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  • Les voix de la nuit

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    Avant de s’endormir les bonnes dames se repassent le film de cette journée super en se reprochant de n’avoir pas dit ceci ou cela, mais parfois elles oublient quoi (surtout Marieke) et puis elles se disent qu’elles le diront la prochaine fois, si prochaine fois il y a.
    Lena se réjouit de rentrer chez elle. Ce n’est pas qu’elle se soit ennuyée un instant en Alberta où elle a été reçue comme sa Majesté la reine d’Angleterre, selon l’expression d’un des mails qu’a rédigé pour elle la très attentionnée Alma, mais les Benjamin n’ont pas d’enfants et donc point non plus de petits-enfants et ça lui manque toujours un peu, à Lena, les petits-enfants des autres.
    A l’instant, justement, Clara pense à tout ce que Lena a donné à leurs enfants et leurs petits-enfants, tout en essayant de se représenter ce qu’a pu être cette vie plus ou moins sacrifiée, tant il est vrai que Lena se sera toujours dévouée toute sa vie à telle ou telle cause, non sans prendre la vie du bon côté, comme on dit, et Clara conclut une fois de plus en se disant que Lena est en somme une bonne nature, contrairement à leur sœur aînée qui était tellement plus tourmentée - leur sœur Greta dont le souvenir la tourmente elle-même toujours un peu sans qu’elle n’ait rien à vrai dire à se reprocher, du moins est-ce ce que Paul- Louis n’aura cessé de lui seriner, lui qui ne supportait plus ce qu’il appelait les manigances de Greta en ses dernières années…
    Une question que se pose à l’instant Clara lui revient malgré son envie de dormir et c’est la question de la privation : Greta n’a-t-elle pas trop souffert de la privation, j’entends du manque d’amour (tout au moins à ce qu’elle suppose, mais elle en est quasi certaine) et de ne s’être jamais confiée pour se libérer, en tout cas à elle pas plus qu’à Lena.
    Paul-Louis semblait avoir de la peine à le concevoir : qu’une femme puisse souffrir de la privation au point d’en devenir pénible, même déplaisante et de l’énerver à la fin : ta sœur est une vieille pénible, disait-il sur son lit de grand malade, ta sœur se montre vraiment déplaisante à ton égard - mais ce que ta sœur peut être tuante
    Paul-Louis n’aimait pas parler de ces choses, mais on sentait bien que c’était cela même qu’il entendait : qu’il avait manqué à Greta de tenir un homme dans ses bras. On le sentait contrarié dès qu’il en était question, comme il était gêné chaque fois qu’elle-même avait essayé d’en parler pour ce qui les concernait, mais c’était comme ça, même s’il était également agacé par ce que sa mère à lui disait de ces choses en les appelant avec humeur ces saletés
    C’est le premier des Trois Tourments de Clara, avec sa sœur Greta et son fils Walter, que de n’avoir pu parler de ces choses du vivant de Paul-Louis, et même avec ses filles d’une génération qui s’est libérée elle n’a pas osé, mais au moins cette chère Marieke, elle, l’a écoutée et l’a pris sans se moquer ni dramatiser, juste ce qu’il fallait, sans réponse pour autant mais au moins ce qui devait être dit l’a été.

    Accoudée à la rambarde de la galerie de bois gardant la chaleur de la journée, Marieke en chemise de nuit et en cheveux resonge aux aveux de Clara en se disant en même temps qu’elle aimerait bien rencontrer Lena quand elle reviendra du Canada anglais : cette Lena qui est restée si gaie à ce que sa sœur lui a dit, mais sait-on ce que signifie la gaieté ? se demande aussi Marieke.
    Ce qu’elle aimerait comprendre avant de s’en aller, se dit Marieke, ce qu’elle aimerait comprendre à la fin des fins, ce qu’elle aspire un peu plus chaque jour à comprendre, c’est : justement comprendre…
    L’emmerdant c’est qu’elle ne se sent pas à la hauteur.
    Ce sont les termes exacts de sa cogitation nocturne dans le vent doux : l’emmerdant. Jamais Clara ne parlerait comme ça, on est d’accord, et moins encore Lena. Mais Marieke pense bel et bien : l’emmerdant, et en constatant cette verdeur de langage chez elle, elle se demande : merde, mais d’où ça me vient-il nom de Dieu ? Et les images-réponses affluent alors, qui éclipsent l’image-question sur laquelle elle voulait concentrer son mental.
    Ce langage est celui de l’atelier de ses amis de la bohème d’Amsterdam entre-deux-guerres, où l’Art était la Question, l’Art et le Sens de la Vie, l’Art et le Grand Pourquoi ou le Quoi faire ? Et Marieke se le rappelle avec mélancolie : quelque chose a été coupé à ce moment-là…
    Et merde aussi, safran de malheur, putain de foc, lançait le Capitaine en mâchant sa Gitane papier maïs sous le vent. Ou m’emmerde pas, scandaient son frère le manchot et son fils le taulard. Nains de jardin et compagnie, on les emmerde ! chantaient-ils de concert à leurs fêtes du petit clan ou aux grandes soupes qu’elle préparait pour les militants aux veillées d’armes ou eux lendemains de leurs Actions de Masse.
    Tout cela la fait sourire à présent : toutes leurs motivations et ce qu’elles cachaient souvent, les petits capitalistes en puissance dans les menées des prétendus grands militants, le profit dévié, les envies masquées, tout ce petit tas de caca, elle pourrait mettre des noms mais elle n’a plus l’âge de ces choses et puis juger, tu sais…
    Or Clara rétorquait : quand même, ne pas juger, ne pas juger… il faut malgré tout qu’on distingue ce qu’on doit et ce qu’on ne doit pas, d’ailleurs c’est sûrement ça qui leur à fait perdre la boule à un moment donné (elle pense à leurs deux fils malandrins), c’est de ne plus savoir, et presque tout le monde est aujourd’hui comme ça, où est le HAUT et où est le BAS.
    Les tribulations de son fils aîné ont cependant laissé comme une béance dans ce besoin chez Clara de s’appuyer à des certitudes. De cela elle ne parle pas, mais la nuit recueille sa pensée et la transmet, que Lena et Marieke entendent d’une façon ou d’une autre.
    C’est comme dans un roman, se dit Clara en pensant à son autre fils qui écrit et qui lui parle parfois de ça, la nuit serait comme un roman : j’ouvre la fenêtre et j’essaie de le rejoindre, mais je n’y arrive qu’en le laissant parler. J’ai trop longtemps parlé à Paul-Louis sans le laisser en placer une, jusqu’au moment où, je ne sais comment, cela m’est apparu : que lui aussi voulait me parler, et c’est ainsi que je me suis tue et qu’il a parlé et que nous nous sommes retrouvés, comme dans un roman. Parce que tu peux dire ce que tu veux : quand on te l’a enlevé, quand celui qui a été ta moitié t’est arraché tu restes amputé et ça ce n’est pas inventé.
    Quant à son fils aîné, Clara déplore qu’ils ne soient jamais vraiment retrouvés, d’ailleurs elle a consacré à ce Tourment les pages les plus désemparées du Cahier noir

    Lena les a vus passer les uns après les autres. Elle se trouvait en somme à l’autre bout de ce lien qui nous tient ensemble, et c’était à elle, dans son dernier emploi, qu’il incombait de conclure, leur tenant la main tandis que le fil se coupait, en tout cas ceux qui n’avaient plus personne.
    Lena pourrait dire elle-même qu’elle sait ce que ça représente de n’avoir personne, mais elle le prend surtout pour les autres.
    En Alberta la nuit lui semble plus grande que dans sa ville natale de Lucerne, sur la colline d’où elle voit les montagnes et le lac de cristal, mais la plus grande nuit qu’elle se rappelle a été celle de son premier emploi sur les hauts de Berg am See, d’où il lui semblait flotter au milieu des étoiles.
    C’est l’heure de la sieste à Calgary, tandis que Clara, et cette chère Marieke qu’elle ne connaît pas encore vraiment, viennent à peine de s’enfoncer dans l’obscurité, et la nostalgie de Lena la porte à remonter le cours du temps : se retrouver à vingt ans avec les petits enfants de sa première classe d’orphelins de guerre, là-haut sur la montagne, dans la fraîcheur des prairies où, tôt l’aube, elle aimait surprendre les lapins de lune, comme elle les appelait au dam de sa sœur aînée, laquelle la traitait d’affabulatrice écervelée.
    Clara a raison quand elle dit que sa bonne nature lui permet de prendre les choses du bon côté, mais ce n’est pas qu’une question de nature, car elle n’ignore pas ce qui ne va pas, mais elle préfère ne pas en parler, j’entends : ne pas s’en parler à elle-même, c’est une affaire de principe, on ne se plaint pas de crainte d’ajouter à ce qui cloche dans le monde.
    Il y a en elle une secouriste et, dans l’équipement de celle-ci, une espèce de sourire qui ne la quitte pas. Marieke a raison de se poser la question de sa gaieté, car Jean qui rit tient la main de Jean qui pleure. Il y a en elle un puits de larmes, mais personne n’est censé le savoir : d’où le sourire, dans la pleine conscience de la détresse des petits. Voilà ce qu’elle se rappelle de ses premières années : la peine des orphelins, et leur sourire, qui l’ont marquée à vie et l’ont poussée à rendre service. Elle dirait ça de sa vie en toute modestie et simplicité : j’ai tâché de rendre service, mais à vrai dire c’était tout naturel, c’était sa nature d’être émue par le pauvre sourire de Benjy, au milieu des pauvres sourires des orphelins qui lui ont été confiés à Berg am See, c’était son travail et son bonheur aussi de participer un tout petit peu à la réparation des dégâts de guerre, c’était sa chance aussi peut-être puisque Benjy est devenu le docteur Benjamin, qui lui a fait rencontrer Alma et que leurs retrouvailles ont été si belles.
    Alma se dit plutôt bouddhiste mais ça ne la dérange pas autrement : c’est une artiste et qui a voué sa propre vie à l’idéal de la musique en rappelant volontiers à ses élèves que chacun d’eux est « capable du ciel ».
    Par ailleurs, la gaîté que Lena sent en elle est peut-être un don, elle ne sait pas, mais peut-être aussi affaire de tenue, se dit-elle souvent en pensant à la mère de sa mère sur la grande photo de famille toujours en bonne place chez sa sœur Clara. Ces gens-là, se dit-elle, n’étaient pas de la haute société, mais quelle tenue ils avaient, quelle affirmation tranquille de ce qu’ils étaient.
    Bien entendu, Lena n’est pas tombée de la dernière pluie : elle est plus ou moins au courant des penchants et des tourments de chacune et chacun, sur la photo, et puis on ne passe pas la moitié de sa vie dans la cour des miracles des orphelins ou des rejetons de soiffards et autres miséreux sans se forger une image nuancée de la détresse humaine.
    Sa sœur Greta s’indignait saintement contre le Vice, mais sans doute son propre tourment la portait-elle à s’ériger en juge, alors que Lena n’aura cessé, au fil de ses pérégrinations, de constater la difficulté de juger.
    Que serais-je si j’étais née, comme la petite Nina, dans une famille de sept enfants dont le père buvait pour supporter la perte de son travail (c’était en 1935) et battait sa femme exténuée, qui est morte l’année où Nina s’est retrouvée sur le pavé et dans les mauvais lieux du Niederdorf ?
    Par la fenêtre ouverte Lena distinguait maintenant un livre oublié sur le muret de la pergola des Benjamin, et elle pensa : ne pas savoir lire, ne pas avoir été aimé, ne jamais entendre un bon conseil, ne se rappeler aucun beau geste, ne voir devant soi que des murs sales et n’entendre que des cris…


