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  • Ceux qui sont en réunion

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    Celui qu’on sait en rendez-vous dans la maison du même nom / Celle qui se dit en conférence sans préciser qu’elle y est seule / Ceux qui sont en séance même que ça s’entend dans le couloir / Celui qui est inatteignable même par lui-même / Celle qui délègue la gestion de ses absences / Ceux qui ne reçoivent que sur rendez-vous reportés / Celui qui se recueille avant de manadger / Celle qui recule pour mieux se faire sauter / Ceux qui invoquent la crise pour justifier leurs bénéfices / Celui qui sort de son dernier divorce avec un parachute doré / Celle qui bivouaque dans son coffre-fort / Ceux qui se plaignent de gagner trop / Celui qui gagne à ne pas être connu / Celle qui possède un double de la clef des champs / Ceux qui infèrent de la Science que l’individuel existe puisque Vinteuil l’a modélisé / Celle qui décrie le sac vide du Moqueur / Ceux qui pensent que la prière est le langage dont use Dieu pour se célébrer Lui-même / Celui qui retrouve Bach au-delà du bruit de l'orchestre à 224 pieds bottés /Celle qui zone entre les parenthèses / Ceux qui savent la louche influence de Saturne / Celui qui a intégré le divin dans son organigramme / Celle qui ne spéculera pas sur les derniers mots de Spinoza / Celui qui défait les noeuds de son angoisse en recourant à d'anciennes formules chamaniques où dominent les consonnes / Celui qui se sait supérieur en abjection au cafard qu'il écrase d'un coup de talon distrait / Celle qui fait un retour à la nature dont elle connaît le taux de saturation en DDT / Ceux qui entendent encore au double sens d'entendre et de comprendre les clameurs des Malebolge de L'Enfer de Dante / Celui qui lit attentivement les journaux pour ne pas oublier l'état de la cata / Celle qui se défait peu à peu de sa chair ma chère / Ceux que les nouvelles Puissances ravissent, etc. Image: Philip Seelen

  • Merci jeune homme !

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    Après « Indignez-vous ! », Stéphane Hessel avait persisté et précisé avec « Engagez-vous ! ». Pour ne pas consentir à l’inacceptable. Flash-back et reconnaissance au rebelle disparu !



    Un jeune homme de 93 ans fait ces jours un tabac en librairie et sur les estrades publiques et médiatiques. Après quelques mois, son fameux libelle, Indignez-vous !, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et a été traduit en plus de vingt langues. Ce cri du cœur, de toute évidence, est en phase avec un ras-le-bol général. En plein vent printanier de révolte contre les puissants plus ou moins pourris, Stéphane Hessel, né en 1917, l’année de la Révolution bolchevique, et qui a donc l’âge aujourd’hui des pères de soixante-huitards plus ou moins raplapla, a déplié sa grande carcasse d’ancien résistant, torturé et déporté, pour se lever comme il le fit contre les nazis et dire posément: non.

    Non à l’indignité où tant de nos semblables sont rejetés. Non à l’injustice sociale. Non à la violence. Non au pillage ou au saccage de la planète. Rien de « révolutionnaire» pour autant dans l’appel de l’ancien diplomate humaniste, type de l’homme de bonne volonté aux multiples bons offices, pour les sans-papiers, les sans-logis ou la paix entre Israël et les Palestiniens, pour une économie moins prédatrice et une écologie gage d’avenir.

    Avec la caution morale de son passé, Stéphane Hessel se tourne cependant vers l’avenir. Preuve en est son nouveau manifeste, Engagez-vous ! où il dialogue avec le jeune écolo-reporter Gilles Vanderpooten.

    Un succès controversé

    À quoi peut bien tenir l’extraordinaire retentissement de la première plaquette de Stéphane Hessel ? Pourquoi ce succès phénoménal, et comment expliquer aussi la violence des réactions que ce manifeste a suscitées à la fin de l’an dernier, notamment de la part de Sammy Ghozlan, directeur du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, et de l’historien-polémiste Pierre-André Taguieff, dont on a pu lire sur Facebook ces propos vifs : « Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête ».

    À vrai dire le seul tort de Stéphane Hessel est de s’en être pris à la politique menée par Israël contre les Palestiniens. Or ces attaques paraissent d’autant plus mesquines que le personnage visé, hors norme, déjoue ces critiques par son parcours.

    Hors du commun, sa mère le fut déjà à outrance. De fait, Berlinoise non conformiste, qui traduira la Lolita de Nabokov en allemand et sera le modèle de la Catherine du film Jules et Jim de Truffaut en aimant deux homme à la fois, Helen Hessel, mariée à un Juif lettré (proche de Walter Benjamin) d’origine polonaise, a donné à son fils l’exemple de la liberté d’esprit.

    Brillant sujet de Normal Sup’ vite gagné au plaidoyer de Sartre pour la responsabilité et l’engagement, le jeune Stéphane va rejoindre, en 1941, De Gaulle à Londres puis la Résistance en France, où il participera à la mission Gréco. Arrêtéen 1944, soumis au supplice de la baignoire, déporté à Buchenwald, puis à Dora, le résistant s’évadera à quatre reprises et échappera miraculeusement à la mort qui frappa 31 de ses 37 camarades arrêtés avec lui.

    « Ce qui caractérise ma vie, c’est la chance, reconnaît-il aujourd’hui. J’ai eu énormément de chance. Je suis passé à travers des péripéties qui ont mal tourné et je m’en suis bien sorti. Du coup, je projette cette chance sur l’histoire. L’histoire peut produire de la chance : c’est ce qu’on peut appeler de l’optimisme. Tout en reconnaissant volontiers que ce n’est pas toujours vrai… ».

    Optimiste, mais pas jobard pour autant, Stéphane Hessel n’a rien de l’idéaliste flatteur. À ceux qui le taxent d’antisémitisme, ilrépond sans agressivité, pièces en main. De la même façon, son appel à la responsabilité des nouvelles générations n’a rien de flagorneur non plus.

    « La conscience éthique doit nous rendre sensibles au fait que ce que nous faisons aujourd’hui a des répercussions sur ceux qui viennent ensuite », déclare encore Stéphane Hessel. « Il est bon que nous y réfléchissions et que nous fassions le plus possible pour que les générations suivantes puissent poursuivre heureusement leur existence. » A préciser dans la foulée que, désintéressé, Stéphane Hessel a renoncé à tous ses droits d’auteurs, son premier éditeur ayant déjà versé 100.000 euros au Tribunal Russel pour la Palestine…

    Helen Hessel avait souhaité que son fils fût heureux « afin de rendre les autres heureux ». Elle n’aurait pas trop à rougir de son vieux fiston…

    Stéphane Hessel. Indignez-vous ! Editions Indigène, 29p.



    Hessel2.jpgPour une transmission salutaire

    Après Indignez-vous !Stéphane Hessel répond à ceux qui lui ont objecté, justement, qu’il ne suffisait pas de s’indigner. Au fil de ces entretiens avec Gilles Vanderpooten, écolo-reporter de 25 ans, il expose sa conception de notre responsabilité commune. À son jeune interlocuteur qui évoque les mesures très concrètes que prônait le Conseil National de la Résistance et l’interroge sur l’action à mener aujourd’hui, Stéphane Hessel répond : «Refuser le diktat du profit et de l’argent, s’indigner contre la coexistence d’une extrême pauvreté et d’une richesse arrogante, refuser les féodalités économiques, réaffirmer le besoin d’une presse vraiment indépendante, assurer la sécurité sociale sous toutes ses formes ». Et d’insister sur le fait que « le scandale majeur est économique », beaucoup plus difficile à combattre que l’occupant nazi. Puis de constater que « le deuxième grand défi, partout et maintenant, est la dégradation de la planète et de l’environnement. Et d’en appeler à la résistance de la jeunesse, tout en remarquant que « la jeune génération manifeste peu de résistance par rapport à ce qui la scandalise.»

    Dans les grandes largeurs, Stéphane Hessel prône la création d’un Conseil de sécurité économique et social qui réunirait par élection les 20 à 30 Etats « les plus responsables » afin d’instaurer une stratégie mondiale qui exercerait son autorité sur les instances financières, commerciale, du travail et de la santé. « Le système des Nations unies aurait ainsi une tête », ajoute-t-il.

    Evoquant en optimiste clairvoyant la question du progrès humain, Hessel réitère sa confiance en l’homme tout en nuançant : « Cet animal-là, il est dangereux et il est capable de tout bousiller (…) mais il est formidablement capable d’aborder de nouveaux problèmes avec de nouvelles idées ! »

    Stéphane Hessel et Gilles Vanderpooten. Engagez-vous ! Editions de l’Aube, collection Monde en cours, série Conversation pour l’avenir, 92p. En librairie dès le 10 mars 2011.


    La fronde des détracteurs


    Pierre André Taguieff, singeant Voltaire : «Un soir au fond du Sahel, un serpent piqua le vieil Hessel, que croyez-vous qu’il arriva, ce fut le serpent qui creva.

    Alain Finkielkraut : «On s'inquiète à juste titre de la démagogie croissante des populistes, mais un même phénomène est à l'oeuvre chez les bobos français. Indignez- vous! est l'incarnation même de ce «boboïsme»…

    Claude Lanzmann : «De Nicolas Donin, qui incitait à brûler le Talmud, à Stéphane Hessel, on connaît un certain nombre de gens qui, ayant de lointaines origines juives, sont passés à l'ennemi».

    Eric Zemmour : «Ce que fait Papi Hessel, c'est de la fausse provocation, comme le font Cali, Raphaël ou Stéphane Guillon. Comme disait legénéral de Gaulle : la vieillesse est un naufrage… ».



  • De parrain à poulain

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    Retouches aux Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis

    À l'attention particulière de Max Lobe, mon poulain attitré,

    et pour Aude Seigne, Anne-Frédérique Rochat, Isabelle Aeschlimann-Petignat; mes amis Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Daniel Vuataz, Matthieu Ruf, Sébastien Meyer et la jeune bande de l'AJAR


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    DK. - Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.

    JLK. - Tâchons de parler ensemble, un de ces soirs, de ce qu'est réellement une idéologie...

    DK. - Tiens-toi à l’écart des princes.

    JLK. - Toi qui m'a sommé de m'acheter une cravate pour approcher le gouverneur du Katanga, en septembre dernier à Lubumbashi, comment pourrais-je t'en vouloir d'en avoir appris un peu plus, ce jour-là, en observant de près Moïse Katumbi ?

    DK. - Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

    JLK. - Si ta langue est vivante elle devrait être assez forte aussi pour intégrer toutes les formes de langage, ne serait-ce que par l'ironie. Même de la novlangue des SMS et de Tweets on peut faire son miel sur Facebook et ailleurs.

    DK.- Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, des gendelettres qui se croient "plus fort" tout en craignant de se mesurer à Goliath alors que David l'a fait sans plume...

    DK. - Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, à ceux qui se disent plus faibles que les divisions de Staline - c'est encore une forme de vanité.

    DK. - Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

    JLK. - À toi qui sais qu'écrire est une utopie en mouvement et le projet de chaque jour, je filerai tantôt la variation claire-obscure de Michel Foucault sur le corps considéré comme une utopie habitable...


    DK. - Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.


    JLK. - Nous pourrions aussi parler de cette notion de fierté, un de ces soirs, et de ce qui autorise un écrivain à qualifier les gens de "populace".


    DK. - Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.


    JLK. - À toi qui viens d'un pays où la "promotion canapé" et le "piston" font partie des procédures d'avancement, je n'ai pas de conseil à donner, mais cette notion du "privilège" social mérite discussion.

    DK.- Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

    JLK. - Là, je trouverais intéressant, Maxou, que nous parlions des écrivains africains politiquement engagés genre Mongo Beti et de ce que nous trouvons encore chez eux de bien éclairant en dépit de leur vocabulaire daté et de leurs préjugés de militants - je te vois sourire d'ici en retombant sur les lignes assassines du Rebelle de Mongo Beti contre Ahmadou Kouroma.

    DK. - Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.

    JLK. - Nous parlions l'autre soir des croisements et autres collisions des trains historiques de l'Europe et de l'Afrique, et nous savons aujourd'hui qu'il est d'autres urgences historiques que les lendemains qui chantent, mais reparlons donc, un autre soir, de ce que signifie une métaphore et son bon usage...

    DK. - Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.

    JLK. - Le "train" est aujourd'hui le "trend" et nous n'en sommes pas plus dupes toi que moi, mais on peut faire du "trend" une miniature et jouer avec, non ?

    DK. - Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».

    JLK. - Le mieux serait de penser que toute maxime, comme une médaille, a un revers, en vertu de quoi l'on pourrait dire que "qui rate le but rate aussi tout le reste".

    DK. - N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.

    JLK. - C'est un préjugé littéraire d'époque que de décrier, après Mallarmé, l'universel reportage. Balzac est-il écrivain ou journaliste quand il écrit Illusions perdues, géniale peinture de l'expansion industrielle du journalisme ? Les notes respectives que nous avons prises à Lubumbashi sont-elles d'écrivains ou de journalistes ? Le mieux serait de relire les entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier où l'écrivain-poète-journaliste-dramaturge distingue nettement les degrés divers d'implication de ce qu'il appelle l'écriveur, l'écrivan et l'écrivain.

    DK. - Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Méfions-nous des frilosités esthètes des gendelettres qui ont peur des chiffres et des discours auxquels ils prêtent évidemment trop d'importance.

    DK. - Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Pour ma part, mais je n'ai pas besoin d'insister avec un loustic de ton genre, j'irais plutôt fourrer mon nez partout et sans chercher le progrès nulle part puisqu'il va de soi quand on travaille.

    DK. - Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse. Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme. etc : tu as mieux à faire.

    JLK.- Je ne sais absolument pas ce que tu aurais "de mieux à faire", étant établi que j'ai perdu mon temps à m'occuper l'esprit et le corps de toute sorte de sujets (de l'étude des fourmis à la gnose ou de la poésie t'ang à la webcamologie pathologique) qui m'ont tous apporté quelque chose y compris moult rejets et moult égarements momentanés.

