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  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019)
     
    Dans le TGV Lyria, ce 9 avril. – Des années durant, dans le premier train à destination de Paris, mon cœur se sera serré à la vision des bestiaux alignés dans la cour des abattoirs, mais ceux-ci ont disparu et pourtant cette vision, dans la grisaille des petits matins, me reste comme une vraie douleur à chaque fois réitérée, liée aussi à la vague angoisse de chacun de mes départs ; et tout à l’heure, à la hauteur de Ballaigues, juste avant le passage de la frontière, je penserai à Louis Soutter attardé à la poste dont il utilisera l’encrier pour y faire un dessin de plus. Soutter ! Ma Suisse profonde avec Robert Walser et Aloÿse, Adolf Wölffli et Charles-Albert Cingria - mes fous et mes saints ! Et tout à l’heure, au sommet de son escalier de la rue de Richelieu, Guillaume m’apparaîtra avec son rire muet et ses grandes mains amies !
     
    CONFIANCE. – Je me pointe à Paris avec un nouveau livre, vif et même tranchant, achevé en deux mois. Mon ami Guillaume, l’éditeur, va le recevoir comme un cadeau et je reçois tous les signes de sa reconnaissance comme l’écho parfait de mon amitié. S’il me trahit, c’est simple: je le tue. Mais je sais que mon livre, comme Les Jardins suspendus paru en novembre dernier, sera le nôtre, de même que les livres qu’il a publiés au sommet de son escalier sont les miens.
    J’ai toutes les raisons, foi d’expérience et je n’exagère pas, de me défier de l’amitié, surtout de mes amis les plus proches. Et pourtant je crois aux alliances inespérées, et je me tuerai plutôt que de décevoir celui-là qu’une grâce m’a fait rencontrer.
    Paris, à La Perle, tard le même soir. – L’excellent Teddy, veilleur de nuit comme il y en a peu, lecteur de Wittgenstein (!) et tenant d’étonnants carnets ornés de dessins à la plume et d’aquarelles originales, m’a réservé la meilleure chambre avec bureau, sur les toits et surplombant la rue, d’où j’aperçois le clocher de Saint-Sulpice.
    J’aurais peut-être préféré l’établissement en son premier état, quand Marcel Proust l’a offert à Céleste Albaret, sûrement moins cossu qu’aujourd’hui et plus parisien, mais je ne suis ce soir que reconnaissance après nos retrouvailles avec Guillaume et son amie E., qui me semblent devenir de vrais amis, curieux de tout et pleins d’intime affection. De belles et bonnes gens, et je trouve que nous nous méritons.
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    ACCOINTANCES I. - C’est grâce à Roland Jaccard, qui m’a complimenté pour les chroniques que je publie sur le même «média indocile» numérique que lui où m’avait convié Jacques Pilet, intitulé Bon Pour La Tête et lancé à la suite de la calamiteuse liquidation de L’Hebdo, que suis revenu à Paris ou j’ai renoué avec Pierre-Guillaume de Roux dont Roland m’a appris qu’il me tenait en estime, et c’est la même crânerie d’orgueil qui m’a fait envoyer à Pierre-Guillaume le tapuscrit de La Maison Littérature, premier titre des Jardins suspendus, dont l’accueil fervent immédiat qu’il lui a réservé, après tant de déconvenues, a été l’une de mes grandes consolations de l’an dernier…
     
    ACCOINTANCES II.- Il me semblait que Roland Jaccard et moi n’étions pas, à la ménagerie des lettres de la même espèce: lui maigre et sec, se la jouant cynique voire nihiliste, moi plus tendre et sensible; lui très proche de Cioran et de Matzneff, moi contemplatif et poreux.
    Et puis nous nous sommes retrouvés, quarante ans après de brefs échanges autour de L’Âge d’Homme: il m’a envoyé un entretien sur Youtube où il parlait de cinéma avec une casquette chinoise et un blouson américain, en un lieu où j’ai reconnu le bureau de Dominique de Roux; je lui ai offert deux volumes de mes carnets qu’il m’a dit apprécier après les avoir peut-être survolés; nous nous sommes retrouvés au Yushi japonais de la rue des Ciseaux où il a une chaise à son nom comme un metteur en scène, et tout de suite le courant a passé: je me suis avec lui senti libre de pensée et de parole comme avec presque personne.
     
    VIS COMICA. - Sur quoi me vient la pensée rassérénante qu’à tout moment le comique peut nous aider à détendre l’atmosphère. Du coup je me rappelle le souvenir ému de Robin Williams, dans le film de Gus van Sant intitulé Will Hunting qui, pour dire le déchirement qu’a représenté la mort de celle qu’il a aimée pendant une quinzaine d’années, évoque ses pets nocturnes et comment parfois ceux-ci réveillaient le chien.
    Mais à qui puis-je raconter cela ? À Lady L. sans hésiter et à nos deux filles brune et blonde, à Roland et à Guillaume, mais combien d’autres regarderont ailleurs ? Or le comique nous sauve des importants, et c’est pourquoi j’aime tant Tchekhov, pour qui le rire était vital.
     
    ACCOINTANCES III. – Un imbécile notoire, notable socialement et qui m’a toujours détesté au motif que je savais pourquoi, très important devant ses semblables, il se rongeait les ongles au sang, a parlé de moi comme d’un «artiste de la brouille», sans se douter évidemment des motifs vitaux qui me faisaient m’éloigner de tel ou tel ami, à commencer par le refus de se trahir soi-même par chantage. Le personnage en question, éditeur, se faisait photographier entouré de ses auteurs. Mais pas trace d’amitié sincère entre ceux-là : convivialité de façade.
    L’on a cru aussi que je «tuais le père» en rompant quelque temps avec un mentor qui me forçait, précisément, à me renier. Or comme souvent, ce qu’on appelle «tuer le père» signifie plutôt déjouer les coups d’une autorité meurtrière. Et peut-être est-ce alors tout un art que de briser pour sauver son cœur et son âme ?
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    DANDY. – Mais qui est vraiment ce Fabrice Pataut qui écrit des nouvelles et des romans si géniaux – je mesure bien le terme en visant son originalité sans pareille -, vertigineux par leurs intuitions et d’une écriture dont la limpidité contraste si fort avec la complexité retorse de ses personnages, que je retrouve à la terrasse de Bartolo, rue des Canettes, sous les dehors d‘un dandy à joli foulard et costume sans pli, aimable au possible, parfois même drôle, pas cuistre pour un sou en dépit de sa haute position dans la recherche philosophique, et très intéressant par sa conversation mais comme bouclé dans une armure invisible ? Se livrera-t-il jamais au naturel ? Mais si : ça et là, puisqu’il me confie qu’il a une femme avec laquelle il a séjourné dans une station de ski…
     
    À La Perle, ce 10 avril. – Je n’avais aucune envie, ce soir, de voir qui que ce soit en dépit de ma vague promesse de passer chez Yushi, mal dans ma carcasse fatiguée et dans mon âme aussi, jusqu’à neuf heures du soir où m’appelle, insistant, notre ami Roland qui me dit être seul et tient à me voir malgré mon envie de me jeter du cinquième droit dans la Seine.
    Donc je me pointe et m’entends dire, par l’émule de Cioran, cette sentence de je ne sais quel sage chinois: que c’est avec l’homme qu’on soigne l’homme. Et de fait la soirée se poursuit joyeusement, et plus encore après l’arrivée d’un ami connu de l’ami en la personne de Denis Grozdanovitch, avec lequel le courant passe bientôt, se révèlent des affinités littéraires et cette chose que j’ignorais: que Cingria serait l’un de personnages cryptés du Bois de la nuit de Djuna Barnes…
     
    DES GENS. – Je ne dirai pas que je n’aime pas les gens, même si je ne les apprécie qu’à proportion inverse de leur nombre, au détail et en personne, mais je suis impressionné, en lisant la biographie exhaustive de mon ami Tchekhov, par sa capacité de supporter un entourage familial et social constamment envahissant, fourmillant de raseurs et de bêcheuses languissantes et impatientes et de le prendre dans leurs filets, avec une bienveillance heureusement compensée par un humour de défense implacable et une ironie propre à glacer les tendrons ou les fâcheux. Mais quelle vitalité prodigieuse, quelle énergie dans ses multiples travaux et quelle verve malgré son puits de tristesse, quelle pudeur aussi et cependant quelle verdeur érotique dans les lettres personnelles où il se lâche - tout cela très loin du personnage mélancolique de perdant sublime qu’on a figé dans le cliché du «doux Tchekhov».
     
