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  • Du feu pascal

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    A La Désirade, ce vendredi saint, 2008.

    Il a fait tout le jour une tempête blanche qui nous a noyés dans un océan de neige tourbillonnante dont les vagues, portées par les vents déchaînés de nulle part et de partout, battaient les murs de La Désirade, et je me suis rappelé la scène hallucinante du naufrage, dans L’Homme qui rit de Victor Hugo, durant laquelle un bateau s’enfonce lentement dans la mer étale, après le déchaînement des éléments, dans le blanc silence immense duquel monte la litanie crescendo de la prière des naufragés.
    En contraste absolu, je reçois à l’instant, cet écho à mon évocation de la mer à l’ouest d’Ouessant, de la  peinture de notre amie Frédérique, qu’elle a brossée aujourd’hui et qui me rappelle que c’est à minuit prochain que, dans l’eau de la nuit, brûlera le feu pascal. Bonnes Pâques à tous, créants et mécréants...

    Frédérique Kirsch-Noir : Les naufrageurs, 2008.

  • Hugo Claus le maître flamand


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    Le plus grand auteur belge d’expression néerlandophone est mort à Anvers à l’âge de 78 ans.
    C’est un des plus grands écrivains européens, à la fois romancier et dramaturge, nouvelliste et poète, doublé d’un créateur polymorphe (peintre et cinéaste) qui vient de disparaître en la personne de Hugo Claus. Il y a quelques années avait paru, dans un de ses derniers recueils, une nouvelle saisissante intitulée Une somnambulation, évoquant le « cancer verbal » vécu par le protagoniste atteint de la maladie d’Alzheimer, dont Claus souffrait lui-même et avait finalement demandé d’être délivré par euthanasie, conformément à la loi belge. En automne dernier, il n’en avait pas moins signé, avec 400 autres personnalités flamandes, une pétition s’opposant à la partition de la Belgique. Considéré comme le plus grand romancier, poète et dramaturge belge néerlandophone, Hugo Claus avait atteint une notoriété internationale avec Le Chagrin des Belges, éducation sentimentale et fresque historique à la fois ravageuse et lyrique d’une sombre période (1939-1947), traduite en français en 1985 et adaptée au cinéma par Claude Goretta. Le romancier y stigmatisait un tabou de l’histoire de la Belgique lié à la collaboration flamande et « rexiste », notamment. Eternel rebelle, distribuant volontiers ses propres tracts-poèmes dans la rue, Claus s’inscrivait dans la longue tradition frondeuse qui va de Till l’espiègle (Till Ulenspiegel en flamand) aux grotesques d’Ensor ou au cinéma belge actuel, lui-même ayant signé deux longs métrages (dont Sacrement) et de nombreux scénarios, alors que son théâtre compte plus de quarante pièces, publiées à Lausanne, aux éditions L’Age d’Homme, avec l’ensemble de sa poésie. De celle-ci, le grand critique Gaëtan Picon avait écrit qu’elle « brûle d’un feu trop vif pour prêter son incandescence au métal d’une autre langue ».
    Né à Coutrai, près de Bruges, en 1929, dans la filiation d’une grande tribu flamande, Hugo Claus était de ces créateurs hors norme plus faits au feu de la vie qu’au lustre des académies, qui avait participé aux aventures avant-gardistes, surtout en matière picturale, dans la mouvance du groupe Cobra, ainsi qu’en témoigne l’ouvrage intitulé Hugo Claus imagier. Non sans coquetterie, Claus nous disait un jour qu’il était un grand peintre méconnu écrivant à ses heures…
    A notre goût, l’expressionnisme de ses romans et de ses nouvelles sonde cependant plus profond que son univers plastique, dans le tréfonds des détresses et des délires non alignés, avec de mémorables merveilles relevant de la littérature universelle. Dès A propos de Dédé (1969), le ton acide et suavement tchékhovien était donné, relancé par Une douce destruction (1988), plus radical que le présumé chef-d’œuvre du Chagrin des Belges. Or la pleine mesure du génie de Claus serait ensuite marquée par L’Espadon (1989), L’empereur noir (1993), exaltant le regard terrible de l’enfant sur notre drôle de monde, et plus encore La Rumeur (1997), peut-être le sommet de l’œuvre narrative, qui fait revivre une communauté déglinguée style Deschiens en Flandre profonde, ou enfin Le dernier lit (1997), autant de livres constituent les moments mémorables de cette oeuvre, du côté de William Faulkner ou de Flannery O’Connor. Charnel et mystique, fraternel et révolté, sensuel et glacial, Hugo Claus, délivré de la maladie, survit dans ses livres.

    Cet hommage a paru dans l'édition de 24  Heures du 20 mars 2008.

  • Rembrandt soleil de chair

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    Le dernier Greenaway, ou l’aura de l’immanence
    Rembrandt, comme Goya ou Velasquez, ne faisait pas de cadeaux à ceux qui le payaient pour être célébrés en grandes pompes pompières : il les arrangeait sur la toile comme ils étaient: vilains, vicieux, mafflus, bouffis, sournois, lippus, gros baiseurs et truies jouisseuses sous le manteau - de vraies horreurs magnifiques, cela du moins quant il peignait la société se disant bonne ou se croyant haute et défilant pour la galerie comme la milice amstellodamoise nocturne du fameux tableau dit La ronde de nuit (datant de 1642), qui figure à la fois une parade de coqs bourgeois et de frères humains filmés en nuit américaine - pour dramatiser un complot ? peu importe. Ce qui compte est la chair de tout ça et la construction de tout ça, aboutissement d’une traversée de la chair et d’une inexorable montée vers la composition. La chair sublimée existe évidemment chez Rembrandt, de Titus au Christ ou des autoportraits aux bouleversants vieillards, mais on n’est pas ici chez le Rembrandt transcendental: on campe  dans l’immanence, dans l’amour et la mort, puis la luxure et la mort, la société et son théâtre. Et puis c'est ici la lecture triviale d'un cinéaste frotté de sociologie soupçonneuse et de psychanalyse à la mords-moi... mais un peintre est là aussi, un artiste ma foi.
    La Ronde de nuit est un enchevêtrement prodigieux de compositions et de lumières que Peter Greenaway déconstruit à sa façon tout un film durant, avec des acteurs qu’il a préalablement plongés dans une solution d’huile et de miel et de foutre et d’or dont le secret de la formule initiale s’est évidemment perdu mais qui trouve ici un équivalent passable, en plus mou et en trop maniéré à mon goût ici et là. Greenaway n’est évidemment pas Rembrandt, mais celui-ci n’en est pas moins honoré par celui-là en dépit de ce que caquètent quelques fines bouches. De fait, tout Rembrandt n’est certes pas là, les moments où l’acteur (un Martin Freeman charnel et poudreux de lumière, d'une extraordinaire mobilité expressive) se met à dessiner sont aussi pénibles que lorsque l'Amadeus de Forman composait son Requiem à vue, mais l’ensemble est un vrai morceau de peinture cinématographique qu’on pourrait dire « par osmose », comme si Rembrandt peignait réellement contre nature – ce qu’il faisait évidemment.
    1014139089.jpgQu’est-ce que ce complot que Peter Greenaway évoque en s'efforçant de percer à jour cette scène des poseurs malcontents de l’artiste ? C’est la foire aux vanités des faux-culs mais plus encore que cela : c’est l’insupportable aveu de la chair guindée par l’uniforme, tellement plus obscène dans ses postures et ses falbalas que la scène d’un homme et d'une femme nus faisant l’amour à l’italienne. Il y a des petite bouches qui se tortillent et des critiques voyant là de l’obsession, du fantasme ou je ne sais quoi. Ils oublient la vieille increvable rabelaisienne et toute bonne santé des Flandres et la splendeur étalée de la chair ouverte, qui est autant d’une femme mûre que d’une carcasse de bœuf dont Goya, Soutine et Bacon perpétueront la boucherie, sublimée en l'occurrence par la « musique » que module ici une bande-son constituant une œuvre en elle-même... 

