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  • Astres compères en La Pléiade

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    1590578201.jpgClaude Lévi-Strauss et André Breton au panthéon de l'édition française


    Au printemps 1941, entre le 25 mars et le 20 avril, Claude Lévi-Strauss et André Breton prirent le chemin de l'exil sur le même bateau à destination de la Martinique, «une boîte de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot», dixit Victor Serge, chargé de quelque deux cents passagers fuyant le nazisme. Evoquant cette traversée, Lévi-Strauss décrit André Breton, au début de Tristes tropiques, sous les traits d'un voyageur «fort mal à l'aise sur cette galère», précisant que, «vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu»...

    Claude Lévi-Strauss, qui deviendra l'un des plus grands anthropologues du XXe siècle, magnifique écrivain par ailleurs et digne centenaire de l'Académie française, n'était alors qu'un jeune ethnologue «américaniste» revenu de deux expéditions chez les Indiens Bororo et au Mato Grosso avec ses premières collections et observations. De douze ans son aîné, André Breton faisait déjà figure de «pape» du surréalisme, taxé d'«agitateur dangereux» par la France de Pétain. Une même passion pour l'art, la littérature et la politique (Lévi-Strauss avait un passé de socialiste actif) rapprocha les deux hommes.

    Or le lecteur retrouvera, dans Regarder écouter lire, dernier des sept livres (choisis par Lévi-Strauss lui-même) dans la Bibliothèque de la Pléiade, un aperçu du débat qui les opposa d'emblée. Grosso modo, Breton y défend le «spontanéisme» de l'art, jusqu'au document brut, tandis que Lévi-Strauss, plus classique, rappelle l'importance de l'élaboration «secondaire» de l'oeuvre. Plus tard, L'art magique de Breton suscitera d'autres objections vives de Lévi-Strauss, et pourtant, avec le recul, les passions communes et les oeuvres de ces deux grands écrivains se rejoignent dans leur apport respectif à la connaissance de l'homme par la littérature et les arts. Tous deux sont des «bricoleurs» de génie pratiquant le collage. Tous deux font éclater les cloisons séparant genres et disciplines.

    Dans sa remarquable préface aux OEuvres de Lévi-Strauss, Vincent Debaene rappelle que «l'étude de l'homme est, par essence, littérature», pas au sens du «beau style» mais à celui d'un approfondissement de la connaissance qui «exige réflexion, lenteur et confrontation patiente aux données empiriques», à laquelle l'anthropologie peut être d'un grand apport.

    Sans narcissisme ni fétichisation du style, Lévi-Strauss développe, poursuit Debaene, «une écriture majestueuse qui fait songer à Chateaubriand pour la posture et à Bossuet pour le rythme». Formules un peu solennelles cependant, à nuancer à la lecture de Tristes tropiques, d'un ton souvent très direct et d'une mélancolie fleurant le XXIe siècle (la conclusion notamment, en hommage à la beauté des choses), mais qui inscrivent bel et bien l'anthropologue dans la filière classique d'un Montaigne, avec une déférence envers le monde et «l'homme nu» tranchant sur l'avidité contemporaine... «Oubliant» les textes scientifiques les plus ardus, ses OEuvres réunies ici visent le public cultivé non spécialisé.

    Avec Tristes Tropiques, La pensée sauvage, les trois «petites mythologiques» (La potière jalouse, La voie des masques et Histoire de lynx), celui qui se dit «humaniste modeste» a voulu retracer son parcours personnel sous son double aspect scientifique et littéraire, dont la conclusion de Regarder écouter lire marque le point de fusion du savant et de l'artiste.

    Claude Lévi-Strauss, OEuvres. Préface de Vincent Debaene; édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2062 p.

     

  • Palme à un livre


    A propos d’Entre les murs, le livre...
    Des dialogues carabinés constituent la matière en fusion d’Entre les murs, où François Bégaudeau ressaisit les relations exacerbées qu’entretiennent un prof de français de classes d’un quartier populaire de Paris (dans le XIXe), ses élèves et les autres profs de la salle des maîtres, en pêle-mêle de mots et de gestes, de signaux expressifs de toute sorte (jusqu’aux inscriptions-logos-acronymes des t-shirts), tout cela puissamment signifiant et significatif aussi bien.
    Dans un débat public, François Bégaudeau parlait de la notion, fondamentale selon lui, de respect, et mutuel, qu’il s’efforce de concrétiser dans sa propre pratique de prof au prix d’une bagarre de chaque instant, de chaque mot, de chaque regard et de chaque geste, douce et dure bagarre dont l’écrivain transcrit les moindres signes dans Entre les murs, avec l’enjeu, et mutuel là encore, d’une vraie reconnaissance.
    Tel est, de fait, le mot-clé de tout ça, et qui éclaire évidemment l’actuel conflit mahousse secouant salubrement la France : la reconnaissance de ce que je suis et de ce que tu es, de ce que je m’efforce tant bien que mal de faire et que j’aimerais que tu reconnaisses, de ce que tu m’apportes et que tu attends que je reconnaisse, ainsi de suite.
    C’est un livre violent et hyper-attentif, mais tendre aussi, plein d’amitié rude et d’aveux pas faciles, de netteté et d’honnêteté, de souci de tout saisir de bonne foi jusque dans les élans de mauvaise foi de part et d’autre, de lassitude-envie-de-tout-envoyer-foutre et de bon vouloir qu’Entre les murs, qui relève en outre du tour de force littéraire, captant à la fois la novlangue des temps qui courent et ses bordures gestuelles ou comportementales - tout le dit et le non-dit que les oreilles des murs et leurs yeux enregistrent sismographiquement entre deux sonneries…
    François Bégaudeau. Entre les murs. Verticales, 2006. Ce livre a obtenu le premier Prix France Culture-Télérama, et constitue la base du film de Laurent Cantet qui vient d'obtenir la Palme d'or du Festival de Cannes.

  • Une vie nouvelle

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    Derniers fragments d’un long voyage de Christiane Singer, ou l’anti-Zorn.

    C’est un livre essentiel, un livre lumineux et bouleversant, le livre de la douleur retournée et du dépassement de la maladie que nous envoie Christiane Singer comme une sorte de lettre aux demi-vivants que nous sommes la plupart du temps. Le 2 mars 2007, à la veille de sa mort annoncée depuis octobre 2006, Christiane Singer écrivait à son éditeur. «Comme promis, et dans la joie… Je crois que ce livre a vraiment sa lumière propre ! Quelle grâce j’ai reçue de lui livrer passage !! Prends-en soin, je t’en prie. Mon rêve serait qu’il paraisse le plus vite possible- Ce serait une manière très forte d’entrer désormais dans un espace NEUF – peu importe où – mais NEUF. »
    Et de fait, à l’opposé de toute désespoir ressentimental, donc aux antipodes du fameux Mars de Fritz Zorn, ce journal d’une lente agonie dont les affres ne sont en rien édulcorées (« Il y a des moments où l’âme empalée au corps agonise. Enfer de la souffrance. Enfer jour après jour (…) Journée terrible. Nuit terrible. Ventre calciné (…) Tous ces jours, j’éprouve le malaise profond d’être dans le corps d’un autre. Je ne reconnais plus rien », etc.), mais dont le mouvement général est une ouverture graduelle à plus d’amour et plus de vraie vie.
    «Nous sommes appelés à sortir de nos cachettes de poussière, de nos retranchements de sécurité, et à accueillir en nous l’espoir fou, immodéré, d’un monde neuf, infime, fragile, éblouissant ».
    Rien là-dedans d’une fuite dans une euphorie spiritualisante coupée de la chair, au contraire : ce journal débordant de tendresse, de petits faits cruels ou drôles de tous les jours, avec les proches, les amis, les soignants, les toubibs, les oiseaux de Vienne, est une traversée des apparence qui nous associe à tout instant à celle qui nous rejoint en nous quittant.
    On pense à Charlotte Delbo, à Etty Hillesum, à Flannery O'Connor chantonnant dans les grandes douleurs, à Philippe Rahmy endurant crânement le martyre des os de verre  en lisant ce petit livre d’une condamnée à mort déterminée à ne pas lâcher le fil de la Merveille: « L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ».
    J’aimerais citer de pleines pages de ce petit livre atrocement revigorant: « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé de vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus ma vie mais LA VIE. C’est un espace d’immense liberté »…
    Christiane Singer. Derniers fragments d’un long voyage. Albin Michel, 135p.

