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  • Le dépotoir des nègres blancs


    En lisant Triomf de Marlene Van Niekerk



    Ils sont affreux, sales et plus ou moins méchants, mais d'emblée nous nous prenons pour eux d'un étrange attachement. Ils vivent à quatre dans une espèce de dépotoir, au milieu d'un quartier de déshérités blancs construit sur les débris de l'ancien township noir de Sophiatown, baptisé Triomf, dans la banlieue crade de Johannesburg. Leurs noms à eux évoquent autant de personnages à la Beckett, à commencer par Mol, la vieille peau qui n'a qu'une dent et point de culotte, flanquée de Pop son frère et pseudo-mari barbichu bientôt octogénaire, auxquels s'ajoutent Treppi le teigneux, autre frère et amant de Mol lui aussi, et Lambert le fils épileptique, qui a l'air d'un enfant pachyderme et dont on fêtera les 40 ans, à la veille des proches premières élections démocratiques en Afrique du Sud, si possible en lui offrant enfin une femme à la place de sa mère...

    Oui, décidément, ils ont la dégaine d'un quatuor loqueteux et ensauvagé à la Deschiens, les Benade, et d'ailleurs on ne fait pas trop la différence entre eux et leurs corniauds Gerty et Toby, chéris de Mol, quand Treppi et Lambert, le nez au ciel, se mettent à pousser leurs hurlements, bientôt accompagnés par la meute canine des alentours, «comme s'ils tiraient le son de leur ventre et l'envoyaient vers le ciel du fond de la terre sous Triomf et ses cavernes pleines de fantômes».

    Au premier regard, on serait donc tenté de les classer: dégénérés. Les trois mâles de ce clan confiné n'en sont-ils pas arrivés, de fait, à partager la même femelle? Et Treppi n'est-il pas la honte de l'humanité, lui qui pense que «même impeccable, un juif n'est bon que pour la chambre à gaz», et tous tant qu'ils sont ne sont-ils pas que méprisable «piétaille», ainsi que les désignent ceux qui les approchent?

    Eh bien, plus on avance dans la lecture de Triomf et plus on leur trouve quelque chose de touchant, parfois même de bouleversant d'humanité, à ces sacrés Benade, sous le regard d'une romancière à la féroce compassion, si l'on ose dire, qui nous fait découvrir peu à peu d'où ils viennent et de quelle misère familiale et collective, historiquement et politiquement significative, découle leur déchéance de «nouvelle minorité».

    Aussi, la dèche des Benade est immédiatement colorée par l'incroyable faconde de Marlene Van Niekerk, autant que par son intelligence sous-jacente des mythes, qu'ils soient bibliques ou freudiens... Avec une verve verbale rappelant les accumulations descriptives d'un Céline, la romancière campe ses pouilleux dans la déglingue d'un décor qui évoque toutes les banlieues des grandes villes contemporaines, avec leurs centres commerciaux aux enseignes criardes où tous «vont et viennent, vont et viennent, entrent et sortent, entrent et sortent». A l'occasion, un jour de baraka, les Benade eux-mêmes y seront traités en rois malgré leurs airs de gueux. Ce sera Noël pour la Trinité grotesque et son «cul-de-sac génétique» de rejeton christoïde: une opération promotionnelle y suffira!

    Mais leur sort ordinaire est plutôt de se tenir en marge, se pressant les uns contre les autres et ne cessant de se déchirer, mais «ensemble, sous le même toit», ainsi que le relève le pacifiant Pop, survivotant entre une visite des témoins de Jéhovah et une autre des jeunes militants du Parti nationaliste voyant en eux, qu'ils méprisent, des électeurs à bon marché. Au passage, on remarquera que la romancière, par le truchement du regard «innocent» des Benade, se montre aussi cinglante dans sa critique de la société de consommation qu'à l'endroit des milieux religieux ou politiques.

    Par ailleurs, le quartier de Triomf se distingue des autres en cela qu'il a été construit sur des décombres dont, à tout moment, émerge un vestige appartenant aux «cafres» ou la plainte confuse de l'âme de quelque chien enseveli. Même si la romancière a vécu quelque temps, elle-même, dans ce quartier dont elle a eu l'occasion d'observer la population, l'endroit est chargé d'un tel symbolisme que l'histoire des Benade y trouve naturellement son ancrage épique. De fait, c'est bientôt aux dimensions d'une épopée que se déploie, d'une histoire à l'autre, la destinée des Benade, et notamment par la trajectoire d'Oupop, figure du patriarche paysan déchu, et celle de son fils Treppi, dont on comprend mieux la dureté de «diable» intelligent en découvrant son passé d'enfant battu, intérieurement détruit par son père en son âge tendre.

    D'abord présentés comme des sortes de monstres difformes - entre grotesques à la Dubout et déclassés faulknériens -, les protagonistes de Triomf, dont les points de vue orientent tour à tour les chapitres, gagnent progressivement, ainsi, en épaisseur et en profondeur tandis que résonne la sentence de l'aïeule enfin délivrée du père de Treppi: «A force d'être entassés les uns sur les autres, on devient méchant.»
    Or, cette part douloureuse du roman, de laquelle participe aussi le drame secret de Lambert, trouve un contrepoids dans la veine comique qui le traverse de part en part et, aussi, dans l'élan «religieux», mais distinct de toute foi, qui fait lever les yeux des Benade vers les étoiles et songer, plus qu'au lendemain des élections dont ils savent qu'ils n'ont rien à attendre, à l'au-delà où ils retrouveront, peut-être, leurs chiens défunts ou un pain moins ingrat que celui d'ici-bas...