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  • Oblomov sans webcam

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    D’un jean-foutre batave et de la paresse sublime

    Les médias ont répercuté la nouvelle jusqu’à la dernière isba russe, sans qu’aucun moujik ne relève l’énormité, à croire qu’il n’y a plus de moujik. Les médias ont célébré comme un exploit l’initiative de ce glandeur néerlandais d’une vingtaine d’années qui a choisi, avec la triste complicité de sa mère, de ne plus faire que se vautrer sur son lit sous l’œil braqué de sa webcam, juste soucieux de ce que la chose lui rapporte de la thune. Car la thune s’aboule. Nos contemporains sont tombés si bas qu’ils y vont de leur thune pour sponsoriser le jeune imbécile ne faisant rien à journée faite qu’exhiber sa vacuité pantelante. Le boy ne paie même pas de sa personne, à l’image de milliers et de milliers de travailleurs du sexe sexuel qui, sous l’œil braqué de leur webcam, se flattent le pistil ou se pelotent le boudin. Non: ce nul ne fait vraiment rien que se faire de la thune pour rien, et voilà ce qui s’appelle vivre répètent les niaiseux envieux de partout qui voient là comme l’expression d’un génie singulier en matière de paresse lucrative. Un commentateur en veine de culture générale a même parlé d’un Oblomov hollandais, faisant allusion à ce personnage du roman éponyme d’Ivan Gontcharov, parangon merveilleux de la rêverie improductive et de l’indolence tendre, dont le dernier souci serait bien de profiter de son aimable vice. Lénine voyait en Oblomov l’incarnation du propriétaire terrien: c’est rappeler le manque total d'humour et de bonté du Führer bolchévique, tant il est vrai qu’Oblomov était pillé plus qu’il ne pillait et qu’il n’y avait rien chez lui du koulak abusif, ainsi qu’en convenaient ses moujiks, nos ancêtres à tous qui venons de la terre mère. 
    Or le moujik qui sommeille en chacun de nous ne saurait admettre qu’on rabaisse Oblomov en le comparent au jean-foutre batave : Oblomov est un être délicieux qui se serait choqué qu’on l’observât pour du rouble à ne rien faire, et plus encore à dormir, alors que son sommeil, ses rêves, ses longues stations sur son canapé, enveloppé de sa robe de chambre bleue piquetée d’étoiles comme un ciel - tout évoque chez lui la contemplation sage du monde et relève pour ainsi dire du sacré. Son ami allemand Stolz a beau le presser et le tarabuster pour qu’il se mette enfin au travail: c’est le travail qui le rejette comme un greffon malencontreux. Illia Illitch ne travaillera donc pas, mais il faut bien six cents pages à Gontcharov pour nous faire tourner autour de cet astre radieux, avec d'inoubliables pages sur la nostalgie de la campagne russe qui est aussi la nôtre, jusqu’à son mariage avec sa servante dont il est tombé amoureux... des bras plein de vigueur, aperçus dans un rayon heureux du soleil de Monsieur Dieu. Poésie d’Oblomov. Poésie de l’herbe qui repousse sur la tombe de ce bienheureux. Poésie de la sublime paresse d’Oblomov qui consiste à ne faire qu’accueillir le monde et le bénir sans aucun souci de ce que cela pourrait bien rapporter.
    1336542154.jpgIvan Gontcharov. Oblomov. Livre de poche Folio.

  • Israël dans la peau de l’Autre

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    Hôte d’honneur du Salon du Livre de Paris, le petit pays déploie une littérature à valeur parfois universelle, illustrée par la présence de 40 écrivains et par de nombreuses publications. Aperçu d’une présence pourtant controversée.

    « Pour notre plus grande joie et notre plus grand malheur, les contingences du réel exercent une profonde influence sur ce que nous écrivons », écrivait Natalia Ginzburg (1916-1991), qui savait de quoi elle parlait. Or citant lui-même la romancière italienne dont le mari fut assassiné par la Gestapo, David Grossman, figure de proue de la littérature et de l’intelligentsia israéliennes (au premier rang du mouvement La Paix maintenant, aux côtés d’Amos Oz et d’Avraham.B. Yehoshua), dont le fils, sergent de vingt ans, a été tué en août 2006 au Sud Liban, est également bien placé pour exprimer ce qu’il ressent, en tant qu’écrivain israélien, des « contingences du réel ».
    Stigmatisant notamment l’apathie, le cynisme et le désespoir que suscite un contexte de violence endémique et de chaos, Grossman déplore plus précisément « l’atrophie de la « surface » de l’âme au contact de ce monde féroce et oppressant qui nous entoure ; l’amoindrissement de notre aptitude, de notre volonté à nous identifier à la souffrance d’autrui, la suspension de tout jugement moral ».
    Evoquant les conséquences de la haine sur le langage, réduisant l’autre à l’ennemi et la complexité du réel à des stéréotypes de plus en plus étroits, David Grossman, dans un texte admirable intitulé Ecrire dans le noir, dernier de cinq essais venant de paraître, rend hommage à une littérature engagée au sens le plus large et le plus profond, qui ressaisit la réalité dans sa complexité et non seulement dans ses aspects politiques ou idéologiques : « En écrivant, j’éprouve la richesse des possibles, inhérente à toute situation humaine » (…) « Subitement, je ne suis plus condamné à cette dichotomie absolue, fallacieuse et étouffante, à ce choix cruel d’« être la victime ou l’agresseur » en l’absence d’une troisième voie plus humaine» (…) « Quand j’écris, je redeviens une personne dont les différentes facettes s’interpénètrent, un homme capable de s’identifier aux malheurs de l’ennemi et à la légitimité de ses desiderata sans renier pour autant le moindre atome de son identité ».
    Citoyen engagé, romancier à l’écoute de l’Autre, David Grossman incarne par excellence, tout comme un Amos Oz, les ambassade des bonnes volontés sans lesquelles rien ne se réglera jamais « en réalité ». Autant dire qu’ on espère que les écrivains israéliens ne feront pas, au Salon de Paris, les frais de la politique de leur pays dont beaucoup sont, par leurs dits et leurs écrits, les premiers critiques…
    David Grossman. Dans la peau de Gisela. Politique et création littéraire. Gallimard, 126p.


    Une littérature entre humour panique et réalisme noir

    La « troisième voie plus humaine» à laquelle fait allusion David Grossman est bel et bien ce qui rapproche, hors partis, mouvances et autres clivages de générations, la littérature israélienne actuelle, d’une impressionnante vitalité et dont le double mérite, nous semble-t-il, est de nous confronter à la réalité au-delà du seul « reportage », mais aussi par le truchement de formes et de tonalité nouvelles, où l’humour panique fait florès.
    En témoignent plusieurs auteurs, tels l’incisif et séduisant Etgar Keret (né en 1967, de retour avec les nouvelles de Pipelines, chez Actes Sud), Alona Kimhi (née en 1966, dont Suzanne la pleureuse et Lily la tigresse, chez Gallimard, mêlent également désarroi et mordant), ou encore Amir Gutfreund (né en 1963), illustrant plus puissamment la veine tragi-comique de cette nouvelle littérature. Remonter aux sources de la Shoah en commençant par mettre les rieurs de son côté : tel est le propos de la dérive vers l’horreur accomplie dans Les gens indispensables ne meurent jamais. D’un autre point de vue, plus intimiste, c’est, en marge de l’holocauste, un regard non moins émouvant qu’Aharon Appelfeld porte sur l’éducation sentimentale d’un adolescent dans La Chambre de Mariana.
    1663526845.jpgPlus  percutante que jamais, dans la récente satire carabinée de Textile, Orly Castel Bloom brosse le portrait au vitriol d’un quatuor familial sur fond de paranoïa, avec la mère millionnaire (elle dirige une fabrique de pyjamas réservée aux ultra-orthodoxes) succombant à sa huitième opération esthétique, le père inventeur planchant sur une tenue de haute sécurité à base de fils d’araignées, la fille écolo-superchic et le fils sniper à Tsahal rêvant d’ouvrir une école de paparazzi en Californie…
    Pour ce qui touche à la complexité israélienne, sur place ou dans le monde, deux romans récemment traduits nous semblent en refléter le formidable imbroglio, qui ajoutent, aux nombreux tableaux existants des auteurs de premier rang (tels Amos Oz ou Avraham B. Yehoshua), des touches acides liées à la standardisation mondiale des modes de vie et à une « lecture » plus directe et panoptique de la société.
    Dans Sur le vif, vaste roman-chronique de Michal Govrin (née en 1955), le magnifique personnage d’Ilana Tsouriel, type de femme libre déchirée entre le monde de son père pionnier de la nation, celui de son mari historien de la Shoah, et de son amant palestinien Saïd, incarne une de ces destinées « complexes » dont parle Grossman ; et de même Sayed Kashua (né en 1975), Arabe israélien exprime-t-il à son tour, dans Et il y eut un matin, paru à L’Olivier, la cohabitation des deux cultures au quotidien. Enfin, Eshkol Nevo (né en 1971) déploie lui aussi, avec Quatre maisons et un exil, une remarquable fresque romanesque travaillé par l'acualité, illustrant à la fois les antinomies irréductibles de la société israélienne et ses aspirations à la fameuse « troisième voie ».