  • A la venvole

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    Notes au jour le jour

    Plus on avance en âge et plus les choses nous apparaissent avec netteté. Mais c’est aussi un exercice à relancer chaque jour. Cela se cultive et s’améliore possiblement à chaque instant. Question d’attention.

    Pense à tout moment à René Girard en observant le comportement de mes semblables. Le mimétisme est partout. Partout cette course rivale sous l’effet de l’envie et de la jalousie, partout cette montée aux extrêmes. Toujours plus le sentiment que le monde actuel tourne à l’asile de fous. Attention pourtant à ne pas céder à la pente catastrophiste.


    Mis le nez ce matin dans cette Bible d’hôtel. Tout à coup me saisit l’énormité de cette chose : le Verbe.

    A la fois intéressé et rebuté, parfois, par la lecture du dernier livre d’Annie Ernaux, intitulé Les Années et constituant une espèce de double chronique d’une vie de femme, depuis 1940, et de l’époque vécue par la suite des générations dans un monde en rapide changement. Ce qui me hérisse là-dedans, qui me rappelle tous mes amis profs de gauche d’une certaine époque, c’est une façon de s’en remettre, dans sa vie, à l’état de la politique et pour ainsi dire : à l’Etat. Elle le dit d’ailleurs à un moment donné, comme s’il s’agissait d’un personnage important : « l’Etat s’éloigne de nous », avec le ton d’une petite fille abandonnée. Il y a là quelque chose qui m’échappe absolument, autant que la notion même de génération.


    Tout est à travailler, à travailler et retravailler, me dis-je le matin en songeant à tout ce qui nous menace de dispersion et de décréation par laisser-aller, par paresse ou par ennui. L’esprit d’enfance, c’est à savoir l’esprit de gravité et de conséquence, me tient lieu de raison et de sagesse, de boussole et d’horizon radieux. A tout instant on est menacé de sombrer. A tout instant je suis menacé de sombrer. A tout instant la distraction et la dispersion menacent. Diablerie. Le diable est celui qui disperse, l’anti-créateur et l’AntiSystème.

    «L’importance d’être tenu, d’avoir été tenu, dans les bras des autres. » (dans une lettre de N.H.)

    Que répondre aux mots de la haine ? En ce qui me concerne, je me sens complètement désarmé devant les mots de la haine. Ou plus exactement : la vie m’a désarmé. Je me souviens évidemment du temps où je criais parfois, moi aussi, à l’époque où tous criaient. Au moindre désaccord : on criait. Et souvent on pleurait aussi : on pleurait après avoir crié. Mais très tôt j’ai ressenti, aussi, le fait que je criais pour moi et pas du tout pour la Cause dont il était question. Les mots de la haine qui me venaient, comme ceux qui venaient à tous, nous éloignaient de ladite Cause bien plus qu’ils ne signifiaient notre désir sincère de la servir.

  • Benchetrit braqueur d’images

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      Une rencontre à Locarno, à propos de J'ai toujours rêvé d'être un gangster.
      Le public de la Piazza Grande s’est gentiment gondolé, l’été dernier, à la première mondiale de J’ai toujours rêvé d’être un gangster de Samuel Benchetrit, savoureux gorillage du film noir enfilant clins d’yeux sur pastiches et autres hommages, dont une séquence (facilement) irrésistible, réunissant deux anges noirs aux faciès également blafards en les personnages d’Arno et de Bashung. Plus Jarmush tu meurs, sans (trop) faire pièce rapportée pour autant dans la suite de sketches en noir/blanc que Benchetrit faufile allègrement.
      1668427781.jpgLe lendemain, émerveillé par les lieux, la magie de la projection nocturne et l’accueil chaleureux des festivaliers, Samuel Benchetrit évoquait les tenants de cet hommage au cinéma et noir et blanc prisé, avant lui, par son père l’ouvrier: «On est actuellement saturé de couleur et de montages précipités, et beaucoup s’imaginent que le noir et blanc relève de la vieillerie chiante, mais ce n’est pas vrai, et je l’ai d’ailleurs expérimenté avec mon fils en lui montrant une quantité de films qui l’ont captivé. Par ailleurs, ma propre mémoire cinématographique est en noir et blanc, du cinéma italien au cinéma japonais des années 60, entre autres».
      617761493.jpgFilm à sketches, J’ai toujours rêvé d’être un gangster s’ancre en un lieu fixe évoquant le «nulle part» idéal d’une série B policière: une espèce de cafétéria en zone périphérique où vont se succéder les quatre histoires, avant qu’ont ne découvre, avec des clones des mémorables tontons flingueurs, ce que fut ce lieu à leur bon vieux temps de truands à tractions avant.
      Le climat, alors, la plastique des images jouant sur des qualités de noir et de blanc d’une sensualité moelleuse, la texture des voix aussi donnent au film, d’un scénario plutôt décousu, voire lâche ici et là, sa tenue et son originalité, l’humour en plus. «Je voulais me faire plaisir et partager ce plaisir avec le public en lui offrant un film populaire qui réponde, pourtant, à un réel souci artistique. C’est pourquoi j’ai travaillé des cadres qui rompent avec la monotonie et donnent plus d’espace aux visages et aux «personnages» qu’habitent les comédiens avec leur corps et leur aura. La relation avec les acteurs, Anna Mouglalis évidemment, ma première complice, mais aussi avec Edouard Baer, Jean Rochefort Arno et Bashung, a été d’autant plus importante, et gratifiante pour moi, que je construisais mes dialogues avec eux, et qu’ils ont joué le jeu avec une grande gentillesse. La musique est très importante dans le film, à commencer par celle des voix. Là encore je jouais sur l’intimité avec chacun de mes comédiens.»
      Film d’ambiance, hommage évident à Scorsese (son titre est la première réplique des Affranchis), J’ai toujours rêvé d’être gangster s’ouvre sur une scène burlesque, avec un braqueur gaffeur (excellent Edouard Baer) aux gestes démarqués du muet américain, et s’achève (inconsciemment, prétend l’auteur) sur une scène en hommage à Chaplin. Mais il y a là-dedans plus qu’un collage: le vrai travail de déconstruction d’une culture personnelle courant entre Bertrand Blier et Tarantino, la musique classique et le rock, la bande dessinée et la sensibilité des banlieues du Benchetrit écrivain (la suite de ses chroniques vient d’ailleurs de paraître), ressaisie par un regard perso.

