un monstre ordinaire comme le crapaud de Nabokov dans Bend Sinister. Il sombre dans un univers excrémentiel onirique, tuant sa mère et son père de substitution, devant les jumeaux dus à la fornication clandestine de sa sœur jumelle, étranglant sauvagement un vieillard qui joue du Bach dans cette latrine de déréliction qu'est devenu le Reich. Le mal existe encore pour Stavroguine, le chef des démons, mais il n'existe plus pour Aue, il n'a plus aucune consistance. «L'inhumain, excusez-moi, ça n'existe pas, il n'y a que l'humain et encore l'humain.» L'inhumain n'est que l'effet de la persistance diabolique et obstinée de l'humain dans l'homme: Baby Yar, Sobibor, Maïdanek, l'Aktion hongroise extorquée à Horthy, la faveur de Himmler, l'enfer inconcevable de Stalingrad, rien ne «passe», parce que tout est dicté par les Erinyes, ces Euménides, ou encore Bienveillantes qui, comme des chiennes, dévorent le sein de la jeune fille pendue à Kharkov."
    Sur quoi Georges Nivat explicite mieux encore les connotatons du titre du roman de Jonathan Littell : « Que veulent dire ces Erinyes, autrement dit ces déesses de la Vengeance? Littell nous l'explique: les Grecs n'attribuaient aucune circonstance atténuante au meurtrier du fait que son crime était dû au hasard: Œdipe ne reconnaissait pas son père, peu importe! Et ce code judiciaire grec est au fond le plus juste, il condamne l'Allemagne entière, et, en un autre sens, il la disculpe puisque c'était ainsi."
    Enfin, conclusion magistrale, et renvoyant à leurs petits cabinets les pseudo-spécialistes ramenant le roman à un pensum néoclassique, Georges Nivat en montre au contraire la nouveauté (non de style mais de « fret) et la portée réelle : « Les sadiques en tout genre que côtoie l'Obersturmführer Aue sont de pauvres types, telle est notre Dikè! Et le roman, en un sens, contredit tout le «récit» historique construit depuis ce Crépuscule des dieux hitlérien. On a créé un «imaginaire historique» cohérent, sans voir que sa cohérence était ailleurs: dans l'inceste fondamental, celui qui noue ensemble la folie et la raison, le sexe et la mort. Toutes les utopies sont incestueuses, comme celle des martiens de Burroughs, qui donne lieu à une note qu'envoie Aue à Himmler, ou celle de Hobbes, ou le zoo humain inventé par Hans Frank.
    « Le matricide dans la villa d'Antibes est bien plus en accord avec le déchaînement de bestialité infantile que décrit ce roman effrayant, à l'humour vitriolaire, où les taches de lumière creusées par la torche du narrateur créent une épouvante insidieuse, visqueuse, «indétachable» comme un vêtement souillé et puant. Les petits énormes crânes des morts vifs du peintre Music murmurent «Nous ne sommes pas les derniers», le bourreau de la maison des Atrides européenne, murmure aussi: «Nous ne sommes pas les derniers.»

    La version intégrale de cet article de Georges Nivat a paru dans Le Temps en date du 11 novembre 2006. (www.letemps.ch) . Dans le même quotidien, signalons également l’entretien réalisé par Isabelle Rüf avec Jonathan Littell.
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  • Le rap de l'humaniste

    medium_Ferguson4.jpgAvec L’Anthropologue, Jon Ferguson donne son meilleur livre, véritable régal d’intelligence incarnée et d’humour.