    Amir Gutfreund, Les gens indispensables ne meurent jamais. Gallimard, 502p ; Aharon Appelfeld. La chambre de Mariana. L’Olivier, 274p. Orly Castel Bloom. Textile. Actes Sud, 282p ; Michal Govrin, Sur le vif. Sabine Weispieser, 474p ; Eshkol Nevo. Quatre maisons et un exil. Gallimard, 443p.

    Cet article a paru dans l'édition du quotidien 24Heures du 11 mars 2008.

  • Que du roman

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    En lisant Vie et mort entre quatre rimes d’Amos Oz

    On sourit tout le temps à la lecture du dernier roman d’Amos Oz, qui fait penser un peu au mémorable Elizabeth Costello de J.M. Coetzee, notamment en cela qu’il interroge le sens et les pouvoirs de la fiction et jette, sur la figure du romancier lui-même, un regard nuancé d’humour et de dérision.
    Pourquoi écrivez-vous ? Ecrivez-vous à la main ou à la machine ? Pourquoi avez-vous quitté votre dernière épouse ? Vos écrits sont-ils tirée de la réalité réelle ou inventés, autobiographiques ou sans rapport avec vous-même ? Telles sont, entre autres exemples non moins stéréotypés, les questions auxquelles l’auteur, protagoniste du roman, sera censé répondre ce soir à l’occasion d’une rencontre littéraire où un spécialiste de la littérature décortiquera son œuvre avant qu’une jeune comédienne n’en lise quelques pages.
    En attendant de rejoindre le Centre culturel israélien où cela doit se passer, l’auteur s’attarde dans un bistrot où, tout aussitôt, la seule observation d’une serveuse en minijupe l’incite à la baptiser (Riki) et à lui prêter un premier amant (à seize ans, un certain Charlie, remplaçant du gardien de l’équipe de foot locale) et à inventer une Lucie avec laquelle ledit Charlie trompe bientôt Riki. Comme deux quinquas siègent à la table voisine, l’auteur leur trouve la dégaine de figures de roman noir, et voici Monsieur Léon et Shlomo Hogi prêts à l’usage imaginaire, avant qu’il ne rejoigne son public qui l’attend impatiemment.
    Durant la présentation de ses livres, qui lui valent les platitudes habituelles de la part du spécialiste en littérature chargé de la corvée, l’auteur continue de penser à Riki et Lucie tandis que plusieurs personnages de l’assistance le font « créer » le vieil Arnold Bartok que sa mère tyrannise, tel jeune poète tourmenté qui rêve de le rencontrer ou tel ex-prof teigneux qui estime la littérature israélienne contemporaine indigne de sa tâche éducative.
    Après la séance, c’est avec Rochale la comédienne, qu’il fascine à l’évidence, que l’auteur s’en va de par les rues, lui proposant de la raccompagner chez elle où l’attend Joselito, son chat. Après une certaine valse-hésitation, l’auteur prend congé, continue d’errer avec ses personnages de plus en plus présents, puis revient sous les fenêtres de Rochale… laquelle lui ouvrira ou ne lui ouvrira pas, selon les épisodes possibles de la suite du roman.
    Peu importe au demeurant le détail du « feuilleton », dont le contenu ne se borne pas évidemment aux « histoires » racontées mais introduit une réflexion sur la position du romancier, au sens de sa démarche personnelle, et à la portée du genre romanesque, instrument de connaissance phénoménologique, symphonie de mémoire (comme le sont plusieurs romans d’Amos Oz) ou « lettre à la petite cousine » selon l’expression de Céline.
    Le titre du roman, évoquant l’obscur recueil d’un poète dont on ne sait s’il vit encore, indique assez la perspective, non pas désabusée mais néanmoins lucide, par rapport aux prétentions exorbitantes de la Littérature, dans laquelle se situe l’Auteur par rapport à « l’auteur ». Tout cela dans une tonalité tchékhovienne et un climat qui rappelle un peu aussi, la province artiste tendrement gorillée par le Fellini des Vitelloni
    4b04da8035b2e16ad9d42ade9723637e.jpgAmos Oz. Vie et mort entre quatre rimes. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, coll. Du monde entier, 131 p.

  • Romans-photos

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    Pour A.

    Le garçon et la fille, d’abord de loin, puis de plus près, à quatorze ans, se reluquent. Des millions de garçons, de par les continents, et des billions de filles, par-dessus les haies ou à travers les ombres orangées des flamboyants, se reluquent et pouffent crânement, en douce ou en force, avec ou sans les mains.
    Or Eva, je l’avais remarqué, m’avait remarqué. Eva la ragazzina du luthier. L’Italie en petite beauté à coiffure dite en choucroute, tout à fait la Farah du roi de Perse, format réduit. Donc Eva, jolie, m’avait, une première fois, souri. J’avais rosi, puis je m’étais repris : un soleil extravagant se leva sur mon désert de célibataire. J’aimais. C’étais sûr : j’aimais et j’étais aimé. De toute évidence Eva était la femme de ma vie. Mon Ava Gardner à moi. Ma Dulcinée. Ma muse. A la première occasion nous ferions l’expérience du baiser à l’américaine, dit de la langue fourrée, que mon frère aîné m’avait décrit comme le summum des délices. Mais avant cette extrémité je lui écrirais : c’était décidé.
    Ainsi rédigeais-je mes premières lettere di fuoco, lettres de feu, que le père d’Eva, les ayant interceptées, qualifia bien plutôt de pezzi di pazzo, morceaux de fou, me convoquant alors dans son atelier pour m’expliquer tra ragazzi, entre garçons, selon son expression, que la jeune Eva ne pouvait qu’être troublée, voire choquée par mes propos de fieffé Casanova.
    Et le père Giuseppe, me désignant du regard la photo de son Angelina trop tôt disparue, de me confier alors que c’était dal modo romantico, par la voie romantique, que je pourrais seulement accéder au jardin secret d’Eva, non pas demain ni après-demain mais dans un lustre ou deux, si tant est que je le mérite en toute décence et persévérance ; et de me conseiller, dans la foulée, d’offrir quelque fleur ou quelque fumetto à ma bien-aimée dont la consommation de romans-photos grevait en effet, quelque peu, son modeste budget d’artisan indépendant.

    Nos premières approches mutuelles se poursuivent, alors, au bord de la rivière aux écrevisses où, nantis de quelques provisions de bouche, de limonade et de fumetti, nous nous faisons alternativement la lecture de ceux-ci. Francesca est fille de garagiste à Rimini et voici que, du côté de Rivabella, elle avise un jeune homme aux lunettes fumées, dans une Alfa rouge stationnée devant un cinéma, en lequel elle reconnaît le fils du chanteur Gianciotto, le beau Paolo. Or Francesca, malgré son modeste état, possède une voix de rossignol et rêve d’enregistrer sa propre version de Tintarella di Luna, qu’aussitôt Eva se met à fredonner tout en se désolant de ce que la suite ne puisse se découvrir que dans le prochain numéro.
    Or vois-je en elle une Francesca possible ? me demande Eva tout inquiète. Et pourquoi pas ? lui lancé-je. Mais comment elle, Eva, pourrait-elle me confondre, moi l’empoté farouche à la voix d’ange déchu et aux cheveux en bouillon de boucles, avec le fringant Malatesta à la lisse chevelure de tombeur de Cinecittà. Ah mais l’amour… objecte Eva en gloussant adorablement tandis que je me rapproche d’elle sans la choquer du tout à ce qu’il semble, ni sans savoir diable quoi faire, tandis que le fils du garagiste du quartier, le beau Fabio, te l’aurait déjà emballée vite fait.

