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  • La lecture comme rempart

     

    Par Sophie Kuffer

    Enfant, j’aimais les livres mais la lecture était un effort terrible ; j’ai le souvenir d’une barrière qui se dresse devant moi, infranchissable. Il y a une dizaine d’années, j’ai choisi d’apprendre une nouvelle langue (l’arabe) avec un nouvel alphabet et là, je me suis retrouvée petite devant ces symboles plus ou moins indéchiffrables qui ensemble ne voulaient jamais produire le bon son, la bonne signification. La lecture peut être source de souffrance, c’est un acte qui peut se révéler difficile et frustrant; ceux qui la maîtrisent l’oublient trop souvent… Cependant, elle reste, pour moi, un incroyable pont entre les pensées, les cultures et les hommes !
    En préparant ce numéro du Passe-Muraille, on m’a proposé deux romans autour de la lecture qui pouvaient s’adresser au jeune public. Je repensai alors à mon propre passage dans la catégorie jeune public. Jamais je n’acceptais de lire ce que l’on me conseillait jusqu’au jour où, après maintes sollicitations, je me suis jetée à l’eau et j’ai commencé à lire, puis à dévorer les pages de romans d’amour ou de sagas inter-minables ! Je crois profondément que chacun trouvera sa voie de lecture par quelque détour que cela passe.
    La lecture est donc le point commun réunissant ces deux romans : Le Vieux qui lisait des romans d’amour et Grâce et dénuement. Un homme et une femme tous deux écrivains qui mettent en scène un homme et une femme dans deux mondes très différents en apparence : jungle amazonienne et jungle de bitume sont les décors qui voient évoluer les protagonistes. Dans ces deux textes, le désir de lecture apparaît comme le remède à l’ennui, au mépris des autres et à la cruauté humaine.
    Alors que José Bolivar Proaño se retrouve seul, sans femme, ni famille ou amis, au milieu de la forêt, il fait « la découverte la plus im-portante de sa vie. Il [sait] lire. Il [possède] l’antidote contre le redoutable venin de la vieillesse. » Après avoir cherché de quoi lire, il se tourne vers les romans d’amour, les seuls textes qui le font voyager, qui remplissent les vides de sa mémoire, de son coeur et qui, parfois, lui font « oublier la barbarie des hommes. » Car c’est elle qu’il affronte, incarnée par les gringos qui sèment la bêtise et la mort dans la forêt, ou par ce maire citadin qui impose son mépris à l’igno¬rance de ses congénères – et cette bête magnifique, ce jaguar qu’il est forcé de tuer, car rendu fou par la cruauté humaine.
    C’est le mépris des hommes que l’on retrouve dans Grâce et dénuement; ce mépris envers nos voisins no¬mades que l’on chasse de terrain vague en terrain vague. Alice Ferney réussit à nous faire entrer dans cet univers essentiellement féminin du camp de gitans où se présente chaque semaine Esther, la bibliothécaire au projet simple mais ambitieux.
    Esther veut lire des histoires aux enfants car « elle [pense] que les livres sont nécessaires comme le gîte et le couvert », que « la vie a besoin des livres (…), la vie ne suffit pas ». Sans grands discours, cette femme gadjé (non tzigane), gagne la confiance des gitans, d’abord par le pouvoir des livres sur les enfants, puis sur les mères et enfin sur les hommes plus méfiants. Sans humilier, elle apporte la certitude que l’analphabétisme n’est pas une fatalité comme l’a vécu la grand-mère Angéline, privée d’école « pour qu’elle [ne] devienne [pas] comme les gadjés ». Esther est convaincue qu’ apprendre à lire diminue la peur qui sépare gadjés et gitans.
    Symbole de la richesse que représente le livre pour l’auteure, mais aussi pour quiconque se rend compte des mystères qu’il peut receler : Angéline, la vieille gitane analphabète, « parfois, gardait les livres. Elle les déposait sous son oreiller. » après avoir passé « sa main sur les couvertures usées : elle tenait là un trésor ».
    Ces deux romans ne sont pas destinés en particulier au jeune public, cependant les sujets traités, ainsi que le style accessible des deux auteurs ,qui respectent la réalité de leurs personnages, la poésie dégagée par les mots et les rebondissements des deux scénarios, me font penser qu’un lecteur dès 14 ans peut s’y plonger avec entrain. Chacun dans son univers – forêt amazonienne bruissante de singes, d’animaux sauvages et d’Indiens respectueux de la terre et qui partagent leurs connaissances de la forêt avec un étranger, ou camp gitan fixé entre deux tours de banlieue – voit s’incarner la vie de quatre femmes, de leurs enfants et d’une bibliothécaire sous l’oeil protecteur de la matriarche, est formateur et riche en émotions.