    On entend des cris à l’autre bout de la nuit, dans les bas quartiers du monde, et pourtant c’est ici que ça se passe, constate Clara qui se rappelle la remarque de son romancier de fils devant la photo de famille, quand elle lui a fait observer que les personnages étaient si présents qu’il ne leur manquait que la parole, et lui : « Mais ils parlent ! Tu ne les entends pas ? »
    A l’instant c’est le défilé des visages sur l’écran de l’insomnie, et de toutes les époques à la fois, au gré des ressemblances et de ses sentiments.
    Sa mère est là qui la regarde, sa mère et la mère de sa mère, tous ils la regardent avec l’air de lui dire : tu es seule et nous sommes tous, mais le tendre colosse qui les domine, son grand-oncle le chercheur d’or au visage d’archange qui les surplombe de sa carrure de lutteur semble ajouter en aparté que tous tant qu’ils sont, tous au ciel malgré leurs péchés, tous ils sont là pour veiller sur elle.
    Parfois elle ne sait plus que penser de cette histoire de ciel, mais l’enfant angélique à petite houppe blonde que fut leur premier garçon, ce fils devenu très lourd à la cinquantaine et redevenu très léger à son brusque déclin, cet elfe du portrait encadré sur son mur des consolations, selon l’expression de son autre fils, cet innocent et son Paul-Louis se liguent pour lui faire penser que non : que cela ne se peut pas, qu’on ne peut pas se trouver ainsi séparés à jamais, que ce n’est pas vrai, que ça ne peut pas être permis.
    Mais ce ciel où est-il donc ? C’est ce qu’elle a demandé au pasteur Amédée à l’époque où elle cherchait encore Paul-Louis quand elle se réveillait en proie à son Tourment, et la réponse qu’Amédée lui fit, que le ciel était dans son cœur à elle, ne l’a pas tout à fait satisfaite sur le moment, car elle se tourmentait encore à l’idée qu’avec la mort de son cœur à elle Paul-Louis disparaîtrait à tout jamais, sur quoi le bien nommé Amédée l’a rassurée en lui affirmant que leurs cœurs à tous deux se rejoindraient dans cet autre ciel qu’est le cœur de l’Amour éternel.
    Mettons, s’était-elle alors dit : admettons. Elle a douté, mais elle admet. C’est en elle qu’il y a le manque et c’est par là qu’elle chutait et rechutait, Amédée ou pas, et pas d’Amour éternel pour la rassurer : le cauchemar la reprenait.
    Où est le cœur d’un corps qui tombe ? était la question de ce maudit rêve, dont le Cahier noir de cette période est plein.
    Elle l’avait noté : la sensation de perdre pied, dans le rêve, devenait sentiment, et ce n’était plus seulement son corps qui perdait pied, mais son cœur tombait avec, et l’amour de sa vie.
    Tantôt c’était dans une tour dont l’escalier se désagrégeait sous ses pas alors qu’elle allait rejoindre son conjoint en train de fumer là-haut sa Parisienne ; et tantôt un abrupt aux vires et aux prises cédant l’une après l’autre et l’angoisse de la chute la réveillait alors pour l’acculer à cet autre vertige d’être réveillée.
    Pourtant elle a fait du chemin depuis lors, et cette journée marquera peut-être un nouveau tournant, se dit-elle à l’instant. Elle voudrait le croire, et vouloir croire est déjà croire un peu mieux que ne pas croire. Et la pensée de Marieke, qui dit ne pas croire, l’aide néanmoins à repiquer.
    Il ne faut pas se laisser rattraper par le noir, se répète-t-elle. Tu dois t’accrocher. Il faut, tu dois : mais c’est là du vocabulaire militaire, lui objecteront Marieke et son fils qui écrit, mais elle n’y peut rien : elle est comme ça et ce n’est pas demain qu’on la changera.
    C’est d’ailleurs ce que lui dit et seriné sa fille puînée, qui lui répond du tac au tac alors que, sur la photo d’elle qu’il y a là, la petite fille bouclée semblait de la meilleure composition qui se puisse imaginer.
    Et Marieke de prendre le parti de la rebelle : mais tu as du bol qu’elle te tienne tête, au moins c’est un caractère et la preuve qu’elle tient à sa liberté. Ne me dis pas que tu préférerais une brebis bénie oui-oui…
    Or Clara en sourit bel et bien, et de la fronde de sa petite dernière qui a passé la cinquantaine, c’est pourtant vrai, et des pointes de Marieke qui lui font plutôt du bien. De fait cela la détend : même que l’expression relax, Max lui revient du fils aîné de sa fille puînée, que ses cousins appellent le Gourou.
    L’adorable Gourou : sur sa photo lui aussi, le petit bout de chou fait bien peigné, mais aujourd’hui quel air d’apôtre en sandales à chevelure de Jésus et aux yeux clairs comme une eau de rivière, enfin quelle irradiante bonté et cette si tranquille opposition à toute manière de conformité – alors comment ne pas l’aimer lui aussi ?
    Peut-être était-ce cela, finalement, l’amour éternel ? Peut-être ne lui demandait-on rien d’autre que d’aimer l’amour tel qu’il se manifestait autour d’elle ?
    Avec le sommeil Clara s’éloignait peu à peu, cependant, de la berge des visages. Il lui semblait flotter au-dessus d’elle-même. Comme une paix se répandait en elle, et comme une lumière sous ses yeux fermés.

    Je suis hier et je connais demain songe la dormeuse dont les doigts continuent de filer au fil de l’eau, et Marieke n’a plus de nom à l’instant d’entrevoir les Masques : elle se sent prête à la pesée ; il n’est que de garder le fil en main et le reste est leur affaire.
    Une fois de plus elle se reproche de ne pas connaître la profondeur de l’eau, mais les Masques pourvoiront, songe-t-elle maintenant qu’elle les a bel et bien entrevus ; ce qu’elle sait ou qu’elle devine est que l’heure de la simplicité lui est annoncé par le fil de prémonition et qu’à celui-ci le fil de mémoire ajoute la pleine conscience que ce qui a été sera, sous son nom propre.
    Masque Soleil est debout sur sa barque qui s’éloigne vers l’Ouest, poussé par Masque Temps que l’exténuement du jour ne suffit pas à ralentir d’une nanoseconde.
    Les images que déploie Masque Fantaisie, toutes liées pour l’instant à l’eau, la ramènent fatalement à ces eaux sombres qu’elle n’en finit pas de scruter.
    Le fleuve est celui de son enfance et c’est dans ses eaux que sa mère s’est jetée. Voilà qui est dit : ce sera donc écrit ; c’est un secret qu’elle porte en elle depuis son adolescence et c’est de ce poids qu’on la délivrera, du poids de ce pourquoi qu’elle n’a cessé de traîner, ce lancinant pourquoi dont le fil de mémoire n’a jamais cessé de lui meurtrir les doigts, cet indémêlable pourquoi.
    Or, à la pesée de Masque Vérité, elle sait maintenant que ce poids sera le premier à lui être compté et retiré, et rien que d’y penser la soulage.

    Les voix de la nuit ne sont parfois que des murmures indistincts, parfois aussi des bribes dénuées de sens, mais c’est le job du romancier de capter celles qui ajoutent à la compréhension de son histoire à dormir debout, puis de les noter le plus clairement possible.
    Une voix n’en finit pas de répéter très doucement « Mère, pourquoi m’as-tu abandonnée ? », que le roulement du fleuve, comme d’un train derrière les levées des berges, submerge sans l’engloutir jamais, et cette béance permet de mieux saisir l’origine des silences de Marieke.
    Aucun des petits crevés que sont les hommes, selon son jugement de jeune femme trahie et de mère prête à tous les pardons, n’a creusé en elle un tel abîme, mais jamais l’enfant n’a jugé la Criminelle, comme l’appelaient les Sœurs de la Pitié, qu’elle n’a jamais nommée elle-même que l’Affligée, sans pouvoir arracher le clou du pourquoi de ses entrailles.
    Les Sœurs de la Pitié papotaient à n’en plus finir en dépit de leur vœu de silence, et cela donnait plus de force encore à l’enfant : je suis seule et vous êtes toutes, le Seigneur soit avec vous, moi je ne comprends pas, murmurait-elle aux lisières du sommeil et sa petite main cherchait celle qui battait follement à la surface de l’eau.
    Or Clara, dans un de ces éclairs de lucidité qui lui venaient par l’insomnie, n’était pas loin de deviner que Marieke cherchait autre chose de l’autre côté de l’eau.
    Une même confiance en la vie reliait cependant les bonnes dames, et cette même capacité terre à terre de considérer les objets pour ce qu’ils sont, la chose et son mystère.
    D'ailleurs, un aspect du rêve captivant le romancier est précisément ce côté terre à terre, lesté de réalité et prodigue d’effets comiques, et cette idée d’Egypte, ainsi, venue de Clara et lancée un peu au hasard, que Marieke avait accueillie avec un rugissement de satisfaction, et qui sûrement emballerait Lena dès qu’on la lui proposerait, cette idée serait le nouvel objet, la folie du moment qui les ferait rêver - et plus encore si ça se trouvait, qui donnerait enfin sa ligne de fond à la deuxième partie du roman.

