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  • Dimanche noir

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    À propos de La Promesse de Dürrenmatt, d’un accident de personne, de Canines et des pertes de mémoire d’une très vieille dame...

    Lucerne, au bord de la Reuss, ce 6 juin 2010. - J’achevais ce midi la relecture de La Promesse de Dürrenmatt, dans le train de Lucerne, lorsque le service de celui-ci s’est trouvé interrompu par ce qu’on appelle désormais un accident de personne, qui venait de frapper le train nous précédant de quelques minutes. Or la communication nous fut faite, lugubrement répétée en trois langues, alors que, sur fond de campagnes paisibles jusqu’à la torpeur, je lisais le récit de la vieille mourante qui démêle l’imbroglio du roman en évoquant l’horrible réalité des crimes de son époux débile, d’un ton frisant le burlesque ; et j’imaginais, du même coup, ce qui se passait à l’avant de l’autre train – je me représentais les voies ensanglantées et le conducteur immobile au bord des rails tandis que tout un monde s’affairait autour de lui pour effacer les trace de cette horreur. Parfaite image d’une Suisse absolument paisible en apparence, où les maléfices restent bien présents comme partout. Même image rassurante que dans La Promesse, qui relate les méfaits d’un maniaque sexuel multirécidiviste (serial killer avant la lettre) et, aussi dans Canines, où l’agression inexpliquée d’un enfant lézarde soudain les quiètes apparences.
    Evidemment, me dis-je à présent en prenant ces notes au bord de la Reuss aux eaux vertes, face à l’église des Jésuites, comparer La Promesse et Canines est délicat, comme il est toujours discutable de comparer le génie et le talent.
    Canines est un roman bien construit et bien écrit, non sans résonances émotionnelles profondes, fondé sur des faits avérés et promenant un miroir le long de nos maisons trop souvent verrouillées par l’égoïsme suissaud ou par l’indifférence.
    Quant à La Promesse (1958), qui a inspiré deux films dont The Pledge de Sean Penn, avec Jack Nicholson, c’est l’œuvre accomplie d’un grand écrivain dont le génie s’est déployé une première fois dans La Visite de la vieille dame - un roman noir qui saisit immédiatement par son atmosphère, ou plus exactement par son climat physique, et qui démarre sur le thèmes des limites du genre policier, sévèrement jugé par un ancien chef de la police, lequel reproche à l’auteur la trop systématique référence à la logique et aux déductions rationnelles, à l’impératif d’une solution finale, voire d’un happy end.
    Et de raconter, alors, au fil d’un récit enchâssé dans l’autre, la désolante histoire d’un de ses plus brillants subordonnés, le commissaire Matthieu, décidé à mettre la main sur un tueur de petites filles après la mort d’un pauvre type accusé à tort et suicidé après des aveux extorqués par la force.
    Formidablement incarné, et pour ainsi dire imprégné d’atmosphère « suisse centrale », La Promesse est un « antipolar » au même titre que Canines, en cela que sa solution tombe à peu près par hasard, alors que le coupable est déjà mort et que l’enquêteur « sauvage » a jeté l’éponge depuis longtemps.
    Or, d’autres rapprochements peuvent être faits entre les deux romans, dont les détectives sont également solitaires et libres, viscéralement attachés à la justice et d’autant plus que des enfants sont en cause ; et les enfants, justement, comme victimes ou comme témoins, avec leur langage propre (des dessins dans les deux cas), donnent aux deux romans leur arrière-plan radical, lié à une zone sacrée de la vie humaine. Non pas l’innocence enfantine idéalisée dont on nous rebat les oreilles aujourd’hui, en donnant par contraste la pédophilie comme « mal absolu », mais une zone sacrée, je le répète, admirablement cernée par Dürrenmatt, au bord des gouffres de la frustration et de la folie, du sexe et de la mort. Enfin, une commune tristesse se dégage de ces deux livres, même si leur matière dramatique n’est pas comparable.
    Lors de ma visite à une très vieille dame qui fut l'une des bonnes fées de nos enfances, en train de perdre tout doucement la mémoire et me reposant vingt fois la même question comme dans un harcelant interrogatoire, je pensais, ce dimanche assombri par une mort anonyme, sur une voie de chemin de fer, à toutes ces vies contiguës qui se tissent autour de nous et qui se défont comme, à l’instant, sous mes yeux, se font et se défont les eaux mêlées de la rivière filant là-bas vers les fleuves et les mers…
    Friedrich Dürrenmatt. La Promesse. Livre de poche Biblio,156p.