  • Heureux comme Ulysse

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    Blaise Hofmann décroche le prix littéraire Nicolas Bouvier 2008.
    Nicolas Bouvier serait content : après avoir couronné Nullarbor, magnifique récit de voyage d’un jeune auteur français du nom de David Fauquemberg, le prix qui honore sa mémoire échoit, cette année, à un autre trentenaire, romand cette fois, en la personne de Blaise Hofmann, pour son récit intitulé Estive, paru chez Zoé en 2007. Fruit du partenariat associant le festival Etonnants voyageurs, à Saint-Malo (dont le festival se déroule du 10 au 12 mai) et la Direction générale de l’aviation civile, le prix littéraire Nicolas Bouvier est doté d’une bourse de 15.000 euros. Cette distinction «récompense l’auteur d’un récit, d’un roman, de nouvelles, dont le style est soutenu par les envies de l’ailleurs, de la rencontre du monde, prolongeant l’esprit de l’œuvre de Nicolas Bouvier ». Le jury du prix 2008, présidé par Alain Dugrand, lui-même grand voyageur, est composé d’auteurs « nomades » reconnus tels Alain Borer, Gilles Lapouge, Pascal Dibie, Björn Larsson, et Alain Velter, ainsi que de Pierre Starobinski. Le prix sera remis à Blaise Hofmann ce dimanche à Saint Malo. A relever que certains des concurrents de notre compatriote relevaient du premier rang en matière littéraire, qu’il s’agisse de Colum McCann (Yoli) ou de Simon Leys (Le bonheur des petits poissons), en passant par Jean-Luc Coatalem (Il faut se quitter déjà) et Michèle Lesbre (Le canapé rouge).
    Les lecteurs de 24Heures connaissent déjà Blaise Hofmann (né à Morges en 1978), dont les chroniques égyptiennes s’égrènent régulièrement sur son blog (bhofmann.blog.24heures.ch) à l’enseigne générale de Notre mer : un tour de Méditerranée. Très vivants, marquées par la curiosité du voyageur et ses nombreuses rencontres, mais aussi par un ton personnel et l’art de mêler information et émotion, ces croquis de voyage sont d’un écrivain de trempe, en constante et heureuse évolution, comme en témoigne d’ailleurs Estive, où le voyageur au long cours (passé auparavant par la Russie, le Vietnam, l’Afghanistan, et la banlieue de Blondy au titre de blogueur) se fait berger de mots en transhumance dans une vallée métaphorique aux multiples horizons. Ainsi est le vrai voyage : rapprochant le lointain et attentif à l’« exotisme » du tout proche, tout à fait dans le sillage en somme de Bouvier...

  • Correspondances

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    …J’oublie les noms, j’oublie les lieux et les heures, on n’est plus ici qu’un regard qui passe et qui accueille en passant, qui observe et qui aime, car observer c’est aimer disait quelqu’un d’autre qu’on aime, on note en passant, on passe sans se demander pourquoi tel événement de couleur ou d’assemblage, tel présent en devenir, telle chose que je vois ne m’appartient plus mais devient chose vue par tous notée dans la solitude et le silence de ce bord de canal ou la multitude et la rumeur de ce bar de nulle part...

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    Images : Fabien Clairefond , Canal St Martin, quai de Valmy, aquarelle, 21x27cm ; JLK, Au bord de l’Hérault, aquarelle ; Fabien Clairefond, Femme en vert, aquarelle ; Thierry Vernet, La tenancière du Schiedam, huile sur toile, 1988, 116x73cm.

  • Tandem d'enfer

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    WANTED PHILIPPE RAHMY & FRANCOIS BON

    Dans le cadre de sa saison nomade, la MLG (association pour une Maison de la
    littérature à Genève) est au Mamco le mercredi 14 mai. Elle y accueillera
    deux membres fondateurs du site littéraire remue.net: le poète et vidéaste
    suisse Philippe Rahmy et l’écrivain-performer François Bon.

    Pour ouvrir cette soirée littéraire, Philippe Rahmy présentera en slam, lecture
    et vidéo-livre, des extraits de son dernier ouvrage Demeure le corps, chant
    d’exécration
    . Puis François Bon lui succèdera dans une performance voix et
    ordinateur intitulée Bob Dylan, histoires vraies, regroupant des musiques rares,
    des zooms sur la langue et la poésie, des extraits de son livre Bob Dylan, une
    biographie, des explorations parlées, pour un portrait d’artiste au cœur de
    toutes les tensions d’une époque.

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    Le poète Philippe Rahmy (Genève 1965) est atteint de la maladie des os de
    verre et son entreprise littéraire s'attache à "questionner son corps malade dont
    l'aventure n'est pas sans lien avec les tumultes du monde". Il est l'auteur de deux
    ouvrages qui ont reçu un très bel accueil: Mouvement par la fin (Cheyne, 2005) et Demeure le corps, chant d’exécration (Cheyne, 2007).
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    Depuis la sortie de son premier roman Sortie d'usine en 1982 aux éditions de
    minuit, François Bon (1953) a publié une trentaine d'ouvrages. En 2007 est sorti
    Bob Dylan, une biographie chez Albin Michel, où l'auteur y poursuit son
    investigation sur des grandes légendes musicales, après sa biogrpahie consacrée
    aux Rolling Stones. En écrivant sur le dieu vivant du folk, "masque obscur de nous-même", François Bon postule qu'avant tout "c'est sur soi-même qu'on recherche".

    Mercredi 14 mai 2008, dès 19h, entrée libre
    Une soirée organisée par la Maison de la littérature à Genève


    19h: Philippe Rahmy, Demeure le corps, chant d’exécration
    20h30: François Bon, Bob Dylan, histoires vraies
    Présentation par Sandrine Fabbri (MLG).

    MAMCO, Musée d'art moderne et contemporain, Genève 
    10, rue des Vieux-Grenadiers
    CH - 1205 Genève
    Tél. + 41 22 320 61 22
    Fax. + 41 22 781 56 81
    www.mamco.ch
  • Des livres qui sauvent

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    Lettres par-dessus le mur (30) 


    Ramallah, ce 6 mai 2008, après-midi.

    Cher JLK,

    J'achève la lecture des Villes invisibles d'Italo Calvino. Je l'avais choisi parce que Qaïs – dont je t'avais esquissé bien trop rapidement la biographie - m'avait confié que c'était sa lecture de prison, son unique livre. Je me suis demandé comme ça ce qu'on pouvait lire en prison, alors mes parents m'ont apporté Le Città Invisibili. Je n'ai jamais demandé à Qaïs par quel hasard il avait eu accès à ce livre-là, et pas un autre. Sûrement le hasard n'avait-il rien à voir là-dedans, en le parcourant je cherchais le sens, le pourquoi de ce livre, dans cette situation-là, parce qu'il doit y avoir un sens : un homme seul, dans une cellule, et un livre, il faut qu'il y ait une correspondance, même si elle est invisible à tout autre que lui.
    Le lien ici est évident : Le Città Invisibili, c'est le récit de ce que tout homme regrette, lorsqu'il est privé de sa liberté. Marco Polo raconte au Grand Khan les villes qu'il a vues, en parcourant son empire, et Qaïs du fond de sa cellule était le Grand Khan, chevelu et barbu comme un empereur Mongol, et chaque jour le Vénitien lui racontait ses voyages, les plaines et les cités, la vie des hommes, hors les murs du grand palais, et dans les yeux bleus et fatigués de Qaïs, l'homme le plus puissant et le plus riche du monde, s'étalaient les lacs et brillaient les tours, les murailles et les toits de ces mondes impossibles, et chacune de ces villes porte le nom d'une femme, et le Grand Qaïs tombait amoureux de chacune, tour à tour, et sa cellule froide était un harem comme personne n'en a jamais connu.
    Autre histoire de lecture salvatrice, celle de Mahmoud Abou Hashhash, autre ami écrivain. Voici ce qu'il raconte, au début de la seconde Intifada, lors du siège de Ramallah, quand il était prisonnier du couvre-feu :
    « Parce qu'ils ont pris position sur les immeubles voisins et transformé les lieux en QG militaire, j'ai été contraint de repérer les points faibles de mon appartement. J'ai découvert que la cuisine est un lieu dangereux : sa fenêtre donne sur leurs canons. Se servir une tasse de café ou de thé est donc devenu une opération périlleuse. Il y a une bonbonne de gaz sur le petit balcon de la cuisine : à plusieurs reprises, je l'ai soulevée et secouée pour m'assurer qu'elle était bien vide. Car, si une balle perdue l'atteignait, personne n'en réchapperait. Les deux chambres à coucher sont également mal situées. Elles sont toutes les deux du même côté. Il y a une troisième chambre, mais elle donne sur la route principale et sur le terrain au nord duquel se trouve la colonie Pesagot. Quant au salon, il est impraticable sinon pour une « danse avec les balles ». Il donne juste en face du bunker où les soldats, et leur automitrailleuse, ont pris leurs aises depuis ce fameux jour. Il n'y a qu'un lieu sûr lorsque les balles fusent : le couloir où se trouve la bibliothèque, entre ma chambre et le salon. Ici je peux m'abriter et lire García Lorca malgré l'inconfort. »
    1146852645.jpgCes lignes sont tirées de Ramallah mon amour, traduit de l'arabe et publié aux éditions Galaade, que je te recommande chaleureusement. Sous la forme d'une longue lettre adressée à la femme qu'il aime, Mahmoud parle de sa ville :
    « Elle est illusion de liberté, de connaissance et d'accomplissement. Elle reste belle et tentatrice, grâce à ses habitants mais aussi à ses étrangers qui, très vite, demandent à en être citoyens. Ils obtiennent rapidement ce droit, car ici personne n'est étranger.
    Nous y vivons l'amour et la haine, la liberté et l'emprisonnement, la défaite et la gloire en un seul soupir (…) Nul ne la traverse sans avoir le cœur transpercé et scindé en deux. Quai de vagabonds peuplé de touristes devenus résidents et de résidents devenus touristes. Nous lui faisons porter plus qu'elle ne peut supporter, nos péchés et nos espoirs ; nous l'alourdissons en nous reposant sur elle, tendre et fraîche, petite comme une promenade du soir, grande par ses rêves, comme une adolescente.
    Je la préfère enveloppée de brume telle une femme sortant du hammam. J'aime ses rues pénétrées par ma seule présence, lorsque les contours de ses maisons deviennent vagues et que la nuit confère un sentiment de sécurité à ses habitants. J'éprouve alors la griserie d'un homme à qui toute la ville appartiendrait. .»
    Mahmoud a mon âge, nous nous ressemblons, je crois, il m'a accueilli dans sa ville par ces quelques mots que je signerais volontiers, tant ils reflètent mes propres sentiments.
    Demain nous partons à Amman, d'où nous prendrons l'avion pour le Bangladesh. J'ai vécu deux années magiques, à Amman, je ne l'ai pas revue depuis huit ans, je l'ai trompée plusieurs fois. Je me demande comment elle m'accueillera, cette ville-là, et si elle m'est restée fidèle.
    Pascal