    UN AMOUR FOU. – Excédé par la pratique, selon lui trop massivement soumise au conformisme social, du coming out, X. me dit un jour qu’il allait crier sur les toits qu’il avait été, de sa neuvième à sa dixième année, avant sa mue sexuelle, gravement pédophile, épris à mort qu’il fut d’un camarade de classe à la blondeur aussi angélique que sa propre voix de soprane, sans qu’il n’y eût rien de sexuel dans cette attirance mais une vraie passion affective, des rêves de fugues et d’aventures à la manière des jeunes héros de la collection Signe de Piste, nul attouchement sous la ceinture porteuse de poignard mais des baisers éperdus, sans doute, à l’insu des adultes dégoûtants, etc.
     
    PARIS, 1961. – C’est d’abord l’odeur de moisi moite d’un hôtel miteux de Suresnes où mes parents ont réservé une chambre par souci d’économie, à Pâques, donc trois mois avant la mort de Céline, et ma mère inspecte le dessous des lits pour voir si l’on a fait la poussière, j’ai déjà une veste de velours côtelé genre artiste en dépit de mes 14 ans, raffole de la peinture d’Utrillo et de Soutine et suis d’accord avec mon père quand il taxe de croûtes les toiles des rapins de la place du Tertre, découvre la soupe à l’oignon dite gratinée et donne à moitié raison à ma mère que gêne la proposition de notre Oncle Henri - qui s’est payé une aquarelle de poulbot typique à Montmartre -, de passer avec mon père une soirée aux Folies-Bergères «entre messieurs»…
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    GOODBYE LENIN . – Un rêve bien étrange m’a fait retrouver, la nuit dernière, l’ancien leader de la jeunesse progressiste lausannoise, notre cher U., furieux marxiste au visage poupin et à la passion militante parfois ombrageuse, qui se trouvait en butte aux assauts d’un Vladimir Oulianov en casquette légendaire et poussant devant lui une sorte de carriole militaire, faisant bel et bien mine de le repousser et non sans véhémence, ce qui m’a intrigué car jamais je n’ai entendu le tribun de nos jeunes années s’en prendre à Lénine malgré son ralliement au trotzkysme – et du même coup, me réveillant, je me suis rappelé les sarcasmes que le camarade en question me balançait, à la salle de lecture de la Bibliothèque universitaire quand il me surprenait en train de lire des auteurs politiquement suspects à ses yeux, comme ce «fasciste» de Cingria ou ce «réac» de Ramuz, convaincu qu’une bonne conversation nous amuserait aujourd’hui, tous les deux, au rappel de ces souvenirs… (Ce mercredi 7 juillet)
     
    MOBILE / IMMOBILE. – Ce n’est pas vraiment une salle d’attente, mais plutôt un espace mixte : une espèce de compromis entre un lieu de passage et de patience stationnaire dans le dédale du Service d'oncologie, au septième étage de l’accueil et des examens alors que les soins ambulatoires et autres chimiothérapies se dispensent au sixième dessous avec, entre les deux niveaux, ce puits lumineux commun dans lequel tournent les cocottes de papier d’un mobile géant accroché à un cintre tournant là-haut sous le plafond de verre où crépite la pluie d’après-midi de cet été pourri.
    L’ambiance de ce lieu est à la fois lente et lourde, avec quelque chose de matériellement palpable et de quasiment « incarné », malgré ou peut-être à cause du silence régnant et de la résignation qui se lit, sinon sur les visages masqués, du moins sur les postures de la plupart des patients, accompagnés ou non mais tous porteurs du même petit bracelet blanc ; et je reste assis sur le siège de skaï bleu clair (du même bleu que les murs et que le faux bassin dans lequel flottent des cocottes-bateaux de papier blanc toutes semblables aux cocottes-oiseaux du mobile) tandis que l’infirmière haïtienne dont j’ai oublié le prénom emmène mon accompagnée (étant déclaré accompagnant j’ai logiquement une accompagnée) pour la prise de sang dont nous évaluerons tout à l’heure les résultats et leurs conséquences avec l’oncologue – un jeune Grec barbu aux yeux qui sourient en dessus de son masque, etc.
     
    COMMENT RACONTER « ÇA »... – Vivant ce que nous vivons, maintenant depuis bientôt trois mois, sur la base de notes télégraphiques consignées tous les jours dans un carnet d’une centaine de pages sur lequel j’ai collé l’image de ma bonne amie dans son beau pull bleu tricoté au point jacquard au début de l’année, la question du récit, de sa formulation et de son éventuelle diffusion, de l’intérêt que cela représenterait autant pour ceux qui le vivent que pour tout un chacun, se pose, qui me renvoie à tous les récits contemporains de même nature dont les premiers remontent aux années 70-80 avec le Mars de Fritz Zorn, s’agissant du cancer, ou aux derniers livres d’Hervé Guibert s’agissant du sida.
    Or je l’entends tout autrement qu’un «récit de vie» de plus sur la maladie ou sur l’approche de la mort : j’aimerais que tout fût lié par l’expression des sentiments, dans notre environnement perso d’ici et de maintenant, sur le ton relancé du «j’étais là, telle chose m’advint», la maladie n'étant qu'un des multiples aspects de la vie qui continue, etc.
     
    RETOUR AMONT. - L’atmosphère générale était à l’incertitude liée depuis deux ans à la pandémie, quand on a passé soudain de l’anxiété diffuse à l’angoisse.
    Le premier élément de diagnostic a été d’une brutalité extrême : on a failli crier. Certains experts en la matière le répéteront plus tard comme ils le serinent depuis longtemps en pareilles circonstances : criez donc, lâchez-vous, c’est normal, ça ne peut faire que du bien, etc. Ce genre de formules, mais on n’en était pas là à ce moment-là, comme si l’on n’y croyait pas vraiment, et tout de suite on s’est rassuré en écoutant le spécialiste parler technique et préciser en même temps que l’Opération serait palliative et non curative, et le binoclard à bouc brun roux de détailler, avec son accent alémanique, les actes successifs de son intervention sur le cœur dont il avait devant lui une maquette colorée, en précisant le risque de chaque geste et la mort possible durant les cinq ou six heures que cela durerait, comme pour se dédouaner à l’avance et non sans insister sur l’accord signé de la patiente – tout cela dans cet espace vitré, sur fond de couloirs aux silhouettes blanches de passage, le chirurgien au front dégarni et une assistante, la patiente et son conjoint catastrophé, leur fille aînée qui avait posé sa main sur celle de son père au moment de l’Annonce, la seconde fille sur la tablette en mode visioconférence depuis le chalet avec vue sur le lac, etc.
     