    Janus. Canines. Xénia, 2010.

  • Le droit de mal écrire

    Des francophones et du paternalisme parisien

    Tout petit Romand l’a vécu en colonie de vacances ou sur telle plage du Club Méd : dès qu’il s’exprime au milieu de camarades parisiens au « parler pointu », le pauvre enfant s’expose à la raillerie. C’est en effet à Paris qu’en langue française on parle comme il faut ; c’est là qu’est tacitement édictée la loi du langage dont certains, il y a deux siècles de ça, se réclamaient déjà pour donner à Jean-Jacques Rousseau, le « citoyen de Genève », des leçons de purisme. Celui-ci est d’ailleurs revendiqué, souvent, par ceux-là même qui ont dû l’affronter et s’y plier. Ainsi aura-t-on vu, dans la périphérie francophone, et notamment en Belgique et en Suisse romande, du bas en haut de l’échelle académique, de véritables surveillants de la langue rappeler le devoir de correction et de soumission aux «déviants » régionalistes.
    Pour les écrivains romands, la situation est à la fois plus simple en apparence et plus compliquée en réalité que pour certains de leurs pairs francophones. Plus simple, du fait que la langue unifiée ne pose guère de problème à l’ensemble des auteurs de Suisse française, « guéris » depuis belle lurette de l’usage des divers patois. A cet égard, le Romand se sent sûrement moins contrarié dans sa pratique que le militant provençal du félibrige ou que l’adepte québecois du joual. Plus compliquée, cependant, en cela que le meilleur écrivain romand ne sera pas forcément le plus « pur » aux yeux du Français, ni non plus le plus « typique » aux yeux des siens. Ramuz en est un exemple, autant que Chessex et Chappaz, dont chacun a un ton lié, plus qu’à un parler local : à un habitus particulier.
    Une langue, même unifiée et « gouvernée » par une Académie solennelle, n’en a pas moins des racines diversifiées, et parler français dans la Creuse de Jouhandeau (dont la mère écrivait pourtant comme une marquise parisienne, tout de même que la mère de Corinna Bille), au Québec de Michel Tremblay ou aux Antilles de Patrick Chamoiseau, ne revient jamais à pratiquer tout à fait la même langue. La pureté du Français de France se nourrit d’ailleurs de ces affluents multiples, comme l’ont illustré Rabelais ou Céline, et d’ailleurs la reconnaissance manifestée par celui-ci à un Ramuz est des plus significatives.
    Dans Le droit de mal écrire, Jérôme Meizoz montre bien montré comment, parallèlement aux transformations politiques, la relation de la Suisse romande et de la France s’est modifiée, dans le champ littéraire, pour parler bourdieusard, jusqu’à l’émergence d’une littérature partiellement auto-suffisante, quoique toujours liée à la double référence linguistique et sociologique du « français de Paris » et des « instances de consécration de la métropole.
    Dans le sillage de Rousseau (revendiquant le parler romand comme l’expression de valeurs affirmées, tout en restant très classique dans son expression) d’Amiel oscillant entre Genève et Paris ou de Benjamin Constant récusant toute appartenance à la culture romande, de Rodolphe Töpffer (dont le langage s’entrelarde volontiers de tournures locales, illustrant un helvétisme croissant), et jusqu’à la Lettre à Bernard Grasset de Ramuz qui pose admirablement l’ambivalence des liens unissant les « ténèbres extérieures » de la francophonie et la Centrale parisienne, les auteurs actuels continuent de pratiquer cette valse-hésitation, tiraillés entre leur désir de paraître à Paris et leur insertion dans une culture à part entière, laquelle reste largement méconnue à Paris. Etiemble écrivait, dans la préface d’un livre de Maurice Chappaz, que « les écrivains qui n’ont point la chance d’être nés dans l’Hexagone sont souvent considérés comme des bâtards », affirmant ailleurs qu’un Eluard né en Valais serait resté aussi méconnu que ledit Chappaz, à qualité poétique égale...