    DK. - Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

    JLK.- Méfie-toi des maximes littéraires équivoques style "l'imagination est soeur du mensonge" qui ne rendent compte ni de la réalité de l'imagination ni de celle du mensonge.

    DK. - Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.

    JLK. - Georges Haldas me dit, lors de notre premier entretien (j'avais ton âge), qu'il y a "un diable sous le paletot de tout écrivain", donc attention aux associations sans recul ironique. Quant à la solitude, elle est parfois terrifiante (celle de Dostoïevski entouré de sa bruyante et ruineuse parenté) quoique pondérée par une présence douce (ce dragon d'Anna Grigorievna), mais n'en faisons pas un drame puisqu'on choisit d'écrire.

    DK. - Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

    JLK. - À la fin de sa vie, ma mère préférait les films d'animaux aux nouvelles, et la cruelle Patricia Highsmith me dit qu'elle n'osait pas regarder la télé à cause du sang. Quant aux généralités sur "le pire" et "le meilleur", ce sont aussi des ingrédients utiles dans le pot-au-feu de l'écrivain.

    DK.- Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

    JLK. - Le côté sentencieux de Danilo Kis est assez typique de la société littéraire de l'Europe de l'Est se frottant à la culture française. Mais on pourrait aussi trouver cette emphase chez les adeptes nudistes de certains écrivains-prophètes anglo-américains. Cela dit que me répondrais-tu si je te disais comme ça: "Ne crois pas les griots, car tu es griot".

    DK.- Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

    JLK. - Danilo Kis ne doit pas bien connaître les prophètes, qui sont fondamentalement des bêtes de doute...

    DK. - Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

    JLK. - Words, words, words, me répète volontiers notre amie la princesse bantoue à qui on ne la fait pas en matière de flatterie et, moins encore, de confusion des grades.

    DK. - Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

    JLK. - Dans notre discussion prochaine sur les métaphores, n'oublions pas ces figures du kitsch littéraire: que l'écrivain est un mineur, un veilleur, un allumeur de réverbères, que sais-je encore que n'ont pas écrit Saint-Ex ou l'inénarrable Paulo Coelho.

    DK.- Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.

    JLK. - Cette crainte implicite de ce qui serait "perdu" pour n'avoir pas paru dans un journal est un autre signe de l'incroyable vanité littéraire, qui prend ici un relief particulier au vu du bavardage généralisé des médias.

    DK. - N’écris pas sur commande.

    JLK. - Si la commande du tiers recoupe la tienne, n'hésite pas à écrire même si c'est mal payé ou pas du tout.

    DK. - Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie au contraire sur chaque instant, car chaque instant participe de l'éternité, surtout vers la fin.

    DK. - Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie également sur l'éternité, car c'est sous l'horizon de la mort qu'on écrit de bons livres, dont l'éternité est la plus féconde illusion.

    DK. - Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.

    JLK. - Affirmer que "seuls les imbéciles sont contents" est une imbécillité comme nous en proférons tous à tout moment, mais il est vrai que l'insatisfaction est bonne conseillère, sans qu'on en fasse un procès du destin -un jeune écrivain n'a de destin que devant lui.

    DK. - Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

    JLK. - C'est ça mon poney: tu es un élu. Il y a aussi des peuples élus. Et des sentences réversibles aussi creuses dans un sens que dans l'autre.

    DK. - Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

    JLK. - Cette question de la trahison est délicate, parfois insondable. Dis-moi qui te dit que tu as trahi et je te dirai pourquoi il le dit. Ce n'est pas justifier du tout la trahison. C'est s'interroger sur la complexité humaine, à quoi s'attache la littérature. Iago en est un modèle, mais il en est mille autres aux motifs que la morale pourrait justifier parfois au dam des prétendus "fidèles".

    DK. - Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».

    JLK.- Marcel Proust dit à peu près que le génie est une affaire d'obstination, où l'esprit de suite est requis jusqu'à la bêtise. Tu peux écrire tout le temps sans écrire rien, ou progresser en t'abstenant: peu importe. L'esprit de suite est une fidélité fondamentale à ton "noyau". Tout le reste vient "après" ou "avec" mais ça viendra...

    DK. - Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.

    JLK. - Méfie-toi, Maxou, des préceptes et autres sentences dénués d'exemples. Qui sont ces gens "qui paient cher leur inconséquence" ? Et quel genre d'inconséquence ? Méfie-toi des abstraits !

    DK. - Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.

    JLK. - Remarque aussi que les conseils en disent souvent plus sur les conseillers que sur les conseillés.

    DK. - Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.

    JLK. - Là c'est la porte ouverte qu'on enfonce ! Mais il est vrai que cette question du relativisme est fondamentale à l'ère du nivellement généralisé - autre "généralité". Donc entendons-nous sur les notions de relativisme, de hiérarchie et de valeurs. À bas les généralités convenues !

    DK. - Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.


    JLK. - L'écrivain est un caniche, me disait le délicieux Marian Pankowski. Qu'il y ait donc, derrière la haie, un prince ou une accorte jouvencelle lui promettant un biscuit: il jappe et sautille. Quant à ne rien faire pour mériter quoi que ce soit, c'est encore la vanité qui parle. Restons purs: ce genre de postures...

    DK.- Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.

    JLK. - Tu m'intéresses, Maxou, parce que tu écris dans plusieurs langues à la fois, que la tienne rassemble en bouquet. Cette idée selon laquelle le bassa (auquel tu n'emprunte que des bribes d'expressions) ou le suisse allemand (dont les téléphones de ma mère m'ont éloigné à sept ans) seraient la meilleure langue du monde est une posture provinciale et finalement assez snob. On sourit déjà quand Sollers déclare que la langue française est la meilleure du monde. Et qui ne se contenterait que d'une langue ?

    DK. - Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.

    JLK. - Une fois de plus, ces balancements dialectiques entre "le pire" et "le meilleur" nous ramènent à la rhétorique binaire débile du BONUS et MALUS...

    DK. - « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)

    JLK. - À quinze ans la parole biblique "les tièdes, je les crache" me bottait pas mal. Mais une digne maîtresse de piano, bien des années avant, m'avait déclaré un jour en penchant son chignon de mon côté: "Et maintenant, jeune homme, nous allons mettre les nuances"...

    DK. - Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.

    JLK. - Quels princes mon zoulou ? T'as déjà vu des princes ? Et pourquoi cette servilité ? Pour obtenir une subvention d'un fonctionnaire de la culture ? Non mais cette pensée est celle d'un valet !

    DK. - Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.

    JLK. - La question de la présomption liée à un mimétisme social doit-elle t'inquiéter au moment où tu commences une "carrière" ? Encore heureux que ton bon sens hérité de ta mère te préserve de ces gesticulations.

    DK. - Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.

    JLK. - Là, je sais que tu ne risques rien. La littérature des pays nantis devient de plus en plus "socialement inutile", c'est pourtant vrai, mais il y a plus grave puisque la littérature est irréductible à la notion sociale d'utilité

    DK.- Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».


    JLK. - Parie au contraire pour l'utilité fondamentale de ta littérature, sans penser à "la société" ou juste "par moments".

    DK. - Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.

    JLK. - Pense au contraire que tu es un membre aussi utile de la société que le Top Manageur Daniel Vasella qui ne lira pas ton livre.

    DK. - Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.

    JLK. - Cette idée des "insectes nuisibles" ressortit à plusieurs idéologies et n'a plus à nous intéresser qu'en tant qu'entomologistes de la langue de bois ou de fer. Matière intéressante pour un écrivain.


    DK. - Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des riches.

    JLK. - Cela m'amuserait de te voir te mettre au sonnet. C'est une discipline rigoureuse qui vaudrait la peine de sacrifier quelques heures de zumba.


    DK. - Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.


    JLK. - Le président français de droite Georges Pompidou avait une bonne connaissance du mètre poétique, de même que le Président français de gauche François Mitterrand.

    DK. - Aie en toute chose ton avis propre.

    JLK. - On croit souvent que son avis est d'origine avec brevet déposé, alors qu'on l'a emprunté à tel ou tel qu'on admire ou qu'on aime bien. Quant à être tout à fait personnel, ça peut venir mais pas forcément. Beaucoup se fondent dans la masse, opinent du chef et du sous-chef, mais n'en pensent pas moins parfois.

    DK.- Ne donne pas en toute chose ton avis. C’est à toi que les mots coûtent le moins.

    JLK. - Montaigne donne son avis sur pas mal de choses, et c'est à lui que les mots coûtent le plus, même si le problème n'est pas là. Donc ne crains pas de lire Montaigne, mais la phrase de Pascal est également digne d'attention, dont chaque mot coûte aussi "le plus". Quant à ceux à qui les mots coûtent le moins, ils opposeront l'un et l'autre, ou joueront Camus contre Sartre.

    DK. - Tes mots n’ont pas de prix.

    JLK. - C'est le genre d'assertion qui peut te ramener au relativisme aussi bien tempéré qu'un clavecin. Au demeurant, tes mots méritent peut-être un prix, mais n'y pense pas...

    DK. - Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?

    JLK. - Si la nation te demande poliment de monter sur le podium pour le prochain discours de la Fête nationale du 1er août, vas-y petit.


    DK. - Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.


    JLK. - Que signifie d'être "en face" ou "au-dessous" de l'opposition. Je ne sais pas. Et quelle opposition, à quel moment, comment ? Tout ça relève de la posture et non de la position.

    DK. - Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.

    JLK. - Quel pouvoir et quels princes ? Et quel "au-dessus" ? La princesse bantoue se sent-elle au-dessus du "vacabon" des gadoues ?

    DK. - Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.

    JLK. - Ce qu'il y a de terrible avec le "politiquement correct", c'est qu'il soit si souvent moralement correct sans engager le moins du monde.

    DK. - Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.

    JLK. .- Mais bon sang, comment envisager le juste chemin d'un écrivain sans attention à toute forme d'injustice ?

    DK. - Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.

    JLK. - Garde en mémoire tout ce que les autres t'ont réellement appris et laisse ta mémoire filtrer ce que tu apprendras aux autres sans rien oublier de ce qui compte.

    DK. - Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.

    JLK. - Là encore le cher Danilo mélange tout, même si Vaclav Havel reste un bon ou un mauvais écrivain comme il a été un bon ou un mauvais chef d'Etat. Pour le magma il n'y a pas de règle. L'atelier de Bacon ou les carnets de Dostoïevski ne sont pas des modèles d'école.

    DK. - Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.

    JLK. Suis leur regard: ils vont tous être d'accord! Je sais que tu n'aimes pas ça, moi non plus.

    DK.- Ne sois pas l’écrivain des minorités.

    JLK. - Et pourquoi pas si tu leur échappes ? Et pourquoi pas l'écrivain des majorités si tu leur échappes ?

    DK. - Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.

    JLK. - Il y a en effet des assimilations visqueuses, mais il en est d'autres joyeuses, mais nous parlerons un soir de la notion de communauté ou de l'écrivain "bon génie de la Cité".

    DK. - N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.

    JLK.- Cela signifie-t-il qu'il ne faut pas écrire pour aucun lecteur ?


    DK. - N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.


    JLK. - Cette notion d'élite est en général un faux-fuyant, soit pour flatter la médiocrité, soit pour se sentir au-dessus du "commun". Le mieux serait d'éviter toute démagogie et toute "cible" sociale quand on écrit.

    DK. - Ne pense pas à la mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.

    JLK. - La mort n'existe pas comme objet de pensée mais elle se vit de phrase en phrase et c'est ce noir qui rehausse les couleurs de nos pages.

    DK. - Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.

    JLK. - L'expression "sottises de professeurs" est ce qu'on peut dire un "argument massue". Quant à l'immortalité de l'écrivain, c'est une métaphore de plus et ce que j'appelle une "illusion féconde". Disons qu'à ce taux-là Homère résiste au temps plus que les pyramides de crânes de Tamerlan.

    DK. -Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.

    JLK. - Le comique est par essence lesté par le sérieux du tragique. D'Aristophane à Shakespeare, via l'Afrique du pleurer-rire.

    DK. - Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.

    JLK. - Quand tu voudras dire le plus tragique de la vie, tu écriras une comédie. C'est en tout cas ce que Brecht conseilla au poète algérien Kateb Yacine.

    DK. - Ne sois pas bouffon de cour.

    JLK. - Si ta cour est faite des commères de Douala, je n'ai pas de conseil à te donner mais je sais que tu t'en tireras...



    DK. - Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.


    JLK. - Comme je t'ai vu hausser les épaules au défilé des Grands Mots, aucun souci pour toi !

    DK.- Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.

    JLK. - J'aimerais bien t'aider à admettre que tu vaux mieux que tu ne crois, mais faut aussi que je me soigne, et les Boyards on les fume sur le trottoir...

    DK. - Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.

    JLK. - Là, ne jurons de rien sans savoir de quelle idée il s'agira. Chacun est facilement d'accord avec Brassens quand il refuse de "mourir pour des idées", mais qui sait ce qui nous attend sous le masque de "l'idée" ?

    DK. - Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.

    JLK. - Là encore, non confronté à l'épreuve, le mépris reste en somme platonique.

    DK. - N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.

    JLK. - Sinon que serait-ce que le don de sa vie ?

    DK. - N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce que tu écris pour la fête fait jubiler ?

    DK.- N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.

    JLK. - Si le panégyrique est mérité et joliment tourné, tu ne regretteras rien que d'être jalousé par ceux qu'ombrage toute forme d'admiration.

    DK. - N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.

    JLK. - Tout dépend là encore de qui on appelle héros. Mais si le héros le mérite vraiment, pourquoi pas ? Et puis le genre littéraire de l'oraison funèbre peut être renouvelé - je vois bien un rap à Sankara...

    DK.- Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.

    JLK. - Non: si tu ne peux pas dire la vérité: dis que tu ne peux pas dire la vérité. Enfin c'est ça qu'il faudrait, n'est-ce pas ?

    DK. - Garde-toi des demi-vérités.

    JLK. - C'est ce qu'on appelle une demi-vérité.

    DK. Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce n'est pas une agitation hyper-festive du genre actuel qui n'a plus rien de la fête ?