    Luís Sepúlveda, Le Vieux qui lisait des romans d’amour, Métailié, 2004, 141 p.
    Alice Ferney, Grâce et dénuement. Actes Sud, coll. Babel, 2009.
    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraison du Passe-Muraille, journal littéraire, No82, 12e année.

    Le leitmotiv de la page est: Les enfants qui lisent sont dangereux...

  • Claudio Magris flâneur profond

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    Digressions d’un égoïste progressiste
    Entretien avec René Zahnd

    Lorsqu’on le rencontre, le récipiendaire 2009 du Prix européen de l’essai Charles Veillon évoque tout à la fois un promeneur qui, de son élégante silhouette, parcourt les routes de ce monde le nez au vent et un de ces curieux à l’érudition gourmande qui brasse les références, fouillant les bibliothèques, d’abord pour se frotter aux grandes oeuvres référencées, puis pour emprunter des chemins de traverse. Ses propres livres, du monumental Danube aux textes de théâtre tels que L’Exposition sont un impertinent défi lancé aux férus de classification. Ils semblent des digressions qui se répondent d’ouvrage en ouvrage, des interrogations flâneuses, tout un corps organique dont le coeur palpitant serait l’humain lui-même. Nous l’avons rencontré lors de son récent passage à Lausanne.
    – Vous parcourez le monde pour parler de littérature. S’adresse-t-on de la même façon à tous les publics ?
    – Les difficultés peuvent venir des références littéraires. Quand je dis que pour Joseph Roth, l’Eglise est l’auberge, cela évoque bien sûr pour nous le pain et le vin. Pour les Chinois, ce n’est pas facile à saisir. Mais on réussit toujours à se faire comprendre. Parfois il y a des barrières plus complexes. Par exemple, il y a des cultures où la notion de péché originel n’existe pas. Certaines métaphores deviennent donc délicates, elles nécessitent des explications. Mais il ne faut pas oublier que lorsque je m’exprime en Chine ou au Vietnam, je m’exprime devant un public choisi. Des différences plus considérables apparaîtraient s’il s’agissait par exemple d’intervenir dans une école primaire. Je tiens à préciser que je n’ai pas davantage de difficultés au Vietnam que par exemple aux Etats-Unis. Au contraire. Aux Etats-Unis, lorsque j’ai raconté que j’avais écrit un éloge ironique de la triche, du fait de copier sur son voisin à l’école, cela a provoqué un malentendu total. J’avais beau argumenter sur le côté camaraderie, entraide, cela ne servait à rien, je me heurtais à une culture complètement différente de la mienne, une culture organisée, universitaire, qui ne peut pas admettre que l’on puisse rire de quelque chose, tout en respectant et aimant la chose en question. Les barrières n’existent pas seulement avec des cultures lointaines.
    Dans les pays danubiens, l’on me pose des questions presque exclusivement sur le sujet, sur la Mitteleuropa, sur la culture slave, comme si j’avais écrit des études historiques. Il est beaucoup plus facile d’aborder ce domaine en Suède, par exemple, qu’ en Serbie ! Les gens ne comprennent pas toujours que ce qui m’intéresse dans Trieste, ce n’est pas qu’elle compte 300’000 habitants ou je ne sais quoi, mais c’est sa dimension métaphorique. Nous sommes dans le mensonge poétique. Un des moments les plus désolants dont je me souvienne s’est produit en Allemagne, lors d’une lecture. Dans Danube, il y a un passage qui évoque une chasse grotesque et comique dans un cimetière. Le chasseur finit par tuer un lièvre, mais il se sent très coupable. Et là, une jeune femme m’a demandé : « Il s’agit juste d’un lièvre, pourquoi une telle émotion ? » Face à des questions de ce type, on ne peut pas répondre. Si vous me montrez le lac Léman et que vous me dites : regardez la lumière, la brume, c’est fascinant, non ? Et que moi je réponds : comment ça, fascinant ? Dans de tels cas, il n’y a plus rien à ajouter…