    PS. Yallah, je m'en vais préparer nos valises, nous partons à l'aube demain, nos chers amis de l'autre côté du mur ferment la frontière jordanienne à 10 heures du matin... frontière qui se trouve pourtant de ce côté-ci du mur, mais nos amis sont sur tous les fronts et toutes les frontières, comme tu sais. Experts en portes, serrures et cadenas.

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    A La Désirade, ce 6 mai, soir.

    Cher Pascal,
    C’est une détenue qui demande à l’animatrice du club de lecture d’une Maion d’arrêt de femmes : « A quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ? » La femme est prostrée, elle a tué quelqu’un, tandis que l’animatrice, romancière connue, n’a jamais pris la vie à qui que ce soit, sauf dans ses romans. Les autres détenues attendent sa réponse.
    «Le silence se prolonge, écrit Nancy Huston, et je sens un gouffre s’ouvrir entre elles et moi car il n’y a pas de doute, leur réalité est plus incroyable que la mienne. Se bousculent dans mon esprit des scènes possibles de leur incroyable réalité, scènes de sang, de couteaux, de revolvers, de cris, de hurlements, de drogue, de coups, de désordre, de pauvreté, d’angoisse, de mauvaises nuits, de cauchemars, d’0alcoolisme, de viol, de désespoir, de confusion ». Et la romancière de se demander et de se répéter : « Que dire ». Pourrait-elle dire qu’on invente des histoires « pour donner une forme à la réalité ? » Cela ne la satisfait pas : « Ce serait absurdement insuffisant, blessant d’insuffisance, et de suffisance aussi, ce n’est certainement pas la bonne réponse, or cette femme veut désespérément une réponse. Alors je 1394428582.jpgcherche… »
    Et ce qu’elle trouve, Nancy Huston le consigne dans une sorte d’archipel de réflexions sur la naissance du sens et le sens de la fiction, notre besoin de raconter et avant cela notre besoin de nommer les choses, d’exprimer nos sensations premières et d’exorciser nos peurs, d’expliquer et d’interpréter, d’inventer des mythes et des fables, de faire dialoguer l’humanité qu’il y a en nous et d’en raconter l’histoire par de petits romans ou de grands récits. Cela s’intitulant L’espèce fabulatrice, en librairie ces jours. Je te raconterai la suite quand je l’aurai lu et que tu te pointeras à La Désirade…
    En attendant, ce que tu m’écris sur les livres qui sauvent me touche, me rappelant un épisode personnel. Je devais avoir dans la vingtaine finissante et j’allais très mal. Plus aucun goût de vivre, déception sur déception, réellement dégoûté et je me trouvais là, dans ma carrée solitaire, venant de dire ma terrible tristesse à mon ami Dimitri, avant d’interrompre notre téléphone. Or cette nuit-là, il me le révéla plus tard, Dimitri ressortit de chez lui et s’en fut faire le guet du côté d’un certain pont aux suicidés…
    Or, entretemps, un geste, au hasard, m’avait fait ouvrir un livre qu’il y avait là, n’importe lequel, sur un tas : Le rêve de l’escalier de Dino Buzzati. De sombres nouvelles, pour la plupart, dont celle qui raconte ce rêve que je faisais, à cette époque, de manière obsessionnelle. L’escalier qu’on monte et qui se dérobe, les marches qui lâchent ou qui s’espacent affreusement, le mur qui devient paroi de montagne bordé de précipice, et la terreur froide, le vertige à la fois physique et méta, enfin tout ça, et je lisais, et je me sentais reprendre goût à la vie, un conteur avait fait de ma mélancolie une série d’histoires étranges, le chaos qu’il y avait en moi reprenait sens et beauté, j’avais vécu ces temps-là des choses parfois plus incroyables que celle je lisais là-dedans, mais cela n’avait pas la moindre importance : tout à coup je revivais grâce à ce petit bouquin de rien du tout.
    Mon ami Dimitri a été sauvé, lui, au tréfonds de la désespérance de l’exilé, à son arrivée en Suisse, en trouvant, dans une vitrine de librairie, à Neuchâtel, La nuit de Gethsémani de Léon Chestov, qui devint pour moi, bien des années après, l’un de mes philosophes préférés, et le reste à jamais. Et chacun, je l’imagine, doit avoir en secret un nom cristallisant sa reconnaissance. Raconte encore Marco Polo. Ancora una storia Messer Calvino…
    Quant aux lignes de ton ami de Ramallah, elles m’ont fait venir les larmes aux yeux : « Il n'y a qu'un lieu sûr lorsque les balles fusent : le couloir où se trouve la bibliothèque, entre ma chambre et le salon. Ici je peux m'abriter et lire García Lorca malgré l'inconfort… »
    Cela m’a rappelé mes veilles de garde, où je ne risquais pour ma part que de me tirer dans le pied en oubliant, une fois de plus, d’assurer mon flingue. Mais il faisait froid, c’était en haute montagne et je devais surveiller la frontière où ne manquerait de surgir bientôt le Rouge et son couteau entre les dents. Mais j’avais Tchékhov avec moi. Ma tenue d’assaut étant pourvue de nombreuses poches, plusieurs d’entre elles contenaient la suite des récits d’Anton Pavlovitch, dont j’enchaînais la lecture. Nukl besoin de lutter contre le sommeil quand on lit L’Envie de dormir, sombre merveille… J’en conserve un souvenir aussi précis et reconnaissant que de découvrir, à dix-sept ans, la musique incomparable des vers de Lorca...