    Un nouveau provincialisme
    Dans la foulée, il serait intéressant d’étudier aujourd’hui l’évolution actuelle de cette relation en articulant, à la question du « mal écrire », celle du « mal lire ». De fait, si le rapport à la langue demeure fondamental pour tout écrivain, la question de sa réception se pose de plus en plus, avec Paris, en termes sociologique et commerciaux. Paris n’a plus aujourd’hui beaucoup des grands écrivains ni des grands critiques qui fondaient naguère sa légitimité, mais la conviction d’être toujours le centre du monde s’est accrue dans le sens d’un nouveau provincialisme. Par effet collatéral, les provinciaux médiatiques de francophonie ne reflètent plus, dans leurs aires respectives, que les productions « consacrées » par l’édition parisienne. Il fut un temps où les meilleurs critiques parisiens lisaient et connaissaient les auteurs romands ou wallons, de même que les meilleurs critiques allemands lisent naturellement les auteurs suisses alémaniques. Actuellement, on en revient à une sorte de néo-colonialisme se parant de plumes de la pluralité et d’un mondialisme de pacotille, où la seule valeur tient en réalité à « ce qui se vend » ou à « ce dont on parle ». Ainsi découvre-t-on Nicolas Bouvier en ses dernières années, dans l’effet de mode des écrivains voyageurs, après l’avoir snobé des décennies durant.
    Je me fais toujours un plaisir badin de rappeler les propos radiophoniques de Madame Edmonde-Charles Rox, au jour de la remise d’une Bourse Goncourt de la poésie à Maurice Chappaz, relevant quel « être exquis » était l’écrivain valaisan qui, de surcroît, écrivait « un si joli français »…
    A propos de ce persistant paternalisme culturel, Jérôme Meizoz donne quelques autres exemples piquants des réactions qu’il suscite entre Montréal et Pointe-à-Pitre, citant notamment Raphaël Confiant au moment où l’écrivain précise le sens d’une expression antillaise « en français de France » sur lequel il ajoute, « ô très sainte Académie », qu’il « chie solennellement »…
    Jérôme Meizoz. Le droit de « mal écrire ». Quand les auteurs romands déjouent le « français de Paris ». Editions Zoé, collection Critique.

    De haut en bas: Nicolas Bouvier, Raphaël Confiant, Michel Tremblay et Maurice Chappaz

  • LA Preuve

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    …Tu regardes ça, tu te dis : maman la pudeur et pas du tout: cache-moi ce tas, tu te dis: quelle grâce elles ont, c’est la pureté même, putain la délicatesse, et du coup tu te dis : quand même, la meuf, même faite d’une côte d’Adam, c’est plus réussi genre bon goût parisien - t’imagines le même plan avec des mecs, non mais c’est la fuite même si c’est t’es limite pédé…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui ont peur de la vie

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    Celui qui s’est acheté de nouvelles jumelles pour surveiller le quartier des Roms / Celle qui dit aau tout jeune accordéoniste aux yeux verts siégeant devant la COOP qu’il ferait mieux d’apprendre un solide métier / Ceux qui constatent que leurs voisins n’ont toujours pas tondu leur pelouse comme il en a été convenu dans le quartier / Celui qui arrache soudain sa cravate et son costume d’employé du Receveur de l’Etat et se met nu dans le Bois de la Scie quitte à être désormais considéré comme perdu pour la société / Celle qui enduit de poix les mains de son fils André-Paul auquel son camarade de classe italien Peperone a donné l’exemple d’actes impurs / Ceux qui ne donnent jamais de pourboire à la serveuse portugaise du tea-room Les Bleuets qui a déjà bien de la chance d’avoir trouvé un emploi stable en dépit de son inconduite notoire / Celui qui dit à ses compères de billard qu’il n’en à rien à souder de l’asile qu’on lui refuse depuis 13 ans alors qu’on se couche devant Mobutu et consorts / Celle qui se demande où en est l’inventaire des clandestins en ville de Lausanne dont le nombre a toujours été sous-évalué par les médias à la solde de la gauche / Ceux qui estiment que les médias prétendus à la solde de la gauche sont majoritairement vendus à la droite / Celui qui téléphone à la police chaque fois que les dealers noirs s’attardent devant la boutique d’en face dont l’étalage genre bananes brunes et manioc fait de toute façon désordre / Celle qui réfrène un mouvement d’horreur en voyant se pointer chez elle le nouveau médecin de garde de type antillais / Ceux qui ont signé la pétition pour l’interdiction de tout jeu d’enfant sur la pelouse de l’espace arboré du condominium immobilier de L’Étoile du soir. / Celui qui se fait casser la figure par la bande des Albanais dont le plus séduisant lui a ostensiblement fait de l’œil dans l’autobus de la ligne 33 / Celle qui est tentée de dire que de toute façon tous ces noirs du quartier sont des dealers avant de se rappeler les paroles du pasteur Dumortier au sermon de dimanche dernier auquel assistait le nouveau diacre congolais à l’air réellement comme il faut / Ceux qui en sont arrivés à tout mettre sous clef y compris leurs clefs, etc.