    DK. - Ne rends pas service aux princes et aux boyards.


    JLK. - Pourquoi parler de "boyards" et de "princes" à propos des apparatchiks d'une dictature populaire ? Tout cela n'est-il pas trop littéraire en somme ?

    DK. - Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.

    JLK. - Tu vois le jeune écrivain "demander service" au Politburo ?

    DK. - Ne sois pas tolérant par politesse.

    JLK. - Et ne craignons pas d'être impolis par souci de tolérance.

    DK. - Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».

    JLK. - Défendons au contraire la vérité à tout prix, même en présence de ce que nous croyons un imbécile.

    DK.- Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas.

    JLK. - Bah, tout ça va de soi, même si ça se discute.

    DK: - « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )

    JLK.- Quand ils sont signés Karl Popper, ces truismes prennent du galon à ce qu'il semble.

    DK. - « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)

    JLK. - Bis repetita. Quand j'admets que tu as raison, Maxou, je dois craindre de croire que le Cameroun et les Pâquis ont également raison. Laissons là ces poppers !


    DK. - Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».


    JLK. - Quand tu m'as taxé d'ignorance à propos de ton pays, et que j'ai raillé la tienne à propos du mien, nous aurions donc dû cesser de discuter ? Mais quelle étrange maïeutique que celle de cet écrivain pourtant excellent quand il cesse de prêcher !

    DK. - N’aie pas de mission.

    JLK. - La Suisse t'a chargé d'une mission au Katanga et tu l'a remplie en grappillant mille observations "hors mission". T'en priver eût été une démission d'écrivain.



    DK. - Garde-toi de ceux qui ont une mission.



    JLK
    . - Garde-toi plutôt de toute démission.

    DK. - Ne crois pas à la « pensée scientifique ».


    JLK. - Ne crains pas de lire Bacon et Hobbes et Descartes et Spinoza et Leibniz qui ajoutent tous plus ou moins à la poésie de la connaissance qui n'exclut ni la pensée magique ni le syncopé anglo-nègre ni le baroque italien ni l'art du haï-ku.

    DK. - Ne crois pas à l’intuition.


    JLK
    . - Tu devines, comme tu es devin, que ce conseil serait le plus stupide de Danilo Kis s'il traduisait effectivement sa pensée alors que ses livres disent tout le contraire et nous le font vivre.

    DK. - Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.

    JLK. - Un très cher ami de haute spiritualité m'a reproché, de son vivant, de n'être pas assez cynique. À savoir: de ne pas me défendre assez d'une société globalement dominée par le cynisme. Il y a donc cynisme et cynisme. L'important est de ne pas perdre son âme, ce que j'appelais "le noyau".
    DK.- Evite les lieux communs et les citations idéologiques.


    JLK.- Et voilà qu'on retombe dans les lieux communs !

    DK. - Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.


    JLK
    . - Chose facile. Plus difficile est de distinguer la part du génie et de la servilité chez un grand écrivain adulé et vilipendé pour les mêmes mauvaises raisons.


    DK. - Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.


    JLK. - Auquel cas il faudrait renoncer à comprendre une kyrielle d'écrivains égarés, à travers l'Histoire, dans les labyrinthes de l'idéologie et de la politique...

    DK. - Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.

    JLK. - Tâchons plutôt de voir en quoi Sartre et Camus dépassent, et de loin, la polémique qui les oppose et le dilemme artificiel d'un choix de l'un contre l'autre (façon Michel Onfray), alors que leurs oeuvres respectives ont encore tant à nous dire à divers degrés.

    DK. - Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.

    JLK. - Cette opposition réductrice entre "obscurité" littéraire (le surréalisme, la poésie vague,etc.) et "clarté" est intéressante et vaut la discussion, comme le classement de Tolstoï du coté "diune" et Dostoèivski du côté "nocturne", mais le ton péremptoire du conseiller accuse la faiblesse de l'exclusivisme.

    DK.- Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.

    JLK. - À commencer par l'école du rejet...

    DK. - A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.

    JLK. - Ce refus de la discussion sent terriblement son dogmatisme anti-dogmatique d'époque. Il ya dans le réalisme socialiste, des oeuvres très intéressantes...

    DK. - Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.

    JLK. - Quelle erreur ! Et quel mépris pour "les professeurs" ! Même si beaucoup d'entre eux ont une notion étriquée de "l'engagement", la discussion doit s'ouvrir !

    DK. - Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.

    JLK. - Mais oui, mais oui.

    DK. - Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.

    JLK. - Ce qu'il faudrait au contraire, c'est examiner tranquillement tout ce qui fait différer la Kolyma, et l'ensemble de l'archipel concentrationnaire russe, du plan d'extermination des nazis symbolisé par Auschwitz. On n'envoie pas au diable un ignorant: on discute. On lui fait lire Vie et destin de Vassili Grossman ou les récits de Varlam Chalamov, et déjà l'on voit les différences entre communisme et nazisme, au-delà des similitudes (Grossman les a montrées mieux que personne), après quoi toute la littérature de l'infamie humaine est à explorer, de Primo Levi à Jean Amery ou d'Ety Hillesum RoBert Antelme - des Bienveillantes de Jonathan Littell à la somme consacrée par Hugh Thomas à La Traite des noirs...

    DK. - Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
    JLK. - Bien entendu, mais un jeune écrivain a-t-il besoin de tels conseils ?

    DK. - Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement. « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

    JLK.- Voilà donc, Maxou, les conseils que Danilo Kis, écrivain serbe exilé à Paris, tout à fait estimable quoique par trop adulé par d'aucuns, typique en tout cas d'une certaine intelligentsia de la deuxième moitié du XXe siècle, adressait à un jeune écrivain de son vivant. Je te donnerai ses livres et tu en jugeras. Dans l'immédiat, je me réjouis de notre prochaine revoyure de poulain et de parrain, en te remerciant déjà pour tout ce que tu m'as apporté depuis notre rencontre de l'été 2012. Ma génération, qui est celle aussi de Danilo Kis, considère parfois "ceux qui viennent" avec condescendance. Cette attitude me parait regrettable, même si le "djeunisme" me semble non moins débile. Un certain art de la conversation est à relancer. Or il n'est aucune conversation sans réciprocité...

  • Ceux qui restent aux aguets

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    Celui qui postule qu'un réactif est l'oposé d'un réactionnaire / Celle qui réactive son logiciel de perception panoptique / Ceux qui récusent la pensé cyclique / Celui qui se dresse contre les dominations à commencer par la sienne Etienne / Celle qui se rappelle la réflexion de G.K. Chesterton selon laquelle "le monde est plein d'idées chrétiennes devenues folle" / Ceux qui ont dépassé la conception d'une Histoire hégéliene divinisée / Celui qui oppose sa douceur privée à la "violence accoucheuse de l'Histoire" / Celle qui observe les désarrois du jeune auteur pris entre adulation et lynchage / Ceux qu'ont dit "décideurs" sans savoir de quoi / Celui qui taxe de "rêverie" tout projet constructif / Celle qu'on dit improductive parce qu'elle écrit / Ceux qui se croient plus forts (ou plus malins) de ne plus affirmer quoi que ce soit / Celui qui prend acte du nouveau décentrement du mode / Celle qui n'a guère de nostalgies que la musique n'apaise / Ceux qui se prennent toujours pour le centre du monde dans leur canton parisien / Celui qui est partout chez lui même en Chine / Celle qui "échange" sur Facebook en restant elle-même à ce qu'il semble / Ceux qui s'ouvrent au monde sans quitter leur jardin / Celui qui ne se crispe pas sur ses acquis / Celle qui reste Française jusqu'a bout des ongles et même Parisienne jusqu'au bout des cils / Ceux que la curiosité pousse à tout accueillir en ne sacrifiant rien de leur esprit critique millénaire / Celui qui estime que le soleil des indépendances brille pour tous y compris lui-même / Celle qui observe les ravages du libre marché sur la mentalité de son filleul trader qu'elle tance quand il prétend l'aider à sortir du besoin / Ceux qui font leur miel de l'immatériel / Celui qui conspue tout parti unique y compris celui du Supermarché / Celle qui vitupère sa mère lui recommandant de "profiter" de son séjour à Bandung / Ceux qui fuient les croisières "de rêve" / Celui qui participe à la cyber-révolution sans laisser tomber sa plume d'oie / Ceux qui mutent sans changer de cheval / Celui qui recommande à son fils adoptif les vertus de l'"éthique de l'argumentation" et la cure de phosphate / Celui qui aime trop son pays pour être nationaliste / Celle qui n'aime pas des masses qu'on pense à sa place / Ceux qui se répètent dans la langue d'Adolf Hitler: "Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch", ce qui signifie dans la langue de Boris Cyrulnik: "Où est le péril croît aussi le salut" / Celui qui semblait allergique à toute bonne nouvelle avant de reprendre courage / Celle qui ne se contente pas de "gérer" ses affects / Ceux qu'insupporte la mentalité des retraités revenus de tout / Celui qui s'obstine à croire à la bonté humaine / Celle qui prône le retour à l'empathie / Ceux qui ne célébreront point la mémoire de Schopenhauer, etc.

  • Au fil des jours

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    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie
    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tout coup les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.
    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’Enfant, sans montrer guère d’attention à mes récits de père niaiseux : l’Enfant parlait-il déjà ? L’Enfant s’était-il mis à lire ? L’Enfant écrirait-il bientôt ?
    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.
    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes qui deviendront des tanks et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en crèvera.
    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’Enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.
    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès les aurores n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.
    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’Enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.
    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dè¨s le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur - Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas ou des enfant s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas, les merveilleux nuages…

    (Extrait de L’Enfant prodigue,

    Image : Richard Aeschlimann. L’envers et l’endroit, encre de Chine, 1970.

     

     

  • Fellini l'enchanteur

    cinéma


     

    cinéma« L’art doit être aussi méticuleux que la vie », dit Fellini à propos de la forme artistique la plus proche de la réalité que semble le cinéma, qui requiert précisément, alors, la transformation de la réalité apparente en trompe-l’œil dont la mer de plastique du Casanova est l’un des plus fameux exemples. cinémaLe film intitulé Je suis un grand menteur, dans lequel le Maestro décrit la germination de son art avec une quantité d’exemples vécus sur le plateau, est une belle leçon de choses dans laquelle interviennent, autant que le marionnettiste, ses poupées plus ou moins consentante, du malheureux Donald Sutherland qui semble ne pas être encore revenu du fait d’avoir tant été malmené durant les premières semaines du tournage du Casanova (on sait que Fellini ne pouvait pas l’encadrer…) à Terence Stamp évoquant superbement sa propre expérience, en passant par Giuletta Masina ou Roberto Begnini aux impayables observations.
    Sceptique à l’endroit de tout scepticisme, plaidant pour la disponibilité totale du créateur, médium plus qu’ingénieur trop lucide, Fellini apparaît à la fois en Dieu le Père et en enfant pénétré par son jeu, et le voir travailler avec ses acteurs (la scène de triolisme où il dirige, un regard après l’autre, un geste après l’autre, les caresses des jeunes amants du Satyricon), le voir détailler l’importance absolue de telle couleur ou de telle lumière, le voir cajoler ses gens ou les houspiller, le voir créer son univers apparemment ex nihilo, mais fait de tout ce qui existe et nous traverse, est une fabuleuse démonstration d’attention amoureuse à cela simplement qui est…

    Je suis un grand menteur, film de Damian Pettigrew, fait partie du coffret de 8DVD réunissant 6 films de Federico Fellini: Il Bidone, I Vitelloni, La dolce vita, Juliette des esprits, Prova d'orchestra et Le voce della luna.

  • La paix des sens

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    L’apparition dans la pénombre du sous-bois de l’ammanite phalloïde au gland mauve ne trouble plus Mademoiselle Terrier notre ancienne maîtresse de piano.
    La nostalgie des anciennes élèves de l’école de couture de Plan-les-Ouates que les Italiens sifflaient si joliment à la sortie s’est diluée dans leurs souvenirs des éditions successives du Festival de San Remo, mort avant elles.
    Un docteur Uli Mauser a proposé à son vieil ami le juge Miauton qui lui a avoué qu’il ne « levait » plus, de lui injecter une dose d’un certain produit, mais ce cher Max a répondu qu’il en avait assez du va-et-vient auquel il préfère désormais les films d’animaux.
    Au total on voit un peu de tout : certains se calment avec l’âge, d’autres se découvrent des goûts de vendanges tardives, il y a maints dérivatifs offerts par les académies du soir et les matinées au hammam, les tea-rooms ou les clubs de bricolage - mais à part ça l’on sait encore certains chats le faire à vingt ans en douces volutes, alors pourquoi se gêner ?

  • Ceux qui croient savoir

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    Celui qui écrase les pieds de la danseuse de tout le poids pesant de son prétendu savoir / Celle qui trouve que le récit de la Création en sept jours est poétiquement plus satisfaisant que les approximations scientifiques du Big Bang où on n'était pas de toute façon / Ceux qui se lancent à la figure des arguments qui les défigurent / Celui qui en pleine discussion contradictoire sort son Diplôme autoproclamé / Celle qui affirme qu'en tant que vierge du Zodiaque elle a rarement tort et souvent même raison au point que les scorpions et autres gémeaux n'ont qu'à se la coincer / Ceux qui sont deux dans le même sac pour être nés entre le 21 mai et le 21 juin / Celui qui n'est jamais tout à fait le même ni vraiment un autre en conformité astrale avec le signe des Gémeaux / Celle qui est plutôt du genre Pollux à l'instar de Mariyln Monroe et non du genre Kafka comme était Kafka / Ceux qui marchent à l'intuition et aux souvenirs / Celui qui remet les balances à l'heure / Celle qui ravaude les filets du pêcheur d'hommes / Ceux qui sont experts en science inexacte / Celui qui fait mal aux autres pour le plaisir d'en souffrir / Celle qui relâche ses moeurs sous le pêcher en fleurs / Ceux qui vitupèrent la famille de père en fils / Celle qui se dit complètement radicale au niveau du choix de son look / Ceux qui sont à fond contre les femmes battues ou plutôt pour j'veux dire tu vois ce que j'entends ? / Celui qui renverse tous les tabous y compris les tabourets / Celle que tu aimes même en rêve / Ceux qui pratiquent le plaisir aristocratique de déplaire sans savoir que Baudelaire en est mort / Celui qui va dans le mur en actionnant la sonnette de son vélosolex / Celle qui attrape la grippe dans la rue et fait l'amour au lit / Ceux qui voient l'homme comme un roseau pascal entre deux infinis mal pensants / Celui qui aime bien les gens mais séparément / Celle qui invoque les droits de l'homme en tant que femme / Ceux qui fréquentent les bibliothèques même quand il fait beau, etc.