    AU PIED DU MUR. – La pandémie a été comme un premier avertissement : en tout cas je l’ai pris comme ça : comme une possible dénégation.
    Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça, me suis-je dit qu’ON nous disait. Je sais bien que cet ON ne rime à rien, mais en même temps je me dis qu’il participe d’un organisme universel qui nous parle à sa façon, et chaque fois que j’ai affronté la mort je me suis dit la même chose : qu’ON m’avertissait.
    C’est ainsi qu’apprenant, à trente-cinq ans, la mort accidentelle de mon meilleur ami, je me suis dit : voilà, c’est comme ça. Et c’est ainsi que j’ai accueilli notre premier enfant : comme un fait établissant ma propre mort, et comme une nouvelle vie a commencé ce jour même.
    Dostoïevski va se faire exécuter. Il vit pour ainsi dire sa mort au pied du mur quand surgit l’émissaire chargé de sa grâce, et sa vraie vie lui est alors révélée. Sur quoi j’apprends que j’ai le cancer, que je ne ressens pas vraiment dans ma chair, et qu’On le soigne à l’accélérateur linéaire : mon corps n’a presque rien vu passer.
    Tandis que mon corps est cloué quand j’apprends que le cœur de mon cœur est touché et que la vie de ma bonne amie est en danger. Tout devenant alors réel, terriblement, inexorablement réel...
     
    JOUR APRES JOUR. –«Restons pragmatiques !» est la première expression, hilarante dans sa petite bouche d’enfant de trois ans, qui est venue à notre petit-fils Anthony par imitation directe du langage de sa mère ou de son père, et c’est à cette hauteur que nous tiendrons un jour après l’autre, en restant sereins et précis dans nos actions, non du tout comme si de rien n’était mais comme c’est : dans ce bel appart de la maison bleue aux beaux parquets de chêne et aux hautes fenêtres donnant sur les pins parasols et le lac aux reflets argentés, sur les arches de fer vert du marché couvert et sur le Grammont cher à Courbet, elle à se reposer de sa deuxième chimio et moi à passer de la lessive au séchoir non sans écrire et chantonner – nous nous le somme dit et répété dès les premiers jour de cette nouvelle : que ce serait un moment après l’autre, quitte à nous pleurer dans le gilet quand on trouvera qu’il y a trop, mais à la réalité salope on se raccroche comme au cou d’un cheval doux, et c’est le contraire du pragmatisme appliqué mais c’est encore mieux comme ça…
     
    DIVAS. – Jeudi passé je lisais Massimilla Doni sur mon smartphone, via l’appli Kindle, à côté de ma douce en énorme gants bleus pleins de glace, les yeux mi-clos tandis que le poison « salvateur » filtrait en goutte -à-goutte; j’étais à Venise pendant qu’elle fermait les yeux, j’aurais eu envie de lui lire la page d’un lyrisme délirant où Balzac compare la passion du prince Emilio aux folles cascades d’eau tombées des hauteurs du Gothard ou du Simplon (l’Auteur laisse le choix au lecteur…), mais rien ne devait déranger le silence du box de soins où reposait, tout à côté, une femme qui, couchée et de profil, m’avais paru jeune encore, pâle comme une fée, et qui, se levant ensuite, vieillit soudain de façon cruelle – et cruel était aussi ce contraste entre la splendeur vénitienne évoquée par le romancier et la réalité du Service d’oncologie; et voici que tout à l’heure, dans l’espace d’attente de celui-ci au sempiternel mobile, surgit une autre diva qui eût charmé le prince Emilio sous les traits d’une gracieuse patiente à longue robe de soie couverte des même fleurs multicolores que sur le turban cachant la probable nudité de sa tête, etc. (Ce jeudi 15 juillet)
    Image JLK: au service d'oncologie du CHUV.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019)
     
    UN VRAI JOURNAL. - À fleur de sommeil je me disais à l’instant que je devrais essayer de tout me dire de ce qui me hante, ou plus exactement de l’écrire pour cesser d’en être hanté, et ce serait un vrai journal intime, après mes dizaines de milliers de pages de carnets tenus depuis 1965-66 et constituant les quelques 2000 pages publiées de mes Lectures du monde, un journal où je me dirais enfin mes quatre vérités, un journal sans la moindre concession, - un journal qui dirait non pas LA vérité mais mes quatre vérités. (À La Désirade, ce jeudi 28 mars 2019, quatre heures du matin)
     
    PROJET. - Mes quatre vérités sont liées aux quatre formes d’expériences dépendantes de ce qu’on appelle le Corps, de ce qu’on appelle le Cœur, de ce qu’on appelle l’Esprit et de ce qu’on appelle l’Âme. Autant dire qu’elles reposent sur des notions bien définies en apparence et très mouvantes voire insaisissables en réalité - il ne suffirait même pas de les traduire en trente-six langues pour l’évaluer plus clairement, mais je partirais de là: ce serait ma base.
     
    CONSTAT. - La première vérité de mon corps est qu’à l’approche de mes 72 ans je n’ai plus que trois dents, que ma libido est à peu près à zéro après les 55 séances d’irradiation de mon classique cancer de la glande masculine à l’accélérateur linéaire, que j’ai perdu les 60 % de mon ouïe, que je ne lis plus sans lunettes et que mes jambes et mon souffle ont l’âge de mes artères, alors que mon esprit reste plus vif qu’il ne l’était entre seize et soixante-six ans.
    Quant à mon âme je ne saurais lui donner un âge, ou dire que j’ai gardé une âme d’enfant serait juste une vérité du cœur, sinon une vue de l’esprit; et savoir si l’âme est une émanation du corps, ou si le corps est une modalité débordante de l’âme, serait aussi bien l’affaire de l’esprit.
     
    VALET DE CŒUR. - En attendant plus je vais et plus je me rends compte que la vérité du cœur aura compté, dans ma vie, plus que les autres, comme je me le rappelle ces jours en lisant la meilleure biographie qui soit, en traduction française, de mon ami Tchékhov, sous la signature du slaviste anglais Donald Rayfield , sans cesser de penser à ce qu’a été pour moi la rencontre de Lady L. et à ce que nos enfants ont fait de nous – tout cela fort bon aussi pour le corps et l’esprit, autant que pour l’âme réjouie.
    La vérité du cœur, telle que je la conçois, se garde de toute sentimentalité collante, tant que de la chienne sensualité et de ce que Nietzsche appelle la Schwärmerei: elle est à la fois douce et d’un cristal net.
     
    QUESTIONS. - Ce qu’on appelle le sexe fait-il partie du corps, de l’esprit, du cœur ou de l’âme ? Je me le demande. Si Morel demande cent sous à Robert quand celui-ci le branle ou le suce, cela concerne-t-il le cœur, l’esprit, l’âme ou le corps ? Et qui Saint-Loup trompe-t-il quand il ment à Gilberte ? Et de quoi s’agit-il quand Charlus se fait flageller ou qu’il corrompt un enfant ?
    Et mon père eût-il été si timide et doux s’il avait été atteint, comme Simenon ou Paul Morand, de priapisme insistant ?
     