    Ce serait mon dernier voyage, se dira Marieke en émergeant de son léger sommeil, dans cet espace-temps de l’éveil si propice aux imaginations voyageuses, mais pour l’instant elle pionce encore, voyant son fils en Bouddha baigneur, sa fille en paysanne russe défrichant un champ de ronces pour y semer ses achillées boréales, les jumelles jouant en quatre mains sur l’harmonium qu’elle n’a jamais eu les moyens de leur acheter mais dont elle rêve assez souvent, résurgence probable d’une petite église de l’arrière-pays où elle aimait à retrouver le Capitaine au tout début de leur flirt, l’année d’Hiroshima.
    Après Caracas en 1981, se rappelle Clara, la neige le matin et le soir le sapin de Noël en plastique au milieu des gommiers et des bananiers, c’est l’Egypte que nous voulions faire avec Paul-Louis, et plus tard la Chine si sa santé donnait le tour.
    La retraite anticipée de son conjoint malade, enfin délivré de son emploi d’inspecteur de sinistres à La vie assurée, leur a permis de découvrir le monde après tant d’années à se serrer la ceinture, selon l’expression de Clara, et c’est ainsi qu’ils ont fait la Grèce et la Tunisie en basse saison, le châteaux de la Loire et la route romantique d’Allemagne du Sud, l’île Maurice où ils eurent à subir la grossièreté d’un groupe d’Anglais, l’Espagne et le Portugal une autre année, le Tyrol une autre année encore, et Vienne où Lena les avait rejoints.
    C’est à Vienne que Paul-Louis, Clara se le rappelle maintenant, avait évoqué une première fois la Vallée des Rois et son désir de voir les colosses de Memnon, à l’occasion ; ce qui tentait également Lena, autant pour les fleurs du bord du Nil que par souci de visiter les Trésors de l’Humanité.
    Paul-Louis disait souvent, avec sa modestie prudente : à l’occasion, et Clara ne l’en aimait que plus, convaincue que ce qui nous est donné n’est pas dû et qu’on ne sait jamais de quoi demain sera fait. Mais aussi, ce rêve d’Egypte l’avait revisitée à la faveur d’un récent documentaire à la télé, dont les images lui avaient rappelé les cauchemars du début de son deuil.
    Une jeune égyptologue avait parlé, dans le reportage, de la chrysalide de la momie, de laquelle s’envole le papillon de l’âme du défunt, et cette image avait saisi Clara, qui recoupait précisément la vision d’un des rêves obsessionnels dont elle avait consigné la description dans son Cahier noir.
    Clara ne voyait pas trop à quoi tout ça rimait, n’osant trop en parler à Ludmila, qu’elle savait pourtant assez familière de l’Egypte ancienne, mais l’immédiate réceptivité de Marieke à ce sujet, ce même après-midi, lui avait rendu confiance et peut-être était-ce, une chose en appelant une autre, cette implication très intime qui lui avait inspiré l’idée de telle équipée égyptienne ?
    De ce séjour à Vienne, et d’une conversation animée à Grinzing, dont le vin doré les avait un peu éméchés, date le rêve de Lena qui lui a suggéré l’idée que le fil de la vie, loin d’être coupé par la mort, se renoue et rebondit comme un lapin de lune.
    Clara et Paul-Louis avaient été étonnés, même un peu émerveillés, l’alcool aidant, d’entendre Lena leur parler des lapins de lune qu'elle allait guetter tôt l’aube au début des années de guerre, sur les hauteurs de Berg am See où elle avait décroché son premier poste, et l’on avait ensuite parlé de ce qu’il y a après, qui restait assez vague à ce qu’elle se rappelait, seuls les lapins bleus restant très présents à sa mémoire.
    Jamais Lena n’a voulu creuser : elle a préféré les savoir en elle, libres et bondissants, jolis, mutins, imprévisibles. Elle aurait pu le demander au savant docteur Benjamin qui avait été psychiatre avant de se consacrer entièrement à la musique, mais elle a finalement gardé son petit secret, comme celui du jeune homme des îles Samoa.
    La vie rebondit ainsi en dépit de nos rhumatismes et de l’encrassement de nos artères, songe Lena qui vient de relire, après un petit somme, le chapitre final de Vie de Samuel Belet du romancier welche Ramuz que lui a offert son neveu qui écrit.
    Elle lit ces mots qui la rendent à la fois triste et gaie, parce qu’ils sont vrais. Samuel a vécu. Il a vu du pays, comme on dit. Il regrette seulement de n’avoir pas su aimer assez ou au bon moment, alors que lui-même est entré dans la vie par la petite porte, comme beaucoup des orphelins dont elle s’est occupée ; il regrette d’avoir été rejeté par sa première amoureuse et, ensuite, de n’avoir pas été accepté par l’enfant de la veuve qu’il a épousée sans trop l’aimer, mais ce qu’il écrit tout à la fin dans son cahier, après le récit de la mort de sa pauvre femme et celle de son pauvre garçon, Lena le lit et le relit en pensant évidemment à sa propre vie : « Car tout est confondu, la distance en allée et le temps supprimé. Il n’y a plus ni mort, ni vie. Il n’y a plus que cette grande image du monde, dans quoi tout est contenu, et rien n’en sort jamais, et rien n’y est détruit ; c’est un degré de plus, il faut encore le franchir ; mais on voit devant soi se lever ce visage, qui est le visage de Dieu. Lui aussi, j’ai appris à l’aimer et à le connaître ; je sais qu’il est tout et qu’il est partout ».
    Lena pense aux Indiennes aussi, à propos de Marieke qu’elle n’a rencontrée que deux ou trois fois mais qui lui a parlé de la sagesse des tribus de la Prairie, pour lesquelles la terre est une mère et les rivières le sang de leurs ancêtres. Alma et Benjy sont également très attirés par cette façon de voir et d’aimer la vie, qui rejoint en somme celle de Ramuz : que tout est contenu dans la même Image, que tous les êtres sont reliés.
    C’est d’ailleurs dans le même esprit que la voyageuse, depuis le temps de Berg am See et partout où elle a séjourné, aux quatre coins du monde, n’a cessé de compléter son herbier dont elle aime feuilleter les cahiers chaque fois qu’elle se retrouve seule dans la maison sur la colline.

    Elles l’ont appelé la femme du vent parce que Marieke a raconté aux jumelles que le dernier amant à la caresser était le vent, mais par elles s’entendent aussi toutes les nanas de cousinage, qui se retrouvent de temps à autre en petit gang.
    Clara cuisine l’aînée de son aîné, la plus fidèle au scrabble, mais actuellement aux Maldives avec son trader napolitain, à roucouler probablement O sole mio sur quelque atoll, et Valentine la renseigne volontiers. Ainsi Clara fantasme-t-elle un peu à l’instant sur cette histoire de caresses en regrettant de n’avoir pas eu de cousines avec lesquelles jaboter.
    Les filles en fleur sont tellement plus décontractées que celles de sa génération, mais attention : elle voit bien que tout ne tourne pas forcément comme sur des roulettes et que les problèmes restent les problèmes.
    A l’approche du jour, après que l’insomnie blanche a soudain cédé à la coulée du sommeil, Clara se sent plus réceptive qu’à aucun moment de la journée, avec des poussées de panique mais des embellies aussi, et de plus en plus, en tout cas depuis ses retrouvailles d’avec Marieke, qui lui font soudain oublier que le temps est le temps et qu’il va falloir s’activer comme à l’accoutumée, parce qu’elle ce n’est pas le vent qui va l’aider ce matin.
    Clara pourrait être un peu jalouse de l’image si romantique ou romanesque que les cousines se font de Marieke, et pourtant non : Clara n’est pas jalouse. Elle estime malgré tout qu’elle a reçu tout ce qu’elle pouvait espérer, et que ce qui lui a été repris sera repris à tous, ma fi : c’est la vie. Comme Paul-Louis le disait à propos de sa maladie quand elle repartait après des mois de semblant de rémission : c’est la vie.
    Et chacun son style, se disait-elle aussi à l’instant, en se rappelant que Paul-Louis ne pouvait dormir qu’en pyjama, alors que la plupart des cousines, ainsi que le lui avait révélé Valentine, dormaient en t-shirt.
    Cette histoire de vent lui rappelait, cependant, que jamais, dans sa famille, quiconque n’aurait eu l’idée d’aller nu sur une plage ou, pour les femmes, de dormir dans une autre tenue que la bonne vieille chemise de nuit. Mais à propos : dans quel vêtement les squaws dormaient-elles ? Et de quelle étoffe pouvait bien être la chemise de nuit de Marieke ?

    A l’instant précis, éveillée elle aussi, Marieke se livrait, dans la chemise de coton XLL que Ludmila lui avait ramené du Midi, aux exercices de yoga-stretching qu’elle faisait tous les matins sur les conseils de son fils.
    La souplesse est une manière d’être, répétait-elle volontiers aux jumelles en luttant contre ses propres rigidités, et le fait est que l’exercice l’avait aidée à se conserver à tous égards, physique et mental, et ce malgré tout le bazar des artères encrassées et des questions non résolues qu’elle aurait encore aimé travailler, selon son expression.
    Cette histoire d’âme d’un côté, qui est pure, et de corps impur de l’autre, disait-elle également aux jumelles, parce que toute son éducation chez les Sœurs de la Pitié en avait été saturée, tout ça c’est de la pensée-cervelle que vous ne trouvez pas dans la Nature, et c’est ça que les Indiens nous rappellent, nom de bleu : que la chair et le vent, la terre et les rivières ont partie liée.
    Pour autant, pas plus que Clara ou Lena, Marieke ne rejetait l’idée que l’âme survivrait au corps, à cela près qu’elle se disait parfois que tout était corps et que l’âme était comme un souffle, et parfois au contraire que tout était âme et que le corps n’en était que la partie visible et sensible. Mais voyait-on vraiment le corps ? Et l’âme était-elle réellement invisible ?