    Image: Philipe Seelen

  • La Provence de Cézanne

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    Douze pages de C.F. Ramuz

    Je viens de relire les douze pages de l’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays »  et là se trouvant lui-même « repaysé »  devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert  avec émotion. Mais l'écrivain savait  que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.
    Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnée...) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont définit l'art plus préciseméent encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».
    Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. »

    Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».  

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  • Ceux qui espèrent encore

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    Celui qui n’a jamais renoncé au fond / Celle que son aspiration fait respirer / Ceux qui veillent sur le passé comme sur un trésor discret / Celui qui bénit le vent salubre et l’eau vierge / Celle qui se défie de la facile euphorie / Ceux qui trouvent refuge dans la bonté / Celui qui éloigne les petits chats qu’il aime des petits oiseaux qu’il aime tout autant / Celle qui se sent trop petite pour ce trop grand amour / Ceux qui vacillent sous le poids de la certitude / Celui qui noie son reflet dans la lumière / Celle qui sent sa solitude s’agrandir dans la solitude du ciel / Ceux qui abaissent ce qui les dépasse / Celui qui sait que les âmes et les hasards se font écho / Celle qui considère son bonheur comme une épreuve / Ceux qui se demandent en silence ce que leur fera la mort personnellement / Celui qui voit en la mort une Convocation / Celle qui se remet du rimmel pour être présentable au cas où / Ceux qui meurent de leur vivant / Celui qui a peur de la mort parce qu’il l’est déjà / Celle qui répète qu’elle a tout préparé même les numéros des cantiques et les liste des donations par ordre de mérite / Ceux qui meurent de rage en établissant leur testament / Celui qui pense que « c’est la mort qui console hélas et qui fait vivre » / Celle qui se demande comment échapper à la pesanteur alors qu’elle n’a plus que du papier de cigarette sur ses os de verre / Ceux qui perdent la vérité en se la gardant / Celui qui se consacre au dosage du gris / Celle qui s’est purifiée dans la plus intense débauche / Ceux qui se fanent au lieu de fructifier / Celui qui estime que seul le saint peut dire que chaque instant compte sans se payer de mots / Ceux qui forment un Groupe de Recherche Spirituel dont ils excluent ceux qui ne pensent pas comme eux / Celui qui laisse la route entrer en lui pour avancer avec elle / Celle qui se gorge de saintes paroles comme de pâtisseries / Ceux qui nourrissent leur racisme d’une approche erronée de la nature charnelle de l’humaine créature / Celui qui pense que Dieu préfère lire en français qu’en arabe même classique / Celle qui a beaucoup tricoté pour les missions même des bonnets de skieurs / Ceux qui ont perdu leur latin à chasser le lapin / Celui qui voue un culte à son Objet / Celle qui ne voit que des preuves / Ceux qui croient qu’une catastrophe genre 1929 en 2010 rendra le monde meilleur, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Sisyphe