    RÉSERVE. - Mon incapacité de tenir vraiment un «cher journal» à la manière d’Amiel tient peut-être, plus qu’à une pudeur d’ailleurs légitime, à mon impossibilité quasi physique d’objectiver mon magma personnel, émotionnel et forcément sexuel, par des mots écrits relevant à mes yeux, déjà, d’un langage froid, à la fois technique et doctoral, ne rendant rien ni des vérités sylvestres ou lacustres de mon corps, ni de mes délires imaginaires d’amoureux de dix ou douze ans, ni de mon esprit d’analyse et de mon âme gentille.
     
    AMOR SUI. - X. me disait que le premier garçon avec lequel il avait couché, et la première fois qu’il avait humé du nez au cul tel autre corps que le sien, lui avait laissé l’impression à la fois grisante et vaguement écœurante de s’être étreint lui-même, jusqu’à confondre l’odeur de son sperme avec celle de ce double illusoire, sans ce profumo di donna si particulier que lui fit découvrir, plus tard, le corps de sa première amante : suave et mortelle fragrance du Tout Autre - prélude souvent à la guerre.
     
    Ce vendredi 4 avril.- Je me réveille à 6 heures et vais faire pisser Snoopy dans le sublime paysage tout clair au quart de lune, comme incurvé, luminescent sous l’épaisse couche de neige, le lac d’argent bleuté et les montagnes comme sculptées au couteau dans la glace vive.
    Tout à l’heure je descendrai à Montreux où Lady L., de retour de San Diego, a passé la nuit pour éviter de brasser la neige fraîche, ce qu’attendant je lance les feux et me replonge dans la lecture de La Trahison d’Adam Zagajewski.
     
    PARADOXE. - La trahison selon Zagajweski relève à la fois du corps, du cœur, de l’esprit et de l’âme, tout entière impliquée dans notre obligation de naissance de nous occuper à vivre en oubliant notre immortalité, et je l’entends comme un évidence métaphysique vrillée à mon physique mortel dont j’exorcise le lancinant rappel en pratiquant jogging sur jogging et, pour laisser un peu respirer mon esprit et mon âme avec le consentement de mon cœur, force méditations et tentatives de prières, peut-être vaines ou peut-être pas ?
     
    CORPS ET ÂME. - Le sentiment que mon corps est le temple de mon âme sous la double garde de mon esprit et de mon cœur ne doit rien, je crois, à aucun catéchisme inculqué, et tout au sens du sacré qui a suscité ma terrible pudeur d’enfant et l’intensité de mes sensations à monter aux arbres en les pressant entre mes cuisses ou à m’oindre de l’eau des cascades à l’insu des rôdeurs et des censeurs, dans les bois des hauts de notre ville – tout cela (presque) sans relation avec aucune instance de pureté commandée, en dépit de l’Œil me jugeant évidemment coupable depuis ma naissance.
     
    MALENTENDU. – Mon ami R. me disait qu’il lui arrivait de se branler jusqu’à dix fois par jour, et que cela l’épuisait en même temps que cela le rapprochait de l’infini, précisait-il en guettant ma réaction, d’autant que le saint homme dont il avait espéré d’abord une parole de condamnation, lui répétait chaque fois : « continuez, petit, continuez ! », avant de le bénir.
    Et de fait comment juger cette recherche éperdue d’une extase dont on n’a rien dit en la qualifiant de «petite secousse» ou d’ «infini à la portée des caniches», comment en juger si l’on ne se borne pas à son job de confesseur commis à l’exorcisme tarifé de l’impureté ?
     
    Ce dimanche 7 avril. - Mon frère aurait eu 77 ans aujourd’hui, et je me dis : pauvre toi dont la fin de vie a été si triste et si pesante pour les tiens, tes cendres dispersées au jardin du souvenir - tu n’as aucune tombe hors de quelques cœurs, et nos bons moments partagés remontent surtout à nos enfances; puis je me rappelle ma confusion lorsque, sous son lit, dans notre chambre commune, je découvris, avant les miens et n’ayant jamais vu les siens, les poils du triangle des femmes dans le magazine Paris Sexy qu’il feuilletait d’une main à mon insu.
     
    CET INCONNU. - Après sa mort j’appris que mon frère avait été un homme à femmes, et je me suis rappelé que la seule fois où nous aurons été un peu complices date de peu de temps avant ses derniers jours lorsque, libérés par la tendresse (moi) et la morphine (lui) nous nous sommes racontés nos voyages autour du monde sans rien évoquer de trop personnel, retrouvant cependant la forfanterie (lui) et la disposition rêveuse (moi) de nos adolescences respectives, jusqu’au souvenir d’une sauterie où il m’avait saoulé et qui lui fit se rappeler que le lendemain de cette nuit-là, malgré l’écart de nos âges, nous nous étions parlés comme deux frères de dix-huit (lui) et treize ans (moi), puis il délira pas mal à propos d’une escale à Anchorage où il prétendait avoir vu des Aléoutes en scooters des neiges voler au-dessus des vasières gelées…
     
    PRIVACY. - Je ne sais ce qui m’a toujours empêché de me confier trop intimement au papier, quoique l’introspection me fût naturelle, ou peut-être était-ce à cause de cela justement, craignant de la trahir d’une façon ou de l’autre, ou d’en ternir l’aura en la livrant à d’autres regards, que je gardais «ça» pour moi, en outre convaincu que les aveux explicites ne relèvent le plus souvent que d’une sincérité aléatoire ou même faussée par ceci ou cela – et d’ailleurs quels aveux ?
     
    PURETÉ, MON CUL. - Je ne me rappelle pas ce qui m’a fait «tomber», entre seize et dix-huit ans, sur les Journaliers de Marcel Jouhandeau, auxquels j’ai pris goût au point d’en lire de nombreux volumes, jusqu’à l’écœurement que m’a inspiré Du pur amour où, vraiment, l’effort du vieux faune catholique de magnifier son imaginaire amant hétéro, certes fringant à la trompette, m’a semblé se délayer dans la même sauce suavement frelatée que les Pages égarées, au tirage confidentiel, dans lesquelles le grand styliste touche au kitsch en célébrant, en termes voulus sublimes, les fermes rondeurs du fessier masculin et la fière mentule qu’érige l’éponyme et non moins improbable Amour Pur…
     
    MÉLANCOLIE ARDENTE. - Autant l’onction quasi sacerdotale de Jouhandeau, mais aussi sa sensualité de souche paysanne, convenaient au quasi catholique d’un certain temps que j’ai été – disons entre mes vingt-cinq et trente-cinq ans -, autant la sèche probité de Paul Léautaud m’a ramené, protestant d’origine, à certaine injonction d’honnêteté mêlée de détachement non exempt de pénétration, plus encore : de vive sensibilité restée, chez le vieil Alceste ricanant, de son enfance blessée; et mon naturel revenait au double galop de Voltaire et de Rousseau dans le Journal littéraire tout extime.
    En outre, point de cérémonie chez lui dans l’évocation de ses séances avec sa maîtresse, aimablement surnommée Le Fléau, qu’il trousse debout, et son Journal particulier m’a paru à côté des Pages égarées de son ami Jouhandeau, d’une obscénité décidément plus réjouissante.
     
    AVATARS. - J’eusse aimé n’en avoir qu’à la personne, qui relie naturellement toutes les instances du cœur et de l’esprit, le corps et l’âme accordés, l’amitié vive et l’amour à l’avenant, à visages nus. Cependant ce sacré bouc de corps, à de certains moments de marées montantes, certains mois estivaux de certaines années, n’en aura fait qu’à sa tête et sans cœur ni pesée d’âme, tout entier voué à la saillie entre les globes durs ou tendres - tout soumis aux fantasmes appariés aux plus aveugles pulsions et ne s’en délivrant qu’en pure jouissance giclée.
     