    Mahmoud Abou Hashhash. Ramallah mon amour. Editions Galaade.
    Nancy Huston. L’Espèce fabulatrice. Actes Sud 2008, 197p.

  • Le désarroi des orphelins de Mai 68

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    Dans son deuxième roman, Chromosome 68, Nicolas Verdan évoque les illusions perdues des pères au regard de leurs enfants.

    «Les jeunes, c’étaient eux. Nous, c’est la génération Goldorak, rien dans la tête. Nous sommes les enfants perdus de mai », constate amèrement Bruno, protagoniste masculin de Chromosome 68, deuxième roman de Nicolas Verdan, après la belle entrée en littérature que marqua, en 2005, Le rendez-vous de Thessalonique (Prix Bibliomedia Suisse 2006).
    Après cette première quête d’identité d’un trentenaire, c’est la même génération (la sienne, puisqu’il est né en 1971) que Nicolas Verdan confronte à celle des soixante-huitards, par le truchement d’une jeune Laura, fille de terroriste italien, et d’un ami de passage, l’altermondialiste français Bruno qu’elle a soigné à Gênes (elle est urgentiste) dans la pagaille du G8.
    Tous deux ont un point commun, l’absence du père. Celui de Laura a abandonné femme et fille en 1979 avant de rallier les Brigades rouges. Sans avoir lui-même du sang sur les mains, il a participé à l’action violente et sa fille ne l’aura jamais revu qu’en cage, à la télévision. De son côté, Bruno n’a jamais connu son père, ignorant par ailleurs que sa mère, du genre idéaliste spiritualisante, couchotait avec un peu tout le monde avant de se retrouver enceinte. De cette absence, Bruno souffre plus que Laura, exprimant cependant sa révolte à l’image de celle des héros de mai 68, devenus Papys gâteux: « Bientôt quarante ans qu’ils sont aux commandes et ils ont encore le culot de se prétendre critiques envers le pouvoir… »
    Alors que Laura, qui l’a rejoint à Paris, se met en quête d’éventuels camarades de son père (l’un d’eux pourrait être Toni Negri), Bruno, qui se dit « média-activiste », fomente la prise d’otage d’un patron de presse (on pense à Serge July) passé, selon l’expression fameuse de Guy Hocquenghem, «du col Mao au Rotary », auquel il fera confesser sa trahison. Or, sachant que ce « procès » va se dérouler pile le 11 septembre, le lecteur pourrait se dire que ça fait beaucoup dans le genre « téléphoné « , et de fait, c’est là que le roman de Nicolas Verdan pèche un peu, plus qu’avec son son premier livre, dans le genre téléfilm trop joliment scénarisé.
    En dépit de ces limites et d’un premier dénouement peu crédible (la scène de la prise d’otage et de l’attentat du WTC sont par trop elliptiques), suivi d’une conclusion épistolaire plus convaincante, sous la plume d’une brigadiste pas vraiment repentie, Chromosome 68 est un vrai roman à multiples points de vue, où s’exprime clairement la révolte d’une génération aussi sacrifiée que dorlotée, vouée à de mornes fêtes, en panne de désirs et d’idéaux.
    « Ce type s’empare d’images toutes faites pour meubler son propre vide existentiel », se dit l’otage de Bruno, et c’est alors la réussite de Chromosome 68 que de transporter le lecteur par delà les clichés, du côté des nuances de la vie, loin des jugements stériles entre classes ou générations, et l’on espère que, demain, Bruno se lâchera la moindre et baisera comme au bon jeune temps, rejoignant une Laura qui a mieux compris, elle, que la vie de chacun ne se réduit pas à la loterie d’un millésime…
    Nicolas Verdan. Chromosome 68. Campiche, 147p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 22 avril 2008.

  • Le maître des couleurs

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    En mémoire de mon père

    Un jour, au bureau, ils m’ont dit que je n’assurais plus: c’est cela qu’ils m’ont dit, mais je n’ai pas bien saisi sur le moment. Tout a basculé à partir de là, mais je n’ai pas compris, alors, le sens de cette expression.
    Vous savez que j’ai toujours été très à cheval sur les expressions, et celle-ci me semblait d’autant moins compréhensible que nous nous trouvions dans une compagnie d’assurances où j’étais employé depuis plus de trente ans et où jamais on ne m’avait fait la moindre remarque désobligeante sur la qualité de mon travail, sauf en apprentissage.
    Ils se sont mis à trois pour me le dire. De l’une à l’autre de leurs entrevues, comme ils disaient, je me rappelle que j’avais légèrement desserré ma cravate, signe chez moi de nervosité.
    Ils se sont succédé dans mon bureau pour me dire à peu près la même chose. Trois jeunes employés qui me devaient en principe le respect, et qui jamais, en tout cas, vingt ans, plus tôt, ne se seraient permis une telle observation. Deux consultants et la nouvelle responsable des ressources humaines, selon l’expression. Trois nouveaux qui nous connaissaient à peine et qui ont commencé, comme un seul, par me dire merci.
    Je ne voyais pas pourquoi. Il n’y avait aucune raison de me féliciter de quoi que ce fût. Je n’avais fait, ces derniers temps, que ce que j’avais toujours accompli pour la Maison: à savoir ce que j’étais supposé faire précisément pour mon salaire.
    D’ailleurs je me demande s’ils y croyaient ? J’avais plutôt l’impression qu’ils récitaient une leçon apprise. Ils avaient les mêmes sourires que les gens des sectes religieuses qui se présentent à votre porte, de l’espèce que je tiens prudemment à distance, quitte à paraître inhospitalier.
    Ils étaient cordiaux jusqu’à l’indiscrétion. Je n’ai pas du tout apprécié cette approche précipitée à l’objet mal défini. Pourtant je me suis interrogé. Avais-je mal fait d’une manière ou de l’autre ? M’étais-je égaré à l’occasion de mon deuil ?
    Je savais, bien entendu, que tous mes collègues s’étaient posé bien des questions à mon sujet à travers les années, et notamment du fait que j’avais toujours refusé tout avancement, mais ma fidélité à la Maison et ma régularité absolue m’avaient valu l’estime des anciens et la considération parfois ironique des plus jeunes, au début, qui apprenaient ensuite à me connaître et que je mettais souvent dans ma poche en leur parlant de mes collections.
    Du vivant de Rose, au demeurant, je n’accordais qu’une importance secondaire à la façon dont on me regardait au bureau. Nous avions admis une fois pour toutes que tel serait notre gagne-pain jusqu’à ma retraite, juste augmenté du produit de la vente des découpages folkloriques de ma soeur aux Américains et aux Japonais.
    Rose appréciait ce qu’elle disait mon sacrifice, qui n’était à vrai dire, pour moi, qu’un arrangement commode me permettant de me concentrer sur mes vraies préoccupations; et tout aurait pu continuer ainsi quelques années encore, ponctuées de voyages de plus en plus lointains avec Rose, si celle-ci n’avait pas été frappée par la maladie l’année même où les managers, selon la nouvelle dénomination, entreprirent les changements.
    De ceux-ci, les premiers signes ne m’apparurent guère, tant j’étais absorbé par l’état de Rose. Certains anciens m’avaient certes mis en garde, qui s’inquiétaient de rumeurs provenant de l’Agence Générale, mais j’avais toujours estimé peu digne de s’alarmer sur des rumeurs, et les silences de Rose, succédant à l’apaisement de chaque découpage, me causaient tant d’inquiétude que plus rien d’autre n’existait.
    A la même époque, en outre, l’engagement des trois jeunes cadres formés à la médiation interne selon les termes du communiqué de la Direction Générale, avaient suscité de vives réactions chez certains de mes pairs, sans m’ébranler du tout pour ma part. Mes visites quotidiennes au pavillon d’isolement, où j’avais vu plusieurs jeunes gens s’en aller, m’avaient tellement ému que j’en étais arrivé à ne plus discerner les nuances de l’âge ni craindre de réels bouleversements liés à je ne sais quelle lutte de générations.
    J’avais pourtant relevé diverses nouvelles expressions, dans les conversations à la cafétéria, telle l’optimisation des fonctions de la chaîne, dont la tournure me déconcertait autant que celle des fameuses ressources humaines; et ce fut le même langage que me tinrent bel et bien ces trois-là quand ils me dirent quelques mois plus tard que je n’assurais plus.