    Plus que nous autres sans doute, les compatriotes de la romancière auront pu déchiffrer et apprécier les innombrables allusions de Triomf à l'histoire et à la politique sud-africaine du XXe siècle, dont la présente version française facilite la compréhension par des notes et un utile glossaire en fin de volume. Si Disgrâce, le dernier roman de J. M. Coetzee, que Marlene Van Niekerk nous disait considérer comme l'écrivain le plus important de son pays, parle de l'après-apartheid avec une lucidité désenchantée qui dépasse la situation historique et sociale du pays, Triomf déborde également des limites du roman historico-politique (il parut en 1994, année des élections!) pour toucher, par sa poésie et sa truculence, son empathie extrême et sa beauté convulsive, sa douceur fondamentale et sa véhémence polémique, à une dimension beaucoup plus large. L'éditeur Jean Richard, qui lit l'afrikaans dans le texte, a été grandement inspiré d'inscrire ce grand roman à son catalogue, qui marquant du même coup un renouveau pour les Editions d'En Bas.

    Marlene Van Niekerk. Triomf. Traduit de l'afrikaans par Donald Moerdijk et Bernadette Lacroix. Editions d'En Bas / Editions de l'Aube, 577 pp.

  • Ceux qui se disent artistes

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    Celui qui doit se cuiter pour créer / Celle qui sent qu’elle va écrire un poème / Ceux qui parlent volontiers de l’aporie du concept dans la tendance néo-géo finissante de l’école slovène / Celui qui attend une subvention fédérale pour écrire LE livre qui dénoncera enfin l’emprise de l’Etat sur la création / Celle qui affirme penser comme elle danse / Ceux qui adulaient Josef Beuys à vingt ans et qui font aujourd’hui commerce d’icônes avec une organisation mafieuse d’Ukraine centrale / Celui qui est devenu peintre contre l’avis de sa tante Gerda qui le subventionne depuis lors à hauteur de 7000 euros par mois / Celle qui dit qu’elle a l’âme artiste un peu comme Hundertwasser dont elle collectionne les séries de chaises pliantes à motifs gais / Ceux qui collectionnent les sacs de papiers témoignant de leurs pérégrinations muséales / Celui qui peint des mandalas sur des ailes de libellules naturalisées / Celle qui dit nous autres créateurs en ouvrant son buffet top aux plasticiens du quartier du Flon / Ceux qui se mettent d’accord sur le fait qu’un ciel de Dufy reste un ciel de Dufy mais que le cadre peut encore en rehausser l’éclat / Celle qui se paie un Vlaminck en accord avec les rideaux du grand salon de sa villa de Monaco / Ceux qui prétendent avoir été sucés par Niki de Saint-Phalle / Celui qui estime que Jeff Koons a tout compris /Celle qui dit interroger les potentialités de la faille dans ses photos de schistes tyroliens / Ceux qui estiment qu’on devrait traiter la création contemporaine au Karcher / Celui qui réduit la notion de beauté à un fantasme petit-bourgeois / Celle qui se peint ses ongles à la laque de carrosserie / Ceux qui se paient une biche dans la clairière à l’expo-vente des Nouveaux Figuratifs du Bas-Limbourg / Celui qui humilie sa nouvelle femme de ménage en lui annonçant le prix de la statue Dogon qu’elle a failli renverser tout à l’heure / Celle qui répond à son beau-frère qu’elle n’en a rien à sacquer des écrits sur l’art d’Elie Faure / Ceux qui offrent toujours un poster de Rothko à un jeune ménage en train de s’installer / Celui qui se vante d’avoir posé nu pour une cubiste des années 40 / Celle qui a liquidé à l’Armée du salut trois toiles sales de Paul Gauguin offertes par celui-ci à son oncle débauché dont elle espérait que l’héritage lui permettrait de ravaler la façade de son pavillon en val d’Oise / Celui qui ne jure que par l’Arte Povera dans son loft de Milan / Celle qui se dit plutôt Land Art après sa période déconstructiviste / Ceux qui invitent volontiers le féroce critique Mauser dans leurs soirées de marketing Top Coiffure / Celui qui change de galeriste à chaque fois qu’il explore une nouvelle tendance / Celle qui ne va jamais en vernissage sans son voyou croate à collier de force qu’elle tient bien court en laisse / Ceux qui estiment que l’art restera l’art tant que le marché restera le marché, etc.

    Image: Jeff Koons et la Cicciolina. Sérigraphie estimée à 80.000 euros.