    – Si nous adoptons un registre métaphorique, justement, en disant que la terre est la mère, Trieste serait-elle votre matrice ?
    – C’est un peu exagéré ! Turin est aussi important pour moi que Trieste. Ce sont deux mondes. D’un côté Trieste, avec sa liberté un peu gitane et son côté somnolent, avec le danger de se laisser aller, de surestimer la ville. Trieste est pour moi le monde de l’enfance, de l’adolescence, de la famille d’où l’on vient, c’est-à-dire du passé. De l’autre, Turin est pour moi la ville de la jeunesse, de la maturité, des amitiés qui ne doivent rien aux rencontres hasardeuses, mais qui sont de vrais choix, des affinités électives, c’est-à-dire la « famille » que l’on construit. Il y aussi des dimensions politiques, sociales et culturelles qui sont différentes. Quand j’ai fait mes études à Turin, en quatre ans, la population de la ville a doublé, avec tous les problèmes que posait l’immigration des Italiens du sud. Turin a aussi été la capitale de la résistance, du libéralisme, du communisme, des mouvements de protestation de 68.
    Entre Trieste et Turin, j’ai parfois le sentiment de vivre dans une même ville. Turin avec la mer, Trieste avec le paysage des Alpes. Bien sûr, Trieste m’a beaucoup apporté dans ma vision du monde, a nourri ma réflexion sur le problème de l’identité, de l’insignifiance, de la pluralité. C’est là que j’ai compris que nous n’avons pas une identité, mais que nous en avons plusieurs. Cependant, sans Turin, je n’aurais absolument pas écrit…
    – Alors il y a cette bipolarité, Trieste, Turin, et puis les voyages… Que représentent pour vous les voyages ?
    – Le symbole de la vie, c’est le voyage. Le plus grand livre que l’on ait écrit, l’Odyssée, c’est le voyage. Il y a d’ailleurs deux odyssées possibles. L’odyssée où, à la fin, Ulysse retourne chez lui, à Ithaque, c’est-à-dire confirmé dans sa personnalité, ses valeurs, malgré tout ce qu’il a rencontré : les épreuves, les tragédies, les naufrages. Ou alors il y a l’odyssée sans re¬tour possible, où l’on change constamment, où l’on ne peut pas s’arrêter, où l’on devient vraiment personne. Il est intéressant de constater que Joyce est beaucoup plus conservateur qu’Homère, puisque chez Joyce, Ulysse retourne chez lui conforté dans ses valeurs, l’amour conjugal par exemple. Chez Homère, il y a une réelle difficulté du retour. Ulysse est un individu qui ne sait plus réellement qui il est. C’est déjà une ima¬ge de l’Europe contemporaine. L’épisode des sirènes, par exemple, est formidable. Il écoute le chant des sirènes « sans payer », mais en réalité ce n’est pas un bon calcul, puisqu’on n’écoute pas le chant des sirènes sans avoir la possibilité de se perdre.
    Le voyage, pour moi, ce n’est pas juste un déplacement pour faire quelque chose. Venir de Trieste à Lausanne pour recevoir un prix, ce n’est pas encore un voyage ! Le voyage que je pourrais faire, que je n’ai jamais vraiment fait, ce serait par exemple d’aller rendre visite aux Sénégalais qui vivent à Trieste. Je ne sais pas où ils vivent, s’ils ont des familles, des enfants… Et là, ce serait un vrai voyage, même s’il n’y a que dix minutes à pied. Le voyage, c’est la capacité de rencontrer l’autre, d’affronter la crainte de l’autre, ce mélange d’amour, de mécanismes de défense, la capacité de se débarrasser de ses peurs tout en restant fidèle à certaines valeurs. Dans le voyage, il y a la nécessité de l’ouverture. Il faut être capable de dépasser ses propres frontières. En même temps, il y a des frontières que l’on doit défendre. Parce que si je me retrouve face à une culture où une femme enceinte hors mariage est tuée, là je ne discute plus. Je décide que cette valeur n’est pas négociable. Il n’est donc pas facile de composer avec cette souplesse et l’ancrage de certains principes.