    Peinture: Robert Indermaur.

  • Dictionnaire

    Lectrice97.jpgIl y a de la rose dans ce bouquet feuillu, donc il y faut fouiner et fouiller délicatement et menu du bout de la langue ou avec doigté, s'entend: du bout de l'ongle au biseau d'un feuillet après l'autre, à détailler tout l'Alphabet. Aussitôt le mot Ambigu fait tituber l'initiale d'Amour dont on sait le nez qui voque, et voici tout un Boucan à l'initiale de Baiser et de Bander ou de Bordel - et Bourdaloue le théologue tance tant alors les mots populaires et déshonnêtes qu'à l'initiale de Censure on les gainera de la Capote à moins que Cocher vulgaire trouve plus comique de les décalotter ou déculotter, aux caprices de l'abécédaire...

    (Extrait de La Fée Valse)

     

     

     

  • Ceux qui partent avec la caisse

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    Celui qui fédère la droite et la gauche helvétiques en proposant la retraite à 60 ans et 72 millions de bonus TVA comprise mais à l'exclusion des classes laborieuses pour qui le travail reste un idéal / Celle qui a constaté sur les radios de Daniel Vasella qu'il avait le coeur à gauche / Ceux qui ont instauré le modèle néolibéral du traître à la patrie méritant / Celui qui a décollé le lendemain du Grounding de la Swissair sur les ailes de ses primes à la faillite / Celle qui céderait volontiers sa place de femme de milliardaire sauf qu'elle est déjà prise / Ceux qui affirment qu'il y a quelque démagogie n'est-ce pas de s'attaquer à des patrons qui certes sont bien payés mais pas autant que s'ils gagnaient le double / Celui qui ne pense pas aux milliers de travailleurs qu'il a fait licencier alors que ce seraient des millions s'ils étaient Chinois qui pourtant travaillent mieux / Celui qui est déçu par ses actionnaires qu'il est tenté de taxer de réactionnaires / Celle qui a toujours pensé que ce Monsieur Vasella ne serait pas là où il est s'il était resté chevrier dans le Piémont ou même contrebandier / Ceux qui se sont fiés aux lois du marché tant qu'elles semblaient marcher mais les temps changent à en croire le fameux économiste Robert Dylan / Celui qui a fait face à la crise en exposant les fesses de ses associés d'ailleurs serrées par la solidarité d'une vraie famille / Celle qui affirme qu'elle partira avec Monsieur Daniel qui lui a promis qu'il se rappellerait d'elle si elle lui faisait signe aux Bahamas / Ceux qui rappellent la parole d'évangile selon laquelle les derniers seront les premiers donc ne regrettez pas d'avoir été virés ou alors c'est que vous êtes de piètres croyants mes pauvres / Celui qui considère que c'est de la délation que d'appeler par leurs noms les vautours financiers genre Hans Kopp ou Marcel Ospel ou Daniel Vasella et pas mal d'autres donc il ne mettra que les initiales sur Facebook / Celle qui estime qu'un grand sportif genre Federer mérite ses millions vu que c'est un grand sportif et qu'il présente bien et ne se dope qu'au Nutella / Ceux qui ne roulent pas sur l'or mais sur les gentes dames qui ont quelque argent / Celui qui n'a jamais mangé de vache enragée ni commis aucune autre faute de goût / Celle qui donne toujours aux riches qui ont l'air si malheureux dans ses soirées de bienfaisance / Ceux qui vous expliquent qu'ils ont tellement trimé avant leur premier million que ça vous donne envie d'en gagner tout de suite deux / Celui qui a constaté que l'égalité n'était jamais comparable d'une classe à l'autre / Celle qui affirme que son conjoint s'est enrichi par le travail sans préciser de qui / Ceux qui roulent tout le monde mais restent infoutus de le faire de leurs cigarettes, etc.

    Image: Friedrich Dürrenmatt, Le banquet du Conseil d'administration.

  • Ceux qui font le bon choix

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    Celui qui n'a aucun choix faute de moyens / Celle qui n'a pas choisi (pense-t-elle) le bon continent pour venir au monde / Ceux qui estiment leur progéniture de premier choix en sous-entendant: nous aussi / Celui qui a choisi d'être plus humain sans le savoir mais ça viendra / Celle qui ne prend jamais la Rolls pour ses visites dans les favellas / Ceux pour qui tout est dilemme genre toubib or not toubib / Celui que l'amicale des manchots a coopté en dépit de ses idées boiteuses / Celle qui a évolué (pense-t-elle) en adhérant au créationnisme pur et dur / Ceux qui ne disent ni oui ni non mais décrient l'irrésoution sensuelle des gastéropodes / Celui qui n'a pas choisi ses parents qu'il aime malgré tout et finira par adopter si ça se trouve au fînal / Celle qui a hésité entre les ursulines et les clarisses pour se retrouver chez les patelines à cornettes / Ceux qui pensent que notre parenté manifeste avec le bonobo explique nos mauvais penchants alors que Lady Dian Fossey affirme au contraire que la bonne nature de celui-là préfigure l'Avenir de la Femme / Celui qui a choisi celle qui prétend maintenant qu'elle n'avait pas le choix / Celle qui a renoncé à la Vodka Wyborowa pour se concentrer sur la traçabilité de la patate russe / Ceux qui ont toujours été incapables de choisir entre leurs enfants qu'ils ont donc renoncé à manger quand ils en avaient l'âge / Celui qui pense que les gens ne sont ni bons ni mauvais mais assez malins pour justifier leurs prétendues bonnes décisions / Celle qui considère que le choix ultime de Sénèque n'en était pas un vu qu'il avait la couteau sous la gorge / Ceux qui concluent qu'à nul n'échoit le choix de ne pas choir / Celui qui aime bien suspendre le débat dans le séchoir avec deux ou trois feuilles d'eucalyptus / Celle qui affirme n'être pour rien dans la décision de son fils Ange-Marie de la Sainte-Croix de faire un apprentissage de sabotier dans les territoires occupés / Ceux qui ont choisi de se taire dans le procès en révision de leur Bonne Conscience,etc.

    Image : Philip Seelen

  • L'amour fou du Bantou

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    Son premier roman, d'une irrésistible vitalité, excelle dans le pleurer-rire. 39, rue de Berne marque la naissance d'un véritable écrivain. Max Lobe sera en signature aujourd'hui au Salon du Livre Sur les Quais, à Morges.


    Les commères de Douala en restent baba ! Les plus fameux caquets du Cameroun viennent en effet d'apprendre, par Facebook, qu'il y aurait en Suisse un jeune homme à la langue mieux pendue qu'elles toutes réunies: une espèce de griot-écrivain dont le verbe aurait la saveur d'une griotte veloutée et piquante. Le conditionnel tombe d'ailleurs puisque la nouvelle est de source "sûre-sûre", émanant de la très fiable AFP, en clair: l'Association des Filles des Pâquis, dont les bureaux se trouvent au 39, rue de Berne, en pleine Afrique genevoise. Or cette adresse est aussi le titre d'un livre écrit par ce prodige de la parlote, du nom de Max Lobe, aussi doué à l'écrit que pour la zumba ! Quel rapport y a-t-il entre un Camerounais de 26 ans bien éduqué, cinquième de sept enfants, débarqué à Lugano son bac en poche et diplômé en communication et management, actuellement en stage à la Commune de Renens, et le jeune Dipita, fils de prostituée aux Pâquis et condamné à cinq ans de prison pour le meurtre passionnel de son jeune ami William ? Le rapport s'intitule 39, rue de Berne, un vrai roman qui saisit immédiatement par sa densité humaine, la présence vibrante de ses personnages et l'aperçu de ce qui se passe en Afrique ou à côté de chez nous. De sa cellule de Champ-Dollon, Dipita raconte sa vie de garçon pas comme les autres, marqué en son enfance par les discours de son oncle Démoney. Rebelle très monté contre "papa Biya", le Président qu'il appelle "la Barbie de l'Elysée", l'oncle vitupère les magouilles du régime et le délabrement de la société, tout en recommandant à son neveu de ne pas se comporter à l'instar des hommes blancs qui pleurent comme des femmes et font de "mauvaises choses" entre eux. Or le même oncle, qui est à la fois le frère et le "papa" de Mbila, la mère de Dipita, n'a pas hésité à vendre celle-ci à des "Philanthropes-Bienfaiteurs" affiliés à un réseau international de prostitution, jusqu'à Genève où la jeune fille de 16 ans, abusivement vieillie sur son (faux) passeport, doit racheter sa liberté en payant de son corps. Dans la foulée, elle se fait engrosser par le chanteur-maquereau d'un groupe fameux, qui la pousse ensuite à conclure un mariage blanc avec un Monsieur Rappard spécialisé dans ce trafic lucratif. Pour faire bon poids, Mbila fourguera aussi de la cocaïne avec la complicité (de mauvaise grâce) du jeune Dipita. Enfin, cerise sur le gâteau, celui-ci, bravant les mises en gardes de son tonton, tombera raide amoureux d'un beau blond qui n'est autre que le fils du (faux) mari de sa mère. Glauque et compliqué tout ça ? Nullement: car Mbila, malgré ses humiliations atroces et sa colère contre son frère-papa, est aussi gaie que son fils est gay. Celui-ci garde par ailleurs respect et tendresse pour son oncle et sa tante Bilolo (la famille africaine, bien compliquée à nos yeux, reste sacrée), même si c'est chez les Filles des Pâquis, héritières d'une certaine Grisélidis, qu'il trouve refuge affectif et formation continue en toutes matières, y compris sexuelle.

    Une langue-geste

    Notre grand Ramuz a fondé une langue-geste, qui travaille au corps toutes les formes de langage. Loin d'aligner les expressions locales, le romancier a forgé un style qui suggère les pensées et les émotions autant par les gestes de ses personnages que par leurs paroles. C'est exactement la démarche qu'on retrouve chez Max Lobe, qui ne sait rien de Ramuz mais a lu Ahmadou Kourouma et Henri Lopes et réussit à capter, dans son récit de conteur, des expressions souvent drôles mais plus encore significatives du doux mélange des cultures. Dans la bouche de l'oncle Démoney, le "cumul des mandats" devient "cumul des mangeoires". Dans celle de Dipita, le derrière rebondi de Mbila devient "cube magie". Et les mots de bassa ou de lingala y ajoutent leur son-couleur: le ndolo pour l'amour, le mbongo pour l'argent, notamment. Max Lobe a écrit 39,rue de Berne avec son sang et ses larmes, et sa joie de vivre, sa générosité, son élégance intérieure, sa tristesse ravalée, son incroyable sens du comique fusionnent dans un livre plein d'amour pour les gens et la vie. Le portrait (en creux) de Dipita est des plus attachants, et celui de Mbila bouleversant. La présidente de l'AFP, une digne dame Madeleine, a décerné au livre un prix spécial en matière d'observation. Et les commères de Douala se feront un plaisir de dérider les vertueuses Dames de Morges si celles-ci froncent le sourcil. Chiche que Calvin se mette à la zumba!

    Zap04.pngMax Lobe. 39, rue de Berne. Zoé, 180p.
    Cet article est à paraître dans le quotidien 24 Heures, ce mercredi 23 janvier.




    Max Lobe en dates



    13 janvier 1986.. Naissance à Douala, 5e de 7 enfants.

    2004, Après un bac à Douala, arrivée en Suisse.

    2008. Bachelor en communication à Lugano.

    2009. Prix de la Sorge sur manuscrit.

    2010. Mort de son père. 2011. Parution de L'Enfant du miracle, récit. Master en management.

    2012. En septembre, participe au Congrés des écrivains francophones de Lubumbashi sous l'égide de Présence suisse.
     

  • Ceux qui planifient

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    Celui qui note tout ce qu'il doit faire ce matin qu'il finira cet après-midi ou demain s'il pense à le noter / Celle qui est jalouse du plan de carrière de sa bru Mathilde qui risque en plus de faire ombrage à son fils actuaire chez Lampion / Ceux qui ne sont pas nés où ils auraient dû en fonction de leur sentiment très sang bleu de l'existence en tant que telle / Celui qui a programmé ses fils en fonction d'un rendement maximum immédiat et d'un retour sur investissement garanti / Celle qui négocie ses ballots de nippes aux moukères des quartiers d'Alexandrie investis par la nouvelle émigration et même au-delà et qui reconnaissent en tout cas que ces jeunes Chinoises triment plus dur que les frères musulmans et compagnie / Ceux qui ont organisé le défilé pilpoil sans prévoir que la princesse noire perdrait les eaux dans la Rolls blanche / Celui qui tire des plans sur la commère / Celle qui ne t'avait pas prévu au programme ni que ton Prix Nobel de chimie l'obligerait à un déplacement à Stockholm où le soleil se couche (dit-on) à point d'heures / Ceux qu'on a triés sur le volet d'aération sans tenir compte de l'odeur de friture / Celui qui a inscrit un grand B sur son organigramme sans préciser à sa secrétaire Betty Boop si c'est le jour de Bettina ou de Bianca l'Américaine ou encore de sa Babouchka à pelisse de ragondin / Celle qui fait des réussites entre deux parties d'échecs / Ceux qui ont pris des tas de résolutions en janvier et c'est déjà mi-février autant dire que Pâques se pointe et faudra caser un Noël de famille en août vu qu'en décembre ils sont tous à Benidorm ou Cancun / Celui qui t'explique qu'au niveau stratégie on va viser les têtes de gondoles / Celle dont le récit fumant de couguar va faire un méga tabac / Ceux qui n'avaient pas prévu de sortir avant que les majorettes leur fassent un tel rentre-dedans qu'ils les suivent à la Buvette, etc.