    Jon Ferguson, connu des lecteurs romands pour ses chroniques et ses activités diverses d’entraîneur de basket et de peintre, s’est déjà illustré par quelques livres dans lesquels filtrait sa philosophie d’épicurien en rupture de bigoterie à l’américaine. Or il rempile avec un roman dont le protagoniste, prof d’anthropologie culturelle sur un campus américain, frise la soixantaine et en sent les effets sur sa paire de noisettes, selon son expression. Produit typique des sixties (il a bouclé ses études en 69, « année érotique »), deux fois marié (sa première femme a filé avec son psy, la seconde est morte avec leur minibus Toyota), il s’efforce tant bien que mal, après vingt-cinq ans de redites, de suggérer à ses étudiants que notre culture - notre religion, notre façon de voir le monde, nos us et coutumes – n’est pas un modèle unique, mais que chacun est tributaire de son groupe, et que le groupe voisin mérite le respect, et que l’individu vivant – par exemple ce vieux jardinier mexicain du campus – en mérite plus encore qu’aucun groupe abstrait.
    Malgré les atteintes physiques de la quasi-soixantaine, Leonard Fuller a gardé la curiosité et la verve de ses jeunes années, trouvant le meilleur écho chez sa secrétaire Sharon, plantureuse matrone acajou qui marne pour subvenir aux besoins de trois chenapans dont l’aîné sort juste de taule. Sharon en sait plus sur l’humanité que maints collègues de Lenny, lequel va montrer son propre « génie » en affrontant le fils délinquant, qu’il « retourne » d’une merveilleuse façon – le lecteur la découvrira lui-même -, non sans envoyer paître les autorités de l’Université qui lui reprochent ses propos « politiquement incorrects ».
    Conduit avec brio, cousu de dialogues sonnant juste, pétillant d’humour et d’intelligence fraternelle (ainsi que le souligne aussi Gilbert Salem dans sa préface), L’Anthropologue est un livre dense et « dansé », salué en termes élogieux, excusez du peu, par le Nobel de littérature J.M. Coetzee…
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    Jon Ferguson. L’Anthropologue. Traduit de l’américain par Patrick Moser. Castagniééé, 183p. L’auteur signera son livre le 15 décembre chez Payot-Lausanne, de 17h à 19h, et le 20 décembre à la Librairie de Morge, de 18h.à 21h.

  • La blanche de sa vie

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    La pêche à rôder, de Jacques-Etienne Bovard
    C’est toujours un bonheur que de voir un écrivain gagner en liberté dans le développement de ses thèmes et de son expression, comme il en va des quatre récits de La pêche à rôder de Jacques-Etienne Bovard, après les avancées déjà très remarquables du Pays de Carole et de Ne pousse pas la rivière, ses deux derniers romans. D’aucunes et d’aucuns, sans même y aller voir de plus près, auront fait cette petite moue des gens sérieux pour qui la Littérature ne saurait se complaire dans l’anecdote, en avisant cet album assorti de photographies « maison », genre cadeau de fin d’année, où l’on voit la fille de l’auteur, un ami à lui pêchant de dos, son matériel exposé, un long poisson dans la rivière, que sais-je encore de plus inspirant pour les belles âmes de la paroisse littéraire romande ?
    Quant à moi, déjà ferré par l’enthousiasme véhément de notre compère l’éditeur, mais demandant pourtant à y voir, j’ai bel et bien culbuté dans ce livre à l’unisson de l’auteur, puisque c’est par une chute dans la nuit matinale, suivie d’un empêtrement ponctué de jurons, que Bovard marque son ouverture, au double sens du terme tant il est vrai que la première des quatre séquences du livre, intitulée La grande blanche, coïncide avec le première jour légal de la pêche, non loi de l’embouchure de la Venoge.
    Or tout de suite on y est : on y est physiquement, comme aux petites aubes les conquérants de l’inutile sortant de la cabane d’altitude, tout de suite on flaire la rivière après en avoir perçu la rumeur entre les feuilles, tout de suite on est comme happé par cette Attente dans laquelle va se dérouler tout un combat compliqué dont l’enjeu est une fuyante merveille, mi chair-mi fantasme, vivant défi qui ne peut qu’être dans l’absolu du pêcheur, aujourd’hui où c’est la mort, la « blanche de sa vie »…
    La quête de l’absolu, chez Jacques-Etienne Bovard, ne va pas sans patauger, s’embrouiller le fil et le matos, surtout risquer de faire mayaule, l’expression vaudoise signifiant tout louper et rentrer bredouille. A cette sainte salope de poisse, l’écrivain consacre de formidables pages, dignes d’un grand écrivain. Deux passages, déjà, de Ne pousse pas la rivière avaient atteint cette intensité de fusion d’une perception très physique et d’une aspiration quasi métaphysique à vivre sa passion jusqu’aux confins de l’extase et de la mort, dont l’inatteignable blanche était déjà le symbole. Dans La pêche à rôder, où il gagne encore en liberté narrative et en puissance d’évocation - salut Hemingway, salut Jim Harrison -, Bovard touche à toutes les gammes de sensations et de sentiments, de la tendresse filiale (la belle initiation de Retrouvailles) à l’amitié scellée par l’Aventure, en passant par la relation profonde avec la nature ou la reconnaissance manifestée à ceux qui l’ont initié, le ressouvenir personnel d’épisodes familiaux révélateurs, enfin tous ces petits côtés et tous ces beaux moments constituant les facettes de son Grand Jeu.