    Les difficultés qui s’annonçent cependant, selon toute probabilité, entre la fille du mécano et le beau Paolo se répètent d’ailleurs à foison autour de nous où les Roméo et les Juliette essaiment de quartiers en quartiers, de villes en villes et partout où il y a, dans le monde si mal fait, des filles riches à gerber et des garçons fauchés, un Marco fils d’ingénieur et fou de jazz et une Candida divorcée faisant horreur à sa mère, une Mado coiffeuse dont le père regimbe à la laisser répondre aux avances d’un Créole aux airs louches, nos grandes sœurs séduites puis arrachées à une kyrielle de jeunes premiers de partout par des mères jalouses qui ne songent qu’aux partis sûrs de futurs employés bien peignés et payés, et pour ma part, avant même que d’avoir pu la bécoter d’un peu près voici que ma petite Indienne, mon Eva, m’est enlevée par le beau Fabio dont le teint bistre et les cheveux de jais font un Paolo bien plus digne de sa Francesca que je ne l’eusse jamais été, Eva s’est évanouie dans le paysage sans que je l’aie même pelotée au Colisée où nous avons vu ensemble La loi du Seigneur, on aurait vu Fabio en plein exercice de langue fourrée au coin du bois du Pendu, m’ont rapporté ces demoiselles faussement navrées alors que je me trouve, loin de ces conciliabules d’amour, tant occupé d’aimer partout et plus que partout, encore, dans le creuset universel de mon labo perso.
    L’âge bête ne nous touche à vrai dire, nous les flopées d’adolescents travaillés par l’acné ou le désir enfin, si l’on est fille, de voir enfin ce truc dressé comme un palmier pelé, que par accès, certes ardents, mais qu’un grand élan de printemps russe balaie et toute molle rêverie dans la foulée, alors que c’est en dansant qu’on jouit surtout à cet âge d’avant l’âge de l’amour couché, à la surprise-partie qu’il ne faut pas manquer sous peine d’être raillé.

    Deux fois sept ans est la belle âge chastement sensuelle : on est de vrais sauvages, les gars et les gretchen, à quatorze ans et quart, on est Stones ou Donkey Monkey et ça turelure et tourloupe dans les abris antiatomiques des maisons quiètes; en principe on ne touche ni ne couche mais dès qu’au rock succède le slow ou le tango les filles s’inquiètent, ravies, de ce poteau qu’elles s’efforcent vainement d’ignorer, et les mains des garçons s’égarent, avant que ne reprenne la vraie danse de la pluie et du jeune temps.

    (Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)

  • Le cœur a ses raisons

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    Avec La consolante, Anna Gavalda signe son livre le plus ambitieux, le plus ample, le plus grave et le plus généreux.
    Entrée en littérature sous le signe de la déraison, avec des nouvelles publiées chez un petit éditeur exigeant à l’enseigne du Dilettante, Anna Gavalda ne laissa pas tomber celui-ci lorsque son premier livre, Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, fit un premier tabac en passant le cap des 200.000 exemplaires, aujourd’hui traduit en 27 langues. Ce trait généreux caractérise la trajectoire atypique d’un écrivain en phase avec son époque, qui en capte les désarrois dans un langage mimétique où drôlerie et tendresse cohabitent. Après le succès énorme d’  Ensemble c’est tout, son troisième roman adapté au cinéma par Claude Berri, et la parution de La consolante, Anna Gavalda, soucieuse de se protéger, n’a pas souhaité rencontrer aucun journaliste, sinon par courriel…
    - Dix ans après votre entrée en littérature, avez-vous le sentiment qu’un fil rouge court de l’un à l’autre de vos livres, et lequel ?
    - Pff... je ne perçois pas grand-chose hélas... A chaque fois que je me remets au travail, c’est comme si j’écrivais pour la première fois. Comme si personne ne m’avait jamais lue et que j’avais tout à prouver... Et puis, les personnages commencent à prendre vie et j’oublie tout le reste : l’éditeur, les libraires, les lecteurs, leur courrier, la pression, et ce que ça représente « économiquement » (eh oui, hélas...) Il y a là, sur mon écran, des gens qui me semblent aussi vivants que mes propres enfants et qui, eux, se fichent bien de mon « évolution ». Qui sont exigeants et me font veiller tard... Le fil rouge ? Je ne sais... mon regard peut-être ? J’essaye de progresser en écriture, de suggérer le plus de choses possibles en employant de moins en moins de mots. Vous savez, je travaille comme un chien pour donner l’impression que - une fois encore - je ne me suis pas foulée... Thomas Hardy (que je cite dans La Consolante d’ailleurs...) a dit : « Un livre facile à lire est un livre difficile à écrire » Je n’aurai jamais le Goncourt mais il ne se passe pas une semaine dans ma vie sans qu’un inconnu m’écrive ou m’aborde pour me dire qu’il n’aime pas lire... sauf mes histoires...
    - Quel est le sentiment, ou l’idée, ou la situation qui marque le départ de La consolante ?
    - Il y a deux ans, plus peut-être, je suis allée à une rencontre dans une bibliothèque. On m’a demandé quel serait le sujet de mon prochain roman. J’ai répondu que je ne savais pas mais que j’allais l’écrire pour une scène que je voyais très distinctement : un homme mal en point, physiquement et moralement, marche au milieu de hautes herbes sous un soleil couchant. Au loin, il y a un feu, des enfants autour, d’autres qui sautent par-dessus et une odeur de caoutchouc brûlé à cause des baskets qui dérapent dans les braises. Cette scène me hantait, tout le reste, avant et après, fut improvisé et est venu au fil de la plume. Tous mes livres, je les écris pour une seule image au départ. Une seule. Pour Je l’aimais, je me souviens, c’était la forme du ventre de Mathilde sous sa jupe à carreaux...
    - Comment vos personnages vous apparaissent-ils ? Et comment les « construisez »-vous ensuite ?
    - Comme à Jeanne d’Arc... Un matin, ils sont là. J’entends leurs voix. Après ça devient compliqué parce qu’ils exercent des métiers dont je ne sais absolument rien (cuisinier, architecte, ingénieur agronome, infirmière urgentiste etc.) alors je pars à leur rencontre... Je lis des livres, j’interviewe leurs collègues, je vais voir sur place.... C’est d’ailleurs le grand privilège de ce métier : sous prétexte de travailler, on se cultive. Imaginez la scène... C'est un jour de la semaine, en plein après-midi, la terre tourne, tout le monde pointe, les enfants s'échinent sur leurs contrôles de calcul mental, la table du petit-déjeuner n'a pas encore été débarrassée, et vous, vous regardez ce DVD génial, My Architect a son's journey de Nathaniel Kahn sur son père Louis et... Et quoi ? On ne peut rien vous dire... Vous êtes carrément en train de bosser, là...!
    - Comment travaillez-vous ? Savez-vous où vous allez comme Tolstoï le « diurne », ou avancez-vous à tâtons comme le « nocturne » Dostoïevski ?
    - Euh... Je suis plutôt Dostoïevski comme genre ! (rires confus) Je ne sais jamais ce qui va se passer à la ligne suivante. J’écris pour savoir comment l’histoire va se terminer. Par curiosité. Je me sens plus lectrice qu’écrivain quand je travaille. Là par exemple, tout à coup, j’ai réalisé que, horreur, c’était fini... Et mon Charles, avec lequel j’avais passé tant de nuits et qui était devenu mon « intime », s’est barré sans même se retourner pour me dire au revoir. C’est idiot, mais je lui en ai beaucoup sur le moment... (Gorge serrée.) Le lendemain matin, j’ai rallumé l’écran pour voir s’il n’acceptait pas de faire encore un petit bout de chemin avec moi, mais non, il était déjà loin. Je n’entendais plus sa voix. D’où une sorte de blues d’ailleurs qui dure encore aujourd’hui... Bon, il faut que je retourne garder mes moutons pour entendre « une autre mission » !
    - A propos de littérature, vous sentez-vous participer à telle ou telle filiation ? Proche de tel auteur particulièrement ? De telle « famille » d’auteurs ?
    - Sans oser me comparer à aucun d’entre eux, j’appartiens à la famille des raconteurs d’histoires : les Marcel Aymé, Romain Gary, Nick Hornby, Anne Tyler etc. Des gens pas toujours très bien vus par la crème des critiques d’ailleurs... Quand on vend trop de livre, on met en doute notre sincérité…
    - Pourriez-vous expliquer le choix des deux métiers de vos protagonistes, très accentués dans ce livre ? La soignante et le bâtisseur…
    - Je ne peux pas l’expliquer. Je ne peux rien expliquer. Je n’ai aucune démarche cérébrale ou intellectuelle. Pour l’architecte, je voulais un homme qui travaille beaucoup, voyage sans cesse, souffre de tous les décalages possibles et je ne voulais pas prendre un businessman qui m’aurait vite ennuyée (vendre, toujours vendre... on en crèvera...) alors j’ai choisi un métier qui garde une part de création. Mais je ne vous cache pas que j’en ai bavé ! Je ne connaissais rien à l’architecture, qui ne m’intéresse pas tellement par ailleurs... je trouve qu’un visage, même apathique, est beaucoup plus passionnant que n’importe quelle splendeur déposée au patrimoine de l’UNESCO. Pour l’infirmière, Anouk est arrivée en blouse et je ne la lui ai pas ôtée. Et puis c’était l’occasion de rendre hommage à ces femmes dont on n’entend jamais parler. Et pour cause... elles travaillent !
    - La notion de « famille », biologique ou par « adoption » et reconnaissance réciproque, me semble très importante dans votre roman. Qu’est-ce à dire ?
    - Pas seulement dans celui-ci : dans tous. Je n’ai encore jamais réussi à peindre une vraie famille « aux normes ». Toutes ces histoires de « sang » me font froid dans le dos. La seule ADN qui compte, c’est celle de la sensibilité. Charles, quand il commence à aller mieux, se souvient de cette phrase d’Anouk prononcée plusieurs vies plus tôt : « Sa vraie famille, on la rencontre le long du chemin... »
    - Qu’est-ce à dire ?
    - Youpi ! Tout est possible ! Nos arbres généalogiques s’élaguent, bourgeonnent et s’amplifient sans cesse.
    - Qu’est-ce qui, pour un enfant, vous semble le plus important ?
    - D’être aimé. Ma fille ajouterait « d’avoir le cirque Playmobil » et mon fils « plus de boosters pour ses cartes Magic»…
    - Qu’est-ce qui, dans une relation (amour ou amitié), vous attriste ou vous révolte le plus ?
    - Oh là ! Vous me posez des questions beaucoup trop compliquées ! Je ne suis pas gourou, moi ! La lâcheté peut-être ?
    - Quelle qualité humaine vous est-elle la plus chère ? Quel défaut le plus pendable ?
    - J’aime cette tirade de Cyrano : « Moi, c’est moralement que j’ai mes élégances... » Je ne vais pas en faire des tartines, je me comprends. La plus pendable ? Je ne sais pas... La morgue.
    - Eprouvez-vous, par rapport à votre propre jeunesse, ou à votre enfance, une nostalgie comparable à celle de Charles ?
    - Comme tout le monde, j’ai dû dire ou faire, des choses dont je ne suis pas très fière. J’ai dû blesser des gens quelquefois... Hélas, j’ai une très bonne mémoire... J’y pense la nuit et... j’en fais des livres.
    - Qu’aimeriez-vous transmettre par le truchement d’un tel roman ?
    - Je ne suis pas là pour « transmettre » quoique ce soit, sinon, j’aurais fait prêcheur comme métier. Je suis là pour divertir, en solitude, des gens inconnus de moi. Mais bon, j’ai la faiblesse de croire que mes petites histoires sont plus subversives qu’elles n’en ont l’air. Mes personnages, si cabossés soient-ils, se tiennent toujours en marge du troupeau. Ce monde-là ne leur convient pas et ils tâtonnent vers « autre chose ». Ce n’est pas à moi d’épiloguer là-dessus, mais on me demande souvent « la clef » de mon succès eh bien peut-être que c’est ça : en me lisant, certains se sentent moins seuls. Cette histoire de « bons sentiments » est l’arbre qui cache la forêt. Et la forêt, ce n’est pas des « bons » sentiments, ce sont des sentiments tout courts.
    - Quel sentiment l’annonce d’un tirage initial de 200.000 exemplaires vous inspire-t-il ?
    - Concrètement : j’ai perdu 4 kilos, je ne dors plus la nuit, pour la première fois de ma vie je prends des somnifères et je suis obligée d’utiliser un shampooing à base de goudron parce que l’angoisse, eh ben, ça me gratte ! Sinon, tout va bien.Quant au travail, le succès n’a rien changé et ne changera jamais rien. Sinon, je ne serai plus écrivain, je serais « agente commerciale en écriture avec courbe de croissance et objectifs à tenir ». Le succès fragilise tout le reste mais laisse ma solitude nocturne absolument intacte.
    - Quel âge avez-vous dans votre tête ? Et dans votre cœur ?
    - Physiquement, je suis hyper bien roulée comme une fille de 19 ans, dans ma tête j’ai 37 ans et 3 mois et dans mon cœur je n’ai pas d’âge. Tout dépend de celui du personnage qui m’occupe l’esprit... (ou le cœur, donc...)
    - Que répondriez-vous à un enfant qui vous demanderait qui est Dieu ?
    - Je ne sais pas. Mais cherche, mon grand, cherche... A mon avis, il y en a un petit bout chez tous les gens que tu croiseras, tu verras...
    - En quel animal vous serait-il le plus agréable de vous réincarner ?
    - Aucun. Ils ne savent pas lire...