    Cette liste fait partie de la première série publiée en 2008 dans Ceux qui songent avant l'aube à l'enseigne de Publie.net, toujours disponible

  • Ceux qui restent à part

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    Celui qui s’éclaire à la loupiote argentine / Celle qui s’écoute pousser dans la nuit de l’âge / Ceux qui usent de mots lisses comme des galets / Celui qui craint la colère du Chinois de la laverie / Celle qui marche pieusement non sans murmurer des invectives entre ses dents très serrées / Ceux qui palpent sereinement les nappes blanches de l’hôtesse noire / Celui qui rêve d’une île où se retrouveraient ses chefs de projet et qu’on n’en parle plus / Celle qui vendrait son âme pour une soupe à la courge / Ceux qui ont la nostalgie du fumet de céleri / Celui qui voit dans la cuisine une émanation du chimisme amoureux / Celle qui résiste au DDT en carotte de caractère / Ceux qui réhabilitent les potagers frappés par le mauvais sort / Celui qui rame dans la brume de l’étang aux gisants lumineux / Celle dont les pleurs refroidissent l’ambiance du vernissage de l’expo dite Aux Larmes Retenues / Ceux qui estiment que la vie après Dalida n’est plus ce qu’elle fut / Celui qui ne comprend pas que tu ne comprennes pas que sa collection de Panini le mobilise de plus en plus au niveau du financement / Celle qui t’offre la place du mort après t’avoir demandé ton âge / Ceux qui parlent de la dimension ludique de l’enterrement du DJ / Celui qui cherche au GPS le village global dont la télé à parlé au TJ / Celle qui affirme que son hémisphère gauche vaut bien le droit de son conjoint Paul / Ceux qui disent que la nouvelle de la mort de Garcia Marquez serait un scoop sans être sûr qu’il est encore vivant, etc.
    Image: Philip Seelen

  • De la toute bonne cuisine

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    Avec Le cuisinier, l’écrivain alémanique Martin Suter scrute la froide (bonne) société suisse avec les yeux d’un requérant d’asile tamoul, sans une once de démagogie. Un art balzacien de l'observation sociale et psychologique, aux parfums ayurvédiques...

    Martin Suter est le plus lu, dans le monde, des romanciers suisses vivants. En douze ans, les sept romans qu’il a publiés à ce jour ont été vendus à plus de trois millions d’exemplaires et traduits en vingt-cinq langues. Or Suter est, aussi l’un de nos écrivains les plus intéressants. Bien mieux que des produits de consommation fondés sur des clichés, ses romans, captivants, illustrent les multiples facettes de la société contemporaine, mais aussi sa part d’ombre. La façade suisse y rutile en apparence, mais ce qu’elle cache est souvent peu reluisant, jamais schématisé pour autant.
    Dès son premier roman, Small World, paru en 1998, cet écrivain tardif (il est né en 1948) imposait un regard à la fois incisif et vibrant d’humanité sur la terrible réalité de la maladie d’Alzheimer, tout en scrutant les embrouilles d’une dynastie zurichoise dorée sur tranche. Dans le dernier paru, c’est sur la vie d’un Tamoul, requérant d’asile, à Zurich, et véritable artiste de la cuisine par ailleurs, qu’il porte son observation, avec une empathie jamais flatteuse.
    «Mon premier souci est de raconter une histoire qui captive le lecteur. Pour cela, je dois savoir où je vais. Après deux premiers essais de romans loupés, j’ai appris à construire mes ouvrages», me confiait Martin Suter à la parution d’ Un ami parfait, mémorable plongée dans le psychisme d’un personnage frappé d’amnésie par accident.
    De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire, l’apprentissage de la narration via le scénario (il signa ceux de plusieurs films de Daniel Schmid, et, récemment, celui de La disparition de Giulia de Christoph Schaub), des chroniques caustiques sur l’univers de la finance (Business class), des chansons pour Stephan Eicher ont ponctué son parcours atypique.
    La fortune lui étant venue avec le succès phénoménal de ses romans, le Zurichois transite aujourd’hui entre la Suisse, Ibiza et le Guatemala où il vit avec son épouse architecte et un enfant adopté, un autre ayant été accidentellement arraché au couple il y a peu.
    Dans le soin qu’il apporte à la construction de ses romans, Martin Suter inclut une investigation précise, qu’on pourrait dire balzacienne, sur les milieux qu’il explore ou les aspects techniques et scientifiques des thèmes qu’il traite, tels ici la cuisine ayurvédique ou la situation politique au Sri Lanka.
    Si Martin Suter n’a rien d’un l’écrivain «engagé» au sens traditionnel de l’auteur «à message», ses livres n’en ont pas moins une forte résonance affective et une pénétration critique indéniable. «Je crois qu’un roman qui achoppe au monde réel a forcément une dimension politique», explique-t-il encore, et c’est aussi vrai pour Le cuisinier dont l’action se déroule sur fond de crise financière, de tsunamis et de guerre fratricide au Sri Lanka, sous le regard d’un romancier à la croissante empathie. Celle-ci lui vaut probablement comme à un Simenon, une bonne part de son succès universel.

    Eros « au noir »

    Dédié à l’enfant Toni (2006-2009), Le Cuisinier est comme baigné par une douceur et une mélancolie inédites dans l’œuvre de Martin Suter, qu’incarne l’un de ses plus beaux protagonistes, en la personne du Tamoul Maravan. Solitaire et digne, ce requérant d’asile, d’abord employé subalterne, quoique brillantissime, dans un restau gastronomique zurichois haut de gamme, entretient sa famille restée à Jaffna, et notamment sa grand-tante Nangay qui l’a initié aux raffinements extrêmes de la cuisine traditionnelle ayurvédique. Distant par rapport à sa communauté, à cause de l’influence des Tigres, qu'i redoute avant d'être obligé de composer avec eux, Maravan, viré à la suite d’une faute, se retrouve au chômage puis use de son grand art pour se recycler dans le catering «érotique»... au noir. Pour l'y aider une jeune femme, Andrea, que seules les femmes attirent (sauf après le piège d'un premier repas que lui a préparé Maravan), fait jouer ses relations dans le monde plus ou moins faisandé de la haute finance et des affaires.