    AMIEL. - L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.
    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux Journal intime en voie d’édition complète.
     
    RETOUCHES. - J’avais vingt-cinq ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs suisses par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail; cependant quelle expérience passionnante que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses sœurs ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceaux de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, et jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…
     
    L’UNIQUE OBJET. - Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une soupente des Batignolles, à la rue de la Félicité bien nommée, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant et sais gré à ses proches de ne pas avoir jeté son journal au feu comme il l’avait souhaité…

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2019)
     
    DE LA PARESSE. – Le caractère sporadique, voire velléitaire, de ma lecture de Simone Weil traduit mon inaltérable paresse, non pas tant intellectuelle que spirituelle : ah mais elle m’embête à la fin, celle-là ! me serai-je répété vingt et cent fois, comme à la lecture de Thérèse d’Avila ou de Jean de La Croix, ces champions de la pureté, alors que je me sentais, toujours et encore, tellement impur – donc bon en réalité pour un retour futur selon le critère de SW qui estime que c’est dans la pesanteur la pire qu’on peut trouver un rai de lumière, etc.
     
    PINGOUIN. - Ciel tout limpide et bleu rosé ce matin, avant la formation du stratus. Lady L. se prépare à un bain nordique pour le nouveau millésime, et j’essaie de joindre Alfred Berchtold, mon cher vieux Pingouin - surnom que lui ont collé ses camarades de la communale de Montmartre-, pour lui souhaiter bonne année ; ensuite longue conversation téléphonique avec mon cher vieil homme en sa prison cinq étoiles, selon son expression, qui se dit un peu embêté par une de ses jambes, laquelle regimbe et l’oblige à se déplacer en déambulateur ou avec des personnes de bonne volonté - mais il reste d’une totale vivacité et me dit que la lecture régulière de mes poèmes de La maison dans l’arbre lui fait du bien. (Ce mardi 1er janvier 2019)
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    PREMIER ÉCHO. - Le premier jour de l’année a été marqué, hier, par la parution, dans le magazine mensuel Service littéraire, du premier papier «sur papier », précisément, consacré aux Jardins suspendus, signé Jean-François Duval et aussi concis qu’élogieux. J’ai été touché, en outre, par le message très amical que m’ont adressé Alain Dugrand et Michel Lambert à propos de mon livre, le premier me promettant d’inscrire celui-ci dans la liste des candidats au prix Bouvier, qu’il préside, et le second me recommandant de l’envoyer au jury du prix Renaudot de l’essai - mais oui, c'est ça, cher ami... (Ce mercredi 2 janvier)
     
    SAGESSE DE RAMUZ. - Revenir sans cesse à ce qui distingue le vivant de l’idéologique, en se rappelant ce que Ramuz disait à ses amis, à savoir que l’idéologie est le domaine du vague et du flou, alors que les sentiments et la vérité littéraire ressortissent à la surexactitude poétique. Ce qui fait sourire quand on constate les prétentions « scientifiques » des lettreux qui planchent aujourd’hui sur son œuvre.
    À ce même propos de l’idéologie, trier aussi ce qu’il faut retenir de Rozanov et ce qu’on en peut contester, voire « oublier »…
     
    ALLER-RETOUR. - Il y a des années que nous n’avons plus fait ce voyage ensemble, après tant de routes et de lieux parcourus ces dernières années à travers la France et des Flandres au Portugal, en outre ce ne sera qu’un saut pour récupérer une vingtaine d’exemplaires de mon livre alors que nous avons promis à Aliocha d’assister vendredi soir à la première de son opérette à la Grange, mais je me réjouis de présenter ce soir ma bonne amie à Pierre-Guillaume dont je suis sûr qu’il l’aimera. (Dans le TGV Lyria, à destination de Paris, avec L., ce 9 janvier)
     
    NOUVEAU PROJET. - Je vais jeter en vrac, ces prochains jours, toutes les idées utiles à mon pamphlet, d’ores et déjà intitulé Nous sommes tous des génies sympas. À commencer par le sommaire : 1) Nous sommes tous des Chinois connectés. 2) Nous sommes tous des auteurs cultes. 3) Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 4) Nous sommes tous des intermittents de l’humanitaire 5) Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6) Nous sommes tous des poètes numériques. 7) Nous sommes tous des génies sympas.
    Plus je vais, ces derniers temps, et plus s’impose à mes yeux la nécessité d’un surcroît de concentration solitaire, à l’écart des agitations de la meute. Mon pamphlet, que je me garderai d’intituler ainsi – je vais parler plutôt de « libelle », sera le réceptacle d’une réflexion non convenue et que j’aimerais, par conséquent, pure de toute identification idéologique de quelque bord que ce soit. (Ce vendredi 11 janvier)
     
    GRAPHOMANIE. - Marcel Proust avait pourtant été clair, comme Amiel l’a été en demandant à ses proches de détruire son Journal intime, et Kafka qui supplia son ami Max Brod de brûler ses manuscrits : « Je tiens absolument à ce qu’il ne soit conservé et a fortiori publié aucune correspondance de moi ».
    Mais les écrivains proposent et leurs infidèles ou trop fidèles survivants disposent, comme le prouvent les 21 volumes contenant les quelque 5000 lettres écrites par le grabataire graphomane dont nous apprenons, dès le 2 janvier 1919, qu’il est peu bien sous l’effet d’une laryngite aiguë assortie de fièvre de cheval, ne sort plus, n’ouvre plus ses lettres et néglige de corriger les épreuves d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs, à la fureur de son éditeur alors que lui-même est catastrophé par la composition de son roman en si petits caractères que personne, gémit-il sous sa pelisse, ne lira ce nouveau livre alors que le premier, Du côté de chez Swann, publié à compte d’auteur chez Grasset, n’a été reconnu que par quelques-uns, éreinté par d’autres, ignoré du « grand public ».
    Il en ira tout autrement en fin d’année quand, à l’instigation des grands auteurs-lecteurs que sont un Léon Daudet et un Rosny aîné, le prix Goncourt sera décerné à son livre, lui valant plus de 800 lettres de félicitationsen trois jours et la reconnaissance soudaine, la gloire tardive alors qu’il décline physiquement plus que jamais, la fureur de ceux qui le trouvent trop vieux et trop riche pour cet honneur, la jalousie de ses pairs, l’intérêt et l’estime croissante des lecteurs, etc.
     
    WELLNESS & Co. - Nous sommes arrivés cet après-midi à Dinard, où nous passerons dix jours en mode thalasso, avec un peu de cryothérapie pour le genou de Lady L. Pour ma part, je vais tâcher de me concentrer sur mes deux travaux principaux, à savoir mon essai sur Czapski et mon libelle, qui me démange à vrai dire tant je constate un peu partout de signes de ce qui cloche dans notre drôle de monde. Pour autant, je me garderai une fois de plus de donner dans le catastrophisme en tâchant de rester fidèle à mon instinct et à mon bon sens. (Ce vendredi 18 janvier)
     
    UN OISEAU. – Ciel gris et bas sur l’océan vert. Fringante apparition d’un goéland nous scrutant, de l’autre côté de l’immense baie de la salle où nous prenons le petit-dèje, planté sur une patte et fusillant de son oeil de perle noire ces curistes encapuchonnés de blanc - splendide créature bientôt envolée et se laissant porter, toutes ailes déployées , à la crête ou dans les creux des vigoureuses vagues de vent .
     