    Un long fleuve intranquille

    Il a suffi d’un ladre message de trois mots (« Anouk est morte ») que lui envoie son ami d’enfance Alexis, fils de la défunte qu’il a perdu de  vue depuis des années du fait de sa déchéance de toxico, entre autres, pour que Charles Balanda, architecte apparemment bien cadré dans ses plans de constructeur multinational,  mais approchant de la cinquantaine et fragile dans sa tête, se trouve soudain confronté à sa vie passée d’enfant et d’adolescent vers laquelle il va remonter au fil d’une quête qui constitue le premier grand mouvement de ressaisissement, à travers le temps, de La consolante.

    C’est ainsi que Charles revient, via le cimetière minable où on l’a enterrée, à cette initiatrice à la vraie vie que fut Anouk, flanquée jadis d’un comparse travelo et magicien que les gens regardaient de travers et que les mômes adoraient. Alors que sa relation avec Laurence flageole, et qu’il fait lui-même un peu paumé au milieu des ados bien programmés, Charles, plus complice avec Claire, sa sœur cadette, va poursuivre cette espèce de voyage au bout de lui-même qui, après ses retrouvailles assez effrayantes d’avec Alexis et les siens, genre Deschiens, le fait rencontrer, autre cadeau de la vie, la prénommée Kate, fée et sorcière bohème elle aussi marquée par la vie et portée à résister à tout accroupissement, qui lui offrira de rebondir et de revivre.

    Roman de la maturité filtrant une observation remarquable  sur la rupture de tous les liens familiaux et sociaux, autant qu’il indique  les échappées d’une survie possible, La consolante en impose par la santé et la générosité de son approche des êtres, ainsi que par la musicalité de sa narration et la théâtralité de ses dialogues, son mélange de gouaille à la Queneau et de mélancolie plus grave, sa façon de retisser des accointances entre vieux et jeunes gamins, sa poésie et son humanité…    

    Anna Gavalda. La Consolante. Le Dilettante, 636p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 7 mars 2008.

     

  • Sur des pattes de colombe

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    Si vous n’aimez pas Anna Gavalda, offrez La consolante à vos ennemis !