    Deux des bonnes dames émergeaient ainsi de la nuit, tandis que la troisième allait s’y enfoncer tout à l’heure. Or Lena venait d’éclater de rire en relisant, dans le récit de Samuel Belet, le passage lié au Robinson suisse et sa remarque ingénue : « Je me passionnais surtout pour quand le boa mange l’âne ».
    C’était cela la vie, se disait Lena : c’est se passionner pour quand le boa mange l’âne.
    Et sous l’effet de l’effet papillon, que la licence poétique de la fiction permet de recycler, il est loisible aussi de penser que le rire de Lena, le boa et l’âne, ont à voir dans la gaîté matinale de Clara et Marieke, qui ont pour point commun d’avoir lu le Robinson suisse à leurs enfants.
    Vous allez me dessiner le boa qui mange l’âne, ordonne l’instituteur Dieu Le Père à sa classe Humanité, et les cancres sont les plus rapides à s’exécuter.
    Le boa mange donc l’âne dont l’âme coupera cependant aux dents du crocodile, car nulle part il n’est dit qu’une âme d’âne ait à subir la pesée.
    Les ânes du bord du Nil, à l’instant où deux bonnes dames saluent la lumière diaphane du nouveau jour tandis que la troisième se remplit de la douceur du soir, se découpent en fines silhouettes que ne fait même pas trembler le tremblement du Temps.
    Les ânes furent et seront, partie du décor que les bonnes dames prendront bientôt en photo sans s’en rendre compte, juste émerveillées par les felouques du bord du Nil, et par les felouquiers grimpant pieds nus aux palmiers.
    De fait cette idée d’Egypte fait s’activer Clara avec une neuve énergie, elle qui a déjà aéré et tendu son lit au carré et se demande maintenant s’il est convenable, à cette heure, de proposer à Lena cette folie…

    (Ce texte constitue la dernière séquence de la première partie du roman intitulé Les bonnes dames, en cours de finition)

  • Devant la mort qui vient

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    Les bonnes dames ne sont plus qu’une, aujourd’hui, pour se rappeler comment s’acheva cette soirée, l’avant-veille de leur retour de Louxor, mais Lena se fait à son tour de plus en plus oublieuse, qui a gardé pourtant quelque part une photo de leurs deux amis américains qu’elle se reproche de n’avoir pas encore remerciés, gottverdammi, pour leurs derniers vœux de Nouvel-An 2006, et voilà qu’on se retrouve une fois de plus à la veille de l’été indien.
    Le romancier eût aimé lire, à Marieke, le récit de leur périple égyptien, mais à peine l’avait-il achevé que la mère de Ludmila, au terme d’une nuit à se vider de son sang, se retrouvait dans une cellule de l’Hôpital de Nuit, murmurant quelques derniers mots à ses enfants puis se retirant sur cette espèce de radeau du lit blanc.
    - Tu n’aurais pas dû, lui reprocha doucement le romancier en se penchant sur elle, après qu’Adalbert et Ludmila lui eurent raconté leur nuit à la veiller, et sur un bout de papier il nota au crayon violet :

    Combien nos mots semblent vains
    quand l’heure est venue,
    et l’heure est là : tu t’en es allée déjà.
    Tu repose devant nous, nous t’entourons,
    mais tu n’es plus nulle part
    que partout, à jamais,
    dans nos entrailles,
    on ne sait où.
    Celui que tu as lavé petit
    t’a lavée cette nuit ;
    celle que tu as bercée
    te berce de ses larmes
    dont la mer afflue
    au désert de l’absence,
    et quel autre mot dira
    Cela ?


    Le lendemain, avec Adalbert, il retrouva dans les affaires de la mourante le poème aux Enfants de Louxor et les photos qu’il s’apprêtait justement à lui demander pour le premier chapitre de la troisième partie de son roman, où les bonnes dames se retrouveraient afin d’évoquer leur désormais légendaire odyssée.
    Marieke reposait bien blanche sur son lit blanc, respirant régulièrement au contraire de Clara que, quatre ans auparavant, dès le même jour de l’Assomption, lui et ses soeurs avaient veillée dix jours durant, bien blanche elle aussi sur son lit blanc mais semblant combien plus tourmentée.
    Qui est là ? s’était-il demandé, et Ludmila l’avait regardé pendant qu’il entrouvrait le Cahier noir, et sept jours durant il avait sangloté en déchiffrant, une page après l’autre, les mots de la détresse solitaire de sa mère.
    La suite de l’autre poème lui revint :

    Combien de papyrus enroulés dans ma tête
    ne verront pas le jour ou seront oubliés
    aussi vite que moi.

    Cela le fit sourire : les oublis de Marieke…

    Puis il pensa qu’au même instant, dans un repli de la mémoire de Joe Felice ces autres mots survivaient peut-être :

    J'aurais aimé pourtant bâtir ma Pyramide
    et que tous mes amis puissent dormir dedans


    Or que pouvait bien être sa poésie à celui-là ?
    Le romancier l’imaginait simple et limpide, songeuse un peu, douce comme il s’était figuré le personnage en le plaçant sur le chemin des bonnes dames, et comment ne pas prendre pour un signe clair le fait que Joe s’était donné la peine de mémoriser ce poème, à croire que lui-même aurait pu le composer ?
    D’ailleurs à l’instant le poème revenait bel et bien à Joe Felice, quelque part dans une forêt d’Amérique où il cheminait:

    Les enfants de Louksor ont quatre millénaires
    ils dansent sur les murs et toujours de profil…


    Il semblait au romancier que des sphères contenaient tous ces visages et ces voix, ces paysages, ces heures, les méandres là-bas de ce fleuve qui roulait quoique semblant immobile, et tout lui revenait en allant, demain il irait voir sa chère Lena mais lui dirait-il que leur Marieke agonisait ? Plutôt il lui ferait raconter la suite de son roman, Lena lui dirait ce que Marieke lui avait confié dans la lumière bleutée du Pavillon, doucement il la cuisinerait puisque tel était son métier, puis on se régalerait dans le restau stylé où il accoutumait de l’inviter, enfin elle le raccompagnerait au train, il lui aurait apporté un nouveau livre comme à l’accoutumée, elle lui dirait merci, il la verrait s’éloigner au bout du quai, toute cassée comme un fétu.

    A l’Hôpital de Nuit, contemplant la gisante, le romancier se rappela les mots de Ludmila qui s’imaginait Marieke se promenant un peu dans ses pensées avant de se décider au grand lâcher de ballons, et l’image des sphères colorées lui remémora une autre conversation avec Adalbert.
    - Nous cherchons tous notre forme, lui avait dit le fils repenti qui, de la zizanie contestataire aux malversations frottées d’idéal artiste, s’était retrouvé, libéré de plusieurs années de réclusion, une nouvelle âme qui se nourrissait aux sources les plus diverses et s’épanouissait dans l’invention culinaire autant que dans la spéculation philosophique.
    - Je sens ma forme actuelle déchirée par l’angoisse d’attente et c’est pourquoi je chiale si dru, poursuivit-il en s’excusant.
    Et le romancier de s’accaparer aussitôt cette formulation d’un sentiment qui le touchait au corps plus qu’au palpitant.
    - Sait-on jamais ce qu’il en est de la limite de réseau de nos antennes ? médita-t-il tout haut en pensant aux sphères en formation de ses phrases, puis la courbe de l’une d’elles le ramena au gosier entrouvert de Marieke, dont il se disait que plus jamais aucun mot ne sortirait.
    Et le cher Adalbert de tout piger et d’enchaîner :
    - Ne voudrais-tu pas, camarade, en fumer une rien qu’une sur le gazon, je ne supporte plus la vue de ce maman-poisson cherchant sa bolée d’air.
    - Mais je ne fume plus, ni toi, que je sache.
    - Raison de plus pour caser ça dans ton roman.
    Et de fait le romancier fit ressurgir un paquet de Job d’avant le Déluge de son velours côtelé, ou des Players, des Craven, des Lucky, des Boyards, des Gitanes, des Gauloises bleues, enfin tout ce qu’on avait exhalé de par les années ; et dans la tabagie on les vit fouler la pelouse toute bénie de rosée.

    Sur la barque de la nuit, entre deux rivages, la bonne dame repose en attendant la pesée de son âme.
    - Nom de bleu, qu’on me débarrasse de tout ça, semble-t-elle maugréer dans son bloc de silence. Y es-tu Capitaine ?
    Il y a tant de temps qu’elle aspire à se délester, Marieke. Qu’on lui prenne tout ce poids, aura-t-elle ronchonné souvent, mais à l’instant tout ça lui semble si léger. C’est vrai : la vie est en train de faire d’elle une plume, pour un peu qu’elle se mettrait à voler.
    Et de constater: ils sont allés, les sacripants, s’en fumer une à la récré ; et Ludmila non plus n’est pas là, ni mes jumelles à moi, donc c’est le moment où jamais : je vais m’esquiver fissa...

    Mais d’où sort-il celui-là ? se demande le romancier quand, avec Adalbert il remonte à l’Hôtel de Nuit pour reprendre la veille.
    Il y a là, tout contre la fenêtre et cherchant à s’échapper visiblement, une espèce de papillon immaculé.
    Alors on fait, n’est-ce pas ? ce qu’on fait dans ces cas-là : on le rend au ciel, c’est cela, bon vol et va donc voir si le Capitaine y est, ma bonne Marieke…

    (Ce texte constitue la dernière séquence de la deuxième partie du roman intitulé Les bonnes dames, en cours de finition)