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    … Puisque vous me demandez comment ça va, je vous réponds : ça va, ce serait plus cool si je n’étais qu’une limace, je n’aurais pas ce sacré rocher à trimballer, et les dieux ont corsé le jeu ces derniers temps avec ce foutu gravier, mais on a sa fierté et c’est pourquoi je vous propose, l’un dans l’autre, de m’imaginer heureux…

    Image : Philip Seelen

  • D'harmonieuses Fausses notes

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    Le genre de l’aphorisme est délicat, qui requiert un art de la pointe assez rare. Or, il y a de cette finesse pénétrante chez François Debluë, prosateur et poète largement reconnu en pays romand (avec une vingtaine de livres à son actif) et qui nous revient avec deux ouvrages de la meilleure tenue, Fausses notes et De la mort prochaine.
    Fausses notes est, en partie du moins, un recueil d’aphorismes, ou de fusées, de phrases lapidaires, de sentences ou d’observations concentrées, qui rappellent assez souvent celles du Journal de Jules Renard, les abrupts de Chamfort ou, dans une modulation plus lyrique, les greguerias de Ramon Gomez de La Serna.
    Dans ce registre elliptique, j’ai relevé quelques échantillons qui me semblent donner le ton.
    Par exemple ceci : « Ne sommes-nous pas tous, plus ou moins, des criminels en impuissance ? »
    Ou cela : « La douleur n’attend pas le nombre des années ».
    Ou cela encore : «Les terroristes sont souvent des intellectuels. Et inversement ».
    Ou cela qui me semble illustrer si bien la théorie mimétique de René Girard : « Nous n’avons de vraies passions que pour ce qui nous fait défaut »
    Ou cela aussi : « Il aurait payé cher pour ne pas avoir de problèmes d’argent ».
    Dans le registre de l’évocation poétique concentrée sur une image ou des métaphores, François Debluë excelle aussi en alternant lyrisme et causticité.
    Cela donne par exemple ceci : « Femme au parfum de violette printanière dans une rue d’automne. Etrange contretemps ».
    Ou cela : « Les façades vous observent. Voyez celle de cette maison : à la façon dont les volets en sont fermés, vous pouvez dire qu’elle vous fait la gueule ».
    Ou ceci qu’aurait aimé Henri Calet : « Une blanchisserie de Paray-le-Monial se flatte d’un « service rapide ». En dessous de ce slogan, en guise d’exemple et d’attestation, on peut lire, en grandes lettres. DEUIL EN HUIT HEURES. Qui résisterait ? ».
    En outre, plus amplement développées, François Debluë croque des scènes qui relèvent tantôt du croquis aquarellé et tantôt de la gravure. On voit ainsi (p.45) ce couple de Madame et Monsieur se retrouvant seul sur la plage d’hiver où Madame va « faire la nuque de Monsieur » à coups de ciseaux rapides, tandis que les dernières feuilles tombent des arbres d’alentour.
    Ou bien c’est, au Montreux-Palace (p.171) cette scène assez exquise du père de l’auteur, après un concert chic, qui lui fait visiter les lieux où il a été jadis un violoniste employé, qui adapta à sa façon un Capriccio de Richard Strauss joué dans le salon du grand hôtel, où à la fin du concert un homme discret l’avait chaleureusement félicité en lui avouant : « Ich bin Richard Strauss »…
    Il y aurait cent autres citations à faire de ce livre riche et plus encore riche de résonances.
    J’aurai plus de peine en revanche, je le dis tout net, à évoquer De la mort prochaine. C’est un livre grave de part en part. On est censé le lire avec une gueule d’enterrement. On est là devant comme devant ces tableaux dits « vanités » qui résument la misérable condition humaine : un crâne sur un frigo, un trousseau de clefs avec une effigie de Mickey, ce genre de choses.
    Et bien entendu c’est admirable de part en part. Admirable édition, admirable papier, admirable exergue de Jankélévitch : "Qui pense la mort pense la vie ". Okay.
    Mais je l’avoue pour ma part : tout cet art parfait me glace, ce tremblement (« Nuit difficile. Le nez sur ma mort très prochaine »), cette anticipation convoquant tous les aspects du « thème » et modulant toutes les variations à grand renfort de citations, Céline à l’appui et Ronsard, et Tolstoï pour l’inégalable Mort d’Ivan Illitch, ah mais admirable à tout coup !
    Mais je regimbe devant ce côté « programme ». Ce côté « manière noires ». Je souligne « manières ». Ce côté voulu profond, quand même...
    Et je lis ça et je craque pourtant, sous le titre de Petit testament : « Que fera-t-on/ de mon veston/que ferez-vous/ ce jour-là/de mes idées/ de celles-là/ qu’en partant / derrière moi en désordre/ j’aurai laissées/ de celles-là/ en tous sens si longtemps / trimballées ? »
    Magnifique recueil en vérité, mais comme une intime pudeur me le fait rejeter avant d'y revenir: plus tard la mort prochaine, plus tard la poésie sur le sujet, fous-moi la paix, François de malheur, en attendant…