    Comme un personnage de Naipaul ou de Kureishi, Maravan illustre à la fois une culture déracinée, la nostalgie de l’exil se grisant du pur «parfum de l’enfance», et la réalité quotidienne suisse si froide le plus souvent. Entre sa pure passion de poète des saveurs et son besoin de survivre, Maravan «fait avec» la dure réalité, sur fond d’affaires en déroute et de tractations politiques (la crise est là, et passe l’ombre des marchands d’armes), non sans rester lui-même, combien attachant.
    Martin Suter. Le Cuisinier. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, Bourgois.

  • L'aura de ce jour

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    La page qui nous écrit, dès cette aube que vous croyez pure, est irradiée et mortellement avariée par les sbires du Planificateur. Or Mozart est solide en bourse ce matin. Le titre Baudelaire bien placé ce matin lui aussi. Les enfants en armes également donnés gagnants pour le tiercé de ce matin. Les enfants des rues prêts à se vendre ce matin aux ordres des réseaux du Planificateur. Le chaos minutieusement rétabli ce matin par les services du Planificateur…
    La tentation serait alors de conclure qu’il n’y aurait plus rien : que rien ne vaudrait plus la peine, que tout serait trop gâté et gâché, que tout serait trop lourd, que tout serait tombé trop bas, que tout serait trop encombré. On chercherait quelqu’un à qui parler mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho, on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors qu’on serait prêt, peut-être, à entendre le chant du monde.
    Ainsi le prêchi-prêcheur de ce matin le dit-il, en vérité il le leur dit, aux mères du monde dans lequel nous vivons : qu’elles n’aient aucun regret, car ce qui leur reste de meilleur n’est pas que du passé, ce qui les fait vivre est ce qui vit en elles de ce passé qui ne passera jamais tant qu’elles vivront, et quand elles ne vivront plus leurs enfants se rappelleront ce peu d’elles qui fut l’étincelle de leur présent - ce feu d’elles qui nous éclaire à présent, et la lumière de tout ça, la lumière sans nom de tout ça – la lumière témoignera.

    Une fois de plus, à l’instant, voici donc l’émouvante beauté du lever du jour, l’émouvante beauté d’une aube bleu pervenche, l’émouvante beauté des gens le matin, l’émouvante beauté d’une pensée douce flottant comme un nuage immobile absolument sur le lac bleu soyeux, l’émouvante beauté de ce que voit mieux que nous l’aveugle ce matin, les yeux ouverts sur son secret...
    Le feu ne cesse pas d’être le feu de très longue mémoire. Bien avant leur naissance ils le portaient de maison en maison, le premier levé en portait le brasero par les hameaux et les villages, de foyer en foyer, tous le recevaient, ceux qu’on aimait et ceux qu’on n’aimait pas, ainsi la vie passait-elle avec la guerre, dans le temps…
    Trop souvent, cependant, nous avons négligé le feu. Ce qui nous était naturel, la poésie élémentaire de la vie et la philosophie élémentaire, autant dire : l’art élémentaire de la vie dont le premier geste a toujours été et sera toujours d’allumer la feu et de le garder en vie – cela s’est trop souvent perdu.
    Or nous croyons le plus souvent que les silencieux se taisent à jamais. Mais s’ils entendaient encore, ce matin, qu’en savons-nous après tout : s’ils entendaient encore cette polyphonie des matinées qu’ils nous ont fait écouter à travers les années, s’ils entendaient ces voix qui nous restent d’eux ?
    Ce matin encore, imaginairement descendu par les villages aux villes, je les entends par les rues vibrantes d’appels et de répons : repasse le vitrier sous les fenêtres de nos aïeux citadins, dans le temps certes, certes il y a bien du temps de ça mais je l’entends encore par la voix des silencieux et les filles sourient toujours aux sifflets des ouvriers des vieux films du muet - et si leurs tombes restaient ouvertes aux mélodies ?
    Tous ils semblent l’avoir oublié, ou peut-être que non, au fond, comme on dit, puisque tous les matins il t’en revient des voix, et de plus en plus claires on dirait, des voix anciennes, autour des fontaines ou au fond des bois, vers les entrepôts ou dans les allées sablées des palmeraies - des voix qui allaient et revenaient, déjà, dans les vallées repliées de ta mémoire et la mémoire de tous te rappelant d’autres histoires, et revenant chaque matin de ces pays au tien - tu le vois bien, que tu n’es pas seul ni loin de tous…
    Tout nous échappe de plus en plus, avions-nous pensé, mais c’est aujourd’hui de moins en moins qu’il faut dire puisque tout est plus clair d’approcher le mystère prochain, tout est plus beau d’apparaître pour la dernière fois peut-être – vous vous dites parfois qu’il ne restera de tout ça que des mots sans suite, mais avec les mots les choses vous reviennent et leur murmure d’eau sourde sous les herbes, les mots affluent et refluent comme la foule à la marée des rues du matin et du soir - et les images se déplient et se déploient comme autant de reflets des choses réelles qui viennent et reviennent à chaque déroulé du jour dans son aura.