  • Un amour plus fort que la mort

     


    Sokourov1.JPGMère et fils, un chef-d’œuvre d'Alexandre  Sokourov


     


    Mère est fils est à mes yeux, ces jours, le plus beau film du monde. Dès le premier imperceptible mouvement animant, à la surface de l’écran, deux visages comme confondus puis se distinguant, de la mère mourante et de son fils, qu’on dirait les deux figures écrasées puis se levant lentement, d’un grand tableau de maître ancien entre Rembrandt et Le Greco, dès le premier souffle du premier mot, suivant une lointaine musique égrenée par le ciel, du Schubert il me semble, dès le premier murmure du fils racontant son rêve à sa mère, qui lui dit ensuite qu’elle a fait le même rêve que lui, dès le premier d’une série de longs et lents plans-séquences se suivant sous la même lumière intemporelle et tout intime, le dedans et le dehors s’ouvrant l’un à l’autre, s’instaure dans Mère et fils une atmosphère qu’il faut bien dire sacrée, et sacré chaque geste comme d’un rituel, sacrée la relation liant le fils à la mère qui deviennent ici tous les fils et les mères et les pères et les filles.


    Sokourov2.JPGMère et fils est un poème d’amour et une suite de tableaux empreints de toute la beauté et de toute la douleur du monde, c’est une traversée de toutes les saisons de la vie, du printemps à la fenêtre à l’hiver du corps, c’est la traversée de l’immense nature silencieuse et indifférente, juste délimitée par la familière fumée d’un train à vapeur et de son sifflet au loin, par un jeune homme portant sa mère comme pour lui montrer une dernière fois le monde et la montrer au monde dans le même mouvement.


    Sokourov20.JPGSokourov24.JPGMère et fils est l’œuvre d’un admirateur des maîtres anciens qui ont dit toute la profondeur en surface, sans artifice de perspective ou d’autres trucs optiques, d’Uccello au Greco, et toute l’épaisseur de la chair et du temps à plat sur la toile, de Rembrandt à Goya, avec la sfumato romantique d’un Caspar David Friedrich qui rappelle l’élégie de l’âme russe, à dominantes de verts éteints et de gris cendreux, de roux et de blanc. Et la musique , et les sons, la musique des voix et du vent qu’on dirait de la mer et qui fait onduler les champs, la musique du monde va son chant qui se mêle ou se démêle du chant des images, puis c’est la mort et les larmes, l'absolu désarroi, et le chant reprend, le cri redevient murmure du fils qui sait qu’il n’est séparé de sa mère que le temps d’accéder à l’autre côté du miroir…


     


    Alexandre Sokourov. Mère et fils. DVD Potemkine. Suppléments extrêmement intéressants, avec des interviews du réalisateur portant, notamment, sur la peinture, la musique et le montage.     


    Un chapitre magistral du dernier livre de Georges Nivat, Vivre en Russe, paru aux éditions L'Age d'Homme, est consacré à l'oeuvre de Sokourov. 


     

  • Le cancer qui ronge l'islam

    Littérature,politique,islamQuand Federico Camponovo s'entretenait avec Abdelwahab Meddeb, après la flambée de violence liée aux caricatures de Mahomet. Où l'on voit que le serpent intégriste continue de se mordre la queue... 
    «L’intégrisme est un cancer qui ronge l’islam. » Le diagnostic est signé Abdelwahab Meddeb, écrivain et professeur franco-tunisien qui, de Paris où il vit, appelle inlassablement ses frères musulmans à se libérer de leurs chaînes coraniques.
    Il a des yeux d’un bleu doux et profond, il est d’une érudition infinie et son propos ne trahit aucune inquiétude. Pourtant, dans Contre-prêches, son dernier livre, Abdelwahab Meddeb, professeur de littérature comparée à l’Université Paris-X-Nanterre, se met une nouvelle fois en danger. En repartant au combat contre le cancer intégriste dénoncé en 2002 dans La maladie de l’islam, une religion dans le berceau de laquelle, dit-il, la «violence a été déposée». Pour asphyxier le fanatisme, résume Meddeb, «l’islam doit s’adapter à l’Europe, et non le contraire. »
    — Comment interprétez-vous l’ampleur des protestations suscitées par les caricatures de Mahomet et les propos du pape sur l’islam et la violence?
    — Je ne supporte pas cette réaction épidermique. Ce prurit de la victimisation me scandalise et me révolte, parce qu’il est pour moi le révélateur de l’état de l’islam, d’où je proviens. Un signe de faiblesse, comme si nous avions désormais à faire à une bête blessée qui se débat sans parvenir à soigner ses plaies.

    — Vous avez toujours dit que la violence est dans l’islam. Ces réactions sont donc normales.
    — Pas exactement. La violence est dans l’islam comme dans la Bible, pas moins mais pas davantage. En revanche, la dimension guerrière de la Bible a, elle, été totalement neutralisée au fil des siècles. Dans l’islam, le même processus a commencé mais il a été interrompu, et c’est le pire qui est venu après. Avec la volonté de se distinguer de la culture dominante, je veux parler de la culture occidentale, de réagir au nom d’une différence. C’est la pire lecture qu’on pouvait faire du Coran pour mobiliser les exclus et les damnés.
    — Pour vous, tout n’est donc qu’une question de lecture des textes, d’interprétation?
    — A l’évidence. Comment voulez-vous qu’il en soit autrement?

    — Dans une interview à Die Zeit, vous avez pourtant affirmé que «la violence a été déposée dans le berceau de l’islam».
    — Je vous le répète: comme dans la Bible! Et pas dans le berceau: dans la lettre fondatrice. Dans le Coran, nous avons des versets très violents, et d’autres qui sont tout le contraire.
    — Soit. Mais pourquoi donc le «verset de l’épée» triomphe-t-il du «verset de la tolérance» ou de celui de «pas de contrainte en religion»?
    — C’est une lecture, encore une fois! L’un des problèmes majeurs que connaît l’islam, ce sont les concessions que l’islam officiel est en train de faire à son interprétation islamiste. C’est ce genre de concession, par exemple, qui a abouti à l’universalisation du voile. Peu de gens savent qu’après la conférence du pape à Ratisbonne, sans doute un peu trop longtemps après, d’ailleurs, trente-huit docteurs de l’islam, et non des moindres, on écrit une lettre de conciliation au Saint-Père, pour lui dire qu’ils acceptaient ses regrets mais surtout, surtout, pour l’assurer, par exemple, que le verset «pas de contrainte en religion» n’était pas abrogé. Les islamistes, eux, s’appuient sur la seule interprétation violente qui l’abroge pour annuler les quarante-neuf autres qui affirment sa permanence.
    — Pourquoi l’islam officiel fait-il des concessions aux islamistes?
    — L’islamisme triomphe en raison de l’incompétence des esprits et des échecs des Etats. Il faut aussi rappeler la responsabilité des États-Unis, de leurs alliés arabes et d’Israël dans cette émergence. A un moment donné, ces concessions ont constitué une véritable stratégie politique: pour casser des tendances nationalistes, de gauche, révolutionnaires, on a joué la carte de l’islamisme. Je vivais en Tunisie à l’époque où les étudiants étaient tous soixante-huitards et maoïstes. Pour les briser, on a jeté le pays dans les bras de l’islamisme, avec les conséquences que l’on sait.
    — Vous semblez profondément pessimiste. Pensez-vous néanmoins que la culture européenne parvienne, un jour, à féconder l’islam?
    — L’islamisme n’est pas une fatalité, et je ne démissionnerai donc jamais. Jamais je ne cesserai de rappeler qu’une construction tout à fait opposée a été proposée: celle, justement, de l’origine occidentale de l’islam. Tout ce qui a été fait de grand dans l’islam, absolument tout, a été fait par des emprunts à d’autres cultures. La théologie, la philosophie, la grammaire, la logique, tout cela, sans de multiples emprunts à la culture grecque, n’aurait jamais existé.
    — Concrètement, sera-t-il possible de réconcilier l’égalité et la lettre coranique? Je pense au statut des femmes, au port du voile…
    — Dans l’affaire du voile, je vais encore plus loin. Nous avons de nombreux textes, écrits en langue arabe, particulièrement en Égypte, mais en d’autres langues aussi, qui ont prôné le dévoilement des femmes et qui ont été suivis d’effet. Encore une fois, le retour du voile est dû à cette construction d’une identité, avec les matériaux de l’islam, destinée à se différencier de l’Occident et à le combattre.
    — A propos de différences, la Suisse doit-elle laisser s’ériger des minarets sur son territoire?
    — Si l’on veut être démocrate, et donc favorable à la liberté de culte, je répondrais oui. Encore faut-il que l’Etat puisse garantir la qualité de la formation des imams qui officieront dans ces mosquées. Je suis pour un islam européen: pourquoi donc construire ici des minarets conquérants? Pourquoi ne pas inventer une architecture européenne des mosquées, en confiant leur construction à Mario Botta, à Jean Nouvel? Ce serait la meilleure façon de contrer les intégristes et leur stratégie d’occupation, de conquête et d’adaptation à la situation démocratique européenne. Vous en avez un exemple en Suisse, avec les frères Ramadan…
    — Vous qui avez enseigné à Genève, que pensez-vous d’eux?
    — Ils attribuent à leur grand-père, fondateur des Frères musulmans, un rôle de réformateur, alors que c’est lui qui a fait de l’islam une idéologie de combat contre la dominance occidentale. Cela dit, le discours de Tariq Ramadan me semble être en train d’évoluer. Est-ce une évolution tactique ou authentique? Je n’en sais rien. Dans le même temps, il ne semble pas avoir rompu avec son frère Hani qui, lui, ne fait aucune concession. Dès lors, si c’est le cas, on est en droit de penser qu’ils sont les deux faces d’une même pièce.
    — Dans Contre-prêches, vous allez jusqu’à évoquer la possibilité d’user de «pressions guerrières» pour réformer l’islam.
    — Vous savez peut-être que je n’étais pas contre l’intervention américaine en Irak. Ce que je trouve catastrophique, en revanche, c’est que personne n’a songé à ce qui allait se passer après, à l’avenir. Mais j’ai la conviction profonde qu’il faut être très ferme, jusqu’à l’exercice des armes, sur la défense des principes. Je me méfie terriblement du culte de la différence: je ne respecterai une différence, quelle qu’elle soit, et c’est important dans le discours sur l’islam, qu’à la seule condition que je puisse voir en elle des éléments de partage avec ma propre identité.

    — Vous arrive-t-il d’avoir peur?
    — Des proches me mettent en garde, me disent d’être prudent. Je ne suis pas très courageux, je suis même plutôt couard, mais je ne peux pas les entendre. Aujourd’hui, face au péril qui menace une civilisation, une culture, comment voulez-vous que je me taise?


    PROPOS RECUEILLIS À PARIS PAR FEDERICO CAMPONOVO

    Vient de paraître: Abdelwahab Meddeb. Contre-prêches. Seuil, 2006.


    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 22 décembre 2006.

  • Ceux qui gagnent au change

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    Celui qui épile sa canne de golf / Celle qui négocie son transit céleste / Ceux qui sifflent la bouteille à l'encre / Celui qui joue aux dominos avec la Chancelière de l'échiquier / Celle qui s'assied sur le protocole à pieds Louis XVI / Ceux qui font installer l'électricité dans l'arbre à pain / Celui qui fait des avances à sa cousine arriérée / Celle qui marche comme sur des fourmis stressées / Ceux qui travaillent dans les Ponts Déchausssés / Celui qui devance les avances de la veuve de l'arrière-droit libero / Celle qui recommande à son frère Horace de se montrer coriace avec sa nouvelle épouse au motif qu'une femme "ça enferme" / Ceux qui ont mis la maison du (prétendu) muet sur écoutes / Celui qui s'invente un passé radieux avec père au foyer et mère supérieure / Celle qui croit que tout peut s'acheter même l'humeur du pitbull Killer / Ceux qui racontent des choses du vieux temps aux pendules qui s'en balancent / Celui qui tient un bric-à-brac d'idées reçues / Celle qui se prend un coup de griffes du porte-parapluies à pattes de lion / Ceux qui ne revendront jamais leurs trésors de mémoire / Celui qui transmet les nouvelles aux poulpes sur Radio Calamar La Première / Celle qui a un coeur d'or sous son parler brodé / Ceux qui fêtent l'entrée au couvent du moniteur d'auto-école à Panhard bleu ciel et fort en cour chez Monseigneur l'évêque Glapion / Celui qui lit la Bible en secret pour ne pas être collé si jamais / Celle qui parle à la bombe d'eau à l'insu des jattes susceptibles / Ceux qui ne prennent pas ombrage des lumières du cirque / Celui qui est né avec les oreilles raides de Calvin qu'il a assouplies au yoga / Celle qui estime que sa fille Honorine sait trop de choses et par exemple ce que font les roses pour se reproduire / Ceux qui ont lu trop de livres dont on ne parle même pas à Toulemonde en parle / Celui qu'on a pris pour une mangouste quand il a fui du fourré d'où il épiait les baigneuses en tenue légère / Celle qui se mire dans le miroir à trois faces du Père et du Fils et de la veuve de Christophe Colomb dite la Colombe de la Paix / Ceux qui ont d'autres mémoires que les autres / Celui qui a une mémoire à tiroirs secrets dont il ignore où sont les clefs / Celle qui a la mémoire involontaire des membres amputés / Ceux qui reçoivent la Présidente de l'Union des Mères Conséquentes avec le raki requis, etc.

    Image:Philp Seelen

  • Salamalec à Rafik

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    Les derniers événements survenus en Tunisie me rappellent notre voyage, avec Rafik Ben Salah, en juillet 2012. L'écrivain tunisien établi en Suisse vibrait alors de joie mais aussi de pessimisme. Nous pensons beaucoup, ces jours, à lui autant qu'aux siens, à Tunis, et à tout son peuple...