    Il y a des gens qui ne supportent pas Anna Gavalda. Ils n’ont pas lu ses livres, mais ils n’aiment pas. Ils trouvent ça trop salon de coiffure ou gondole de gare, voire d’aérogare. Sans ouvrir aucun de ses livres, douteusement prisés par le populaire, ils relaient la rumeur selon laquelle Gavalda c’est bon sentiment et compagnie, point barre. Bref il y a un effet anti-Gavalda, et qui va s’accuser probablement chez tous ceux qui ne liront pas La consolante, à paraître ces jours avec 200.000 exemplaires de premier tirage.
    Or les gens qui n’aiment pas Gavalda vont souffrir même en ne lisant pas La consolante. D’abord parce que tout le monde va en parler. L’éditeur claironne déjà « l’événement littéraire » de la saison, et les médias vont faire écho dare-dare, même si la romancière se défile, qui a choisi de ne rencontrer aucun de leurs mercenaires. Ensuite parce que ne pas lire 636 pages est nettement plus fastidieux que se borner à ne pas lire les 320 pages de Chagrin d’école de Daniel Pennac. Enfin parce que ne pas lire un bon livre est une souffrance d'autant plus lancinante qu'elle ne s'avoue pas...
    Ceux qui, comme moi, sont assez kitsch (ou prétendus tels) pour avoir apprécié les livres de Gavalda dès les nouvelles de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part, risquent plus encore d’aimer La consolante, qui cumule toutes les tares présumées de l’auteure et les déborde de surcroît, tant il est vrai que La consolante pourrait aussi s’intituler La débordante. C’est en effet un livre débordant de bonté et de vitalité, à la fois Dickens et Dubout sur les bords, tout en restant du pur Gavalda. On y entre tout doucement sur la pointe des sentiments et le récit s’amplifie bientôt et se ramifie pour devenir une espèce de grand fleuve intranquille qu’on remonte en même temps qu’on le descend puisqu’il s’agit du fleuve du temps qu’un homme approchant de la cinquantaine, flanqué de sa sœur, plus proche à vrai dire que sa compagne, en attendant qu’il en change, longe et remonte en s’interrogeant sur le sens de tout ça au miroir de ses souvenirs doux ou cuisants. Il sera question d'enfance et d'amitié, de métiers et de fidélités, de ressentiment et de trahison, de société qui va dans le mur et des façons éventuelles de survivre.
    Sans le lire ceux qui scient d’avance Gavalda diront que La consolante n’est qu’un long mélo méli-mélo. Une rumeur argüe en outre déjà que cette fois Gavalda fait dans le noir, mais je n’ai pas bien vu la différence d’avec ses livres précédents même si celui-ci gagne de beaucoup en amplitude: Gavalda reste Gavalda comme Gary est resté Gary même en se faisant Ajar puis hara-kiri. Il y a du roman-photo et du Chet Baker là-dedans, de l'Amélie Poulain en plus richement nuancé et du Sarraute en baskets (la Sarraute des Fruits d'or persiflant à l'oreille, ou celle des murmures d'enfance) un mélange de trémolo très génération 68 et d’acuité sensible hors d'âge, de musicalité au petit point contrapuntique et d’élans carrément symphoniques, de gouaille quenelle à la Zazie et de gravité plombée àla Calet dans ce livre arrache-cœur qui montre, entre beaucoup d’autres choses, comment les familles éclatées se recomposent en tribus plus ou moins déjantés, entre tel oncle de substitution qui devient tante le soir et telle Kate fée bohème un peu sorcière - mais ne déflorons pas le secret de tout ça..
    Ecoutez plutôt, si vous ne lisez pas : La consolante est en effet un livre plus secret qu'il n'y paraît, donc à écouter vraiment. Tout s’y passe entre les lignes autant que dans la linéarité non linéaire du récit, en douceur âpre et à fleur de cœur. Et comme on n’est pas à court de bon vieux lieux communs ce matin, allez, on dira que les personnages de La consolante nous arrivent sur des pattes de colombes en nous roucoulant comme ça que la jeunesse est à la fois derrière et devant, selon ce qu’on y prendra ou comprendra…
    Anna Gavalda. La consolante. Editions Le Dilettante, 636p.

  • Soleil des adolescences

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    Ma voix d’ange a rejoint celle de Pilou. Parfois je me dis que je suis, en la perdant, mort un peu, et donc plus proche de Pilou, mais qu’en sais-je ? D’ailleurs Pilou est-il si mort que ça puisqu’il vit en moi alors qu’Eva a effacé mon nom, moi vivant, de son petit agenda de future Miss Carambar ?

    Or un autre personnage, dans ces mêmes années, une espèce de rebut angélique lui aussi mais de la tribu maudite entre dans ma vie en la personne chiffonnée de notre petit voisin Céleste que sa mère frappe, qui l’a rejeté d’avant sa naissance, de son vrai nom Célestin au regard fuyant et au museau de fouine, toujours un peu gluant et dégoûtant, que son père méprise lui aussi et qui me regarde lire à distance, de la clôture du jardin des siens, et qui voudrait que je le regarde moi aussi, l’immobile crétin.

    Mais que se figure donc ce raton ? me dis-je tandis que je vole de par les airs sur les ailes du bouquin des bouquins que représente cet après-midi Vol à voile de Cendrars, que ne me fout-il la paix alors que le vent me porte tellement au-dessus de sa vie de résidu ? Et vais-je supporter longtemps ce regard appuyé de rogaton ? Qu’espère ce hère ? Ne voit-il pas que j’embrasse déjà le monde et que l’univers stellaire ne peut se soucier encore de sa destinée de mol étron binoclard – car Célestin, outre ses misères accumulées, est le plus miraud des chiards du quartier.

    N’empêche, et ce matin comme tous les jours que Dieu fait depuis celui qu’il a choisi pour se jeter sous le train, Célestin me regarde muettement et me juge et me jauge, Céleste me suit partout où je vais, le petit conard besiclard glisse sa main morveuse dans la mienne et s’interpose - tous les matins j’ai droit à ce regard de chiard qui ne me lâchera pas sans que je lui murmure un petit bonjour, lapin .

    De fait Célestin, quatre ans avant sa décision, martyr imbuvable de treize ans, d’un an donc mon puîné et sans un poil au triangle vif de son menton, a l’air d’une sorte de lièvre hirsute aux oreilles écartées et aux mouvements inattendus, soudains, sauvages, émouvants, comme si tout son être visible, gracile, fragile et vaguement débile appelât quiconque à le prendre dans ses bras pour le briser enfin complètement ou le couvrir au contraire de doux baisers.

    Mais qui serait gentil, dans le quartier, pour le fils chapardeur et menteur des Saurer, puisque aussi bien l’on sait que le vilain Célestin de c’te traînée de Marjorie, selon l’expression du père Maillefer, a chouravé du sucre d’orge à l’épicerie et qu’il ment comme il ment ?

    Mille millions de Céleste et de Camila  me regardent ce matin griffonner à tâtons ces mots sans suite, alors que la rage de mes quatorze ans, à lire Vipère au poing, me revient, à moi qui ai toujours refusé de jouer au jeu de la Gifle consistant, pour les chiards du quartier, à boucler Célestin dans un cercle de mains dont chacune le giflera, mais gentiment, doucement, tout en le poussant et le rejetant, se le poussant entre gars et se le repoussant jusqu’à le castagner vraiment…

    Qui étions-nous du vivant de Pilou et de Célestin, et quelle prière de l’Augustine lavera les chiards du quartier de leur péché mortel au Jardin du souvenir où les cendres de mon frère ont rejoint celles de Célestin ?

    Mon tendre amour de petit chien. L’affreux regard du couple empoisonné par ce cadeau de ce con de Dieu. Chierie de s’occuper de cela dont tous se plaignent et qui, ça ne fait pas un pli, se camera vers quinze ans. Et les pieds plats du quartier de rabâcher l’amer constat qu’on récolte ce qu’on sème et patata de patates.

    Mais un jour, avec lui, Céleste et quelques sirènes, quelques ondins du quartier, aux bains publics, l’été, bien dans nos corps et nos cœurs, nous l’aurons pris avec nous, notre Célestin, juste une après-midi, avant que je ne le reçoive parfois en consultations personnelles dans mon cabinet de curiosités où ses yeux s’ouvriront tout grand au grand cycle de l’Univers créé.

    Cette après-midi nous aurons plongé, nagé, voyant d’abord Céleste en vilain caleçon et lunettes grelotter sur le ponton, puis je l’aurai défié, je l’aurai rejoint et pris par les nageoires, gigotant et protestant qu’il crawle moins bien qu’une soupière, et nos filles l’encadrent maintenant et le soutiennent, descendant un échelon après l’autre, et bientôt nous formons un cercle mais non pour le gifler et le violenter : bien plutôt pour lui montrer et lui démontrer chaque geste de la brasse croupion en profitant de l’asticoter et de le peloter, et voici que le caneton hideux canote à gestes saccadés, l’air effrayé puis heureux, radieux, de moins en moins affolé, me vrillant des clins d’yeux de reconnaissance éperdue, s’accrochant d’abord aux garçons puis aux filles, et tous de faire une espèce de ronde au soleil de nos adolescences.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: gouache de Friedrich Dürrenmatt

     

  • La patate de Janicot

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    Du mieux-être en lisant peut-être...