    medium_Bovard5.JPGJacques-Etienne Bovard. La pêche à rôder ; un art de l’impatience. Bernard Campiche, 130p.

  • « J’ai servi la beauté …»

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    Les incantations de Sappho, portées par la voix sublime d’Angélique Ionatos

    Le grand art consiste parfois à sublimer les maux de ce bas monde, et c’est à quoi s’est vouée Angélique Ionatos à la première de Sappho de Mytilène, son spectacle dédié tout entier à l’antique poétesse grecque, palliant l’impossibilité de chanter de Katerina Fotinaki pour cause de pharyngite, et la défaillance d’une de ses guitares… Or le public, sans besoin d’aucune «indulgence », a fait un triomphe à cette extraordinaire traversée des millénaires sur les ailes de la beauté pure, où le verbe étincelant de Sappho (adapté en grec moderne par Odysseus Elytis) et les mélodies à la fois suaves et sauvages de la « démoniaque » Angélique, la voix et la présence expressives de celle-ci, et quatre musiciens complices de grand talent se sont fondus en parfaite symbiose.
    « J’écris mes vers avec de l’air/Et on les aime/J’ai servi la beauté/Etait-il en effet pour moi quelque chose de plus grand ?/Même dans l’avenir/Je le dis/On gardera de moi le souvenir »… Telle est la « lettre » que rédigeait dame Sappho il y a de ça 2500 ans et des bricoles, qui nous arrive dès le premier morceau (Aérion épéon archomai) de cette suite lyrique faisant alterner douceur extrême et violence, sensualité et mystère, allégresse et fureur, tendresse maternelle (Cléis) ou lancinant érotisme (Pali pali o érotas).
    Quinze après sa création, dont une trace enregistrée témoigne, Sappho de Mytilène revit ici avec une palette instrumentale élargie (où s’accentuent l’exubérance orientalo-balkanique autant que les modulations les plus dépouillées) qui doit beaucoup aux talents en fusion d’Henri Agnel (cordes pincées et percussions) et de son jeune fils Idriss (étincelant percussionniste), du clarinettiste Bruno Sansalone et de Katerina Fotinaki à la guitare, à laquelle les dieux seraient avisés de rendre sa voix pour un surcroît de beauté…
    Lausanne-Renens. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu’au 17 décembre, à 19h (me-je), 20h.30 (ve-sa) et 19h-30 (di). Relâche lundi et mardi. Durée : 1h.30. Location : 021 / 625 84 29 et 021/ 619 45 45
    Angélique Ionatos et Nena Venetsanou. Sappho de Mytilène. CD Auvidis/Chorus.