    Rafik Ben Salah est un auteur d’origine tunisienne, venu en Suisse via la Sorbonne et établi depuis une vingtaine d’année dans le bourg de Moudon, dans le canton de Vaud, où il enseigne. Il a signé de nombreux livres qui lui ont valu, parfois des menaces de mort de la part de ses compatriotes. Neveu d’un ancien ministre de Bourguiba qu’Edgar Faure disait « ministre de tout », et qui a été chassé avant d’échapper de justesse à la peine de mort, Rafik a commencé par aborder la politique dictatoriale menée en Tunisie, dans ses deux premiers livres (Lettres scellées au Président, puis La prophétie du chameau), avant de traiter plus largement de ses répercussions sur la vie quotidienne, et notamment en décrivant la vie des femmes par le détail, dans Le harem en péril, Récits de Tunisie ou La mort du Sid. Ben Salah a vu de près ce que l’homme fort de la Tunisie a fait de ceux « dont le rôle serait d’agir », puisque sa propre maison fut surveillée pendant des mois, avant que des pressions extérieures n’obtiennent la commutation de la peine de mort prévue pour son oncle en travaux forcés… Tout à l’heure Rafik Ben Salah parlait de l’analphabétisme de sa mère, qui a été sciemment maintenu du vivant de son grand-père, après la mort duquel les tantes plus jeunes de l’écrivain se sont lancées dans les études. «Mais que font-elles donc à l’école ? » demandait la mère de Rafik. Et d’évoquer son rôle d'écrivain, consistant à donner une voix à tous ceux qui en étaient privés, et à trouver une langue particulière pour traduire le « sabir » de ceux qui ne peuvent s’exprimer autrement. Les livres de Rafik Ben Salah sont truffés de ces «détails» que j’évoquais, qui n’ont rien à voir ni avec la couleur locale ni avec ces clichés dramatiques dont les médias font usage, diluant le sens dans le cliché. On se rappelle l’image de la petite fille vietnamienne comme on se rappelle celle du combattant républicain « immortalisé » par Robert Capa durant la guerre d’Espagne, mais ce n’est pas ce genre de « détails » qui m’intéressent. J’utilise le mot détail pour l’opposer aux généralités, mais il va de soi qu’un détail n’est rien sans récit pour le faire signifier. Le conteur Pierre Gripari me disait un jour qu’il ne suffit pas, pour un écrivain, d’avoir des choses à dire : encore faut-il qu’il ait des choses à raconter. De la même façon, Tchékhov répondait, à ses amis qui lui reprochaient son non-engagement politique apparent, qu’un écrivain n’est pas un donneur de leçon mais un témoin et un médium. Si je montre des voleurs de chevaux à l’œuvre et si je le fais bien, je n’ai pas à conclure qu’il est mal de voler des chevaux, déclarait-il. De la même façon, la peinture de la société arabo-islamique à laquelle se livre Rafik Ben Salah n’est en rien une caricature faite pour plaire aux Occidentaux, pas plus qu’elle ne vise à édulcorer la réalité ou à prouver quoi que ce soit. Tant dans ses romans que ses nouvelles, l’écrivain restitue la vie même, comme s’y emploient les nouvelles de Tchékhov, avec une frise de personnages qui sont nos frères humains au même titre que les personnages des Egyptiens Naguib Mahfouz ou Albert Cossery. Si l’on veut savoir ce qu’était la condition du peuple Russe au tournant du XXe siècle, les récits de Tchékhov (le théâtre, c’est un peu différent) constituent un fonds documentaire inépuisable, sans faire pour autant de l’auteur un reporter. Est-ce à dire que les livres de Tchékhov aient eu un rôle « politique » au sens strict ? J’en doute. Mais les dissidents soviétiques ont-ils joué un rôle plus significatif dans l’effondrement du communisme ? J’en doute tout autant, même si l’impact réel de L’Archipel du Goulag aura sans doute été considérable. « Etre là, voir et entendre», voilà ce que Rafik Ben Salah entend défendre...

    La plupart des ouvrages de Rafik Ben Salah ont été publiés par les éditions L'Age d'Homme.

  • Ceux qui savent y faire

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    Celui qui te dit ah bon vous écrivez eh bien ça c'est bien ça occupe moi aussi je fais des bricolages et tout ça / Celle qui se plaint de ce que son conjoint Paul se cantonne dans la métaphysique spéculative alors qu'il reste des pommes à cueillir dans le verger de derrière / Ceux qui ont investi le terrain de la veuve au motif que le défunt leur devait des arriérés / Celui qui visitant la Chapelle Sixtine avec le Groupe des Aînés conclut qu'avec les Japonais c'est plus propre qu'il y a quarante ans quand il est venu avec les Jeunes Paroissiens / Celle qui se demande (en allemand) où le chien est enterré / Ceux qui ont passé l'Occupation à ne rien faire / Celui qui sourit à celle qui le félicite d’écrire parce que ça au moins ça restera / Celle qui estime que l’art conceptuel est un super hobby / Ceux qui ont vraiment tout dans leur villa Regina y compris un coin bar-bibliothèque avec tous les livres de Bocuse et autres Reader’s Digest / Celui qui a toujours pensé que les artistes étaient des improductifs / Celle qui te dit qu’elle lira quand elle saura plus quoi faire / Ceux qui pensent d’abord jardinage et gastro / Celui qui ayant vu l’Afrique à la télé estime avoir tout vu / Celle dont le prochain Défi Budget sera un jacuzzi / Ceux qui ont un home-trainer à stéréo intégrée pour leur doberman Dolfi / Celui qui pense en marche sans avancer / Celle qui est sûre que son neveu Fernand est entré en fac de lettres à cause de ses penchants / Ceux pour lesquels un immeuble habité par une famille de couleur est à surveiller / Celle qui remercie par écrit l’auteur d’En avant la vie pour ce livre positif en lequel se reconnaissent les retraités belges / Ceux qui ont des enfants néonazis alors qu’ils ont lu tout Marx et même Engels en allemand / Celui qui rappelle aux étudiants en sémiologie théâtrale qu’on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs / Celle qui a renoncé au péché sans peine vu que ça l’a toujours peinée après / Ceux qui se retrouvent chez les couples échangistes avec leurs collections de coquillages respectives / Celui qui préfère les gens à leurs idées / Celle qui lisait jadis Husserl en v.o. mais ça fait déjà des années / Ceux qui ont toujours brillé au jeu de Lego / Celui qui lit toujours un peu de Duras après un coït satisfaisant son Ego / Celle qui fume le cigare en se rappelant ses années Bashung / Ceux qui parquent ostensiblement sur la case réservée du médecin nigérian qui se prend pour qui avec sa BMW / Celui qui esime que l'émancipation féminine est un job à plein temps et que sa femme à d'autres choses à faire pour le moment alors c'est vite vu / Celle qui affirme que de toute façon les critiques sont payés et même assez cher s’ils disent pas ce qu’ils pensent / Ceux qui veulent être non seulement admirés et redoutés mais aussi aimés comme les Etats-Unis d'Amérique sous Reagan et même après / Celui qui sait par sa famille que Bob Dylan avait des dons manifestes de tapissier-décorateur avant de se laisser détourner dans la chanson par une équipe de drogués / Celle qui est tellement barjo qu’elle se passe des chants grégoriens pour se déstresser sous son masque de laitues / Ceux qui s’occupent à ne rien faire que des listes sur Facebook non mais tu te rends compte la décadence, etc.

    Peinture: Robert Indermaur

  • Shakespeare notre contemporain

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    À Kléber-Méleau, les (formidables) comédiens de la Schaubühne de Berlin présentent, sous la direction de Thomas Ostermeier, un Mesure pour mesure d'une actualité percutante.

    Shakespeare: notre contemporain. La formule, titre d'un fameux essai de Jan Kott, retrouve sa pleine signification sous la "patte" de Thomas Ostermeier et de son équipe de la Schaubühne. De quoi parle en effet Mesure pour mesure ? Du pouvoir et de ses conséquences sur ceux qui l'exercent. Des temps alternés de licence et de retour à l'ordre moral. De la morale que l'Etat ou l'Eglise entend imposer en matière de vie individuelle par des lois. Des cent façons d'utiliser celles-ci ou de les contourner, par les uns et les autres.
    Ostermeier02.jpgAu coeur de la pièce, un thème cristallise le combat du vice et de la vertu, opposant l'innocence d'une jeune vierge et le désir pervers qu'elle suscite. Une réplique luciférienne nous parle encore: "Avec tant d'espaces déjà profanés par nous / Nous faudra-t-il aussi raser le saint des saints / Pour y faire régner nos vices ?"

    Jouée devant le roi Jacques au lendemain de Noël 1604, Mesure pour mesure fait écho à la fermeture, en 1603, des bordels londoniens tenus pour responsables de la peste qui tua cette année quelque 30.000 personnes. Traitant de la relation du pouvoir et de la loi, la pièce fait doublement allusion à la justice du talion de l'Ancien Testament ("oeil pour oeil, dent pour dent") et à l'injonction évangélique du Sermon sur la montagne: "C'est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous". Entre ces deux pôles d'une logique toute punitive et d'une approche plus charitable des conduites humaines, la pièce instaure une sorte de jeu de rôles à tout moment réversibles que l'humour génial de Shakespeare dégage des alternatives rassurantes. Nul, ici, n'est tout pur ou tout abject. Et vous, qu'auriez-vous fait sous tel ou tel masque ?

    L'histoire, située à Vienne (ajout ultérieur à la mort de Shakespeare), évoque le congé pris quelque temps par le Duc régnant, Vincentio, qui investit le noble Angelo de la charge de le remplacer. Proclamant le retour à l'ordre moral, Angelo le pur et dur condamne à mort le jeune Claudio, coupable d'avoir engrossé sa fiancée avant la consécration du mariage. Paraît alors Isabella, soeur de Claudio et novice ayant fait voeu de chasteté, qui supplie Angelo de grâcier son frère. D'abord inflexible, Angelo propose à l'innocente de se livrer à lui pour sauver Claudio...

    Ostermeier02.jpgDe l'imbroglio de la pièce, Thomas Ostermeier a tiré une façon d'épure dramaturgique qui s'inscrit dans le droit fil de sa mise en scène de Démons de Lars Norèn, autre génie théâtral mais contemporain, présentée en janvier 2012 à Kléber-Méleau. Tout en effet, de la scénographie minimaliste de Jan Pappelbaum aux polyphonies vocales a cappella, entre autres contrepoints musicaux, jusqu'à l'interprétation, rend un "son" parfaitement actuel alors que rien, de l'essentiel du texte, n'est sacrifié .
    Ostermeier07.jpg Dans les premiers rôles, Gert Voss campe un Duc magistral alternant avec un moine subtilement retors, véritable meneur de jeu de ce théâtre dans le théâtre joué entre les murs du palais-bordel. En Angelo, Lars Eidinger incarne admirablement la psychorigidité du réformateur puritain que trouble soudain sa propre sensualité au toucher des mains délicates d'Isabella, figure angélique trouvant en Jenny König une non moins parfaite interprète.
    Ostermeier04.pngQuant à Claudio, genre hippie christique quasi nu, il doit à Bernardo Aria Porras sa dégaine de victime sacrificielle, aussi fragile en apparence qu'est forte sa soeur en réalité. Plus que sur la perversité "sadienne" d'Angelo, c'est en effet sur la véhémence protestataire de la jeune religieuse, et sur le plaidoyer final du Duc pour le pardon, dans une optique réellement chrétienne (mais non cléricale) que Thomas Ostermeier porte l'accent de cette lecture à la fois très libre, savoureusement sensuelle à tous égards, et très fidèle.

    Lausanne-Renens. Mesure pour mesure. Théâtre Kléber-Méleau, jusqu'au 10 février Location complète, avec liste d'attente.

    Jan Kott, Shakespeare notre contemporain. Petite Bibliothèque Payot, 395p.

    William Shakespeare. Mesure pour mesure (traduction André Markowicz), Les Solitaires intempestifs, 174p.

  • Ceux qui vont où va la feuille

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    Celui qui affirme que la terre est plate et non sans motifs vu que sur le motif il peint en Beauce sur des plats / Celle qui n'a de préjugés que ceux qui l'en défont / Ceux dont la liberté d'esprit consiste à ne point s'en prévaloir quand ils s'enivrent à la Taverne de Cluny / Celui qui réfléchissant devant son miroir y voit filer l'alouette lulu / Celle qu'à marquée tel jour telle allusion à tel accent particulier du chant de Vinteuil que lui rappelle tel passage souligné à l'encre violette sur telle page (209) de tel exemplaire de La Recherche que lui a offert Untel: " Ce chant, différent de celui des autres, semblable à tous les siens où Vinteuil l'avait-il appris, entendu ? Chaque artiste semble ainsi comme le citoyen d'une patrie inconnue, oubliée de lui-même, différente de celle d'où viendra, appareillant vers la terre,un autre grande artiste" / Ceux qui voyagent dansle temps des livres / Celui qui se gave de chocolat noir au Concept Store / Celle qui se tape un Why not ? à son Singapour sling / Ceux qui brunchent au Train Bleu avec la Dame aux bas vert Véronèse / Celui qui se rappelle la Flèche rouge de son enfance / Celle dont le grand-père a inauguré la ligne Pétersbourg-Dairen et qui t’envoie une mésange en MMS pour te remercier de lui avoir envoyé par le même canal le chat crème du Train Bleu / Ceux qui pissent en arabesques dans l’urinoir Art Déco/ Celui qui a dit à la Rom chiante qu’il n’avait plus de thune et qui se paie un verre de Mercurey à 13 euros / Celle qui se mangerait la main plutôt que de mendier / Ceux qui se retrouvent à la plonge du Train Bleu avec le sentiment d’être embarqués / Celui qui dit n’être pour rien dans les tractations foireuses et frauduleuses de l’Union de Banque Scélérate (UBS) quoique faisant partie de son gang directorial / Celle qui ne dira rien de ce qu’elle a appris sur l’oreiller du banquier scélérat Gospel vu qu’on ne crache pas dans la soupe / Ceux qui estiment qu’un procès public fait à l’Union de Banque Scélérate serait dommageable aux privés dont toi et moi mon p’tit gars / Celui qui ne dira rien à son homologue chinois vu que c’est pas avec des droits de l’homme qu’on fait tourner la boutique et surtout pas une fabrique d’horlogerie à complications / Celle qui ne comprend rien aux lois du marché mais estime que si le ministre en charge estime que les lois du marchés sont les lois du marché alors faut lui faire confiance vu qu’il a quand même fait l’école de commerce celui-là / Ceux qui renoncent à changer de banque vu que toutes sont soumises au lois du marché les pauvres / Celui qui te plume en souriant du fait que tu n’as jamais rien pigé aux lois du marché / Celle qui t’a épousé en toute connaissance de cause en se disant qu’elle pourrait te revendre le cas échéant conformément aux lois du marché / Ceux qui se couchent devant les puissants et se justifient en se tortillant devant les médias innocents, etc.