  • Dernier repas


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    C’est presque sans dire un mot que Marieke présida à son dernier repas en présence de ses enfants, du romancier et des filles de sa fille, à l’Auberge du Soleil, quelques jours avant son entrée dans le grand silence.
    - Nom de bleu ce qu’on se régale, s’exclama-t-elle pourtant en touchant à peine à la poule faisane qu’elle avait commandée, et si fort que quelques Chinois qu’il y avait juste à côté se retournèrent.
    Et ceux qu’elle aimait de remarquer, à l’unisson, qu’avec le coffre qui lui restait on était parti pour le centenaire.
    Or tel était bien son dernier vœu, à Marieke, qui avait commencé de se taire pour se contenter de les écouter tout en se parlant à elle-même.
    De fait, Marieke ne cessa de se parler pendant tout ce dernier repas au milieu de ceux qu’elle aimait, elle ne cessa de se raconter à elle-même ce que sa vie avait été.
    En feignant d’écouter Adalbert qui s’était lancé, avec l’aînée des jumelles, dans un débat passionné sur la distinction tout à fait essentielle, n'est-ce pas, entre les notions de Djihad et de Fitna, elle se rappela son père et le père de son père dont celui-ci n’avait jamais rien voulu leur dire, à elle et à son frère.
    C’est comme si nous venions à moitié de nulle part, songea Marieke en souriant vaguement au romancier qui souriait à Molly dont le sourire béat laissait à penser qu’elle était tout en pensée avec son joli cœur de Billy.
    Son frère Sigisbert avait fait des recherches de son côté, se rappela Marieke, mais avait-il jamais découvert la vérité? Pour sa part, elle se contentait de penser que ce refus de parler de son père, peu causant au demeurant, devait relever de la même douleur qu’il manifestait chaque fois qu’on évoquait devant lui la neurasthénie de leur mère et de sa sœur, toutes deux suicidées.
    Elle repensait à la question que le tendre Jim avait formulé ce soir-là, dans la chambre de Clara: que savons-nous des autres?
    Elle y pensait à l’instant en remerciant son Adalbert qui lui reversait un verre de vin d’Arbois: et qui était-il celui-là qu’elle avait porté? Et Ludmila et son lascar? Et Dolly qui déployait maintenant toute sa science d’arabisante alors qu’elle avait gardé quelque chose du petit écureuil vif-argent qu’elle avait été en son enfance, et Molly qui passait en un quart de seconde de l’irradiante vivacité à la plus noire mélancolie, et le Capitaine parti sans un mot d’adieu?
    La pauvre Clara s’est tourmentée à propos de son insaisissable Peter, songeait Marieke, son Cahier noir est plein de ce tourment à ce que m’a dit le compagnon de Ludmila, jamais elle n’aura compris le comportement fuyant et dissimulé de son premier enfant devenu mythomane et pour ainsi dire délinquant avant de sombrer dans la maladie et d’y succomber en moins d’un an. Jamais Dora elle-même, comme elle l’a raconté au romancier en veillant au chevet de Clara mourante, jamais elle n’a percé à jour celui dont elle a partagé la vie, pas plus que ses deux enfants n’auront jamais eu l’impression de rencontrer vraiment leur père, et voici mon tourment à moi: ma pauvre Flora qui ce matin-là, j’ai douze ans, enjambe la barrière du pont du chemin de fer surplombant la Meuse, avant de rendre son dernier soupir dans les bras des pêcheurs qui ont tout fait pour la ramener à la vie.
    - Êtes-vous servie, Madame? lui demande une dame assez stylée qui lui rappelle ses propres années de service à la pension La Prairie tenue par la mère du Capitaine.
    - Je me suis délectée. Vous pouvez desservir. Mais les filles, reprenez donc de la poule faisane de la patronne!
    Or qui se doute, autour de cette table heureuse, de ce que ça fait d’apprendre, à douze ans, que ta mère plus jamais ne te prendra dans ses bras?
    Sa Ludmila, dont ils ont craint quelque temps que jamais elle ne serait mère, après la déconvenue d’une première séparation, sa Ludmila l’a été, mère, pour Dolly et Molly, comme elle-même a essayé de l’être pour ses enfants, et cela aide comme on dit…
    Or Ludmila y va précisément de son numéro:
    - Les jumelles, je vous rappelle qu’on ne sauce pas son assiette, lance-t-elle à ses modèles d’éducation bohème tout en sauçant elle-même son auge faute de pouvoir la nettoyer à grands coups de langue.
    En somme on me l’a jouée trois fois Cendrillon, se dit Marieke en consultant la carte des desserts (comme c’est elle qui invite, elle a conseillé Dolly et Molly de se taper ce qu’il y a de plus cher), Père a tenu parole en ne se remariant pas avant ses dix-huit ans mais sa Bettina m’a traitée exactement comme la femme et les filles du Docteur Jawohl et comme la mère du Capitaine, et d’ailleurs Adalbert, à propos de Bettina, a confirmé lorsqu’il est allé rendre visite à la chipie.
    - C’est exactement ça: c’est la vilaine marâtre de Walt Disney aux doigts crochus. Comme je comprends que tu aies foutu le camp, Marieke!
    Et c’est exactement ça aussi: son fils l’appelle Marieke, comme il a toujours appelé son père le Capitaine. Marieke a de la peine à imaginer que les enfants de Clara l’appellent par son prénom, mais cela se fait ainsi dans le petit clan indien qu’ils ont formé, jusqu’aux militants que lui ramenait Adalbert à la grande époque de la contestation – tous l’auront toujours appelée Marieke, va savoir pourquoi.
    - Marieke?
    - Dolly et Molly se sont mises ensemble pour la ramener sur terre.
    - Marieke. Tu n’a donc pas envie de dessert?
    - Si, je prendrai de leur sorbet à la rose…


    Après le dessert, elle le leur demandé assez solennellement, ils la laisseront seule un moment, elle marchera jusqu’à la corne du bois, là-bas vers le promontoire dominant l’immense conque bleue du Léman, ce lac qu’elle a tant aimé traverser depuis que le Capitaine lui a fait faux bond, mais pour l’instant on lui présente son sorbet qu’elle va arroser de trois doigts de liqueur de genièvre (c’est elle qui, en douce, en a sorti une fiole de son sac à fourbi) et elle dit come ça de son ton le plus inspiré:
    - Merci bien, au moins.
    Cette dame assez stylée doit avoir l’âge qu’elle avait quand elle a vécu le plus triste épisode de sa vie, à la fin de la guerre, mais le pire n'a pas été pour elle la guerre, malgré les horreurs de celle-ci, le pire a été cet homme qu’elle a aimé comme une damnée, ce lâche comme ils le sont si souvent, ce catho de bonne famille qui n’a pas voulu de leur premier enfant, la charcutant lui-même avec ses instruments d’étudiant, ni du second qu’il lui arracha de la même façon par souci de convenance bourgeoise et de religion, tu vois ça, quand même pas qu’une fille d’ouvrier chef de syndicat et de suicidée s’en vienne entacher mon nom et ma carrière, oui Madame Assez Stylée lorsque j’arrive dans ton petit pays bien peigné je suis la ruine ambulante sortant des décombres encore fumants, et à vous ma révérence:
    - Votre sorbet est délicieux.
    Autour d’elle la conversation n’a pas tari; elle se sent bien Marieke, et ça se voit, elle fait semblant d’écouter mais sans doute Ludmila n’est-elle pas tout à fait dupe, qui sait combien elle aspire depuis quelque temps à s’envoler, destination le Sud suprême où l’attend, clope au bec, le Capitaine; autant qu’elle-même, Ludmila est pourvu d’antennes spéciales et peut-être même a-t-il déjà deviné que ce repas serait le dernier?
    Statistiquement, pense Marieke tandis que la dame assez stylée croit bien faire en lui proposant un déca (et quoi encore, mijaurée, tu me crois incapable de supporter un bon shoot de caféine?), statistiquement il y a, sur dix mecs, un quota régulier de trois sales cons, je suis en mesure, n’est-ce pas Molly (qui en a fait la cuisante expérience avant de se rattraper aux branches de Billy) et Dolly, n’est-ce pas Ludmila? je suis et vous êtes, nous sommes en mesure de donner des noms…
    Mais nous les emmerdons, poursuit Marieke qui n’a que faire de donner des noms, tandis que Molly, justement, fait voir ses MMS de Billy au restant de la tablée, nous les emmerdons car c’est à la bonne vie et aux bonnes gens que seront consacrés nos derniers pensers.
    La lumière revient dans le film de sa vie avec le souvenir des bons types de la statistique: et voici paraître son artiste de frère Sigisbert et ses amis nos grands peintres amstellodamois, ou êtes-vous aujourd’hui mes chevaliers servants à la folle palette, où êtes vous Ger Lataster et Pieter Defesche dont les toiles m’ont accompagnée partout et reviendront à Dolly et Molly, où traînez-vous vos auréoles de saints clandestins, en quelle Utopie dont nous avons tant rêvé au long de nos longues nuits de rebelles?
    La p’tite Clara me confiait ses Problèmes et c’était touchant de la voir se délester de ses humbles secrets de bonne dame dont je me gardais bien de me gausser, sachant qu’aucune peine ne se mesure ni ne se compare.
    Et puis merde aussi: sans ce carabin de malheur je ne serai pas partie de là-bas, je n’aurais pas rencontré le petit chevrier aux casseroles aussi étincelantes que ses dents, pas de Capitaine non plus sans ce con-là, pas de Ludmila, pas d’Adalbert et par conséquent ni Dolly ni Molly, tu vois la cata?
    - Marieke, eh bien Marieke, ne voulais-tu pas faire quelques pas? Marieke, la nuit va tomber…
    C’était Adalbert qui la secouait, Adalbert auquel Marieke, rassemblant ses faibles forces, s’appuya pour se lever tout en lui désignant le sac aux trésors de la vioque dans lequel il suffisait de puiser pour régler l’addition, et, quelques paires de minutes plus tard à clopiner jusque là-bas, voilà qu’elle se tenait à la corne du bois où elle poursuivit et même acheva sa songerie.

    Et voilà notre dernier tableau, se dit-elle avec une dernière pensée à ses amis rapins auxquels elle irait bientôt rapporter les derniers ragots de la vie.
    Le Capitaine m’en a fait voir lui aussi, et mon fils Adalbert ne m’a pas épargnée non plus, mais les bougres sont du bon côté de la statistique, autant que vous deux.
    Voilà le tableau: cette lumière du soir, tout ce bleu et cet or en fusion c’est ma vie nom de Dieu, tout ce bleu du lac qui a l’air d’une mer dans ses moments de rêve ou de colère, tout ce bleu de nom de Dieu qu’on croit qu’il n’existe pas alors que là je le regarde dans les yeux, allez regarde-moi foutu Vieux, regarde ce que tu as fait de la Marieke, regarde de ta myriade d’yeux de Dieu qui voit la fourmi noire sur la pierre noire au fond du trou tout noir, regarde tout ce bleu qui me boit, tout ce bleu qui fond en moi en déclinant là-bas dans l’outremer, regarde le bleu qui sombre, je te rends ma vieille peau Grand Esprit, Grand Tout, qui que tu sois, Gaïa ou Père de Iéshouah, je m’en fous pas mal de ton Nom, allez, allons, en allons-nous et ils s’en allent, je titube et ça va comme ça, je rends mon tablier dans lequel vous trouverez tout mon Amour.

    Ce texte constitue l'avant-dernier chapitre du roman Les bonnes dames, achevé le dimanche 3 septembre.