    Ils m’ont dit pour commencer, peut-être pour mieux faire passer la pilule, qu’ils me respectaient. Non sans malice, à ce qu’il m’a semblé, la nouvelle responsable des ressources humaines, une blonde du genre efficient prénommée Ariane, m’a fait valoir que j’étais unique en mon genre, tandis que ses deux collègues s’accordaient à me trouver intéressant.
    Tous trois ont reconnu que je représentais un monde qui avait joué son rôle, ils en étaient conscients, seulement voilà: pour eux je n’assurais plus.
    Et naturellement ils m’ont expliqué. Et j’ai bientôt compris. J’ai compris beaucoup plus vite qu’ils ne s’y attendaient, et cela les a décontenancés à leur tour. J’ai compris qu’il ne s’agissait pas forcément de se débarrasser de moi mais en tout cas de me reformater, selon leur expression, et du même coup je me suis braqué, et ce fut dès ce moment-là que je retrouvai Rose ou, disons, l’esprit de Rose, le coeur de Rose que j’avais cru perdre à tout jamais dans la confusion du chagrin.

    Nous avions toujours vécu, aux Oiseaux, comme si nous étions venus au monde pour rester ensemble. Les vingt ans, puis les trente ans, les quarante ans de Rose avaient passé sans que jamais elle ne me parle de frayer ailleurs. La petite maison que Maman nous avait laissée en héritage, dans la zone villa où nous avions passé notre enfance, convenait à notre genre de vie. Les gens des alentours se posaient peut-être eux aussi des questions à notre propos, mais ce n’était même pas sûr, et de toute façon ça ne portait pas à conséquence tant les relations entre voisins s’étaient distendues avec les années, surtout depuis l’histoire des pervers de la maison bleue.
    J’y repense avec tristesse. J’ai parfois l’impression que seule Rose a conçu avec moi ce qui s’est réellement passé alors. Il me semble que tout le monde s’est protégé de la réalité des faits. Et maintenant, repenser à ces événements me fait honte. Notre quartier, notre pays, notre monde, notre espèce devraient avoir honte de cela.
    J’en ai parlé avec Marcelo, mon correspondant brésilien, naturaliste à Sao Paulo, qui sait que tous les jours des choses terribles se passent dans les rues de sa ville. Je lui ai dit: Marcelo, voici ce que nous avons vécu au quartier des Oiseaux, et tels sont mes cauchemars, puis je lui racontai ceux qui me hantèrent à l’époque de Da Nang. Il m’a répondu le soir même qu’il avait entendu parler de cette affaire par le satellite et qu’il imaginait ce que je ressentais, que lui-même vivait dans une cage dorée gardée par des vigiles et que ce n’était sûrement pas un hasard si nous préférions l’étude de la nature à celle de ces animaux dénaturés que sont nos semblables.
    Tout le temps de l’histoire des pervers de la maison bleue, nous nous étions tenus à l’écart. Lorsque les gens du quartier s’étaient laissés contaminer par le délire public et la haine, j’avais dit à Rose que je pensais préférable de ne pas se ranger dans un camp ou dans l’autre, et elle me répondit en mouillant un scone dans son infusion de verveine: vous avez raison, Gottlieb - mais c’était avant tout parce qu’elle-même avait mal et qu’elle savait mes cauchemars.
    Rose pensait aux enfants. Pour ma part je me contentais de subir les visions nocturnes qui m’étaient envoyées par je ne sais quelle terrible divinité, je voyais l’horreur pure ou plutôt je la sentais se déployer en moi comme un film en trois dimensions dans lequel je ne pouvais agir, je me réveillais paralysé au milieu de l’horrible laboratoire qu’avaient décrit les journaux, comme je m’étais réveillé dans les souterrains vietnamiens nettoyés au lance-flammes, mais dès que je me réveillais je me sentais incapable d’exprimer quoi que ce fût, n’était-ce à Rose qui m’écoutait en tremblant elle aussi, et d’autant plus qu’elle ressentait autrement que moi la torture des enfants, la souillure et la torture.
    Elle disait que c’était trop tard. Elle essayait de se représenter une femme livrant à un homme un enfant en bas âge. Elle ne pensait qu’aux actes commis. Elle voyait en rêve ces chaînes et ces colliers de chien, ces extenseurs de fer, ces lames de rasoir et ces cutters dont avaient fait usage les deux fous dont les caméras réjouissaient plusieurs centaines d’autres déments ordinaires. Elle voyait l’enfant laissé seul un mois dans ses déjections et marqué au fer rouge. Elle se réveillait en hurlant. Elle se voyait en mère réclamant son enfant. Elle prenait chaque mot des journaux au sérieux, et peut-être est-ce cela aussi qui l’a tuée ?