    Peinture: Robert Indermaur

  • De qui sont ces sonnets ?

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    De qui sont ses sonnets qui sourdent de sûre source ?

    Sans rêves

    Abel, ce n'est pas moi, c'est cette lourde pierre
    Qui t'a ôté la vie, et tu m'en vois surpris.
    De mon triste forfait, comment payer le prix,
    Même en me repentant pendant ma vie entière ?
    Abel, ton nom sera toujours dans mes prières,
    Chaque année je ferai l'offrande d'un cabri,
    Même quand mes cheveux seront devenus gris,
    Et la veille du jour où je serai poussière.
    Abel, si tu le peux, dans mes rêves surviens
    Pour guider mon esprit, chaque nuit, vers le bien,
    Comme une étoile guide un marin vers son havre.
    Or, quelques jours plus tard, la voix d'un revenant
    Vint prédire à Caïn : « Ton sommeil maintenant
    Sans rêves coulera, tel celui d'un cadavre. »

    Verdier130003.JPG Fraternité
    Abel, mon compagnon, accepte un peu de bière !
    Car, depuis bien des jours, tu n'en as pas repris ;
    Pourtant c'est un plaisir qui toujours vaut son prix,
    L'homme qui a bien bu aime la terre entière.
    Abel, mon doux frangin, prends un peu de gruyère !
    Le mangeur de fromage est gai comme un cabri ;
    Il oublie la fatigue, il oublie le ciel gris,
    Et que l'homme est un corps qui retombe en poussière.
    Abel, tu ne bois pas, et tu ne manges rien,
    Mais tu devrais, pourtant, puisque c'est pour ton bien,
    Je fais tous mes efforts... ah, vraiment, ça me navre.
    Or, Caïn continue à être prévenant,
    Cela fait quelque temps qu'il parle, maintenant ;
    Abel ne répond rien, ce n'est que son cadavre.

    À qui le soufflera au silence le sort sera suave...

  • Ceux qui s'informent

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    Au très sage et très fol Cochonfucius

    Celui qui prend des nouvelles de la clairière / Celle qui laisse la radio allumée pour le chien / Ceux qui sont tellement informés qu'informes ils deviennent / Celui qui ne s'intéresse aux faits divers que pour en faire diverses listes / Celle qui a pris l'autre chemin sans donner de nouvelles / Ceux qui voulant tout savoir n'apprennent rien / Celui qui classe les dépêches par nombre de morts / Celle qui sait ce qu'entendait Voltaire en écrivant qu'il faut cultiver son jardin / Ceux qui notent tout ce qui échappe aux médias / Celui qui écrit que Michael Lonsdale a en lui "une espèce d'épaisseur de brouillard" / Celle qui a participé à la bousculade des colloques puis est devenue plus intelligente / Ceux qui ont entendu parler de L'évolution créatrice par leurs pères et de L'Archéologie du savoir à la disco / Celui qui absorbe tout et mérite par conséquent le surnom de Buvard que lui donne son ami Péluchet / Celle qui crache sur l'institution qui l'a nommée institutrice en matière de savoir non-institutionnel / Ceux qui citent Michel Foucault pur "faire bien" et se montrer solidaires tant qu'à faire des déviants sans dévier pour autant de leur plan de carrière au contraire /Celui qui constate que le nouvel ordre moral de l'Entreprise suppose une contestation radicale de l'ordre établi sauf dans l'Entreprise / Celle qui s'est fait respecter de la gauche autant que de la droite en tant que dépositaire du secret de la crème Soubise / Ceux qu'on dit têtes de gondoles sans rire / Celui qui se rappelle le mot de Bernanos selon lequel "chaque époque a ses flatteurs"et se pique de les identifier sans les flatter / Celle qui dénonce le soft goulague de son éducation catholique dans une famille écrasante d'affection au motif que ses étudiants attendent d'elle une position radicale au niveau du rejet des vieilles structures enfin tu vois le genre de fille hyper libérée et tout ça / Ceux qui font la UNE des supléments spéciaux du prêt-à-penser / Celui qui va vers l’amputation d’un pas résigné / Celle qui préfère les Brésiliens fessus / Ceux qui ont plus souffert sous la surveillance des chiennes de garde du Politiquement Correct que sous Ponce Pilate / Celui qui change l’eau des poissons qu’il met à bouillir pour la tisane de Maman Sirène / Celle qui a le délire joyce / Ceux qui n’ont jamais pris très au sérieux le petit Marcel comme ce fut le cas de sa Maman d’où ce gros machin compulsif qu’on appelle La Recherche / Celui qui fait courir le bruit que ce n’est pas Houellebecq mais Beigbeder qui écrit les romances de Marc Levy / Celle qui écrit des poèmes minimalistes sous le pseudo de Julie Derrida / Ceux qui considèrent l’évolution de l’art contemporain comme une illustration de la théorie négentropique du fils illégitime de Kurt Vonnegut hélas happé trop jeune par un courant d’air de l’Espace/Temps, etc.

    Image: Philippe Rahmy

  • Fille d'orage et mère courage

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    "Quand j'entre en scène je suis amoureuse..." L’Anneau Hans Reinhart 2013 consacre la carrière de comédienne d'Yvette Théraulaz.


    "Toi, tu feras du théâtre !", dit un jour un grand Monsieur de la mise en scène à une comédienne en herbe de 14 ans. Il s'appelait Benno Bessson et montait Sainte Jeanne des abattoirs de Bertolt Brecht à Lausanne, à l'instigation d'un certain Charles Apothéloz. Elle, c'était Yvette Théraulaz, fille de gens "simples mais magnifiques", le père ouvrier et la mère ménagère, recrutée dans un théâtre pour enfants de Lausanne pour jouer et chanter sur la scène du Théâtre Municipal. "C'est comme un blanc-seing qu'il m'a accordé", constate aujourd'hui la comédienne et chanteuse honorée par la Société suisse du théâtre, qui vient de lui décerner l'Anneau Hans Reinhart, plus haute distinction couronnant des trajectoires artistiques exceptionnelles.
    "Je suis étonnée et très reconnaissante !", s'exclame Yvette Théraulaz en évoquant cette nouvelle marque de reconnaissance. En 1992, déjà, elle avait cru qu'on lui faisait une farce en lui annonçant qu'elle allait recevoir le Grand prix de la Fondation pour la promotion et la création artistiques. Aussi modeste que reconnaissante: "De fait, j'ai toujours eu beaucoup de chance en pouvant faire ce que j'aimais comme je l'ai voulu", ajoute l'artiste vaudoise. "J'aurais pu jouer beaucoup plus que dans la centaine de pièces auxquelles j'ai participé, mais je tenais à rester sur une certaine ligne dans mes choix, en privilégiant notamment deux critères: politique et poétique".
    Theraulaz2.jpgNée en 1947 à Lausanne, Yvette Théraulaz fait partie d'une génération qui s'est libérée au tournant de la vingtaine, coïncidant avec mai 68. Après ses premiers pas au Théâtre d'enfants de Lausanne, où Charles Forney lui donne le rôle du petit garçon Maboul dans Aladin et la lampe magique, elle poursuit sa formation à l'Ecole romande dramatique (ERAD) et suit durant une année le cours de Tania Balachova, à Paris, avant de rallier la tribu du Théâtre Populaire Romand (TPR) fondé à La Chaux-de-Fonds par Charles Joris, solidement ancré à gauche. "Je n'ai jamais fait partie d'aucun parti", précise cependant la comédienne, qui se dit plutôt individualiste. Il n'empêche que ses accointances, tant personnelles qu'artistiques, la situeront toujours dans la mouvance d'un théâtre en rupture de conformité "bourgeoise".
    C'est ainsi qu'on la retrouvera dans le Baal de Brecht réalisé par François Rochaix en 1972, puis aux côtés d'André Steiger pour la fondation du T-Act. En complicité avec Martine Paschoud , elle va s'imposer, dès le début des années 80, dans une série de premiers rôles. Avec Vera Baxter de Marguerite Duras au CDL, puis dans le rôle de Marie pour la création de Nuit d'orage sur Gaza de Joël Jouanneau. Le même Jouanneau l'associera en 1990 à la version théâtrale des Enfants Tanner de Robert Walser, au Théâtre de la Bastille, puis aux créations des pièces de Jean-Luc Lagarce, avant de mettre en scène l'un de ses spectacles de chanteuse.
    Car, la trentaine passée, Yvette Théraulaz se sera lancée, parallèlement à sa carrière de comédienne, dans une suite de réalisations personnelles mêlant textes et chansons, auxquelles elle associera la pianiste Dominique Rosset ou encore Pascal Auberson.

    Au tournant de la cinquantaine, la fille de mai qui a rendu hommage, dans un de ses spectacles, à sa propre mère empêchée de voter jusqu'à ladite cinquantaine, commence d'assumer des rôles de mères humiliées ou résistantes, comme dans Le courage de ma mère de George Tabori monté au Théâtre de Belgique, en 1995; ou, avec La Cerisaie de Tchekhov, dans la fameuse Lioubov que lui confie Jean-Claude Berutti au Théâtre du peuple de Bussang, en 2003. Enfin, tout récemment à la Grange de Dorigny, nous l'aurons retrouvée, toujours très généreusement impliquée, dans l'adaptation de Crime et châtiment de Benjamin Knobil où elle assume cinq ou six rôles de femmes tantôt redoutables et tantôt poignantes...
    Yvette Theraulaz n'en est pas, et de loin, au cap des bilans. Pourtant son prochain spectacle, avec le pianiste Lee Maddeford, revisitera Les années en perspective cavalière. Il y sera question de la condition des femmes et des fameuses "fiches" que lui ont valu ses positions personnelles, mais aussi des âges de la vie, des heurs et bonheurs de l'existence et de sa résolution d'être toujours amoureuse, dit-elle, quand elle entre en scène...

    Yvette Théraulaz en dates

    1947. - Naissance à Lausanne, le 28 février.
    1962. - Petit rôle dans Sainte Jeanne des abattoirs de Brecht, monté par Benno Besson au Théâtre Municipal.
    1974. - Naissance de son fils David. Scénographe et cinéaste sous le nom de David Deppierraz.
    1991. -Plan fixe, Y.T., comédienne et chanteuse
    1992. - Grand prix de la Fondation vaudoise pour la promotion et le création artistiques.
    2001. - Prix de la Fête du comédien du Théâtre du Grütli.


  • Ceux qui passent l'hiver

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    Celui qui constate que la neige délivre le ciel / Celle qui s'allège dans la poudreuse /Ceux qui se partagent entre joies simples et don de soi / Celui qui dit les sombres minutes des riches heures / Celle qui évoque les feuilles des noisetiers sous le givre en savourant sa Marie Brizard au chaud /Ceux qui adhèrent sans coller / Celui qui déplore que Tulipe ce soir ne fasse que du lait de crevette / Ceux qu'effraient les retombées de l'aciérie en brumes rousses / Celui qui voit au pivert un costume de majordome comme quoi y a de tout dans la nature / Celle qui se rappelle le trouble de l'apparition du Diable chez Marina Tsvetaeva / Ceux qui lisent du Dylan Thomas à la rue des Blancs-Manteaux / Celui qui trouve refuge chez la dame enveloppée /Celle qui boit direct à la bouteille de rouge / Ceux qui se mesurent à mains nues dans la salle d'exercice des pompiers de Pontoise / Celui qui fait vacarme dans son pot à pas sept mois /Celle qui écoute les bûches se raconter en peignant une biche au bois / Ceux qui réservent des cercles de feu au scorpions sociaux / Celui qui admoneste sa carabine au motif qu'elle a loupé la pianiste infidèle / Celle qui croit pouvoir spéculer sur tes remords alors que c'est marqué PRIVACY / Ceux qui marchent sur l'eau tant elle est polluée / Celui qui note sur son carnet du lait que cette rue a une fuite / Celle qui ne supporte aucun chant de brouille / Ceux qui s'aiment à fond la caisse comme d'autres à fond de cale / Celui qui reconnaît que le tremble a le don du vent Celle qui se rappelle la malédiction des barbelés / Ceux qui ont appris que l'amour n'était jamais à la minute près quoi qu'en dise la garde-barrière / Celui qui prophétise la défaire des oiseaux mais onle sait peu bien ces temps / Celle qui attend le dégel pour ne point embarrasser le fossoyeur / Ceux qui ne passeront pas l'hiver mais ne s'en réjouissent pas moins du retour du printemps, etc. Peinture: Paysage d'hiver, JLK.

  • De Lincoln à Django: pas photo !

    Lincoln7.jpgÀ propos du Lincoln de Spielberg et du dernier Tarantino. Qu'il y a violence et violence...