    On se demande pour commencer à quoi rime un tel ouvrage, dont le principe semble rabaisser la littérature à la fonction la plus utilitaire d’aspirine en cas de migraine ou d’emplâtre sur fond de gangrène. Puis, à supposer qu’on s’y plonge en dépit de sa mise en page à pictogrammes singeant les manuels de vulgarisation les plus bas de gamme, un intérêt croissant se dégage à sa lecture. C’est que Stéphanie Janicot a trouvé un ton, à la fois cordial et léger, qui lui permet de faufiler ses impressions de lecture (car elle a lu, ça c’est sûr) en jouant l’infirmière incongrue. Il faut en effet du toupet pour conseiller, à la lectrice se trouvant insuffisamment intelligente, de lire L’Idiot de Dostoïevsi, qu’elle raconte dans la foulée, avant de proposer Le bruit et la fureur de Faulkner en cas de rechute…

    Que lire si votre mari vous trompe, ou si vous êtes jaloux, frigide, trop belle ou trop moche ? Raconter Madame Bovary à celui qui n’aime pas lire, ou conseiller Illusions perdues à votre collègue souffrant d’arrivisme, Orlando de Virginia Woolf à celle qui se croit homo sans en être sûre, ou La storia de Morante à une femme élevant seule son enfant, relève finalement d’une thérapie rusée, voire bénéfique. Allez, vous êtes boulimique ? Lisez donc Confessions d’une grosse patate et n’en parlons plus !

    Stéphanie Janicot, 100 romans de première urgence pour (presque) tout soigner. Albin Michel, 226p.

  • Un décadent « al dente »

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    En lisant Les paroles de Billie Jean de Frank Deroche
    C’est un sujet bien singulier que Frank Deroche, pourrait-on dire comme d’un cheval, et tout autant du protagoniste de son troisième roman, son double enfui de Neuchâtel et flanqué d’un personnage à transformations répondant aux prénoms de Sandro et Sandra. Avec la présence irradiante de la chienne Airelle et l’enseigne lumineuse, toute proche, de l’Extreme Sex Center, la tonalité de ce roman aimablement décadent (genre prisé de l’auteur qui y a consacré sa thèse universitaire) est indiquée, lequel roman épate par la découpe de ses phrases et l’univers à la fois déjanté et cohérent que l’auteur construit comme une espèce de délire faussement psychanalytique, dont la pauvre Elisabeth Roudinesco fait d’ailleurs les frais, raillée dans la foulée.
    Auteur mondialement inconnu de La Femelle mystérieuse, le protagoniste est un vieil enfant orphelin (père et mère défuntés comme dans une série B) auquel Billie Jean, sortie d’une chanson de Michael Jackson, impute l’éventuelle paternité du jeune Kelly, en lequel il regimbe à voir un fils selon son goût. Celui-ci le porte plutôt à jouer les prolongations de ses rêveries d’amateur de poulains appaloosas et de galets de Lugano (fameuse gâterie chocolatière), fou surtout de fines phrases. Celles-ci font d’ailleurs le prix et la saveur de ce livre aux formulations souvent irrésistibles, à goûter sans se demander à quoi il rime…
    Les paroles de Billie Jean, de Frank Deroche
    Editions du Rocher, 142p.

  • Les robes de l’âge

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    Grâce de La garde-robe d’Idelette de Bure Les compères Proust et Mallarmé eussent raffolé, sans doute, du petit livre de grand style qu’Idelette de Bure vient de publier à la seule gloire de ses parures et tournures, n’y faisant en effet que détailler ses toilettes d’un âge à l’autre, jusqu’à ces derniers mots admirables : « Une légère lumière fait chatoyer ma nuque douce, mes cheveux blancs lovés en chignon.

    Mais je ne vous fais plus face. Se peut-il qu’une petite honte m’envahisse ? Est-ce la petite tristesse des adieux ?

    Soyez indulgents envers l’éplorée.Ses pas sont dorénavant cassés et son jeu est gelé. Il n’y a plus de parures neuves pour la réchauffer. Voici son corps qui dit : Oh ? C’est fini ».

    Je pensais, toute proportion gardée évidemment, à la dernière déploration délicatement désespérée de La mort de Didon de Purcell en lisant ces derniers mots, dont la limpidité carnée se délivre de sa dernière bure pour diffondre la pure nonne sans tonsure dans l’ultime soie couvrant de son linceul sa nudité habillée pour l’éternité...Or c’est en gloire juvénile que ce chant gracieux s’amorce, dans une couleur qui est celle-là même de la fille de Gaïa : « De toutes les parures que nous avons portées, celle qui me fut la plus proche était couleur de terre. Une soie de Sienne froissée, coupée de biais : une jupoe au sol, un caraco croisé aux manches très amples. Autant que je m’en souvienne, une sorte de carapace japonaise, comme des ailes de steppe revêtues par une nonne de Gobi ». Et deux pages plus loin cette précision sur l’âge :

    « En vérité, cette soie couleur de Sienne était des langes exquis épousant mon corps petit, le berçant, le secourant. Je devais grandir, émerger de cette chrysalide orange, me dépouiller des ses luisances, de ses froissures. Ce fut ma parure préférée, dont trop vite je me défis. Vieillir, il fallait. Non plus la fée fauve ». Très Mallarmé comme on voit, genre divagation en surface profonde et verbe sculpté dans l’ambre à moires, très Proust aussi avec ses « phrases de taffetas » jamais trop évaporées ou précieuses pour autant, dans le ton mélancolique et tendre du Temps retrouvé.

    Idelette de Bure. La garde-robe ou les phrases de taffetas. Arléa, 87p.

  • Voyage au bout de l’humain

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    RENCONTRE Invité d’honneur du Festival de Fribourg, le cinéaste coréen Lee Chang-dong y présente quatre films, tous remarquables, parfois bouleversants.