    François Debluë. Fausses notes. L’Age d’Homme, coll. Contemporains, 185p.
    François Debluë. De la mort prochaine. Editions de la revue Conférence, 135p.

  • Fantômes de la tribu

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    Les vignettes de mémoire de Jérôme Meizoz, enluminées par Zivo

    C’est avec un recueil à la fois incisif et riche d’échos affectifs ou poétiques que Jérôme Meizoz poursuit son cheminement de prosateur, s’exprimant le plus volontiers en brèves séquences, qui accentuent ici son remarquable pouvoir d’évocation.
    Une premier récit, intitulé Rendez-vous, marque en somme l’accueil des fantômes, à Mardi-Gras, lorsqu’à la foule en fête se mêlent un instant les plus ou moins chers disparus du lieu, de l’ouvrière italienne à laquelle le palmier qu’elle a planté a survécu, au bel Henri emporté d’un coup de sang, ou encore Enoch le demeuré emporté par le fleuve. On pense aux danses de mort médiévales tant qu’aux réapparitions à la James Ensor, et l’on est touché par l’apparition de la mère du narrateur en sa beauté intacte malgré son affreuse fin sous le train. « Mère, longtemps j’ai demandé en vain pourquoi tu nous avais quittés ainsi, sans même laisser un mot. Je t’en ai voulu silencieusement de cet abandon. Mais je vois que tu es rassemblée et tranquille ». Et cela encore après un silence : « Il n’y a plus de peine maintenant parce qu’il reste en nous le meilleur de toi ».
    Tout le recueil, ensuite, joue avec ce mélange d’intime proximité et de distance ajoutée par le temps, dans la ressaisie de la vie d’un lieu qui lui-même passe d’un temps à l’autre (le Valais de bois de Chappaz en train de se moderniser comme on l’a vu déjà chez Germain Clavien ou Alain Bagnoud sur deux générations ultérieures), au « village de l’enfance » et dans la « maison mère ».
    Jérôme Meizoz reste assez minimaliste. Il ne développe guère, mais ses cristallisations se densifient. Le raccourci qui pouvait sembler hier un défaut de souffle devient une nouvelle forme de gravure - je pense ici: gravure sur bois des mots, alors que les lavis de Zivo modulent un autre raccourci plus fantomatique, vaporeux comme dans un rêve prolongé.
    En deux, trois pages, un téléphone à l’heure du repas en commun suffit à suggérer un drame (quelque chose est arrivé au grand frangin qu’on attend à table), et ce sont d’autres scènes qui nous reviennent. Ou bien ce n’est que l'expression, de Saut du loup, pour désigner le passage dangereux d’une route de montagne, et voici réintroduit le thème déjà noté de la mort de la mère. Il y a là de l’art de la fugue brève à variations, côté musique des mots, mais les images, les tableaux, le film visuel comptent aussi beaucoup. Ainsi de cette scène, dans Le rideau se déchire, qu’on voit comme au cinéma, justement, du jeune carabin qui s’engueule devant la maison avec ses tantes, lesquelles entendent l’empêcher de leur ramener une femme mariée alors qu’il s’émancipe à la vitesse grand V, écoute du rock et fume d’étranges herbes tout en préparant ses études de médecine. Or, il faut préciser que la querelle est observé par le frère cadet du jeune faraud, avec une attention qui rend mieux les obscures fermentations à l’œuvre et leurs métamorphoses.
    Celles-ci affectent aussi les maisons. Dans Leurs images, on voit ainsi la vieille pièce de séjour, où la famille se retrouve depuis un siècle pour les repas en commun, se transformer au cœur de la maison, et la maison avec, les jeunes qui s’en vont et ramènent des étrangers, le cercle qui s’ouvre et réveille parfois des colères, la tante seule qui s’éteint et la grand-mère qui se ratatine, enfin quoi la vie qui secoue les maisons.
    La maison, le village, les villes d’en bas où l’on va travailler, la mer en Italie où l’on découvre une autre sensualité et la « petite marchande » de fraîcheur qui vend sa glace au chant de « coco bello », L’Invisible musicien de rue roumain revenant du sud au nord et qui se fait à tout coup humilier par les douaniers, le flux de la marée des matinaux dans la ville qui les rejette à la Tombée du jour, ou l’autre va-et-vient, dans Retour qui vaille, du prof travaillant en ville là-bas et remontant en fin de semaine par les trains de moins en moins bondés jusque là-haut au village de l’enfance et à la maison mère : ainsi va ce livre jusqu’au dernier motif de l’écrivain allant et venant entre le pré où il manie la faux de ses pères et sa table de scribe de la tribu, tout cela respirant bien, finement noté, finement prolongé par les aquarelles à la fois allusives et non moins évocatrice de Zivo – tout cela résonnant bien et plein d’échos…
    Jérôme Meizoz et Zivo. Fantômes. Editions d’en bas, 72p.