    QUEL GRAND ÉCRIVAIN ? - Je reverrai complètement, ces prochains temps, non pas à la baisse mais en nuance, ce que je pense juste de dire de la grandeur relative des écrivains. Et par exemple ceci : qu’il ne me semble pas y avoir, actuellement, en France pas plus qu’en francophonie, un seul écrivain qu’on puisse dire grand comme Proust ou Céline sont grands, Victor Hugo ou Chateaubriand, Stendhal ou Balzac. Pas un !
    Il y a de bons écrivains, des auteurs tout à fait originaux, voire même géniaux à leur façon, comme un Charles-Albert Cingria était génial à sa façon : un Pascal Quignard, à sa façon. Un Michel Houellebecq sans doute, à la sienne. Un Richard Millet, dans Ma vie parmi les ombres, un Fabrice Pataut à la sienne, etc.
    En Suisse un Maurice Chappaz, un Jacques Chessex, un Georges Haldas, chacun à la sienne. Et Catherine Colomb ou Monique Saint-Hélier, Alice Rivaz ou Janine Massard, toujours en Suisse. Mais après ?
     
    Quand la critique est un art
    Par Olivier Maulin
     
    Jean-Louis Kuffer nous présente cinquante ans de lectures et de rencontres littéraires. Un livre qui donne envie d’en acheter mille.
    On devrait, nous autres Français, davantage écouter nos amis suisses, ce qui nous éviterait cette forme de condescendance si typique de notre nation, dont nous n’avons bien ssûr le plus souvent pas conscience.
    Dans un article intitulé « Moi parler joli français », Jean-Louis Kuffer raconte comment Edmonde Charles-Roux, après avoir remis la bourse Goncourt au poète valaison Maurice Chappaz, en 1997, s’extasiait sur les onde de la radio romande : « Et vous savez que Chappâze écrit un très joli français !» Ce qui nous vaut une volée de bois vert sur le nombrilisme de l’édition parisienne de la part du grand critique suise, qui n’imagine pas une second un de ses confrères allemands s’étonner si candidement du «bel allemand» de l’Autrichien Peter Handke…
    Ecrivain et journaliste littéraire dans de nombreuses publications romandes, cofondateur d’une revue consacrée aux livres et aux idées, Le Passe-Muraille, Jean-Louis Kuffer est un authentique passionné de littérature. Il publie aujourd’hui une anthologie de textes sur le sujet écrits durant cinquante ans (1968-2018) où l’éclectisme de ses goûts et sa curiosité sans limites ne le font pas sombrer dans l’« omnitolérance » qui est la manière la plus efficace de se débarrasser du livre.
    On ne s’étonnera pas de retrouver dans ce corpus de nombreux articles sur des écrivains suisses « écrivant joliment », à commencer par Ramuz, «l’auteur d’origine romande le plus important depuis Rousseau», dont la langue d’une beauté exceptionnelle, précisément, à mis du temps à s’imposer à Paris, hors Céline qui en perçut immédiatement le caractère poétique et novateur. C’est un fait : les Suisse sont de grands voyageurs, et c’est une riche idée d’avoir arraché Thierry Vernet à son statut d’éternel compagnon de Nicolas Bouvier, auteur culte des écrivains-voyageurs, lui qui apporte un « ajout radieux et profus » à l’œuvre magistrale de son camarade de voyage.
    Riche idée également de faire découvrir aux lecteurs français Lina Bögli, qui décida en 1892 d’accomplir un tour du monde en dix ans et qui en revint, ponctuelle comme un coucou suisse », en se félicitant de la politesse partout rencontrée. Un des jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer (qui fut directeur d e collection à L’Âge d’Homme) est la Russie, ce qui nous vaut des textes pénétrants sur Gontcharov, Tchekhov, Dostoïevski , Grossman ou Soljenitsyne ; un autre est l’Amérique, et il est alors question de Thomas Wolfe, Flannery O’Connor, Philip Roth ou Cormac McCarthy, ce « visionnaire pascalien » au lyrisme sauvage, certainement le plus grand écrivain américain vivant. Quelques rencontres émaillent ce recueil. Notamment celle d’Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française et figure de Saint-Germain-des-Prés, dont l’œuvre étonnante pleine de vagabonds et de fainéants en rupture avec la société est celle d’un grand moraliste. Aphone au moment de la rencontre à cause d’uncancer du larynx, l’écrivain de 87 ans voulait expliquer à Kuffer sa défiance envers le pouvoir. Il prit un bout de papier, y griffonna cette simple question : « Pouvez-vous écouter un ministre sans rire ? ». Tout était dit. (Valeurs actuelles).
     
    SURPRISE. - Très bonne nouvelle aujourd’hui : que la cheffe de la rubrique culturelle du Temps, Lisbeth Koutchoumoff, m’annonce qu’elle va parler des Jardins suspendus et me commande un pleine page sur un écrivain qui me serait une façon de mentor, et tout de suite j’ai pensé à Tchekhov. On verra ce que cela donne, mais le ton de la dame est pour le moins engageant, et cela dément en somme toutes les horreurs que j’ai proférées récemment encore sur Le Temps...
     
    ANTON PAVLOVITCH. - Tchekhov nous rappelle tranquillement, un siècle après sa mort, ce qui compte vraiment et ce qui ne compte pas, non pour être parfait mais pour vivre dignement. Je me le rappelle aussi en pensant à mes parents et aux parents de mes parents, des deux côtés, puis en remontant une lignée de gens simples et honnêtes, tenus droits par leur éducation chrétienne, un peu raides du côté des Lucernois, voire lourdement moralisateur en ce qui concerne mon Grossvater adventiste, ou plus olé olé du côté de la famille de mon grand-père où certain chalet de Crissier fleurait la débauche à ce que raconte mon père dans le cahier jaune qu’il a rédigé pour moi à la fin de sa vie. Mais peu importent vices ou vertus : il y avait la une communauté respectueuse de certains principes évangéliques, qui nous été dûment transmis, et tout le reste est «hommerie»…
     
    BONUS. - Très content ce matin de découvrir, par mon agent de renseignement René Z., le très beau papier consacré aux Jardins suspendus par Lisbeth Koutchoumoff dans Le Temps. Après celui de Michel Audétat, c’est le mieux que je pouvais attendre des marmottes moites de ce pays, sauf si Bulliard se sort les pouces du cul, pour reprendre l’expression de notre voisin laitier.
    En tout cas, je ne m’attendais pas du tout à la magnifique lecture de Lisbeth K. qui parle même de «livre merveilleux» et, surtout, le décrit avec précision et pertinence, sous ses multiples aspects. Avec le remarquable papier d’Olivier Maulin, voici la preuve que la critique sérieuse est encore possible dans le marasme actuel - mais si rare… (Ce samedi 16 mars)
     
    L’AUTRE CAMUS. - Lu ces jours pas mal de pages du journal de Renaud Camus, dans Les Nuits de l’âme, qui m’ont laissé froid. Pas mon truc. Le type fait très littérateur, à la fois guindé et un peu encanaillé, entre les salons parisiens ou provinciaux et les backrooms et autres saunas homos. Cela n’échappe pas au bavardage. Peu de notations vraiment intéressantes à mes yeux. Le type qui se vexe parce que son amant américain prolonge ses téléphones sans souci d’économie, ou ne remarque pas les Miro entassés dans son château ; et le détail de ses baises à New York ou ailleurs, m’intéressent aussi peu que celles d’un Matzneff en Thaïlande ou ailleurs. Cette exposition de choses que naguère on gardait pour ses papiers secrets (les Pages égarées de Jouhandeau) m’ennuie à la fin. On lèche les velus et les barbus, on encule ou on se fait enculer, on aligne les observations hard, et après ? On se soucie du succès de son dernier écrit ? On se désole de ce que tel critique n’ait pas applaudi. On en déduit une vraie décadence française voire européenne ou mondiale, puis on reprend contact avec Mélanie de France-Culture, etc.
    Tout ce monde m’ennuie, comme toujours les gens de lettres...