     

  • Le rêve de Lena


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    Lena refait volontiers le voyage de Louxor avec les bonnes dames, le diligent Adalbert lui ayant remis, selon les volontés de la défunte, le vormidable ordinateur qu’il acquit naguère avec l’argent de Marieke, dont il lui a patiemment expliqué l’usage.
    Son projet de se raconter ne s’est pas concrétisé pour autant, en revanche elle est tout à fait capable d’utiliser la messagerie de l’appareil, elle fait désormais ses comptes au moyen de celui-ci, via l’Internet qui lui permet en outre de se commander du pain de poire et autres denrées, enfin plus sensationnel encore: de voter et de surfer.
    Lena écrit ainsi chaque semaine à ses amis de Calgary, qui lui ont promis de lui rendre visite à la fin de l’année pour un dernier pèlerinage à Berg am See dont les vestiges de l’hôtel sont voués à la démolition.
    Les larmes lui viennent souvent aux yeux lorsque, voyant défiler les images de l’aube vaporeuse sur le Nil, des monts sacrés de la Vallée des Rois, des statues énigmatiques ou des petits cireurs de chaussures qui les poursuivaient en piaillant, du Pavillon des Bleuets ou de leurs amis américains, elle se rappelle leur choli trio. Elle sourit, aussi, en se rappelant la calèche ou la tchaktchouka que Clara n’avait pu terminer, sur la terrasse à l’enseigne de Chez Omar, tant elle craignait, avait-elle prétendu sous l’effet probable du vin rouge qu’avait commandé cette viveuse de Marieke, que tant d’épices épicées l’accablent de coupables Désirs…
    Lena ne s’était pas senti la force, à la mort de Marieke, de faire le voyage, mais elle avait pleuré cette vormidable amie, autant que l’avait chagrinée la mort de sa sœur Clara.


    Ce fut en inscrivant, un dimanche matin, le nom de Samoa sur son moteur de recherche, que Lena découvrit pourquoi, peut-être, ce bonheur-là ne lui avait pas été accordé.
    Le jeune homme en paréo dont elle gardait, pour elle, le souvenir ardent, cet Adam des Samoa qu’elle avait brièvement rencontré lors d’un voyage dans l’archipel auquel l’avait invité le Docteur Benjamin, ce garçon si doux et intelligent, si beau, si rayonnant de bonté qui l’avait accompagnée trois jours durant avant de lui présenter les siens, cet innocent de l’innocent Jardin, et le Désir qu’il avait suscité et qu’elle n’avait pas osé consommer, tout ce charme s’était soudain évanoui devant les images multipliant l’illusion de ce paradis de paillotes préfabriquées où le bonheur s’achetait désormais comme partout ailleurs.
    Finalement, se disait Lena, finalement je ne crois pas que j’aie à regretter cela. Finalement je me vois mal ne rien faire qu’être heureuse sous les cocotiers. Finalement je dois l’avoir un peu cherché, d’être restée simplement ce que j’ai toujours été.


    Lena se réjouit toujours de nos visites, ne répondant plus guère aux invitations trop lointaines, qui la fatiguent un peu beaucoup trop vielmal, dit-elle; ainsi n’a-t-elle plus séjourné dans l’Hacienda depuis plus d’une année et craint-elle que ce soit pour jamais, arguant du fait qu’elle baisse décidément, selon son expression. Mais Anna fait parfois le voyage avec son Hidalgo, se réjouissant de la réjouir.
    Et moi aussi je me réjouis de la réjouir.
    A chaque nouveau rendez-vous elle est là-bas, au bout du quai, punkt au train de midi.
    Le temps de l’apercevoir je pense alors à ma mère et à la pauvre Greta dont le romancier n’a presque rien dit, ce rat, alors que la vie de Greta est un roman en soi, un peu triste et qui finit en douleur.
    Mais qui étais-tu donc, p’tite Greta que j’ai vue si menue dans ton cercueil de poupée? Et toi ma p’tite Clara, qui étais-tu, toute pomponnée dans le tien, l’air un peu d’une princesse inca?
    Nous allons et venons: avec Lena les pas se font, à chaque fois, un peu plus lents et plus comptés, mais cessera-t-on jamais de se réjouir?
    Tout à l’heure nous avons bien ri: une fois de plus nous avons parlé de quand le boa mange l’âne.
    Je vais me retourner pour la dernière fois. Elle est là tout au bout du quai. Elle est un peu plus cassée que la dernière fois mais je la vois sourire encore. Il me semble que ce sera pour toujours qu’elle nous sourit ainsi. Elle se réjouit déjà de nous revoir et nous aussi cela nous met en joie.

    La Désirade, ce 3 septembre 2006.

    Cette séquence constitue le dernier chapitre du roman Les bonnes dames, à paraître en octobre 2006 chez Bernard Campiche. 

    Les Saintes.  Aquarelle de Frédérique Noir.

  • Fin d'un roman

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    A La Désirade, ce dimanche 3 septembre. – C’est dans les pleurs, les sanglots nerveux et les larmes de croco que j’ai mis le point final, ce soir à huit heures, à mon roman Les bonnes dames. J’en étais si ému du fait que la matière de ce roman si près de notre vie est pour moi chargé d’émotion, surtout depuis que l’une de mes trois vieilles petites filles, Marieke, Katia dans la vie, est entrée dans un coma profond, le 25 août dernier, et que nous vivons cette étrange situation que j’ai vécue avec ma propre mère il y a quatre ans et presque jours pour jours, très pénible aujourd’hui à ma bonne amie qui voit sa mère mourir sans mourir.
    Dans l’espèce de transe qui m’a saisi depuis que notre chère Katia est entrée dans sa nuit, j’ai écrit d’affilée des vingt et trente pages manuscrites par jour, presque sans hésiter, que je recopiais à mesure presque sans rien corriger. J’ai mieux compris, à ces moments-là, le phénomène du jaillissement par concentration extrême qu’a vécu un Simenon.
    Voilà : c’est fini pour le roman, mais la vie continue et son roman de tous les jours.

    A La Désirade, ce lundi 4 septembre. – Cinq heures du matin : je me réveille. Le pli est pris. Je me suis levé tous les jours à cette heure depuis des mois que je travaillais à mes Bonnes dames, et maintenant je vais continuer aujourd’hui dans la foulée comme un brave percheron sur son sillon.
    D’ailleurs c’est à l’instant même que je me lance dans Le souffle de la vie, le troisième volume de mes carnets qui regroupera les années 2000 à 2006.
    En outre une autre aventure commence pour Les bonnes dames, dont je me réjouis aussi. Mon éditeur est aussi l’un de mes meilleurs lecteurs, Bernard vit les livres qu’il lit et qu’il fait et c’est toujours un vrai bonheur de travailler avec lui. Et puis nous nous nous mettrons peu après sur un autre bouquin que j’ai déjà fini, qu’il publiera le printemps prochain. Enfin j’ai très envie, ces jours, de me consacrer plus à la peinturlure de paysages et de visages, enfin je vais en avoir un peu le temps. J’ai reçu l’autre jour une magnifique aquarelle de l’ami Bona, évoquant des espèces de fleurs de volcan, la grande fermentation des rouges et des bleus noirs charnels de l’ombre organique happée par une lumière plus que réelle, de l’autre côté des choses, et ce cadeau m’a bonnement irradié et impatienté de me replonger dans le cratère des couleurs. 

    Papier découpé. LK, 2004.

    medium_Bona.JPGBona Mangangu, encre et huile sur papier aquarelle.

  • Les escholiers


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    L’auteur masqué (27)

    Ce texte est tiré des premières pages de l'extraordinaire nouvelle de Nicolas Gogol, intitulée Vij, du nom du chef des gnomes russes dont les paupières sont si lourdement plombées qu'elles tombent jusque par terre. Cherchez la ressemblance avec ceux qui s'aveuglent. En attendant, personne n'a identifié Gogol dont le style se reconnaît pourtant à 33 verstes, même en traduction (ici, dans la Petite Bibliothèque Ombres, de Louise Viardot).

    « Dès que la cloche du séminaire, qui était pendue à la porte du couvent des frères, à K., se mettait en branle, on voyait arriver de toutes les parties de la ville des groupes d’écoliers. Les grammairiens, les rhétoriciens, les philosophes et les théologiens se rendaient aux classes avec leurs cahiers sous le bras.
    Les grammairiens étaient encore des enfants; en marchant, ils se poussaient les uns les autres, et se disaient des injures d’une voix de fausset. Ils avaient presque tous des habits sales et déchirés, et leurs poches étaient toujours remplies de mille brimborions, tels qu’osselets, sifflets de plume, croûtes de pâtés, et jusqu'à des jeunes moineaux auxquels il arrivait de pépier dans le silence de la classe, ce qui attirait quelque fois sur leur possesseur des coups de férule ou même une bonne cinglée de verges en cerisier. Les rhétoriciens marchaient avec plus de gravité; leurs habits avaient moins d’accrocs, mais en revanche ils portaient presque toujours sur leurs visages quelques ornements dans le style des figures de rhétorique, un œil au beurre noir ou une lèvre toute boursouflée. Ceux-là devisaient entre eux et juraient d’une voix de ténor.
    Les philosophes et les théologiens parlaient une octave plus bas, et n’avaient rien dans leurs poches que des brins de tabac noir. Ils ne faisaient jamais de provisions, car ils dévoraient dans l’instant tout ce qui leur tombait sous la main. Ils sentaient tous la pipe et l’eau-de-vie, et de si loin que plus d’un artisan, allant à sa besogne, s’arrêtait et flairait longtemps l’air comme un limier. »

  • Les Vaches Noires

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    Sur cette plage infinie, noyée dans un ciel de plomb,
    Qui écrase la mer aplatie sur l’horizon bouché,
    Et les vagues rampantes sur le sable humide,
    Je scrute les scories et les strates,
    Rejetées par les flots des tempêtes et des marées passées…

    Cueillant dans les galets,
    Ces émeraudes douces et polies, témoins de liesses ou de solitudes,
    Tessons et bris de verre, rendus inoffensifs par le flux incessant,

    Triant coquilles pétrifiées et fossiles, vestiges d’autres époques,
    Ramassant squelettes d’oursins désarmés et coquillages brillants,
    Fantômes vides des multitudes myopes et grouillantes des fonds,

    Récoltant ces trésors de mémoire, humides et scintillants,
    Bientôt spectres secs et ternes, dans une coupe,

    Foulant aux pieds, meuniers du sable, les coques fragiles,
    Suivant l’empreinte éphémère, d’un pied nu, d’un fer,
    Ou d’un filet d’eau, indécis, ruisselant vers la mer effacée…

    Butant sur un blockhaus aveugle, ensablé sur le flanc,
    Dérisoire rempart de combats oubliés,

    Devinant dans la brume, les lointains colombages du Normandy,
    Qui protègent le confort douillet d’un faste révolu, et ses secrets d’alcôve,

    Fouillant ces passés, proches ou perdus dans la nuit des temps,
    Comme Midas, dans ce désert minéral, dans ce silence immobile,
    En quête d’une voix métallique et virtuelle,
    Pour se forger des souvenirs qui ne seront jamais…

    Frédérique Noir



    Ce poème inédit a paru dans la dernière livraison du Passe-Muraille, juillet 2006, No 70.