    Pour en revenir à mes jeunes consultants, je savais qu’ils étaient supposés faire vite. J’avais deviné qu’ils n’étaient que des truchements. Je me doutais bien qu’aucun d’eux ne me voulait du mal et qu’ils ne faisaient qu’appliquer des directives. Du moins les voyais-je venir de loin car j’avais alors, de ce qui se tramait, une idée de plus en plus claire.
    - Vous avez cinquante-cinq ans, ce n’est pas si vieux, Gottlieb, nous pouvons encore faire quelque chose de vous.
    Voilà ce que m’a dit le jeune homme au costume voyant qu’on avait engagé, avec son non moins fringant compère Lemercier, comme consultant externe de médiation.
    Il s’appelait Moreno et paraissait le moins enclin à m’écouter, mais je lui sentis bientôt des failles.
    Il m’avait demandé, ce soir-là, si je m’identifiais vraiment à l’esprit de l’Entreprise, et comme je paraissais hésiter, il avait réitéré sa question.
    - Je vous ai parfaitement entendu, avais-je répondu en me levant, et, désignant mon siège, je le priai de s’asseoir pour m’écouter.
    Alors je lui parlai du Grand Nacré.
    Je lui dis les moires. Je lui dis les diapres. Je lui dis toute la combinatoire des couleurs. Je le transportai en divers lieux que nous avions explorés Rose et moi.
    Moreno n’en revenait pas.
    Il a d’abord fait celui à qui l’on a seriné que savoir écouter est un atout indispensable à la bonne gestion.
    Puis il a tenté de m’interrompre. Il était, en station debout, nettement plus grand et mieux découplé que moi, mais à l’instant, sur ma chaise tournante d’une autre époque, il semblait contraint de se soumettre à mon discours, que je lui tins avec une douceur persuasive sans cesser de lui tourner autour.
    «Il faut voir le Grand Nacré se poser sur la fleur de budleya», lui dis-je en guettant sa moindre réaction, et, ne voyant rien venir, je précisai que cette sorte d’accouplement avait quelque chose de fortement symbolique, tout en relevant la nuance d’étonnement vif qui anima du même coup son regard.
    Puis je lui racontai la venue au monde du sphinx Polyphème que ma correspondante de Shadyside, Annie D., m’avait longuement décrite dans l’un de ses mails. Maintes fois j’avais revécu cette scène grâce au récit de mon occulte amie, dont les mots avaient un tel pouvoir évocateur que je m’étais pour ainsi dire approprié son souvenir.
    Je racontai à Moreno cette péripétie naturelle sans le laisser m’interrompre.
    Lui qui me parlait de restructuration, il devait se représenter, lui dis-je, la mue de la grande chrysalide empaquetée dans sa feuille de chêne cousue, et commençant de bouger puis de taper, de marteler son enveloppe comme de derrière la porte de bois d’un romanesque souterrain à la Monte-Cristo.
    A force de me représenter la scène, j’étais en mesure de la raconter comme si je l’avais vécue moi-même. Et je suggérai des analogies: d’une vie toute d’ombre et de repli, comme ce garçon se figurait un peu la mienne, voici qu’allait émerger une tête pelucheuse et deux longues antennes à plumes, un abdomen couvert de fourrure et de longues pattes hirsutes autant que celles d’un ours trempé par l’averse, enfin ces ailes repliées et vernissées ressemblant à s’y méprendre aux plis encore collants d’un parapluie refermé.
    - Ceci pour l’ancien bureau, et cela pour le nouveau, lui lançai-je, avec une oeillade sardonique qui lui échappa, en lui désignant ensuite l’image rutilante, au-dessus d’un classeur métallique, du mâle Polyphème aux immenses ailes d’un brun velouté, bordées de bandes bleues et roses aussi délicates que celles d’un lavis, avec l’ocelle énorme, ornant chaque aile postérieure de son splendide oeil doux et dur à la fois, dont le bleu sombre se fondait en un jaune immatériel.
    A vrai dire il était médusé.
    Il ne s’attendait pas du tout à ma propre métamorphose, lui qui s’était imaginé qu’on pouvait m’épingler comme une poussiéreuse mouche grise, sous prétexte que mes gilets et mes vestons, mes chaussons hors d’âge et mon lorgnon de bureaucrate exhalaient la vieille ambiance des chambres mal aérées. Il croyait m’avoir jugé une fois pour toutes quand je bénéficiais moi-même, à cet égard, d’une assez confortable avance sur ses observations.
    De fait je l’avais, d’ores et déjà, radiographié de mon oeil de morphopsychologue amateur.
    Tout en donnant l’apparence d’un battant, ce garçon était un mou, un velléitaire et un sensitif. Il y avait en lui un indéniable ressort d’ambition sociale qui lui avait permis de donner le change, mais je voyais bien qu’il ne croyait pas aux mots vides qu’il prononçait et qu’il était en somme meilleur qu’il ne s’en doutait lui-même.
    Ce fut ce qui me permit de marquer mes premiers points sur la voie de son éveil, sans me faire trop d’illusions pour autant. Il faut dire que son propre statut était en jeu, et qu’il y avait la question de l’âge qui se reposait à ce moment-là. La conformité s’imposait à ses yeux comme garante de survie, et je me doutais qu’il ne pourrait s’affranchir si facilement d’une illusion si répandue. En outre, je restais par trop méfiant à l’égard des mutations artificielles, qui me faisaient me défier justement des transformations décidées pour l’Entreprise, et que je savais le contraire des vraies métamorphoses auxquelles je prêtais mon attention depuis des lustres.
    J’avais d’ailleurs évoqué ces questions avec ma correspondante Annie D., qui me soutenait par de petits messages quotidiens dans ma boîte électronique tandis que les managers de La Vie assurée préparaient en douceur (pensaient-ils) la liquidation de mon cas.
    A propos d’ Annie D., dont j’avais découvert les travaux par l’entremise de Marcelo, je m’aperçus bientôt que cette femme admirable avait tant de traits intérieurs comparables à ceux de Rose que je lui en prêtai le visage avant qu’elle ne m’envoie son portrait numérisé, et de fait elle avait les mêmes lignes pures et le même regard d’enfant têtu que ma Rose.
    Annie D., en marchant dans sa vallée des Montagnes Bleues, en Virginie, ne cessait de penser aux vraies conditions de la transformation de l’humain, et tout de suite je me sentis compris par elle lorsque je lui envoyai mes réflexions sur l’analogie que j’avais établie entre les mutations codifiées de la momie égyptienne et la métamorphose du papillon. Par mail, le soir même - enfin son soir à elle, de notre jour précédent, puisque nous en étions déjà nous-mêmes à l’heure des croissants -, elle m’écrivit que, by Jove, j’avais bien mérité mon prénom de fan de Dieu.

    De tout cela, je ne pouvais évidemment parler avec qui que ce fût à La Vie assurée, où les préoccupations terre à terre constituaient l’essentiel des conversations de la cafétéria, des performances amoureuses des jeunes gens le samedi soir au championnat de football du mercredi.
    Comme j’avais toujours fait figure d’original, apparemment figé dans les anciennes manières mais capable d’écouter toute conversation, fût-elle du dernier cri, et que mes jeunes examinateurs en avaient parlé après nos premières entrevues (la pétulante Ariane avait elle-même été subjuguée par ma connaissance de la faune de Bornéo où l’un de ses oncles chasseur avait séjourné, et Lemercier, l’autre consultant, s’était laissé amadouer d’autant plus facilement qu’un séjour aux Maldives l’avait porté à s’intéresser aux grands fonds marins qui n’avaient guère de secrets pour moi ), je compris que, pour quelque temps au moins, j’aurais un peu de répit et d’autant plus que mon nouvel état de solitaire, depuis la mort de Rose, me laissait une complète disponibilité d’esprit.
    Notre fier trio se relayait dans le petit bureau où l’on m’avait relégué et dont j’avais fait, comme chaque fois, un repaire tout personnel évoquant un grand livre d’images.
    Troublés par le fait que c’était moi qui les recevait et non l’inverse, mes jeunes gens avaient de la peine à exposer clairement ce qu’ils pensaient. Ils manquaient de précision dans leur vocabulaire et plus encore de suite dans l’exercice de la raison. Je me gardais de me gausser d’eux, mais je restais néanmoins sur mes gardes.
    Je les regardais en souriant. J’étais gai comme toujours et cela les faisait changer de contenance.
    Je savais bien ce qu’ils étaient censés faire sur ordre de la Direction Générale. Je voyais qu’ils s’étaient entendus sur la suite tactique des opérations, mais quelque chose semblait clocher. Ils cherchaient à définir leurs critères et moi je sentais bien que je leur posais un problème inattendu, leur tapais sur les nerfs et les séduisais en même temps.
    Visiblement cela ne se passait pas comme avec les autres vieux débris, selon l’expression que j’avais surprise entre eux au détour d’un couloir, dont la plupart avaient été remerciés par l’Entreprise avec des salamalecs.
    Avec moi ce serait différent, ils le pressentaient, plus même ils constataient tous les jours qu’il y aurait un problème dans mon cas et qui ne pourrait se régler selon les termes prévus.
    Ils avaient établi, sans doute, que je m’en tiendrais décidément à ma pratique éprouvée et à mon goût. Ils devinaient que je ne renoncerais à rien de ce qui avait été. Simultanément, ils savaient que je ne ferais valoir aucune exigence matérielle ni aucune espèce de droit lié à mon ancienneté ou à mes états de service. Ils devaient être convaincus que ma cause était désespérée: que jamais on ne me reformaterais, et pourtant ils ne m’en voulaient pas pour autant. Plus même: ils devaient être tentés de penser que je n’avais pas tout tort - et peut-être même m’enviaient-ils ?
    Bien entendu, ils avaient les moyens de m’abattre et je m’en doutais. Pourtant aucun d’eux ne l’a voulu. Je ne sais comment cela s’est arrangé finalement, avant que je ne prenne moi-même la décision de m’en aller, mais probablement est-ce à cause de nos discussions sur la pelouse de la plage de Rivebelle, cet été-là.