    – Existe-t-il une même pulsion, d’aller vers l’autre, qui relie le voyage et l’écriture ?
    – L’écriture, c’est aussi un déplacement des frontières, une construction de nouvelles frontières. Face aux frontières, l’écriture est à la fois un passeur et un douanier. On n’écrit pas ce qu’on veut, on écrit ce qu’on peut. Je sens fortement ce double rôle de l’écriture : passeur et douanier.
    – Vous faites la distinction entre l’écriture diurne et l’écriture nocturne...
    – La formule n’est pas de moi, mais d’Ernesto Sabato. C’est un grand humaniste, un homme plein de chaleur. Il y a chez lui une part diurne de l’oeuvre, mais pourtant la vérité ne se trouve pas là, elle est dans une part plus sombre, plus ténébreuse, avec des vérités parfois détestables qui, dit-il, contredisent ses idéaux. C’est comme descendre dans le sous-sol de l’âme et découvrir soudainement, parfois avec malaise, sans aucune complaisance, des aspects de la vie insupportables. L’écriture diurne est comme un sosie qui nous montre ce que nous pourrions être. Voilà ce que j’admire beaucoup chez Ernesto Sabato : cette capacité à se confronter à cette part obscure, à en témoigner sans la refouler, mais sans la glorifier non plus, sans devenir un philosophe de cette négativité. C’est une chose fondamentale qui distingue les grands écrivains qui ont su résister à cette épiphanie du mal des grands écrivains réactionnaires, comme Céline, qui ont été éblouis par le mal.
    – Vous évoquez parfois, avec humour, un essai que vous aimeriez écrire sur l’égoïsme progressiste. Quelles en seraient les grandes lignes ?
    – Quand j’étais adolescent, j’avais l’idée d’écrire le récit d’une fin du monde, d’une apocalypse. Mon idée était d’imaginer un lieu qui permette de survivre à cette catastrophe : une vallée merveilleuse derrière une énorme cascade, assez puissante pour arrêter les radiations. Je préparais cette île, je l’aménageais, et bien sûr, je n’avais pas le projet de me sauver tout seul, j’envisageais de prendre mes parents, ma famille, mon ami Bruno, sans lesquels une vie heureuse n’est pas possible. Je n’avais absolument pas le projet de sauver l’humanité, mais juste mon bonheur. En poursuivant mon raison¬nement, je me suis dit que mon ami avait aussi besoin de ses parents pour être heureux et ainsi de suite. Peu à peu, j’étais tenté de sauver le monde entier, alors que je cherchais uniquement mon bonheur. Voilà une histoire pour illustrer ce qu’est, à mes yeux, l’égoïsme progressiste.
    – Vous ne cessez de revenir à des oeuvres littéraires. Mais quelle est votre dernière grande découverte ?
    – J’ai été particulièrement intéressé par l’oeuvre d’Edouard Glissant. Premièrement, lui qui est un Noir descendant d’esclave, il dit que les racines ne doivent pas se plonger dans les profondeurs de l’abîme, à la recherche de l’origine, mais s’éparpiller à la surface comme les branches d’arbres qui se rencontrent, comme des mains qui se touchent. Je trouve que c’est vraiment la meilleure réponse au racisme. Deuxièmement, c’est le seul représentant d’un groupe humain qui a été persécuté, exploité que j’ai senti complètement libre de tout ressentiment. Il ne faut pas oublier que l’esclavage a fait 50 millions de morts ! Et lui, il prétend que les descendants des esclavagistes n’ont aucune nécessité de s’excuser, même s’ils doivent rester conscients que dans leur héritage, il y aussi cette infamie.
    Propos recueillispar René Zahnd