    Peinture JLK: Toscane rêvée, huile sur toile, 2005.

  • Un blaireau dans la cuisine, Godard et la vie sauvage

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    Un homme qui aime les films d'animaux ne peut pas être tout mauvais. Ainsi de JLG, auquel je pense tous les matins en recevant la visite d'une petite renarde, et tous les soirs en croisant les blaireaux de passage, aux charmantes ondulations de nageuses pratiquant la nage papillon. Suit le piratage de l'interviouve de Godard par les lascars des Inrockuptibles, Serge Kaganski et Jean-Marc Lalanne.

    Pendant quatre heures, Jean-Luc Godard reçoit à son domicile de Rolle. L’entretien se déroule dans son bureau un peu fruste, très fonctionnel, juste à côté de sa salle de travail avec sa demi-douzaine d’écrans plats et ses étagères remplies d’innombrables VHS ou DVD d’où il extrait ses citations. Nous avons parlé d’histoire, de politique, de la propriété intellectuelle, de cinéma bien sûr, mais aussi de choses plus intimes, comme la santé ou le rapport à la mort.

    – Pourquoi le titre, Film Socialisme ?
    – J’ai toujours des titres d’avance, qui me donnent une indication sur des films que je pourrais tourner. Un titre précédant toute idée de film, c’est un peu comme un la en musique. J’en ai toute une liste. Comme des titres de noblesse ou des titres de banque. Plutôt des titres de banque. J’ai commencé avec Socialisme, mais au fur et à mesure qu’avançait le film, ça me semblait de moins en moins satisfaisant. Le film aurait aussi bien pu s’appeler Communisme ou Capitalisme. Mais il s’est produit un hasard amusant: en lisant une petite brochure de présentation que je lui avais fait parvenir, où le nom de la production Vega Film précédait le titre, Jean-Paul Curnier (philosophe) a lu Film Socialisme et a cru que c’était le titre. Il m’a écrit une lettre de douze pages pour me dire à quel point ça lui plaisait. Je me suis dit qu’il devait avoir raison et j’ai décidé de garder Film devant Socialisme. Ça déniaisait un peu le mot.

    – D’où vient cette idée de croisière en Méditerranée? D’Homère?
    – Au début je pensais à une autre histoire qui se passerait en Serbie mais ça n’allait pas. Alors j’ai eu l’idée d’une famille dans un garage, la famille Martin. Mais ça ne tenait pas sur un long métrage, parce que sinon les gens seraient devenus des personnages et ce qu’il s’y passe serait devenu un récit. L’histoire d’une mère et de ses enfants, un film comme on peut en faire en France, avec des dialogues, des états d’âme.

    – Justement, les membres de cette famille ressemblent presque aux personnages d’une fiction ordinaire. Ça n’était pas arrivé à votre cinéma depuis très longtemps…
    – Oui, peut-être… Pas tout à fait quand même. Les scènes s’interrompent avant qu’ils ne deviennent des personnages. Ce sont plutôt des statues. Des statues qui parlent. Si on parle de statues, on se dit «ça vient d’autrefois». Et si on dit «autrefois», alors on part en voyage, on s’embarque sur la Méditerranée. D’où la croisière. J’avais lu un livre de Léon Daudet, le polémiste du début du siècle, qui s’appelait Le Voyage de Shakespeare. On y suivait le trajet en bateau sur la Méditerranée du jeune Shakespeare, qui n’avait rien encore écrit. Tout ça vient petit à petit.

    – Comment procédez-vous pour agencer tout ça?
    – Il n’y a pas de règles. Ça tient de la poésie, ou de la peinture, ou des mathématiques. De la géométrie à l’ancienne surtout. L’envie de composer des figures, de mettre un cercle autour d’un carré, de tracer une tangente. C’est de la géométrie élémentaire. Si c’est élémentaire, il y a des éléments. Alors je montre la mer… Voilà, ce n’est pas vraiment descriptible, ce sont des associations. Et si on dit association, on peut dire socialisme.

    – Si on dit socialisme, on peut parler de politique. Par exemple de la loi Hadopi, de la question du téléchargement pénalisé, de la propriété des images…
    – Je suis contre Hadopi, bien sûr. Il n’y a pas de propriété intellectuelle. Je suis contre l’héritage, par exemple. Que les enfants d’un artiste puissent bénéficier des droits de l’oeuvre de leurs parents, pourquoi pas jusqu’à leur majorité… Mais après, je ne trouve pas ça évident que les enfants de Ravel touchent des droits sur le Boléro…

    – Vous ne réclamez aucun droit à des artistes qui prélèvent des images de vos films?
    – Bien sûr que non. D’ailleurs, des gens le font, mettent ça sur internet et en général c’est pas très bon… Mais je n’ai pas le sentiment qu’ils me prennent quelque chose. Le cinéma ne l’autorise pas. J’ai lu le livre de Marie Darrieussecq, Rapport de police, et je le trouve très bien parce qu’elle fait un historique de cette question. Le droit d’auteur, vraiment c’est pas possible. Un auteur n’a aucun droit. Je n’ai aucun droit. Je n’ai que des devoirs. Et puis dans mon film, il y a un autre type d’emprunts, pas des citations mais simplement des extraits. Comme une piqûre lorqu’on prend un échantillon de sang pour l’analyser. Ça serait la plaidoirie de mon second avocat. Il défendrait par exemple l’usage que je fais des plans des trapézistes issus des Plages d’Agnès. Ce plan n’est pas une citation, je ne cite pas le film d’Agnès Varda: je bénéficie de son travail. C’est un extrait que je prends, que j’incorpore ailleurs pour qu’il prenne un autre sens, en l’occurrence symboliser la paix entre Israël et Palestine. Ce plan, je ne l’ai pas payé. Mais si Agnès me demandait de l’argent, j’estime qu’on pourrait la payer au juste prix. C’est-à-dire en rapport avec l’économie du film, le nombre de spectateurs qu’il touche…