  • Ceux qui n’ont plus rien

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    Celui qui ne dit pas tout / Celle qui préfère les voitures aux hommes / Ceux qui prient avant les repas / Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt/ Celle qui crie quand on ne partage pas sa position politique / Ceux qui s’ignorent / Celui qui a désiré la baise à mort et qui en est mort / Celle qui copie les grands peintres dans ses broderies au petit point / Ceux qui parlent philosophie dans les vestiaires du club de badminton / Celui qui estime son fils trop porté sur les livres / Celle qui a trouvé La Voie /Ceux qui se retrouvent avec leur classe de lycée au Lac Bleu / Celui qui aspire à la suprématie dans le groupe de tête des lanceurs de marteau / Celle qui a choisi de ne voir que le bon côté des choses / Ceux qui se retiennent de chier à l’opéra / Celui qui se sent papillon de nuit / Celle qui ne supporte pas d’être pénétrée pendant la lune rousse / Ceux qui sont au bout du rouleau/ Celui qui ne dit jamais ce qu’il pense à sa mère / Celle qui consacre la moitié de son salaire à l’entretien de ses douze chiens bleus / Ceux qui font les victimes et tyrannisent les autres / Celui qui vole un stéthoscope à l’hosto pour compenser l’injustice qu’il croit qu’on lui a faite au niveau des placards persos / Celle qui juge les femmes légères du haut de sa chaire de pasteure dans le canton de Neuchâtel / Ceux qui balisent / Celui qui te dit que tu peux te bomber / Celle qui te descends pour ton bien / Ceux qui n’ont jamais entendu le chant du coucou / Celle qui ne peut entamer sa journée sans un bon yaourt / Ceux qui surveillent et dénoncent / Celui qui est sans cesse en train de reprendre ce qu’il a donné / Celle qui changerait de mec pour un sac Vuitton / Ceux qui ont décidé d’apprendre l’hébreu / Celui qui s’invente des obstacles pour ne pas se mettre en route / Celle qui fait son trou à la TV / Ceux qui font reluire leur Toyota Cressida chaque samedi à la peau de chamois / Celui qui jette la cassette porno après usage puis va la repêcher dans le vide-ordures où il l’a jetée / Celle qui fait des tests dans les journaux: êtes-vous heureuse, êtes-vous masochiste, êtes-vous une droguée du sexe, avez-vous la baraka? / Ceux qui se laissent vivre / Celui qui s’abonne à L’Homme Top / Celle qui présente les livres et le jardinage à la TV / Ceux qui se réveillent sans personne / Celui qui assure son fond d’alcool / Celle qui ne supporte pas les vacances d’été / Ceux qui préfèrent la saleté / Celui qui est jaloux du bonheur des autres / Celle qui t’invite à brouter son cresson / Ceux qui dorment tout habillés / Celui qui perd son enfant dans la foule de fans des Stones / Celle qui divorcera si Ted ne renonce pas au plaisir solitaire chaque fois qu’elle a ses soirées Tupperware / Ceux qui ne se résignent jamais / Celui qui se venge sur les insectes / Celle qui n’aime que Vermeer / Ceux qui violent l’intimité de leurs enfants / Celui qui brûle les cheveux de sa femme infirme / Celle qui pratique le sexe anonyme / Ceux qui enchaînent leurs chiens / Celui qui compte ce que mangent ses enfants / Celle qui se sent rejetée de partout / Ceux qui se disent sinistrés du cœur / Celui qui a honte de son père / Celle qui se saoule de salsa / Ceux qui se foutent de tout, etc.