  • Merci à Monsieur Lamunière d'avoir partagé ses passions

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    216504006_10227103527320929_9109697262626966685_n.jpgAvec Marc Lamunière (1921-2021) a disparu un patron de presse quasi légendaire en Suisse romande, qui était aussi un humaniste de vaste culture, fou de jazz et très grand lecteur, agnostique porté sur la philosophie et lui-même écrivain de talent sous pseudos. Son dernier livre, Le Jardin des piqûres, élaboré en complicité avec Jacques Poget, est une somme de réflexions sur un siècle vécu intensément, scellant une vision généreuse, passionnée et pondérée à la fois, souvent drôle et tonique. Salamalec à l’honnête homme !
    Ce que je me suis dit l’autre jour en apprenant la nouvelle de la mort de Monsieur Lamunière, comme je me le suis dit il y a quelques mois à la mort du compositeur Julien-François Zbinden qui habitait dans le même quartier des hauts de Lausanne, ou après la mort de Jean Starobinski et de Philippe Jaccottet - tous plus ou moins centenaires comme le fut une Alice Rivaz -, ou encore après la mort des nonagénaires Georges Haldas et Maurice Chappaz, sans oublier mon très cher Alfred Berchtold, c’est que la nature fait parfois tranquillement les choses, sans nous ôter le goût de la vie.
    Je crois savoir que Monsieur Lamunière aimait la vie et que les épreuves ne lui auront pas été épargnées pour autant auprès de la femme de sa vie qu’il a accompagnée quatre ans durant en sa cruelle maladie, mais je présume que lui-même n’a pas été trop accablé ni trop révolté à l’approche de sa propre fin, en stoïcien stylé dont je ne sais s’il est décédé en cravate ou le col ouvert, mais sûrement avec la même élégance qui le caractérisait.
    Je le dis avec une malice qui pourrait être la sienne: l’image la plus ancienne qui me reste de Monsieur Lamunière est celle d’un imposant personnage en costume-cravate et sourire de travers, et je vais donner dans un véritable cliché en situant notre première «rencontre» personnelle dans l’ascenseur de la Tour dont il occupait le onzième étage sommital en tant que patron du journal où j’avais amorcé une collaboration à l’âge de vingt-deux ans - lui et moi seuls sans rien à se dire, autant qu’il m’en souvienne, après un vague salut.
    Si je parle de «cliché», c’est dans la mesure où nombre de mes consœurs et frères auront vécu le même «coup de l’ascenseur», faisant en somme figure de scène primitive plus ou moins stressante de leurs relations avec le Boss, et je dois préciser que le pigiste timide et chevelu que j’étais alors, pas tout à fait délesté de ses préventions de marxiste-léniniste des années 68 (nous étions en 70), ne pouvait s’empêcher de voir en Monsieur Lamunière, sinon un ennemi de classe à flinguer dans un monte-charge, du moins un capitaliste avec lequel ses camarades les plus radicaux lui reprochaient de pactiser, m’imposant donc un profil modeste…
    Or j’étais loin, à ce moment-là, d’imaginer qu’un tel «bourgeois» fût à la fois un amateur de jazz effréné, un admirateur des surréalistes qui avait connu Picasso en 3D, un sympathisant du bouddhisme pratiquant le yoga autant que la boxe et le ski, un considérable lecteur et un écrivain racé dont je ferais l’éloge 30 ans plus tard d’un superbe recueil de nouvelles au titre appétissant (Le dessert indien), sans flatter trop outrageusement pour autant son auteur.
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    Le Boss de Sing-Sing…
     
    C’est par nos livres, au demeurant, que nous aurons sympathisé à travers les années, et notamment à propos d’un récit, intitulé Cité de Babel, inséré dans un recueil que j’avais publié en 1994 sous le titre de Par les temps qui courent, où je brossais un tableau satirique assez carabiné de la Tour d’Edipresse, dans les années 90, dont les journalistes et les collaborateurs, désormais désignés en tant que «créatifs» et «administratifs» et soumis à une restructuration qui verrait les anciennes relations personnelles plutôt débonnaires jusque-là se reformater à l’enseigne des «ressources humaines», et divers métiers fleurant bon le plomb et l’huile chaude disparaître, et la fumée et le bar avec…
    J’en avais donc écrit ceci : «Au temps de sa modernité flamboyante, la Tour reproduisait, de ses substructures ouvrières à l’étage directorial où le Boss contemplait notre cité en se rappelant tel bon mot de Cocteau à placer mine de rien dans un prochain Comité, les étages de la société capitaliste qu’avec mes camarades de la Jeunesse communiste je m’étais employé quelque temps à analyser »… Et plus loin : «La Tour, alors, avait quelque chose d’une projection mégalomane à l’américaine, et l’on pouvait se figurer, du dehors, que ses parois de verre fumé masquaient ni plus ni moins que l’Avenir en train de se manigancer, tandis que ses habitants y perpétuaient toute sorte de comportements à l’ancienne, en civilisés souvent mal léchés »…
    En relisant ces pages que je trouve, aujourd’hui, par trop tarabiscotées, j’y vois cependant une juste critique d’un début de déshumanisation technocratique dont je présume qu’elle déplaisait aussi à Monsieur Lamunière.
    Lequel, dans l’ascenseur, me dit un soir, après avoir lu ce livre que je lui avais dédicacé, qu’il l’avait apprécié tout en ajoutant, d’un ton sarcastique, qu’il s’était un peu étonné d’y découvrir une image de son entreprise aussi effrayante que la prison de Sing-Sing; mais peu après, dans le premier de ses messages plus personnels voire amicaux, qu’il m’adressa en réponse à mes envois, il revenait plus chaleureusement sur la musicalité de mon écriture, mon évocation d’une virée aux States et le récit du dernier jour de la vie de mon père, dans le récit intitulé Tous les jours mourir, qui l’avaient touché. Ainsi Monsieur Lamunière oscillait-il entre la pointe de second degré et le propos à visage plus découvert, pudiquement sincère.
     