    C'est un beau film, intéressant et parfois émouvant que le Lincoln de Steven Spielberg, qu'on pourrait dire l'hommage à un grand homme, probablement idéalisé, mais qui cristallise bel et bien un idéal supérieur. En tout cas on sort de là comme purifié par une illustration généreuse de la dignité humaine. L'indignité de l'esclavage en est évidemment le thème conducteur: l'indignité du racisme et de la prétention, de droit divin usurpé, à dénier leurs droits à nos semblables. Mais cette ligne éthique sous-jacente, qu'on prête à Lincoln comme une pure ligne de vie, n'exclut pas les sinuosités multiples de l'existence et de la politique dont la trame se couvre de multiples fils vivants entrecroisés.

    Lincoln02.jpgC'est en effet un film très vivant que Lincoln, et qui a plus à dire au public, me semble-t-il, et plus précisément aux jeunes, que le dernier film de Quentin Tarantino, Django unchained, lequel évoque lui aussi l'esclavage et de manière bien plus violente, mais avec une place moindre laissée à l'information et à la réflexion.
    Les écervelés qui ne réagissent qu'aux bruits outrés et aux effet spéciaux des blockbusters à l'américaine préféreront sans doute, au film très documenté et très dialogué de Spielberg - film de personnages vigoureusement dessinés et magnifiquement campés par des acteurs de premier ordre (Daniel Day-Lewis réellement admirable dans le rôle-titre et Tommy Lee Jones non moins saisissant dans celui de Thaddeus Stevens -, celui de Tarantino qui joue sur la parodie et le déchaînement de la violence.
    Tarantino.jpgAu pic de celle-ci, Tarantino montre un esclave fuyard livré aux chiens par le même gentleman sudiste (Leonardo di Caprio) qui s'éclate à la vision du combat à mort de deux de ses mandingues, mais nulle émotion réelle ne se dégage de ces deux affreuses séquences: rien que de la sauvagerie exacerbée sur fond de scènes "à faire" comme vidées d'épaisseur par l'esprit de parodie et par un deuxième degré de plus en plus convenu.
    La violence de Lincoln, bien réelle, est d'une autre nature, moins superficielle et gratuite, mais d'autant plus lancinante et significative. Violence de la guerre évidemment, avec ses corps à corps sans merci, ses tas de jeunes cadavres et ses tas de membres amputés jetés à la fosse; mais violence aussi se déchaînant à la Chambre avant le vote du fameux Amendement - violence incroyable des discours racistes invoquant la supériorité de la race blanche, violence blanche essentiellement (les seuls Noirs du film sont des soldats ou des serviteurs), violence aussi dans les familles subissant les effets collatéraux de la guerre, violence enfin des rapports intimes entre Lincoln et son épouse.

    Or la représentation de la violence, au cinéma comme en littérature, peut être purificatrice, comme tout exorcisme ne relevant pas de la passe magique mais du dépassement de la bestialité et de la bêtise par l'effort de la compassion et de la réflexion, de la lucidité et de la fraternité. Une fois encore, le personnage de Lincoln qui apparaît là n'est pas tout à fait le personnage historique, moins "pur" et moins "égalitaire" sous l'aspect des origines blanches ou noires, mais la figure de héros qui se dégage du film n'en est pas moins recevable me semble-t-il, n'était-ce qu'à l'état de symbole. Surtout, le film, peut-être pas de grand art mais de très grand artisanat, nous apprend pas mal de choses sur un moment important de l'histoire américaine, nous touche par la vérité humaine qui en émane et nous donne envie aussi d'en savoir plus...

    Et par exemple ceci que rappelle William Peynsaert sur le site PTB ( http://www.ptb.be)


    Il y a 150 ans, le président Abraham Lincoln abolissait officiellement l’esclavage. Hollywood s’est emparé du sujet. Le résultat, le Lincoln de Spielberg, prend cependant des libertés avec la vérité historique.

    Le Lincoln de Spielberg attribue le mérite quasiment exclusif de l’abolition de l’esclavage à son héros. Or la proclamation d’Abraham Lincoln n’est en fait que l’aboutissement d’une lutte acharnée menée par... les esclaves mêmes. Loin d’une leçon d’histoire, Lincoln est une ode à un homme pour qui le réalisateur a beaucoup d’admiration, réduisant les (ex-)esclaves à des figurants. Mise au point.

    Qui sont ces esclaves ?
    Entre 1620 et 1865, environ 600 000 Africains ont été capturés et transportés par bateau vers les États-Unis dans des conditions effroyables. Une moyenne de 15% ne survivait pas au voyage. À l’arrivée, l’esclave devait être « cassé » par des tortures physiques et psychologiques. L’esclave était doublement rentable : par son travail, et par ses enfants que le maître pouvait faire travailler ou vendre. En 1860, il y avait au total 4 441 830 Noirs aux Etats-Unis. 3 953 760 étaient des esclaves et 488 070 étaient des hommes libres. Il y avait 5 000 000 de blancs dans les États sudistes. Vu que la grande majorité des Noirs vivaient dans le Sud du pays, plus de la moitié de la population était esclave. Les critiques les plus féroces de ce système ne parlaient pas de plantations, mais « d’élevages de nègres ».

    Un homme fort coûtait l’équivalent d’environ 33 000 euros. Un peu moins de 20 % des sudistes possédaient des esclaves. Plus de 80 % d’entre eux en avaient moins de 20. Moins de 1 sur 1000 en avaient plus que 50. On a pu recenser 19 propriétaires de plus de 500 esclaves.

    Il était défendu d’apprendre à un esclave à lire et à écrire. Les maîtres qui prenaient le train avec des esclaves devaient payer pour eux le prix du transport de marchandises, c’est-à-dire au kilo. Les enfants étaient mis au travail environ à l’âge de 8 ans. Le maître pouvait les vendre quand il le voulait, de sorte que beaucoup de familles étaient séparées.

    Lincoln a-t-il oui ou non aboli l’esclavage ?

    Oui et non. Par sa proclamation, il réagissait à un fait accompli. Les esclaves s’étaient déjà libérés eux-mêmes. Dès le début de la guerre de Sécession (1861-1865), les esclaves se sont enfuis en masse et ont cherché protection dans les armées nordistes. Un sur cinq a fui. En 1863, la situation était déjà irréversible. Lincoln lui-même avait déclaré : « Je confesse ouvertement que je n’ai pas déterminé les événements, mais que les événements ont déterminé mes actions. »

    Et puis, la liberté sans moyens d’existence… Comme l’avait expliqué l’ex-esclave Thomas Hall, « Lincoln a reçu tous les honneurs parce qu’il nous a libérés, mais a-t-il fait cela ? Il nous a donné la liberté sans nous donner aucune chance de pouvoir gagner notre vie. Nous sommes restés dépendants du Blanc du sud pour travailler, nous nourrir et nous vêtir. Par nécessité, nous sommes restés dans une relation de service qui n’était pas extrêmement meilleure que l’esclavage ».

    Après la guerre, le général William Sherman fit en sorte que l’on octroie aux ex-esclaves environ 16 hectares de terres. 40 000 esclaves affranchis ont fait usage de cette mesure. Le gouvernement fédéral revint très vite sur cette offre. L’armée chassa les affranchis et redonna les terres aux maîtres blancs.

    Les esclaves se sont-ils résignés à leur sort ?

    Jamais. Les révoltes étaient régulières. Les Blancs avaient une peur panique d’une insurrection de masse. Partout dans le Sud, des milices blanches étaient sur le qui-vive. Il y avait aussi chaque année des milliers de fuyards. Souvent vers le Canada, où l’esclavage était déjà aboli. Le Nord « libre », par sa tristement célèbre loi sur les fugitifs, autorisait cependant la capture des esclaves en fuite sur tout le territoire des États-Unis. « Slave-chaser » (chasseur de prime capturant les fugitifs) était devenu une « profession » lucrative.

    Les esclaves protestaient également de manière passive, en ralentissant intentionnellement le travail ou en le faisant mal, en se réunissant clandestinement, en transmettent de manière codée les itinéraires de fuite dans les chants qu’ils chantaient, etc. Les Noirs libres du Nord ont été les premiers à diffuser des journaux anti-esclavagistes. En 1854, une conférence de Noirs libres concluait : « Il est manifeste que cette lutte est la nôtre ! Personne d’autre ne peut la mener. Au lieu de dépendre du mouvement anti-esclavagiste, c’est nous qui devons le conduire. »

    Durant la guerre de Sécession, 200 000 Noirs se sont battus contre le Sud, et plus de 38 000 y ont perdu la vie. L’historien James McPherson note que, « sans eux, le Nord n’aurait pas gagné aussi rapidement la guerre et peut-être ne l’aurait-il même pas gagnée du tout ».

    Lincoln pensait-il que Noirs et Blancs étaient égaux ?

    Absolument pas. Il aurait aimé pouvoir tous les renvoyer en Afrique. Le 16 octobre 1854, il avait déclaré : « Si j’avais tout le pouvoir sur terre, je ne saurais pas quoi faire de l’esclavage. Ma première impulsion serait de tous les libérer et de les envoyer au Liberia, dans leur terre d’origine. » Il a également prononcé ces paroles : « Il existe une différence physique entre les deux qui selon moi interdira toujours la coexistence sur un pied d’égalité. »

    Sur quoi portait vraiment la guerre civile américaine ?

    Explications de l’historien Howard Zinn : « L’élite du Nord voulait l’expansion économique : la terre, le travail libre, le marché libre, le protectionnisme pour les fabricants et une banque pour les Etats-Unis. » L’esclavage menait à la monoculture, à un réseau de chemin de fer limité, était purement axé sur l’exportation et sur un petit nombre de grandes plantations. Le Nord voulait une production de masse, le protectionnisme pour ses produits industriels, un grand vivier de main-d’œuvre que l’on pouvait mettre en concurrence mutuelle pour la faire travailler au prix le plus bas. Le système esclavagiste était incompatible avec la production de masse des usines et les modes plus complexes de transport et d’administration que cela exigeait.

    « La lutte s’est réveillée car les deux systèmes ne pouvaient plus vivre côte-à-côte pacifiquement en Amérique du Nord, a analysé Karl Marx. Cela ne pouvait se finir que par la victoire d’un système (l’esclavage) ou d’un autre (le travail libre). » Les esclaves se sont servis de la guerre pour briser définitivement leurs chaînes. Un combat collectif progressiste que le film Lincoln ne montre pas.


    Post scriptum: ce que William Peynsaert ne dit pas, pour sa part, c'est que Steven Spielberg a déjà largement traité la question de l'esclavage dans Amistad.

  • Turner maître ancien et voyant

     

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    C’est un immense artiste, sûrement l’un des plus grands peintres de paysages de l’art occidental, que documente et célèbre la passionnante exposition consacrée à Turner et ses peintres, visible ces jours au Grand Palais après la Tate Britain de Londres et avant le Prado de Madrid.

    Le nom de Turner, immédiatement évocateur de toiles incandescentes où flamboient, en fusions polychromes, des paysages de mer ou de montagne, de terres éthérées ou de ciels irréels, est déjà fort connu en nos contrées et très cher à beaucoup d’amateurs de paysages alpins ou de peinture « explosée » annonçant Monet et l’art non figuratif du XXe siècle.

    Cependant, avant d’être ce précurseur indéniable, Turner fut l’un des derniers maîtres  anciens très nourri d’autres maîtres anciens (de Titien à Poussin ou de Rembrandt à Claude Gellée dit Le Lorrain, son préféré) autant qu’il était attentif à l’art anglais et européen de son temps.

    Formé, dès l’âge de quatorze ans, aux préceptes de l’art et au métier dans les ateliers de la Royal Academy de Londres, Joseph Mallord William Turner (1775-1851) concilia très tôt une conscience vive de l’importance de la tradition, et la préservation de sa vision artistique personnelle. Celle-ci supposait une autonomie financière dont Turner, fils de petites gens, ne disposait pas. L’époque n’étant plus aux grands mécénats de l’Eglise, de l’Etat ou des princes, le jeune artiste compensa son éducation sommaire et son manque d’appuis sociaux par un travail effréné qui lui valut la reconnaissance de la Royal Academy, attachée à la méritocratie, relayée par une exploitation commerciale adéquate de son métier. « Il avait la passion de l’art (…) et il avait la passion beaucoup plus commune de l’argent », note un biographe. Et David Solkin, maître d’œuvre du catalogue de l’exposition, de préciser : « La clé du succès économique de Turner résidait  dans son empressement et sa capacité à produire un éventail étonnamment vaste de biens artistiques de grande qualité ». Ces données « triviales», liées au marché artistique de l’époque et à la furieuse concurrence qui y régnait, sont d’autant plus intéressantes qu’elles révèlent un Turner à multiples faces, immensément ambitieux et non moins attaché au perfectionnement de son métier, curieux du travail des autres (il pleure en découvrant le tableau d’un rival qu’il craint de ne pouvoir égaler) et aspirant à égaler les plus grands : il voudra par testament que son legs  à la National Gallery permette à ses plus beaux tableaux d’être accrochés près de ceux de Claude Lorrain...

     

     

    Paysage et pensée

     

    Captivante par ses rapprochements, l’exposition Turner et ses peintres montre autant les admirations du maître anglais que l’affirmation de sa propre vision. L’exercice est passionnant, qui montre à quel point un paysage, loin d’être la seule représentation de la nature, est à la fois pensée et point de vue. Des Italiens classiques  aux Flamands « quotidiens », des Français néoclassiques aux Suisses romantiques, Turner enjambe les frontières et les siècles en quête de « sa » vision. Celle-ci tend à se dépouiller de toute « littérature » pour aller vers le chant pur de la couleur et des énergies formelles, mais tirer Turner vers « nous » est peut-être excessif. Le maître ancien était plein lui aussi d’une frémissante jeunesse, comme en témoignent ses merveilleuses aquarelles sans âge, et le pur voyant n’existerait pas sans la double patience de la pensée et de l’art.

     

    Paris. Galeries nationales, Grand Palais, jusqu’au 24 mai 2010. À recommander : le catalogue de l’exposition, Turner et ses peintres, rassemblant des articles des meilleurs spécialistes anglais actuels de Turner et une iconographie fabuleuse.

     

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