    Pour lire Claudio Magris

     

    Loin d’où : Joseph Roth et la tradition juive orientale
    Cette étude consacrée à l’écrivain autrichien Joseph Roth (1894-1939), auteur de La Marche de Radetzky, se propose de mettre en lumière lien qu’il entretient avec une tradition inscrite dans son sang, puisqu’il est né de parents juifs en Galicie. De la chute de l’Empire austro-hongrois à l’exil à Paris, Roth traverse le début du XXe siècle avec un regard nostalgique, et pourtant visionnaire lorsqu’il interroge les notions de déracinement et de communautarisme. S. K.
    trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil, 2009, 470 p.


    ➺ Microcosmes
    Mélancolie, amour ou curiosité guident l’écrivain triestin dans une quinzaine de lieux, et cette mosaïque de paysages urbains abordés comme des territoires propres lui est occasion d’une réflexion protéiforme sur l’ouverture et l’altérité. Autoportrait géographique de Magris, Microcosmes est aussi « la simple constata¬tion que l’on peut découvrir le vaste monde en restant as¬sis sur un banc… » J.B.
    Folio, Gallimard, 2000, 343 p.


    ➺ Danube
    De la Forêt-Noire au Pont-Euxin, le fleuve charrie dans cet essai magistral les évocations historiques, les réflexions, les notes de voyage, les souvenirs, suscitant malgré les conditions – quand le « bloc de l’Est » supplante la Mitteleuropa – une étourdissante métaphore intellectuelle. Sous les moirures du fleuve, une question : l’Europe, idée politique et culturelle en devenir ou en décomposition ? J. B.
    Folio, Gallimard, 1990.


    ➺ Trois Orients, récits de voyages
    Voyages infinis est le titre original de ces trois essais, qui replacent les parcours de Magris en Chine, au Vietnam et en Iran dans leur perspective : remonter aux sources des récentes mutations de ces pays, dont les ondes de choc ne pourront être absorbées en Occident que par une compréhension réelle et sans préjugés. Ou quand la géopolitique se fait conte des Mille et Une Nuits ! J.B.
    Rivages, 2006, 119 p.


    ➺ Trieste, une identité de frontière
    Au carrefour des cultures latine, germanique et slave, Trieste, ville natale de l’écrivain, fut un rendez-vous de la littérature, de Stendhal à Morand, Joyce ou Svevo, mais aussi de l’Histoire puisque, autrichienne avant d’être italienne, elle fut finalement amputée de moitié par le Rideau de fer : c’est à cette multiplicité des possibles et à l’identité plurielle de la cité que Magris rend hommage. J. B.
    trad. Angelo Ara, Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Seuil, 2008, 285 p.


    Notes de lectures établies par Joëlle Brack et Sophie Kuffer pour la plaquette Payot Librairie publiée à l’occasion de la remise du Prix européen de l’essai Charles Veillon 2009.

    Cet entretien et ces notes de lecture constituent la partie centrale de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 82, à paraître en juin. 

    Vous comprendrez donc
    « Vous comprendrez donc » qu’après sa mort, elle n’ait pas voulu béné¬ficier de la permission de revenir à la vie pour retrouver son amour. Comment après avoir aimé, inspiré, protégé son poète, lui avoir tout donné, la muse, à son tour, refuse de redevenir sa terre d’asile. Cette fois, elle pense à elle, au calme trouvé en bas, qu’elle perdrait en affrontant les interrogations des vivants et leur déception quant à l’au-delà. S. K.
    trad. Jean et Marie-Noëlle Pastureau, Gallimard, 2008, 54 p.
  • Ceux qui ne comptent pas