  • Tout est foutu, sauf la vie…

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    Jean-Louis Hourdin et François Chattot chantonnent les lendemains qui déchantent…
    S’il est de notoriété millénaire que l’homme est un loup pour l’homme, ce n’est qu’avec l’avènement du communisme réel qu’il est devenu « camarade loup », comme l’écrivait Alexandre Zinoviev, alors que l’homme mondialisé incarne le prédateur à calculette débarrassé de ses vieux complexes.
    « Nous avons trop longtemps été des hommes tourmentés par l’humain», s’exclame ainsi le loup « partenaire » du Marché, ainsi que le singent Jean-Louis Hourdin et François Chattot dans un spectacle didactico-burlesque assez épatant, à quelques (brèves) longueurs près, retraçant un siècle et demi de révoltes et de révolutions, par les voix du romantique libertaire Georg Büchner et du dramaturge-poète Bertolt Brecht, en passant par Marx et Engels.
    « Nous sommes entourés d’assassins. Nous ne pouvons plus continuer le geste théâtral comme nous l’avons fait jusqu’ici », expliquent les compères Hourdin et Chattot, appelant de leurs vœux «des pratiques nouvelles, avec la rage et la joie au ventre d’amorcer, peut-être, le chemin de nouvelles fraternités (…) » Fort heureusement, le spectacle qu’ils proposent ces jours à Vidy est à la fois plus léger et plus fou que cette déclaration d’intention, tissé de ritournelles chantonnées et de phrases assassines en constant contrepoint avec les textes choisis. Quant à la forme, qui en appelle à la complicité du public en deux lieux successifs (place publique à l’allemande pour Büchner ronéotant des pages de son Messager hessois et les distribuant aux spectateurs debout ; salle de répétition au plancher-planisphère pour la saga marxo-brechtienne à marionnettes très expressives), elle rappelle un peu les belles heures du théâtre politique des années 60-70, entre Avignon et Nancy...
    Pour ce qui est des textes cités, ce qui frappe est l’actualité saisissante de certaines pages de Marx, dont la tournure épique frise parfois la poésie, notamment quand il parle de l’argent et du monde froid de l’économie, en rupture avec la chaleureuse société des hommes. Cela étant, c’est bel et bien leur mise en théâtre, et leur prolongation satirique originale (on pense à des émules de Kraus ou de Tucholsky brocardant l’OMC ou le socialisme devenu « bourgeois pour l’intérêt de la classe ouvrière ») qui fait la qualité et l’originalité de ce spectacle de cabaret politico-panique.

    Théâtre de Vidy, salle de répétition : « Veillons et armons-nous de pensée » Jusqu’au 17 décembre. A 19h.30 sauf le dimanche (18h.30) Relâche le lundi. Durée : 1h.30. Location : 021/ 619 45 45. www.theatrevidy

    Cet article a paru ans l'édition de 24Heures du 7 décembre 2006. Photo: Mario del Curto

  • Politiquement incorrects

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    Du Cauchemar de Darwin au franc-tireur Peter Handke

    Deux livres viennent de paraître, également intéressants, sans rien de commun apparemment sinon qu’ils dérogent au confort intellectuel des bien-pensants. Discutables ? Peut-être mais surtout : à discuter. De François Garçon : Enquête sur Le cauchemar de Darwin. De Peter Handke : Le Voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
    Nul besoin de présenter Le cauchemar de Darwin : ce fut le choc du cinéma documentaire, ou supposé tel, de l’année 2005. Dans une fresque saisissante, ce film d’Hubert Sauper révélait le trafic monstrueux, typique du pillage du tiers monde, consistant à rafler de pleins avions de perche du Nil, poisson artificiellement implanté dans le lac Victoria, en Tanzanie ravagée par la faim et le sida, en échange d’armes destinées à alimenter les conflits de la région. César du meilleur premier film, nominé aux oscars, gratifié de recettes mirobolantes pour le genre, ce film est devenu « culte » pour nombre d’altermondialistes, entre autres, qui y voyaient l’exemple du manifeste « citoyen ».
    Or voici qu’après avoir écrit, début 2006, un premier article dans Les Temps modernes  incriminant l’honneteté intellectuelle de ce film, et lançant une polémique suivie de plusieurs investigations (de Libération et du Monde, notament) sur le terrain, l’historien François Garçon, bon connaisseur du cinéma, s’est lancé dans une vaste enquête en Tanzanie sur les conditions de réalisation de ce film, révélant de drôles de procédés, pour parler gemtiment.
    Une cause, estimée bonne, autorise-t-elle les manipulations et les falsifications au détriment de la réalité ? C’est ce que beaucoup ont semblé accepter de la part du cinéaste. Or l’enquête de François Garçon porte à penser que, loin d’aider les Tanzaniens, Sauper, se bornant à les utiliser de façon souvent douteuse, ne vise qu’à flatter la bonne conscience d’Occidentaux qui, de la Tanzanie réelle, se contrefoutent…
    Sans prétendre détenir la vérité dernière, François Garçon ouvre un débat qui mérite d’être abordé sans hystérie, qui pourrait d’ailleurs s’étendre à l’objectivité prétendue d’autres « documentaires » à succès du genre de ceux de Michael Moore, ou, de plus sinistre mémoire, aux reportages scandaleux de la série Mondo cane de Jacopetti...
    Revoyons-donc Le cauchemar de Darwin, lisons le livre de François Garçon et parlons-en en connaissance de cause…