    – Pour exprimer la paix au Moyen-Orient par une métaphore, pourquoi préférez-vous détourner une image d’Agnès Varda plutôt qu’en tourner une?
    – Je trouvais la métaphore très bien dans le film d’Agnès.

    – Mais elle n’y est pas...
    – Non, bien sûr. C’est moi qui la construis en déplaçant l’image. Je ne pense pas faire du tort à l’image. Je la trouvais parfaite pour ce que je voulais dire. Si les Palestiniens et les Israéliens montaient un cirque et faisaient un numéro de trapèze ensemble, les choses seraient différentes au Moyen-Orient. Cette image montre pour moi un accord parfait, exactement ce que je voulais exprimer. Alors je prends l’image, puisqu’elle existe.

    – Le socialisme du film consiste à saper l’idée de propriété, à commencer par celle des oeuvres...
    – Il ne devrait pas y avoir de propriété des oeuvres. Beaumarchais voulait seulement bénéficier d’une partie des recettes du Mariage de Figaro. Il pouvait dire «Figaro, c’est moi qui l’ai écrit». Mais je ne crois pas qu’il aurait dit «Figaro, c’est à moi». Ce sentiment de propriété des oeuvres est venu plus tard. Aujourd’hui, un type pose des éclairages sur la tour Eiffel, il a été payé pour ça, mais si on filme la tour Eiffel on doit encore lui payer quelque chose.

    – Votre film sera mis en ligne sur FilmoTV en même temps qu’on pourra le découvrir en salle…
    – L’idée n’est pas de moi. Lorsqu’on a fait les films-annonces, c’est-à-dire tout le film mais en accéléré, j’ai proposé qu’on les mette sur YouTube parce que c’est un bon moyen de faire circuler les choses. La mise en ligne est l’idée du distributeur. Ils ont donné de l’argent pour le film, donc je fais ce qu’ils me demandent. Si ça ne tenait qu’à moi, je ne l’aurais pas sorti en salle de cette façon. On a mis quatre ans à faire ce film. En termes de production, il est très atypique. On l’a tourné à quatre, avec Battaggia, Arragno, Grivas, à égalité. Chacun partait de son côté et ramenait des images. Grivas est parti seul en Egypte et a ramené des heures de pellicule… On s’est donné beaucoup de temps. Je pense que le film aurait dû bénéficier d’un même rapport à la durée quant à sa distribution.

    – Ça veut dire quoi concrètement?
    – J’aurais bien aimé qu’on engage un garçon et une fille, un couple qui ait envie de montrer des choses, qui soit lié un peu au cinéma, le genre de jeunes gens qu’on peut rencontrer dans des petits festivals. On leur donne une copie DVD du film puis on leur demande de suivre une formation de parachutiste. Ensuite, on pointe au hasard des lieux sur une carte de France et on les parachute dans ces endroits. Ils doivent montrer le film là où ils atterrissent. Dans un café, un hôtel… ils se débrouillent. Ils font payer la séance 3 ou 4 euros, pas plus. Ils peuvent filmer cette aventure et vendre ça ensuite. Grâce à eux, vous enquêtez sur ce que c’est que de distribuer ce film-là. Après seulement vous pouvez prendre des décisions, pour savoir si oui ou non on peut le projeter dans des salles normales. Mais pas avant d’avoir fait une enquête d’un ou deux ans là-dessus. Parce qu’avant, vous êtes comme moi: vous ne savez pas ce que c’est que ce film, vous ne savez pas qui peut s’y intéresser.

    – Vous avez un peu déserté l’espace médiatique. Dans les années 1980, on vous voyait davantage dans la presse, à la télévision…
    – Oui, ça m’ennuie, maintenant. Je ne cherche plus à subvertir un certain processus de télévision. A l’époque, j’y croyais un peu. Je ne pensais pas que ça pouvait changer quoi que ce soit mais que ça intéresserait des gens de faire autrement. Ça les intéresse trois minutes. Il y a encore des choses qui m’intéressent à la télévision: les émissions sur les animaux, les chaînes d’histoire. J’aime bien Dr House aussi. Il y a un blessé, tout le monde s’attroupe autour de lui, les personnages s’expriment dans un vocabulaire hypertechnique, j’aime bien. Mais je ne pourrais pas en regarder dix de suite.

    – Pourquoi avoir invité Alain Badiou ou Patti Smith dans votre dernier film pour les filmer si peu?
    – Patti Smith était là donc je l’ai filmée. Je ne vois pas pourquoi j’aurais dû la filmer plus longtemps que, par exemple, une serveuse.