    C’est un homme vibrant de présence et de sensibilité que Lee Chang-dong, qui évoque sa double carrière de romancier et de cinéaste, interrompue quelque temps par la haute fonction de ministre de la culture, avec autant de simplicité que de rigueur. Né en 1954 à Daegu dans un milieu très modeste, il s’imposa d’abord au premier rang de la littérature coréenne avant d’aborder le cinéma. Deux scénarios pour Park Kwang-su, chef de file de la Nouvelle vague coréenne, et quatre films, dont le dernier (Secret Sunshine) fut très remarqué à Cannes l’an dernier, ont suffi à établir la réputation de Lee Chang-dong, déjà titulaire de nombreux prix. Tant par ses thèmes (l’individu en butte à la violence du pouvoir ou de la société, la solitude de personnages souvent « largués », la vraie et la fausse compassion) que par la « musique » de ses plans et de ses images, au fil de mises en scène de plus en plus originales, l’art de Lee Chang-dong nous vaut, en crescendo, une découverte majeure.
    1691233300.jpg- Y a-t-il, entre vos romans et vos films, un fil conducteur ?
    - Oui : c’est la même quête de l’humain, et plus précisément de la dignité humaine en butte à un pouvoir politique oppresseur ou au mal social, à la violence, à la corruption, à la perversion. Mes personnages ne sont pas porteurs d’un « message » politique, mais reflètent bel et bien les séquelles de situations précises, à commencer par la dictature et les massacres que mon pays a connus. En outre, mes livres et mes films illustrent le manque de communication entre les gens, particulièrement aigu en Corée.
    - Avez-vous eu, comme écrivain ou comme cinéaste, des maîtres ?
    - Il y en a trop pour que je les cite, autant que d’œuvres qui m’ont marqué. Pour répondre tout de même, je dirai, en littérature : Dostoïevski, et au cinéma : Bresson, Bergman, John Cassavetes et Hou-Hsiao-hsien.
    - Dans quelle mesure vous investissez-vous personnellement dans vos films ?
    - Dans une mesure importante, mais via la fiction. J’ai été moi-même un jeune homme solitaire comme le protagoniste de Peppermint candy, dont je partage la nostalgie de ses vingt ans, en restant critique sur ses choix. Mais ce sont nos choix à tous qui sont en cause dans cette remontée du temps. Ma génération a connu, dans les années 80, la révolte radicale de « vos » années 60, l’espoir et le désespoir à la suite du massacre de Kwangju, et c’est ce contexte qui m’a aussi poussé de la littérature vers le cinéma, dans l’urgence de résister, puis de combattre aussi l’« établissement » de la quarantaine.
    - Les personnages féminins de vos films, durs et sombres, leur donnent une lumière plus douce…
    - Je ne sais si la femme est l’avenir de l’homme, mais j’ai tendance à penser que le féminin a plus de bonté que le masculin, et aussi plus de force. C’est clair dans Secret sunshine, dont la protagoniste, littéralement écrasée par la vie, reste elle-même jusqu’au bout avec une incroyable dignité. En outre les personnages fragilisés me touchent par leur façon de vivre l’amour, comme dans Oasis, dont le couple, liant un souffre-douleurs et une handicapée, communique mieux que les gens « normaux »
    - On sent dans vos films une nette opposition entre compassion réelle et simulée. Comment le vivez-vous ?
    - Sur la foi vécue, comme sur tout aspect invisible du religieux, j’ai choisi de me taire ou de me limiter à ce que l’image visible du cinéma en capte. Dans Secret sunshine, le contraste entre vraie spiritualité, vraie compassion, et simulacre, est exacerbé du fait de la nouvelle vague d’évangélisation à l’américaine, greffée sur le protestantisme coréen.
    - Quel bilan tirez-vous de votre expérience de ministre de la culture de la Corée du sud, en 2003 ?
    - L’enjeu de cette fonction était important, puisque j’avais à faire à la levée des quotas sur les films américains, mais je n’ai pas vécu cette expérience plus heureusement que celle de l’armée, et j’ai été soulagé d’en être délivré. C’est d’ailleurs à la suite de cet épisode que j’ai eu envie de me remettre à écrire…
    - Quelle est, pour vous, la signification d’un festival tel que celui de Fribourg ?
    - C’est, pour moi, l’occasion de montrer mes films au public suisse alors qu’ils ne sont pas distribués dans votre pays. Le problème est d’ailleurs beaucoup plus large, et je crois savoir que nous allons en débattre…

    Fribourg. Festival international de films de Fribourg. Hommage à Lee Chang-dong : Green Fish et Peppermint Candy, le 3 mars à 12h. Oasis, le 3 mars à 14h.30

  • Waintrop le cinoque

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    ZOOM. Coup d'envoi aujourd'hui de la 22e édition du Festival international de films de Fribourg: son nouveau directeur artistique évoque ses choix et les justifie.

    Il est fou de cinéma « depuis toujours», cette passion se politisa au tournant de mai 68 qu’il vécut en militant déjà sur le front culturel, et lorsqu’il se pointa à Libération, Serge July lui donna carte blanche pour explorer, tous azimuts, les cinématographies du monde entier : bref, c’est un homme engagé, un cinéphile qui « respire » le cinéma à grande bouffées d’émotion plus qu’en pontifiant dans l’analyse, qu’incarne Edouard Waintrop, nouveau directeur artistique du Festival international de films de Fribourg.

    Un gauchiste débarquant dans un nid de tiers-mondistes ravagés pour un festival d’aficionados ? Vous aurez tout faux si vous l’avez conclu d’avance. Le programme de cette 22e édition du FIFF en est d’ailleurs la preuve vivante et renouvelée, qu’Edouard Waintrop, fameuse plume de Libé depuis plus de vingt-cinq ans dont l’ouverture d’esprit et la générosité sont connues, assume… à 90%.

    «J’ai eu la chance de pouvoir réaliser en sept mois, avec mon équipe et la confiance de ceux qui m’ont désigné, la plupart des désirs que j’avais envie de partager. Je récuse l’étiquette restrictive de « films du sud », qui fait tout de suite penser à un monde «sous-développé» ou à un cinéma forcément précaire ou militant, alors que la Chine, l’Inde, le Brésil, l’Argentine, la Corée, entre autres, sont marqués par une effervescence créatrice tout à fait remarquables et travaillées par de grands thèmes universels. Bref, le «Sud » n’est pas un genre. En revanche cette édition, et c’est nouveau, s’ouvrira bel et bien aux films de genre. C’est ainsi que j’ai voulu montrer la richesse et la variété, autant à travers le temps que l’espace, des films noirs qui ont essaimé loin des USA depuis des décennies, via le Japon de Kurosawa (avec Entre le ciel et l’enfer) et la chine actuelle de Johnnie To (Mad detective)   ou le Brésil de  Jose Henrique Fonseca (L’homme de l’année). En outre, estimant que le thème de l’amour est fondamental au cinéma, nous avons recensé une douzaine de  réalisations  de divers pays inspirés par le thème de « l’amour global » avec des modulations très contrastées, de l’Argentin Villegas (Sabado) au très érotique World of Geisha du Japonais Tatsumi Kumashiro. »

    Peu porté à « commémorer » mai 68 en ancien combattant, du  temps où il se démenait pour faire connaître l’avant-garde cinématographique (dont un Polanski) au lycée Carnot, Edouard Waintrop a voulu montrer, par le choix des films réunis sur ce thème, comment la révolution ou la critique de la société ont été traitées par le cinéma mondial dans la deuxième moitié du XXe siècle. « Ce qu’on observe notamment, que ce soit en Inde ou en Amérique du sud, c’est que les cinéastes ont perdu leur optimisme. Mais certains restent porteurs d’espoir, comme l’octogénaire René Vautier qui sera des nôtres pour présenter Avoir vingt ans dans les Aurè».

    1691233300.jpgAu chapitre des « révélations », l’invité d’honneur de cette édition, le Coréen Lee Chang-Dong, dont le dernier film (Secret Sunshine) a été très remarqué à Cannes 2007, réjouit particulièrement Edouard Waintrop qui en souligne la force émotionnelle des thèmes et, aussi, cinéphilie oblige, l’originalité des mises en scène. « Ce qui me frappe, tant chez Lee-Chang Dong que dans beaucoup de films nouveaux que nous présentons, c’est le goût et l’art de raconter des histoires et de recourir aux ressorts classiques de la comédie, comme dans le grand cinéma italien ou américain. De même qu’un film de Dino Risi peut avoir un impact critique ou politique évident, ces films, loin du minimalisme cérébral, ont de bonne chance de toucher un public de plus en plus large…»

    Les atouts de la 22e édition

    EVENEMENTS   

                                                   Cérémonie d’ouverture, en présence de Micheline Calmy-Rey et Lee Chang-dong. Rex 1, 1er mars, 19h.30

    Master Class avec Walter Salles : Road movie, du mouvement identitaire à l’errance forcée. Cap’Ciné 5, 2 mars, 16h.30

    Clôture. Remise des prix. Au Multiplex Cap’Ciné le 8 mars à 18h. 30

     

    COMPETITION                   Treize longs métrages de fiction et documentaires en concours pour le Regard d’or (Grand prix du festival) et le Prix spécial du jury.

     

    PANORAMAS                      Noir total, Cinéma et révolution, l’amour global.

    HOMMAGE                         Rétrospective des films de Lee Chang-dong.

    PLANETE CINEMA           Douze films projetés pour les écoliers et les gymnasiens, dont cinq de la compétition officielle pour les gymnasiens. Pas moins de 8500 enfants et adolescents prendront part à 53 projections à Fribourg.

    FORUMS                              Table ronde sur les coproductions, avec Nicolas Bideau, Martial Knaebel, Pierre Rissient, etc. Ancienne gare, 4 mars, de 15h-17h.

    Rencontre avec René Vautier. Cap’Ciné 5, le 4 mars à 18h.,

                                                   Rencontre avec François Guérif, sur le film noir, le 6 mars à 20h.30, Cap’Ciné 5

    INFOS                                   Le cœur du festival, bureau du FIFF, est situé à l’Ancienne gare, quai 1, à 50m de la station. Billets disponibles, ainsi que sur le site internet www.starticket.ch

    Tel. : 026 347 42 00 et www.fiff.ch