    Alain Keler, Favela de Rocinhia

  • Selva oscura

     

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    …Il n’est pas vrai que nous ayons tout soumis, il n’est pas vrai que tout mystère soit dissipé, il n’est pas vrai que plus rien ne soit à découvrir, vois donc : il n’est que d’ouvrir les yeux dans le jour obscur et de ne pas désespérer…

    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui s'enlisent

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    Celui qui a conclu que rien n’était plus à attendre des jeunes nés après 1980 / Celle qui a engagé la Jeep Cherokee Well Dream de son troisième mari dit Le Démolisseur dans une fondrière genre sables mouvants où vient de l’abandonner son jeun ami gitan Augustincito juste avant qu’elle ne découvre que celui-ci lui avait fait les poches sans oublier son nouveau portable Sony Ericsson / Ceux qui ne savent comment échapper aux prédateurs mielleux de la secte des Compagnons Célestes / Celui qui souffre surtout de ne souffrir que de manque de loukoums et ne peut s’en priver et s’en plaint à la Ligne de Cœur dont l’animateur le rabroue un peu / Celle qui s’enfonce sans se rendre compte qu’elle enfonce avec elle ses collègues du salon de coiffure À la Bonne Coupe / Ceux qui ont ruiné leurs parents et leurs enfants et partenaires au jeu de Qui perd casque / Celui qui s’immerge dans une rêverie dont rien ne pourrait le tirer que la nouvelle d’une nouvelle défaite du PSG / Celle qui rosit de confusion à chaque fois que son avion s’enfonce avec elle et ses compagnons de vol dans ce qu’elle appelle l’Intimité du Nuage / Ceux qui constatent que l’excessive douceur de l’infirmier Lambiel dissimule une fureur vindicative qu’il réserve au très vieux incontinents / Celui qui n’est à l’aise que dans la langue française du XVIIe siècle pour des raisons musicales sinon physiologiques / Celle qui est devenue sœur visitante quand elle a constaté quel marais visqueux était le mental masculin / Ceux qui se perdent en flatteries jusqu’à se couper parfois / Celui qui s’envase dans les compromis affectifs sans renoncer à ses pulsions de sangsue / Celle qui se retire à Senlis où tout le monde la surnomme Pimprenelle et la félicite pour ses livres spirituels à la Bobin qui lui valent de passer à la télé privée locale surtout vers les Fêtes / Ceux qui s’enlisent quand on les laisse sans laisses, etc.
    Image : Philip Seelen

  • La Psy

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    …Et le mot qui vous vient à l’esprit devant cette image est le mot JOUISSANCE, vous voulez me faire avaler ça, JOUISSANCE, et pourquoi pas ORGASME tant que vous y êtes, ah cher ami je vous sens sur la défensive ce matin, pourtant vous savez qu’on ne peut tricher avec le Test de Roczak, donc vous vous concentrez et vous oubliez le mot JOUISSANCE, ou vous vous cherchez une autre analyste…
    Image : Philip Seelen

  • L'oeil du mur

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    …Faut mieux regarder, les kids, faut mieux regarder le monde, regardez ce mur dans la ville aux arbres, regardez mieux, vous voyez ce visage sur le mur et cet oeil dans ce visage, regardez plus attentivement le monde, les kids, parce que ça vous regarde, le monde, les kids…

     

    Image : Philip Seelen