    medium_Handke.jpgGénocide platonique ?
    Autre sujet de controverse : Peter Handke. Jugé d’avance par d’aucuns, sous prétexte qu’il a montré trop de complaisance envers les Serbes, Peter Handke, interdit de Comédie-Française pour les mêmes raisons, réapparaît aujourd’hui par le truchement d’une grande pièce de théâtre dont la guerre balkanique est le sujet, montée en 2005 au Burgtheater de Vienne, dûment fustigée par les médias autrichiens et donnée aujourd’hui en traduction à La Différence avec une longue non moins qu’excellente préface d’Eryck de Rubercy, sous le titre Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre.
    « Le thème de cette pièce est difficile à définir », déclare Peter Handke lui-même dans les propos recueillis (en postface) par Chantal Meyer-Plantureux, « il ne s’agit pas que de la Yougoslavie même s’il y a des situations précises qui renvoient aux Balkans. Cette pièce pose des questions universelles : Où est mon pays ? Qui vit dans mon pays ? Est-ce vraiment mon pays ? A qui est ce pays ? Qui est mon ennemi ? Qui est mon ami ? Qui est mon voisin ? Evidemment, ce que j’avais sous les yeux, lorsque j’ai écrit cette pièce, c’était la Yougoslavie, ce pays malheureux. Pourquoi ne pas le dire, cette pièce, c’est l’expression de ma douleur… »
    Comme l’indique son titre, ladite pièce met en scène… la mise en scène d’un film sur la guerre balkanique entrepris conjointement par deux grands réalisateurs occidentaux, l’Américain O’Hara (on pense à John Ford) et l’Espagnol Machado (on imagine Bunuel), dix ans après les faits. Le spectacle de la guerre, les multiples récits de la guerre (par le présentateur, le chroniqueur local, l’historien) et les multiples commentaires autorisés sur la guerre (notamment par les « internationaux » d’un tribunal spécial) s’entrecroisent dans une vaste et chaotique représentation que traversent d’autres personnages épiques (le coureur des bois, la femme en peau d’ours ou le poète) sur fond de tragédie dont les aboutissants relèvent toujours du pur gâchis.
    Mais peut-on entendre Peter Handke ? N’est-il pas jugé d’avance ? Classé génocide platonique une fois pour toutes ?
    En attendant qu’un théâtre ose relever le défi de monter cette pièce à la fois percutante et passionnante, osons au moins la lire, et parlons-en…
    François Garçon. Enquête sur Le cauchemar de Darwin. Flammarion, 265p.
    Peter Handke. Le voyage en pirogue ou la pièce du film de la guerre. La Différence, 141p.