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    Celui qu’on oublie sans faire exprès / Celle qui est naturellement effacée / Ceux qui n’aiment pas être vus même nus / Celui qui est toujours au jardin sauf les jours de retombées radioactives / Celle qui n’apparaît pas dans la liste des rescapés et se sent d’autant plus libre / Ceux qui sont si fâchés avec les chiffres que leurs bons comptes ne leur valent même pas d’amis / Celui qui s’exprime par sa note de frais / Celle qui donne toujours un peu trop (se dit-elle en se le pardonnant somme toute) aux mendiants / Ceux qui n’ont pas d’existence bancaire reconnue / Celui qui suscite des jalousies à proportion de son désintéressement à peu près total je dis bien à peu près / Celle qui n’est jamais invitée chez les Dupontel à cause de son fils disparu la même année que leur chien Bijou / Ceux qui ne se sont jamais départis de la mentalité bas-de-laine de leur mère-grand Agathe la Bonne / Celui qui aime que les choses soient claires et préfère donc les tulipes blanches et le IVe Concert Brandebourgeois de JS Bach/ Celle qui se dit qu’elle compte pour beurre ici-bas et se console à l’idée que le Très-Haut lui réserve un Bonus / Ceux qui ont compris qu’ils n’étaient rien de plus qu’eux-mêmes dans le métro matinal de Tôkyo / Celui qui essaie de se situer en tant que poète belge en traversant le quartier de Kanda (au centre de Tôkyo) où voisinent environ deux mille bouquineries / Celle qui a plusieurs dépucelages à son actif sans savoir exactement combien / Ceux qui n’ont jamais misé sur le don vocal de leur neveu Paul Anka (chanteur de charme à l’époque) qui en a été secrètement affecté / Celui qui est plutôt Sénèque le matin et plutôt Néron le soir / Celle qui divague sur son divan de Diva / Ceux qui ricanent de Mademoiselle Lepoil militant au Conseil de paroisse en faveur de la reconnaissance de l’âme des hamsters femelles / Celui qui invoque les Pères de l’Eglise pour faire passer son message punk à la base / Celle qui use de sa muse pour emballer les jeunes nigauds qu’elle convoite / Ceux qui ont des voix de pasteurs noirs qui font bêler les brebis blanches / Celui qui n’a jamais compté les cadavres que son père et lui ont repêchés dans le fleuve / Celle qui n’a plus de créneau dans son Agenda pour caser un moment genre Où en suis-je Edwige ? / Ceux qui sont devenus meilleurs artisans à l’atelier Bois de la prison des Fleurettes / Celui qui reste fidèle à ses erreurs de jeunesse avec un peu plus de métier faut reconnaître / Celle qui fait commerce de ce qui brille et ne récolte pas or pour autant / Ceux qui ont gardé le goût des vieilles Américaines fleurant bon le cuir et le chewing-gum dans lesquelles ils emmènent les veuves de leurs meilleurs amis, etc.
    Image : Philip Seelen

  • La soirée du Ritz

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    À propos de La nuit du monde, de Patrick Roegiers

     

    par Antonin Moeri

    Un personnage irréel entre en titubant dans le hall du Ritz, à Paris, deux tricots sous la chemise, pelisse hors d’âge, lourde redingote. Quatre pages pour décrire l’habillement et le visage de ce revenant. On se croirait à l’époque du nouveau roman. Pour plonger le lecteur dans l’atmosphère du célèbre palace, on évoque des bruits de douche, de chasses d’eau, de robinets qui gouttent, de matelas qui grincent, d’interrupteurs, de dentiers mal ajustés.

    Le revenant s’appelle Proust, il «récolte des pépites dont il fait le miel de son roman auprès des chasseurs, serveurs, livreurs, portiers, liftiers, femmes de chambre, garçons d’étage, veilleurs de nuit ». L’amateur de détails se sent à l’aise, que dis-je, jubile au milieu de ces potins.

    Un autre personnage est minutieusement décrit. «Tête rejetée en arrière, les yeux baissés sous les grosses lentilles, les jambes croisées, la cheville gauche placée sur le genou droit ». Contrairement à Marcel, l’auteur d’Ulysse ne se tape pas la cloche au Ritz. Pour donner le change dans les soirées où il est invité, il se distingue par ses déguisements et son comportement bizarre.