    C’est avec le responsable de la maintenance informatique, un Vietnamien cultivé du nom de Pham Thuan, avec lequel j’avais beaucoup appris sur la population amphibienne des rives du Mékong et dont je m’étais fait un ami rare en lui révélant la musique de Monteverdi et de Gabriel Fauré, que nous inaugurâmes cette coutume de fin de journée dès le début du mois de juin de cette année-là.
    Pham étant fort apprécié de tous, et la splendide Ariane, que j’appelais la Vestale de la Ressource, s’étant jointe à nous en nous proposant le déplacement à bord de sa vaste Chevy blanche, notre groupuscule devint bientôt une jolie bande qui se retrouva parfois, aussi, les fins de semaine et les dimanches sur la moelleuse moquette végétale de Rivebelle.
    Ariane m’avait désormais à la bonne: elle m’était reconnaissante de lui donner de précieux conseils tactiques ou psychologiques à propos de cas parfois épineux, puis (détail cocasse en ce qui concerne le personnage entièrement chaste que je représente) elle fut impressionnée par la douceur nacrée de ma peau tout imberbe, elle me dit que je lui avais fait découvrir un nouveau concept de sensualité malgré mon air de clerc anachronique, enfin elle fut heureuse de trouver en moi un partenaire de ping-pong aussi vif que certains play-boys de sa connaissance, et ma courtoisie fit le reste, ma neutralité complète en matière galante et ma courtoisie.
    Et de fait, ma façon d’être absolument libre, mais aussi tout pur, étonnait et séduisait même mes jeunes compagnons. Mes questions très précises mais bienveillantes sur leurs moeurs respectives, loin de les gêner, s’étaient naturellement incorporées dans l’ensemble de nos discussions sur le sens de la vie ou des changements de la société, les fluctuations du yen ou la valeur de l’amitié, les merveilles du monde animal qu’ils ne se lassaient pas de m’entendre détailler ou les peines de coeur de celle-ci, les soucis domestiques de celui-là.

    La profonde mélancolie que j’avais éprouvée, après la mort de Rose, se trouvait ainsi allégée par le bain et la conversation. Du vivant de Rose, nous avions toujours nagé, été comme hiver, mon seul regret étant de ne pouvoir planer et plonger dans les airs comme les oiseaux voiliers, les fous de Bassan que nous avions observés en Ecosse ou nos majestueux aigles de montagne.
    Avec Pham Thuan, deux apprentis aux corps lisses et flexibles m’accompagnaient volontiers et nous faisions des concours de brasse coulée avant de nous étendre sur la pelouse et de confronter nos vues sur l’avenir de l’espèce.
    - Pensez-vous réellement, Gottlieb, me demandait Valerio, que les insectes soient amenés un jour à supplanter le genre humain à moyen ou plus long terme ?
    Je restais mesuré dans ma réponse, tout en répétant ce que m’avait longuement expliqué un autre de mes correspondants, le professeur huguenot Théodore M. du Musée de l’Homme, à Paris, pour lequel cette éventualité était à prendre en considération.
    Ou nous parlions de la possibilité constante de se régénérer en quelque situation qu’on se trouve, qu’on soit larve de libellule ou mineur aux Asturies; et quelque chose se passait entre nous: il nous suffisait de rester là, sur l’herbe, le corps comme épuré par la lumière et l’eau chlorée, pour échanger des opinions purgées de l’ordinaire indifférence et nous sentir des ailes.
    Ce fut une belle saison de notre bref séjour terrestre et ma façon, aussi, de prendre congé de la Maison.
    Tout à coup, en effet, j’eus envie d’apprendre d’autres langues et de voyager un peu partout. J’eus envie de rajeunir extérieurement aussi et de me dépouiller de mes camisoles. Mais au préalable, j’eus besoin de parler de Rose à mes jeunes amis.

    Rose m’a donné les couleurs, commençai-je de raconter au crépuscule diaphane d’un des derniers jours de l’été indien de cette année-là. Rose m’a révélé les couleurs qu’il y avait en moi. Rose a pressenti ma rêverie et l’a protégée. C’est une prescience assez rare aujourd’hui où l’on prétend tout soumettre à l’efficace, mais c’est ce que je puis vous dire avant de m’en aller par les chemins: ne permettez pas qu’on vous empêche de vous abandonner à la rêverie, il n’y a qu’elle qui nous fera concevoir le bon monde de demain.
    Je ne leur ai pas parlé de mes cauchemars, qui donnaient à ce que je disais de la rêverie son soubassement vrai. Plus exactement, je n’ai parlé de mes cauchemars qu’avec Pham Thuan, en lequel je m’étais découvert comme un frère. Je n’ai pas été surpris de constater, en me confiant à cet homme délicat à l’épouse silencieuse et aux beaux enfants musiciens, que tout ce que j’avais cauchemardé trente-trois ans plus tôt lui rappelait les récits de son père à Da Nang.

    Aux autres j’ai dit, surtout, que les couleurs n’avaient rien à voir avec une parure cosmétique. Je leur ai dit qu’un aveugle savait les couleurs. Je leur ai dit que les lignes de la sculpture participaient de la couleur et que ressentir la couleur, en ce qui me concernait, m’était une façon d’assurer, selon leur maudite expression.
    Mais les mots vous savez, leur ai-je dit, les mots on les prend, on les essaie, on essaie de les ajuster au sentiment ou à ce qu’on ressent par le ventre, et la plupart du temps ça ne suffit pas, les mots ne sont pas tout à fait adéquats, pourtant il ne faut pas jeter les mots, il vaut mieux les garder dans son atelier en cherchant des couleurs, parce que la couleur c’est autre chose que les mots, la couleur et la mélodie.
    Enfin je leur ai dit, pour parachev2065701876.JPGer ma litanie grave, je leur ai dit de faire bien attention.
    Je leur ai dit que l’inattention était la perte des couleurs et qu’avec elle nous venait l’indifférence et la mort annoncée. Je leur ai dit que je ne pourrais plus, pour ma part, assurer à La Vie assurée. Je leur ai dit que je les libérais de mon fardeau, et ils ont protesté pour la forme, mais tous savaient aussi que je ne les quittais pas absolument.

    Parfois l’un ou l’autre m’envoie un mail, me demande quand je serai de passage en notre ville, et me propose une entrevue, selon l’expression désormais assortie d’un sourire. C’est toujours moi qui les reçois, le plus souvent au jardin, dont la femme de Pham est chargée de l’entretien en échange de la jouissance, par la famille de mon ami, de notre maison des Oiseaux.
    Je ne suis plus, pour ma part, qu’une sorte de nomade à vie. Tous les matins que Dieu fait je me sens des ailes. Il n’y a plus guère que mes cauchemars qui m’empêchent de vraiment assurer...

  • Au bord de la nuit

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    ... J'ai rêvé cette cette nuit que la jeune fille blanche dormait sur un quai, par terre, et que, désirant lui montrer le lever du soleil au bord du lac, je la prenais dans mes bras à l’arrivée du train et y montais, tandis qu’une voix off à l’accent autrichien commentait : la prétendue jeune fille blanche endormie est le sujet lui-même rêvant, et le lac est la mère, et le lever du soleil est l’éveil du père, ça ne fait pas un pli… et lorsque, le train arrivant, je pris la jeune fille blanche dans mes bras pour y monter, la voix continuait : le train est la préfiguration de la menace paternelle, il figure à l'évidence  le membre érigé dont le sujet est privé par l'acte de porter son double narcissique… puis la jeune nfille blanche  s’éveillant tandis que le disque blanc apparaissait au Levant, la voix commentait encore en allemand pesant tandis que je murmurai : j’ai rêvé que tu étais endormie sur le quai, j’avais envie de voir se lever le soleil avec toi, je t’ai prise dans mes bras, tu ne t’es pas réveillée, je suis monté dans le train, les gens étaient baba, au bord du lac il y avait un silence doux et tu t’es réveillée pile au moment où les premiers rayons effleuraient la crête enneigée des Monts de la nuit, et chaque mot que je te disais te faisait sourire…

    Image: Philip Seelen.