  • Un regard insoutenable

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    De Truman Capote à Jonathan Littell

    La scène la plus forte, et la plus émouvante aussi, du film récent consacré à Truman Capote, est celle où l’on voit l’écrivain obtenir enfin, après des années de présence et d’écoute, l’aveu de Perry Smith, l’un des deux tueurs, sur ce qui se passa réellement, d’instant en instant, durant la nuit où lui et son acolyte massacrèrent quatre innocents pour les dépouiller de moins de 50 dollars.
    Perry Smith, métis de mère indienne, est celui des deux tueurs qui avait la plus riche sensibilité et le moins de raisons de tuer les Clutter. Or c’est bien lui qui les a égorgés et fusillés, comme il le détaille à Truman, après avoir décidé de les laisser tranquilles tandis que son acolyte, le très primaire et très écervelé Richard, cherchait partout les 10.000 dollars supposés planqués dans la ferme de Clutter. Et ce que Perry précise, c’est que c’est le regard du père, en lequel il a identifié un homme gentil plus que le riche fermier qu’on lui avait décrit, ce regard d’honnête homme appelant la pitié, ce regard qu’il n’a jamais vu à son propre père, qui l’a soudain affolé et l’a fait basculer dans la panique et la folie meurtrière.
    Cette confrontation avec l’insoutenable regard de l’innocence, Max Aue, protagoniste des Bienveillantes de Jonathan Littell,  l’a observée et vécue personnellement au fil des « actions » auxquelles il a participé, où il a vu des pères de famille, des jeunes gens cultivés et délicats autant que lui, des officiers et des soldats ordinaires « péter les plombs » et devenir des brutes sanguinaires en voyant simplement cela: ces hommes nus et ces femmes sans défense, cette jeune fille que Max exécute soudain ou ces enfants qu’on éventre pour ne plus endurer leurs pleurs…
    Reprocher à Jonathan Littell de se complaire dans ces scènes me semble aussi injuste et vain que tous les reproches adressés à Truman Capote, invoquant le penchant de celui-ci pour Perry Smith ou le rôle qu’il a joué dans les recours et les sursis préludant à l'exécution des deux tueurs. Capote en a –t-il pincé pour Perry Smith, qui était beau et avait eu une enfance de misère rappelant à Truman la sienne ? C’est plausible mais ne compte guère à côté de l’extraordinaire effort de recomposition que représente De sang froid, étant entendu que l’écrivain a écouté tous les acteurs et scruté tous les détails de tout le décor. De la même façon, Jonathan Littell a ressaisi sa matière documentaire avec une prodigieuse minutie et un souci de faire parler les faits qui rappelle le « roman-vérité » selon Truman Capote. Littell n’est pas pour autant « le nouveau Capote », pas plus que son livre ne s’apparente aux Maudits de Visconti ou à La guerre et le paix de Tolstoï.
    Son livre se suffit à lui-même, dont il ne faut parler, une fois pour toutes, qu’après l’avoir vraiment lu: telle étant aussi bien la lecture-vérité…

  • Coups de coeur

    Les choix de 3  libraires

    Maryjane Rouge
    Librairie Payot, Lausanne


    medium_Choix1.jpgDeon Meyer. L’âme du chasseur. Traduit de l’anglais (Afrique du sud) par Estelle Roudet. Points Seuil, 472p.

    «Ce thriller politique est mon coup de cœur ! Très intéressant par son aperçu de la nouvelle réalité sud-africaine, après la fin de l’apartheid, où l’on voit qu’il y a encore beaucoup à faire en matière d’égalité raciale et de justice, il est en outre superbement écrit. Le protagoniste, surnommé P’tit, est en réalité un immense gaillard qui fait figure de héros malgré son passé de tueur des services spéciaux. Au moment où il a décidé d’assagir, amoureux et en charge du gosse de son amie, voilà qu’on l’appelle au secours, et c’est reparti… »

    medium_Choix2.jpgRichard Montanari. Déviances. Traduit de l’américain par Fabrice Pointeau. Le Cherche-Midi, 470p.

    «Tous les ingrédients du polar noir haletant se retrouvent dans cette histoire de serial killer à délire mystique, dont la première victime est une adolescente retrouvée mutilée et en posture de prière. Cela se passe à Philadelphie, où un flic un peu rétamé et bordeline enquête avec la jeune Jessica, laquelle assure « un max ». Très bien construit et d’une écriture non moins convenable, ce roman intéresse à la fois par son aperçu des dérives violentes de la religion et par ses personnages, réellement attachants. »

    medium_Choix3.jpgHenning Mankell. Le retour du professeur de danse. Traduit du suédois par Anna Gibson. Seuil policiers, 410p.