    – Pourquoi lui avoir demandé d’être là?
    – Pour qu’il y ait une bonne Américaine. Quelqu’un qui incarne autre chose que l’impérialisme.

    – Et Alain Badiou?
    – Je voulais citer un texte sur la géométrie d’Husserl et j’avais envie que quelqu’un élabore quelque chose de son cru à partir de ça. Ça l’a intéressé.

    – Pourquoi le filmer face à une salle vide?
    – Parce que sa conférence n’intéressait pas les touristes de la croisière. On avait annoncé qu’il y aurait une conférence sur Husserl et personne n’est venu. Quand on a emmené Badiou dans cette salle vide, ça lui a beaucoup plu. Il a dit: «Enfin, je peux parler devant personne.» (rires) J’aurais pu le cadrer de plus près, ne pas filmer la salle vide mais il fallait montrer que c’était une parole dans le désert, qu’on est dans le désert. Ça me fait penser à la phrase de Jean Genet: «Il faut aller chercher les images parce qu’elles sont dans le désert.» Dans mon cinéma, il n’y a jamais d’intentions. Ce n’est pas moi qui invente cette salle vide. Moi je ne veux rien dire, j’essaie de montrer, ou faire sentir, ou permettre de dire autre chose après.

    – Quand on entend: «Les salauds aujourd’hui sont sincères, ils croient à l’Europe», quelle autre chose ça permet de dire? On ne peut pas croire à l’Europe sans être un salaud?
    – C’est une phrase qui m’est venue en lisant des passages de La Nausée. En ces temps-là, le salaud n’était pas sincère. Un tortionnaire savait qu’il n’était pas honnête. Aujourd’hui le salaud est sincère. Quant à l’Europe, elle existe depuis longtemps, il n’y a pas besoin de la faire comme on la fait. J’ai du mal à comprendre par exemple qu’on puisse en être parlementaire, comme Dany (Daniel Cohn-Bendit). C’est étrange, non?

    – L’écologie ne devrait pas constituer un parti politique?
    – Vous savez les partis… Les partis sont toujours pris. Même leurs noms, parfois. De Gaulle était contre les partis. A la Libération, il a quand même fait venir les partis au Conseil de la Résistance pour avoir du poids face aux Américains. Il y avait même le Front national. Sauf que ce n’était pas la même chose qu’aujourd’hui. C’était une entreprise du Parti communiste, à l’époque. Je ne sais pas très bien pourquoi les autres ensuite ont gardé ce nom-là. Un parti pris…

    – L’avant-dernière citation du film est: «Si la loi est injuste, la justice passe avant la loi»…
    – C’est par rapport au droit d’auteur. Tous les DVD commencent par un carton du FBI qui criminalise la copie. Je suis allé chercher Pascal. Mais on peut entendre autre chose dans cette phrase. On peut penser à l’arrestation de Roman Polanski, par exemple.

    – Que vous inspire le fait que l’arrestation de Polanski ait eu lieu dans votre pays, la Suisse?
    – Moi, je suis franco-suisse. Je passe pour Suisse mais je suis domicilié en France, je paie mes impôts en France. En Suisse, j’aime certains paysages dont j’aurais du mal à me passer. Et puis j’ai des racines ici. Mais politiquement, beaucoup de choses me choquent. Par rapport à Polanski, la Suisse n’avait pas à se soumettre aux Etats-Unis. Il fallait discuter, ne pas accepter. J’aurais voulu que tous les cinéastes qui vont à Cannes se mobilisent pour Polanski, affirment que la justice suisse n’est pas juste. Comme ils l’ont fait pour soutenir le réalisateur Jafar Panahi incarcéré. Comme on a pu dire «le régime iranien est un mauvais régime», il faudrait dire «le régime suisse n’est pas bon».

    – L’interdiction des minarets?
    – C’est nul… En ce qui concerne la Suisse, je pense comme Kadhafi: la Suisse romande appartient à la France, la Suisse allemande à l’Allemagne, la Suisse italienne à l’Italie, et voilà, plus de Suisse!

    – La crise grecque résonne fortement avec votre film…
    – On devrait remercier la Grèce. C’est l’Occident qui a une dette par rapport à la Grèce. La philosophie, la démocratie, la tragédie… On oublie toujours les liens entre tragédie et démocratie. Sans Sophocle pas de Périclès. Sans Périclès pas de Sophocle. Le monde technologique dans lequel nous vivons doit tout à la Grèce. Qui a inventé la logique ? Aristote. Si ceci et si cela, donc cela. Logique. C’est ce que les puissances dominantes utilisent toute la journée, faisant en sorte qu’il n’y ait surtout pas de contradiction, qu’on reste dans une même logique. Hannah Arendt avait bien dit que la logique induit le totalitarisme. Donc tout le monde doit de l’argent à la Grèce aujourd’hui. Elle pourrait demander mille milliards de droits d’auteur au monde contemporain et il serait logique de les lui donner. Tout de suite. On accuse aussi les Grecs d’être menteurs… Ça me rappelle un vieux syllogisme que j’apprenais à l’école. Epaminondas est menteur, or tous les Grecs sont menteurs, donc Epaminondas est grec. On n’a pas tellement avancé.