    Ces deux écrivains partagent une même horreur, celle des rats. Ils s’adonnent à une même passion: le voyeurisme. Ils ont des lubies étranges. Si Joyce croit au trèfle à quatre, a la manie du nombre 13, est terrifié par le bond d’un chat, Proust a peur du noir, des orages, de la foudre, déteste croiser une nonne dans la rue, craint les chevaux au galop, l’odeur des désinfectants, les oiseaux éventrés et, surtout, les chiens qui peuvent à tout moment vous entailler très profondément le mollet, la cuisse ou autre partie du corps. Tous deux ont des problèmes avec leurs yeux et leurs oreilles hypersensibles. Tous deux sont fascinés par la sonorité des lieux et des noms. (Plutôt que voir leurs contours, Joyce, étendu sur la banquette d’un train, les yeux fermés, préférait entendre Mercanton lui murmurer le nom des villages suisses qu’ils traversaient). Ils aiment les douceurs, cake, pudding, muffins, cookies. L’un adore Wagner, l’autre le déteste mais tous deux aiment les vieilles rengaines à la guimauve, les ritournelles raillées par les beaux esprits et les airs du music-hall, Coco chéri, Zizi Pompom, Viens poupoule, viens poupoule. Tous deux furent traités de fumiste, flagorneur, parasite, décortiqueur, hypocondre, scatologue, cynique, fouilleur de fumier.

    Patrick Roegiers affectionne les interminables listes à la Novarina. En vérité, il met en scène, dans son « roman», deux solitaires déterritorialisés, errants, en exil (« L’écriture comme exil de soi-même »), ayant opté pour les mots qui n’ont pas de patrie. Leur folie et leur damnation c’est le langage. Leur obsession: inventer une langue qui ne charriât aucun cliché. Une virgule mal placée les fait plus souffrir qu’une migraine ou une indigestion. Question de rythme. Créer un idiome bizarre ou des mots nouveaux qu’ils orthographient comme ça leur chante les excite au plus haut point: lithérathure, Chiksper, bonçouar, snobinage, moribondage, Odyssoyce, faire catleya. Ils ont « à peu près la même conception de l’écriture et de la littérature, seule vie pleinement vécue (...) La vie comme un livre, le livre comme un monde ». Leur rêve était de reconstituer minutieusement une vie créée par l’imagination. La vie, telle quelle, ne leur suffisait pas. D’où leur étonnant et mystifiant jeu de rôles et de masques.
    Pas l’ombre d’un doute, le Français et l’Irlandais devaient se rencontrer. C’est précisément cette rencontre du 18 mai 1922 (quelque temps avant la mort de Marcel et de son enterrement au Père-Lachaise où se presseront Kafka, Homère, Diderot, Molière, Genet, Musil, Beckett, Schopenhauer,
    Rabelais, Rimbaud, Artaud, Thomas Bernhard, Céline... sans oublier Proust qui assiste à sa propre mise en terre), c
    ’est cette rencontre au Ritz que Patrick Roeggiers imagine, déploie, scande et chantonne. Jouer avec les mots et leur polysémie, la langue et ses sonorités procure une jouissance que devaient connaître les deux écrivains d’exception. Il imagine dans un style jubilatoire cette soirée dans un petit salon privé, où l’on parle de l’origine de l’univers, du pouls des huîtres, des moeurs des limaces, des météores, des bienfaits du repassage, du lesbianisme, de l’onanisme, cette soirée où Marcel avoue: « J’aimerais que notre conversation ne s’arrête jamais ».

    Lisant d’une traite ce petit livre qui étincelle de prose heureuse, fascinante et ludique, je me demandais parfois quelle avait été l’ambition de cet auteur qui me rappelait l’Echenoz de Ravel. Il m’a semblé que tout était dans la manière de dire, la manière de moduler un air, oui, disons-le, un air à la gloire de la Littérature (avec un L majuscule).


    Patrick Roegiers. La nuit du monde, Seuil 2010.

    Ce texte est à paraître dans la prochaine livraison du journal littéraire Le Passe-Muraille, en juin 2010.