    «Une fois n’est pas coutume, ce n’est pas l’enquêteur favori de l’auteur que nous retrouvons ici, mais un jeune inspecteur angoissé par le cancer qu’on vient de déceler chez lui. A cette mauvaise nouvelle s’ajoute celle de l’assassinat d’un ancien collègue, sur lequel il va enquêter pour se trouver bientôt plongé dans le milieu glauque des anciens nazis et de leurs émules actuels, avec un deuxième crime corsant encore l’affaire. Mêlant suspense et investigation sur un thème de société, Henning Mankell nous captive une fois de plus… »

    Claude Amstutz
    Librairie Payot, Nyon.


    medium_Choix6.jpgJean-Luc Coatalem. La consolation du voyageur. Livre de poche, 181p.
    «Le double intérêt de ce livre tient aux contrées qu’il évoque, des Indes aux Marquises ou de Turquie en Bretagne, entre beaucoup d’autres, et aux écrivains qui « accompagnent » l’auteur dans ses pérégrinations, tels Rimbaud ou Cendrars, Loti ou Segalen. Cette double bourlingue nous fait croiser le sillage des mutins du Bounty autant que Paul Gauguin en ses îles, au fil d’un récit littéraire agréable de lecture et très bien écrit, où la réalité est souvent ressaisie par le petit bout de la lorgnette ».

    medium_Choix4.jpgAntoine Blondin. Mes petits papiers. Chroniques et essais littéraire. La Table ronde, 423p.
    « Ces chroniques ont valeur de fresque d’époque, qui recouvrent la deuxième partie du XXe siècle et sont marquée par le ton très personnel et la « patte » de ce marginal mélancolique qu’était l’auteur d’Un singe en hiver. A ce propos, il revient ici sur les reproches qu’on lui a faits d’exalter l’alcoolisme, avec des nuances aussi malicieuses que justifiées. L’amitié (pour Marcel Aymé, Roger Nimier ou René Fallet) va de pair avec la liberté d’esprit, comme lorsqu’il s’en prend à la haine des « justiciers » de l’épuration. »

    medium_Choix5.jpgPenelope Fitzgerald. L’affaire Lolita. Traduit de l’anglais par Michèle Levi-Bram. Quai Voltaire, 172p.

    « Il vaut la peine de redécouvrir ce roman datant des années 50 dont les observations vives, voire féroces, contrastent avec son écriture un tantinet fleur bleue. Il y est question des tribulations d’une veuve qui ouvre une librairie dans la province anglaise, suscitant la réprobation croissante des gardiens de la conformité vertueuse, et notamment lorsque éclate le scandale lié à la publication du Lolita de Nabokov. Comme on dit que son chien a la peste pour le noyer, tout est bon pour couler la librairie en question… »


    Nicolas Sandmeier
    Librairie du Midi, Oron-la-Ville


    medium_Choix10.jpgKent Haruf. Les gens de Holt County. Traduit de l’américain par Anouk Neuhoff. Robert Laffont, 409p.

    « On retrouve ici les deux vieux frangins du précédent Chant des plaines dans leur ferme perdue du Colorado, après l’épisode qui les a vus accueillir une jeune fille-mère, laquelle est repartie vivre de son côté. La mort d’un des frères est l’événement central de cette suite, qui verra réapparaître la jeune fille auprès du frère survivant. Par ailleurs, l’auteur brosse un tableau plein de relief de la société provinciale, en s’intéressant surtout aux plus démunis dont il détaille de beaux portraits. »

    medium_Choix8.jpgAndréi Guelassimov. L’année du mensonge. Traduit du russe par Joëlle Dublanchet. Actes Sud, 378p.
    « Le protagoniste de ce roman est un traîne-patins qui se fait virer de la multinationale moscovite où il travaille, dont le boss le récupère aussitôt pour qu’il s’occupe de son jeune fils trop sage, qu’il aimerait encanailler. Le rapport entre le tuteur et son pupille sera marquant pour celui-là plus encore que pour celui-ci, jusqu’à ce que se pointe une femme évoquant Audrey Hepburn. Sur fond de nouvelle société russe, l’auteur de La soif entraîne ses personnages dans de nouvelles virées très arrosées… »