    – L’élection de Barack Obama a-t-elle modifié votre perception de la politique internationale américaine ?
    – C’est drôle, Edwy Plenel m’a posé la même question. L’élection d’Obama ne m’a fait ni chaud ni froid. J’ai espéré pour lui qu’il ne se fasse pas assassiner trop vite. Qu’il incarne les Etats-Unis, ce n’est pas tout à fait la même chose que lorsque c’était George Bush. Mais parfois les choses sont plus claires quand elles vont au pire. Quand Chirac s’est retrouvé au second tour de la présidentielle face à Le Pen, je pense que la gauche aurait dû s’abstenir et ne pas voter Chirac.
    Il vaut mieux laisser le pire arriver.

    – Pourquoi? C’est dangereux…
    – Parce qu’à un moment, ça fait réfléchir. Comme les tsunamis…

    – Ça devrait faire réfléchir à quoi, les tsunamis?
    – A ce qu’on appelle la nature et dont nous faisons partie. Il y a des moments où elle doit se venger. Les météorologues ne parlent qu’un langage scientifique, ils ne parlent pas de philosophie. On n’écoute pas la façon dont un arbre philosophe.

    – Vous vous intéressez toujours au sport?
    – Oui mais je regrette qu’aujourd’hui le football ne propose plus qu’un jeu uniquement défensif. A part Barcelone. Mais Barcelone n’arrive pas à tenir deux matchs de suite à son niveau.

    – Ça dépend. Contre Arsenal, ils ont réussi.
    – Oui, mais pas contre Milan. Pourquoi n’y arrivent-ils pas? Quand on n’y arrive pas, on fait moins de matchs.

    – L’hiver dernier, vous avez réalisé un film très court en hommage à Eric Rohmer…
    – Les Films du Losange me l’ont demandé. J’ai eu envie d’utiliser les titres de ses articles, d’évoquer des choses que j’ai vues ou faites avec lui quand nous étions jeunes aux Cahiers dans les années 1950. J’ai du mal à dire autre chose de lui. On ne peut parler des gens qu’à partir de ce qu’on a partagé avec eux. Ce n’est pas la méthode d’Antoine de Baecque, bien sûr…

    – Vous avez lu la biographie qu’Antoine de Baecque vous a consacrée?
    – Je l’ai parcourue.

    – Le fait qu’elle existe vous indiffère ou vous ennuie?
    – Ça m’a ennuyé pour Anne-Marie (Miéville). Parce qu’il y a des choses fausses. Ça m’ennuie aussi que des gens de ma famille lui aient fourni des documents. Ça ne se fait pas. Mais je n’ai rien fait non plus pour l’empêcher de sortir.

    – Eric Rohmer, vous le voyiez encore?
    – Un petit peu parce qu’à Paris on habitait le même immeuble. Donc on se parlait de temps en temps.

    – Vous avez vu ses derniers films?
    – Oui, en DVD. Triple agent est un film très étrange. L’espionnage me passionne mais je n’aurais pas imaginé qu’un tel sujet puisse l’intéresser.

    – L’idée d’accomplir une oeuvre, que la vie vous laisse le temps de l’achever, c’est une question qui vous travaille?
    – Non. L’oeuvre, je n’y crois pas. Il y a des oeuvres, on en produit des nouvelles, mais l’oeuvre dans son ensemble, le grand oeuvre, ça ne m’intéresse pas. Je préfère parler de cheminement. Dans mon parcours, il y a des hauts et des bas, des tentatives... J’ai beaucoup tiré à la ligne. Vous savez, le plus difficile, c’est de dire à un ami que ce qu’il fait n’est pas très bon. Moi, ça me manque. Rohmer avait eu le courage de me dire à l’époque des Cahiers que ma critique de L’Inconnu du Nord- Express était mauvaise. Rivette pouvait dire ça aussi. Et on était très atteint par ce que Rivette pensait. François Truffaut, lui, ne m’a pas pardonné de penser que ses films étaient nuls. Il souffrait en plus de ne pas arriver à trouver mes films aussi nuls que ce que je pensais des siens.

    – Vous pensez vraiment que les films de Truffaut sont nuls?
    – Non, pas nuls… Pas plus nuls qu’autre chose… Pas plus que ceux de Chabrol… Mais ce n’était pas le cinéma dont on avait rêvé.

    – La postérité, la trace, ça vous préoccupe?
    – Non, pas du tout.

    – Et ça vous a travaillé à un moment?
    – Jamais.

    – On a du mal à vous croire. On ne peut pas faire Pierrot le fou sans avoir l’envie de réaliser un chef-d’oeuvre, d’être le champion du monde, de rester à jamais dans l’histoire…
    – Peut-être que vous avez raison. J’ai dû avoir cette prétention à mes débuts. J’en suis revenu assez vite.

    – Vous pensez à votre disparition?
    – Oui, forcément. Avec les problèmes de santé… Il faut que je m’entretienne beaucoup plus qu’avant. La vie se modifie. De toute façon, depuis longtemps, j’ai rompu avec la vie sociale. J’aimerais bien reprendre le tennis, que j’ai dû arrêter pour des problèmes de genou. Quand on devient vieux, l’enfance revient. C’est bien. Et non, ça ne m’angoisse pas particulièrement de disparaître.

    – Vous semblez très détaché…
    – Mais au contraire, au contraire! Je suis très attaché (rires). A ce propos, Anne-Marie m’a dit l’autre jour que si jamais elle me survivait, elle ferait écrire sur ma tombe: «Au contraire»…