    Les Saintes, aquarelle de Frédérique Noir, médecin aux Hôpitaux de Paris.

  • Le tueur et la demoiselle

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    Le dernier roman d’Amélie Nothomb

    Quinze ans et quinze titres après Hygiène de l’assassin, qui révéla son talent atypique et tout à fait original, n’en déplaise aux vigiles du littérairement correct qui la snobent à qui mieux mieux, Amélie Nothomb en revient à un tueur propre sur lui que le goût des sensations neuves, révélé par un morceau de Radiohead (Pulk/Pull revolving Doors) alors qu’il se sentait « châtré de partout » après la fin d’un fol amour bête, lance dans une nouvelle carrière de tueur à gages « expérimental » mettant en valeur son ton inné de tireur d’élite.
    Après avoir « explosé » un commercial de l’alimentaire, un journaliste évidemment inutile à la société, un ministre et une directrice de centre culturel non moins offensants par leur seule existence, avec une volupté virginale (« Rien n’est vierge comme un tueur ») et croissante, cet onaniste de l’acte semi-gratuit (et doublement payé) se trouve piégé dans une embrouille plus compliquée que ses exécutions impeccables à deux-coups, où telle jeune fille sauvage, comme les aimait Anouilh, le prend de vitesse et au dépourvu, ayant, elle, une raison supérieurement motivée de tuer : le viol, par son salaud de père, de son plus personnel secret.
    Vif et incisif, superbement enlevé, truffé comme à l’ordinaire de digressions pénétrantes (sur les cinq sens comparés, le sexe, la rencontre, l’intimité, les textes sacrés), ce Journal d’Hirondelle, après un Acide sulfurique controversé, d’ailleurs assez injustement, et un peu bâclé tout de même sur la fin, relève de la meilleure veine de la romancière pêchant ici dans les eaux perverses d’un Mishima qu’elle admire, entre conte (a)moral et méditation paradoxale, au fil d’une écriture cinglante et truffée de trouvailles d’un humour sardonique assez irrésistible.

    Citations au vol :

    « C’est le corps qui rend gentil et plein de compassion pour le prochain ».

    « Rien n’emporte autant l’adhésion que le cliché de zinc ».

    « Le corps n’est pas mauvais, c’est l’âme qui l’est ».

    « C’est le gras du cerveau qui a inventé le mal ».

    « Un tueur est un individu qui s’investit davantage dans ses rencontres que le commun des mortels ».

    « Si Proust avait assassiné Joyce dans ce taxi, on serait moins déçu, on se dirait que ces deux-là s’étaient trouvés ».

    « Les petites dindes qui forment la majorité des vierges, sont aussi dépourvues de mystère que leurs aînées. Mais il y a ces cas de demoiselles silencieuses qui, elles, sont ce que la nature humaine a produit de plus étranger».

    « On entend beaucoup moins bien la musique les yeux fermés. Les yeux sont les narines des oreilles ».

    « Aucune fleur ne fleurit autant que la pivoine. Comparées à elle, les autres fleurs ont l’air de maugréer entre leurs dents ».

    Amélie Nothomb. Journal d’Hirondelle. Albin Michel, 136p.

  • Un démon très ordinaire

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    En lisant Les Bienveillantes de Jonathan Littell (1)

    Le diable du XXe siècle n’est pas un monstre cornu et fourchu mais un homme ordinaire soucieux de son devoir, comme le fut par exemple Adolf Eichmann, l’un des planificateurs de la Solution finale les plus zélés. Hannah Arendt provoqua la controverse en insistant sur la banalité de cet homme gris et froid, mais d’innombrables documents, depuis lors, dont par exemple le significatif Journal du Dr Göbbels, donnent raison à cette thèse, à laquelle on pense immédiatement en se lançant dans la lecture du premier roman de Jonathan Littell, écrit en français et intitulé Les Bienveillantes.
    La première phrase de ce livre de 904 pages extrêmement serrées, mais qui nous prennent aussitôt par la gueule, annonce pour ainsi dire la couleur : « Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça c’est passé ».
    D’emblée, d’un ton à la fois posé et tout objectif, sans chercher à séduire, commençant d’écrire dans son bureau directorial de l’usine de dentelles qu’il a remis sur pied avec un talent certain pour l’organisation, après être revenu en France déguisé en travailleur du STO (Service du Travail Obligatoire), Max Aue, moitié Allemand et moitié Français, nous explique donc « fraternellement » que ce qu’il a fait, nous aurions très bien pu le faire à supposer que nous eussions été pris dans l’engrenage qui l’a happé.
    Va-t-il nous la jouer Günter Grass se battant les flancs ? Nullement. Plus que des remords, il a des renvois de mauvaise digestion et souffre de constipation, mais surtout il a besoin de s’occuper et c’est pour lui-même, pour voir plus clair sur la « rivière noire » de ses souvenirs, qu’il commence à se raconter.
    Les trente premières pages de la Toccata qui ouvre le livre, dont tous les titres de chapitres relèvent de la nomenclature musicale, évoquent la Weltanschaung (vision du monde) de ce nihiliste minutieux qui dit avoir vu « plus de souffrance que la plupart » et déclare cependant : « Si jamais vous arriviez à me faire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
    Il ne bluffe pas : c’est le poison vivant que cet homme qui se rappelle la sentence de Sophocle, « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né », avant d’invoquer Schopenhauer et de conclure que nous vivons dans le pire monde qui soit.
    Contrairement à Eichmann, Max Aue ne s’excuse pas par l’argument de la soumission aux ordres : il assume en somme. Il pense même que l’homme ordinaire est plus dangereux, dans les circonstances qu’il a connues, que le monstre psychopathe ou la brute soumise. Lui-même n’a jamais demandé à devenir un assassin. Il n’a pu devenir pianiste faute de don, il aurait préféré faire carrière dans la littérature ou la philo que dans le droit, en outre cet homme sans qualité n’a jamais aimé ni sa mère ni les hommes avec lesquels il a couché avant de se marier bourgeoisement, lucide au point de dire qu’il eût préféré être une femme et que la seule qu’il ait aimé était sa sœur, ce qui complique un peu les choses.
    Le piège se referme sur lui à l’instigation de son ami Thomas avec lequel, à la veille de l’invasion de la Pologne par l’Allemagne, il a fait à Paris un rapport secret sur les dispositions bellicistes de la France, rencontrant à cette occasion Brasillach et Rebatet, ledit Thomas lui faisant valoir que désormais, pour un officier SS (car c’est ça qu’il est devenu on ne sait encore comment), le front de Pologne est l’endroit où on va s’amuser, ce qui le fait rire et constater que « c’est ainsi que le Diable élargit son domaine ».
    Sous le titre d’Allemandes I et II, le grand chapitre suivant nous plonge dans les premières opérations de nettoyage et de liquidation des obstacles humains à la progression de la Wehrmacht, par la division SS à laquelle il est rattaché.
    C’est dans une confusion totale des commandements que cela commence, aux confins de l’Ukraine où les massacres du NKVD russe (Polonais et Ukrainiens exécutés en masse) sont attribués aux Juifs pour simplifier. A ce moment, on est encore loin d’avoir, même dans cette hiérarchie SS, une idée claire de l’extermination à venir. Même, lorsque les premières représailles de masse sont ordonnées contres les civils juifs, ça râle sec chez les chevaliers aryens, et Max n’est pas relax. Or la machine génocidaire est bel et bien en marche, mais là j’arrête parce que je fatigue, un max…

    Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.

  • L’apprentissage de l’abjection

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    En lisant Les Bienveillantes (2)

    Comment un jeune homme fin et cultivé, étudiant en droit à la fin des années 30, se rapproche-t-il de la SS avant d’être recruté parmi les « hommes de confiance » dont on fera, avec le temps et l’expérience, de bons exécutants ? Dans quelles circonstances plus précises Max Aue s’est-il retrouvé affecté sur le front de l’Ukraine, où il assista aux premières Actions de nettoyage des Sonderkommandos appuyant la Wehrmacht, d’abord sous forme de représailles désordonnée puis de manière de plus en plus « professionnelle » et organisée, au fur et mesure que se mettait en place une extermination qui devait immédiatement susciter « des doutes » chez les soldats autant que chez les officiers ? Or le Führer l'avait dit: que les Chefs devraient à l'Allemagne le sacrifice de leurs doutes...
    C’est à ces questions que répondent, de façon prodigieusement détaillée, le deuxième grand chapitre des Bienveillantes, au fil duquel nous voyons l’Obersturmführer Max Aue (grade équivalent à celui d’un lieutenant) descendre lentement dans les cercles de l’enfer tout en restant d’une complète lucidité et sans une once du cynisme de son ami Thomas dont nous apprenons comment il l’a sauvé une première fois, menacé d'être déclassé pour faits d'homosexualité, avant de l’entraîner sur le front de l'Est.
    « Depuis mon enfance, écrit Max Aue, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant cette passion m’avait mené au bord des fosses communes de l’Ukraine ».
    Or quand il fait ce constat, ce témoin qui évite le plus possible de salir ses propres mains, mais qui ne se sent pas moins partie prenante et consentante, par conviction idéologique et devoir, des abominations auxquelles il assiste, voit clairement, à un premier travail d’amateurs (exécutions de masse de juifs civils assimilés à des terroristes pro-soviétiques, avec des méthodes d’une inutile brutalité) se substituer une planification et des formes d’exécution réellement efficientes, bientôt marquées par l’apparition d’Eichmann en personne.
    Or tout cela, loin du reportage ou du récit linéaire, se trouve raconté « dans la masse » et la spirale temporelle des événements et des sentiments personnels constamment mêlés, au fil d’un récit signalant, incontestablement, un souffle et un talent de romancier de très grande envergure. Extraordinairement documenté, Jonathan Littell n’en avance pas moins par une forme de narration qui incorpore à la fois les sensations physiques, les émotions à fleur de peau, tous les signes du Réel protéiforme perçus avec une incroyable porosité alors que le narrateur fait proliférer les personnages autour de lui par un système de dialogues enchâssés d’une justesse de ton quasiment sans faille.
    C’est un livre à lire lentement et continûment que Les Bienveillantes, qui nous immerge dans la matière humaine en fusion de la guerre; dans la « radicalité de l’abîme », observe plus précisément le narrateur qui philosophe en même temps qu’il évoque la merde et le sang.
    On a parlé déjà, à propos de Jonathan Littell, de Tolstoï et de Vassili Grossman. Rapprochements publicitaires ? Je ne vois as encore, pour ma part, se déployer l’art suprême de La guerre et la paix là-dedans, mais en effet la peinture, la puissance épique et la vertigineuse plongée dans les individualités, le sens du tragique et les touches de lyrisme dans les évocations de la lumière ou de la nature, tout cela relève assez de la même grande coulée, du même sérieux absolu et de la même sainte colère (de l’auteur évidemment) qu’on trouve dans Vie et destin...
    Lire Les Bienveillantes constitue jusque-là, pour moi, un profond ébranlement comme je n’en ai connu que quelques fois ces dernières décennies, avec Le temps du mal de Dobritsa Tchossitch, L’école d’impiété d’Alexandre Tisma ou Vie et destin de Vassili Grossman, précisément. En ces temps d’atterrante futilité et d’agitation vulgaire, ce livre ramène au sérieux de la littérature. Voilà : c’est un livre sérieux, je crois. Captivant, nous forçant à lire chaque mot, intéressant pour qui s'intéresse à tout le phènomène humain regardé sans oeillères, répugnant par ce qu’il détaille et lumineux par la nécessité qui fonde l’urgence de détailler le Mal.