    medium_Choix9.jpgJavier Cercas. A la vitesse de la lumière. Traduit de l’espagnol par Elisabeth Beyer et Aleksander Grujicic. Actes Sud, 286p.
    « Après son premier roman à succès, Les soldats de Salamine, Javier Cercas endosse ici son propre rôle en se rappelant un séjour qu’il a fait, dans sa vingtaine, aux Etats-Unis où il a été marqué par la rencontre d’un certain Rodney, ancien du Vietnam qui l’influence notamment par les étonnantes considérations qu’il développe sur la création littéraire, avant de disparaître soudain. Revenu en Espagne, le jeune auteur, auquel son succès donne la « grosse tête », va retrouver par hasard son mentor et en nourrir une réflexion lucide sur sa vie ».

  • Poète de l'instant


    Hommage à Pierre-Alain Tâche. Une exposition et un nouveau livre marquent 40 ans de poésie.

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    « Le poète est un jeune homme aux cheveux blancs, il est myope avec de gros yeux et il y a toujours quelqu’un qui vient de marcher sur ses lunettes », notait Roland Dubillard dans ses carnets, et cette image nous est revenue en lisant Roussan de Pierre-Alain Tâche, qui vient de paraître en même temps qu’un bel hommage est rendu au poète lausannois au palais de Rumine.
    On nous objectera que rien, au premier regard, ne rapproche le jeune poète de Dubillard et le digne Pierre-Alain Tâche, figure éminente de la poésie romande qu’on pourrait dire le double héritier de Gustave Roud et de Philippe Jaccottet, dont le personnage de notable bien établi, magistrat en retraite, n’a guère du bohème à lunette fendues.
    Or à y regarder de plus près, sans fard social, c’est bel et bien le poète frais émoulu que nous retrouvons dans ce que nous préférons des fusées lyriques de ce Pierre-Alain Tâche qui, il y a quarante ans de ça, avec Greffes puis La boîte à fumée, incarnait le jeune poète à nos yeux adolescents. Depuis lors, l’écrivain régulier a produit son œuvre, riche aujourd’hui d’une trentaine de titres. Or sa poésie, à travers son évolution vers moins de fioritures précieuse et plus de simplicité, a conservé cette fraîcheur du verbe à sa source (laquelle a des cheveux d’écume blanche et des éclats de lunettes en miettes) qui se joue des âges.
    D’un recueil à l’autre, Pierre-Alain Tâche a cartographié, bien au-delà de nos régions, une géographie poétique qui sait ressaisir le génie du lieu (autant que Charles-Albert Cingria, Michel Butor ou Jacques Réda) et magnifier l’instant vécu. De notre Cité lausannoise à l’île d’Orta ou, dans Roussan, des bleus salés-sableux de Vindilis (Belle-Île-en-Mer) à tel jardin perdu d’une enfance ou à telle maison close de Semur-en-Auxois, le poète nous lave le regard au fil de mots comme rénovés. Francis Ponge disait qu’il prenait les objets du monde pour les réparer dans son atelier. Tâche s’y emploie lui aussi, avec une sorte d’enjouement amoureux et de gravité légère. Tantôt limpide et tantôt baroque, ludique ou pensive, musique et peinture en contrepoints subtils, la poésie de Pierre-Alain Tache est éloge serein. D’aucuns lui reprocheront d’ignorer l’effondrement des tours de Manhattan. C’est que son horloge est réglée sur le temps des forêts qui repoussent, dont les allées résonnent comme celles de cathédrales…
    Pierre-Alain Tâche. Roussan. Empreintes, 109p.
    Lausanne. Palais de Rumine. Pierre-Alain Tâche, une poétique de l’instant. Exposition, jusqu’au 31 mars 2007.