  • Un roman désincarné ?

    En lisant les Bienveillantes (3)

    medium_Littell7.JPGA en croire Claude Lanzmann, le défaut majeur des Bienveillantes de Jonathan Littell serait de n’être pas assez incarné, alors même qu’il lui reproche d’ajouter de la chair romanesque à la seule matière documentaire.
    Or qu’en est-il ? Les Bienveillantes n’est-il qu’une masse d’informations juste romancées sur les bords, et la « littérature » qu’il y a dans ce roman est-elle un frein à notre compréhension ?
    Pour en juger sur pièces, entre d’innombrables autres exemples, j’ai choisi deux passages proches, illustrant à la fois l’aspect onirico-baroque de certaines visions du protagoniste, et la verve qu’il module en citant les personnages qu’il rencontre.
    La première scène se passe à Kharkov, lors de l’avancée de la Wehrmacht en Russie à laquelle participe l’unité SS du narrateur, lequel va d’un ébranlement à l’autre. Soit dit en passant, la jeune fille dont il est question dans ce passage est celle dont la photographie du corps supplicié est à l’origine, avec le film Shoah (!) de la composition des Bienveillantes, ainsi que Jonathan Littell l’a expliqué à Jérôme Garcin dans son entretien du Nouvel Observateur des 24-30 août.
    «Un incident mineur jeta un éclairage cru sur ces fissures qui allaient s’élargissant. Dans le grand parc enneigé, derrière la statue de Chevtchenko, on menait une jeune partisane à la potence. Une foule d’Allemands se rassemblait: des Landser de la Wehrmacht et des Orpo, mais aussi des hommes de l’organisation Tost, des Goldfanasen de l’Ostministerium, des pilotes de la Luftwaffe. C’était une jeune fille assez maigre, au visage touché par l’hystérie, encadré de lourds cheveux noirs coupés courts, très grossièrement, comme au sécateur. Un officier lui lia les mains, la plaça sous la potence et lui mit la corde au cou. Alors les soldats et les officiers présents défilèrent devant elle et l’embrassèrent l’un après l’autre sur la bouche. Elle restait muette et gardait les yeux ouverts. Certains l’embrassaient tendrement, presque chastement, comme des écoliers; d’autres lui prenaient la tête à deux mains pour lui forcer les lèvres. Lorsque vint mon tour, elle me regarda, un regard clair et lumineux, lavé de tout, et je vis qu’elle, elle comprenait tout, savait tout, et devant ce savoir si pur j’éclatai en flammes. Mes vêtements crépitaient, la peau de mon ventre se fendait, la graisse grésillait, le feu rugissait dans mes orbites et ma bouche et nettoyait l’intérieur de mon crâne. L’embrasement était si intense qu’elle dut détourner la tête. Je me calcinai, mes restes se transformaient en statue de sel; vite refroidis, des morceaux se détachaient, d’abord une épaule, puis une main, puis la moitié de la tête. Enfin je m’effondrai entièrement à ses pieds et le vent balaya ce tas de sel et le dispersa. Déjà l’officier suivant s’avançait, et quand tous furent passés, on la pendit. Des jours durant je réfléchis à cette scène étrange ; mais ma réflexion se dressait devant moi comme un miroir, et ne me renvoyait jamais que ma propre image, inversée certes, mais fidèle. Le corps de cette fille aussi était pour moi un miroir. La corde s’était cassée ou on l’avait coupée, et elle gisait dans la neige du jardin des Syndicats, la nuque brisée, les lèvres gonflées, un sein dénudé rongé par les chiens. Ses cheveux rêches formaient une crête de méduse autour de sa tête et elle me semblait fabuleusement belle, habitant la mort comme une idole, Notre-Dames-des-neiges. Quel que fût le chemin que je prenais pour me rendre de l’hôtel à nos bureaux, je la trouvais toujours couchée sur mon passage, une question têtue, bornée, qui me projetait dans un labyrinthe de vaines spéculations et me faisait perdre pied. Cela dura des semaines ».

    Le second passage est d’un tout autre ton, qui suit immédiatement le précédent, touchant au personnage (réel, comme l’a relevé Lanzmann) de Blobel, qui vient de diriger une opération d’extermination de grande envergure.
    « Blobel mit fin à l’Aktion quelques jours après le Nouvel-An. On avait gardé plusieurs milliers de Juifs au KhTZ pour des travaux de force dans la ville; ils seraient fusillés plus tard. Nous venions d’apprendre que Blobel allait être remplacé. Lui-même le savait depuis des semaines, mais n’en avait rien dit. Il était d’ailleurs grand temps qu’il parte. Depuis son arrivée à Kharkov, il était devenu une loque nerveuse, en aussi mauvais état, presque, qu’à Lutsk : un moment, il nous réunissait pour s’extasier sur les derniers totaux cumulés du Sonderkommando, le suivant, il s’époumonnait de rage, incohérent, pour une bêtise, une remarque de travers. Un jour, début janvier, j’entrai dans son bureau pour lui porter un rapport de Woytinek. Sans me saluer, il me lança une feuille de papier : « Regardez-moi cette merde ». Il était ivre, blanc de colère. Je pris la feuille : c’était un ordre du Général von Manstein, le commandant de la 11e armées, en Crumée. « C’est votre patron Ohlendorf qui m’a transmis ça. Lisez, lisez. Vous voyez, là en bas ? Il est déshonorant que les officiers soient présents aux exécutions de Juifs. Déshonorant ! Les enculés. Comme si ce qu’ils faisaient était honorable… comme s’ils traitaient leurs prisonniers avec honneur… J’ai fait la Grande Guerre, moi. Pendant la Grande Guerre on s’occupait des prisonniers, on les nourrissait, on ne les laissait pas crever de faim comme du bétail. » Une bouteille de schnaps traînait sur la table ; il s’en versa une rasade, qu’il avala d’une traite. J’étais toujours debout face à son bureau, je ne disais rien. « Comme si tous on ne prenait pas nos ordres à la même source… Les salopards. Ils veulent garder les mains propres, ces petites merdes de la Wehrmacht. Ils veulent nous laisser le sale boulot ». Il se montait la tête, son visage s’empourprait. « Les chiens. Ils veulent pouvoir dire, après : ah non, les horreurs, c’était pas nous. C’étaient eux, les autres, là, les assassins de la SS. Nous ‘avions rien à voir avec tout ça. Nous nous sommes battus comme des soldats, avec honneur. » Mais qui c’est qui a pris toutes ces villes qu’on nettoie ? Hein ! Qui est-ce qu’on protège, nous, quand on élimine les partisans et les Juifs et toute la racaille ? Vous croyez qu’ils se plaignent ? Ils nous le demandent ! » Il criait tellement qu’il postillonnait. « Cette ordure de Manstein, cette ordure, cet hypocrite, ce demi-youtre qui apprend à son chien à lever la patte quand il entend « Heil Hitler », et qui fait accrocher derrière son bureau, c’est Ohlendorf qui me l’a dit, un panneau imprimé où c’est écrit : Mais qu’est-ce que le Führer dirait de cela ? Eh bien justement, qu’est-ce qu’il en dirait notre Führer ? Qu’est-ce qu’il dirait, quand l’AOK11 demande à son Einsatzgruppe de liquider tous les Juifs de Simferopol avant la Noël pour que les officiers puissent passer des fêtes judenfrei ? Et puis qu’ils promulguent des torchons sur l’honneur de la Wehrmacht ? Les porcs. Qui c’est qui a signé le Kommisarbefehl ? Qui c’est qui a signé l’ordre sur les juridictions ? Qui c’est ? Le Reichsführer peut-être ? » Il s’arrêta pour reprendre sa respiration et boire un autre verre ; il avala de travers, s’étouffa, toussa ». Et si ça tourne mal, ils vont tout nous mettre sur le dos. Tout. Ils vont s’en sortir tout propres, tout élégants, en agitant du papier à chiottes comme ça » - il m’avait arraché le feuillet des mains et le secouait en l’air – et en disant : « Non ce n’est pas nous qui avons tué les Juifs, les commissaires, les Tsiganes, on peut le prouver, vous voyez, on n’était pas d’accord, c’était tout de la faute du Führer et des SS »… Sa voix devenait geignarde. « Bordel, même si on gagne ils nous enculeront. Parce que, écoutez-moi, Aue, écoutez-moi bien » - il chuchotait presque, maintenant, sa voix était rauque – « Un jour tout ça va ressortir. Tout. Il y a trop de gens qui savent, trop de témoins. Et quand ça ressortira, qu’on ait gagné ou perdu la guerre, ça va faire du bruit, ça va être le scandale. Il faudra des têtes. Et ça sera nos têtes qu’on servira à la foule tandis que tous les Prusso-youtres comme von Manstein, tous les von Rundstedt et les von Kluge retourneront à leurs von manoirs confortables et écriront leurs von mémoires, en se donnant des claques dans le dos les uns les autres pour avoir été des von soldats si décents et honorable »…

    Est-ce cela qu’on peut dire, sérieusement, de la littérature manquant d’incarnation ?

    (Les Bienveillantes, pages 170-172)