    Émule d’Epicure et de Montaigne…
     
    Cette pudeur virile d’un «patriarche» genre vieux mâle blanc hétéro qu’il est à la mode aujourd’hui de dégommer, n’a pas empêché Monsieur Lamunière de se livrer, en profondeur autant qu’en surface, sans rien toucher (ou presque) de sa vie privée, dans la très remarquable série d’entretiens, à la fois oraux et plus ou moins repris de ses écrits sur fiches, menés par Jacques Poget et constituant la passionnante conversation du Jardin des piqûres où se déploient, à partir de sa très riche expérience et sur un siècle aux fantastiques mutations sociales et psychologiques, maintes réflexions sur la vieillesse et la mort dont-on-ne-peut-rien-dire, la vie sous tous ses aspects nourrissant une insatiable curiosité, la religion et la philosophie, l’art et la musique, etc.
    Monsieur Lamunière, en cravate ou à col ouvert, incarne à mes yeux toute une société, partiellement en voie de disparition, et toute une Suisse, toute une multiculture à la fois enracinée et ouverte au monde, toute une philosophie qu’on pourrait dire du «milieu juste» - selon l’expression de Montaigne (l’un de ses penseurs de référence, avec les stoïciens et les bouddhistes), plus que du «juste milieu» pépère à la vaudoise.
    Si j’ai cité le noms de Jean Starobinski et de Philippe Jaccottet au début de cet hommage, ou celui d’Alice Rivaz, centenaires de haut rang littéraire, à côté de celui de Monsieur Lamunière qui se disait plus humblement dilettante en tant qu’écrivain, c’est que son feint amateurisme, en toutes choses, relevait d’une passion et d’un engagement humain qu’on peut dire celui des «bons génies de la Cité».
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    «Je pense que l’écriture est le fond de ma nature», déclare Marc Lamunière, alias Marc Lacaze auteur du mémorable Dessert indien (que son auteur dit la meilleure chose qu’il ait écrite), alias Ken Wood le storyteller à l’américaine, quand il parle de ses autres excursions dans la peinture et la musique, mais cela fait-il de lui un écrivain «à part entière» ?
    Lui-même ne fait pas mine de le penser, même s’il précise que cela ne lui aurait pas déplu, mais sa façon de lire le monde, sa façon de se nourrir des grandes textes et de les citer sans pédantisme, sa façon de partager ses passions, sa façon de réfléchir au sens de la vie et de transformer les données de la réalité en figures imaginaires poétiquement plus-que-réelles - comme dans Le dessert indien en sa profonde fantaisie -, sa façon enfin de jouer comme il jouait en son enfance, ces multiples façons de vivre représentent bel et bien une forme d’écriture ici et là touchée par la grâce avant de revenir sur cette terre «qui est parfois si jolie», etc.
     
    Où la culture vécue se distille avec humour…
     
    Usant de leur formule répétitive préférée, les médias auraient pu titrer, à la mort de Monsieur Lamunière, qu’il avait «rejoint dans les étoiles» son épouse Pomme et la chanteuse de jazz Ella Fitzgerald ou la danseuse Joséphine Baker par la même occasion, son ami Albert Skira le génial éditeur qui l’introduisit chez un certain Pablo Picasso en qualité de garde du corps ancien boxeur, ou le chien qui faillit lui coûter la vie une première fois un jour qu’il tentait de l’arracher au flot tumultueux d’un canal.
    Or Monsieur Lamunière aurait été le mieux placé, à vrai dire, pour rédiger sa «nécro», se dit-on à la lecture des inénarrables récits qu’il fait de deux de ses trépas ratés, et d’un discours de chef d’entreprise à hurler de rire.
    Deux miracles ont bel et bien valu à l’agnostique Monsieur Lamunière d’avoir échappé à la mort : le premier, quand se jetant dans un canal pour y sauver son chien, lui-même se trouva emporté puis tiré in extremis de là par une main «divine» quoique tout humaine, après que son chien en eut réchappé tout seul; le second au fil d’un vol hallucinant en coucou du désert, entre le Tassili, dont il avait visité les sublimes vestiges rupestres avec son épouse, et Alger, quand un passager clandestin nigérian surgit de nulle part pour débloquer la porte du poste de pilotage verrouillé alors que l’avion se trouvait en pilotage automatique…
    S’il ne fut pas écrivain «à part entière», Monsieur Lamunière, qui sait le poids des mots autant que leur magie, et en joue aussi brillamment en artiste «proustien» qu’en potache à la Desproges, se prenait si peu au sérieux qu’il était devenu un expert en matière d’humour et plus encore: un praticien. La preuve en est un extravagant discours d’entreprise reproduit dans Le Jardin des piqûres, où il est question du «recyclage du PET»…
    Dans les années 1970-72, à l’instigation de René Langel, autre quasi centenaire toujours en vie, également fou de jazz et compère proche de Monsieur Lamunière, qui m’accueillit dans son magazine de la Tribune-Dimanche avec d’autres jeunes gens, dont Richard Garzarolli, nous lançames une série «écolo» avant l’heure à l’enseigne de S.O.S Survie, où parurent, mois après semaines, de très nombreux reportages et interviews consacrés aux multiples aspects de la dégradation de l’environnement. Si nous faisions figures de pionniers dans la presse romande, la série, tendant à s’allonger selon la loi du genre, finit par exaspérer Monsieur Lamunière, au dire de notre ami René, sans que le Boss n’intervînt jamais pour autant.
    N’empêche qu’on peut voir, dans sa délirante variation scientifico-poétique sur le «recyclage du PET», jouant sur le mot sans vergogne en évoquant les multiples façons de renouveler l’énergie des vesses humaines menaçant la couche d’ozone, une réponse qui aura fait la nique à notre S.O.S quitte à abuser du contrepet…
    Enfin c’est sur le thème des passions partagées que je bouclerai ce salamalec de reconnaissance à Monsieur Lamunière, y associant tous ceux qui, journalistes comme un Jacques Pilet (qui l’invita à donner des chroniques au Nouveau Quotidien), entre tant d’autres, musiciens de jazz qu’il a accompagnés ou invités dans son studio perso pour y réaliser des enregistrements, sans oublier son fils Pierre à la relève et tant de gens du livre et de la presse, des arts et de la culture au sens le plus incarné du terme tel que, précisément, Monsieur Lamunière la vivait sans l’étaler mais pour en distiller le plus vivifiant, au rythme jazzy de son optimiste vision.
     
    Marc Lamunière. Le Jardin des piqûres. Vision d’un centenaire sur sa vie, le siècle écoulé et les jours qui restent. Rencontres avec Jacques Poget. Editions de L’Aire, 2021. 210p.

  • Ceux qui sont à l'écoute des seniors

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    Celui qui a recueilli le vieux Monsieur Schlatter errant en pyjama le long de l’autoroute et fredonnant le fameux Chant du compagnon errant de Gustav Mahler / Celle qui a bien connu Monsieur Schlatter à l’époque de ses chroniques musicales dont elle fit les frais en tant que premier violon du Quatuor Hamburger assez fameux en ces mêmes années / Ceux qui ont assisté à la déroute mentale du brillant Monsieur Schlatter après son admission à la maison de retraite du Goetheanum de célèbre mémoire / Celui qui affirme que sans sa sœur Agatha Monsieur Schlatter ne se fût jamais intéressé à la théorie des couleurs de Rudolf Steiner le regretté thaumaturge / Celui qui a fait partie des groupes de conscience théosophiques des hauts d’Ascona / Celle qui a compris la motivation secrète de plusieurs des gars qui lui trouvaient une âme si pure qu’ils l’emmenaient dans la même clairière du Bosco Nascosto / Celui qui estime idéologiquement approprié de laisser le Senior s’exprimer au milieu des camarades du Groupe de fusion / Celle qui a rendu visite à Django Reinhardt dans sa roulotte de Fontainebleau pour le remercier d’exister / Ceux qui ont lu Spinoza et en tirent les conséquences sans le clamer sur les toits / Celui qui entrouvre la porte de la conscience universelle pour se rafraîchir / Celle qui a enseigné le karaté à l’octogénaire également à l’aise au fox-trot et à la composition de sonnets à la manière de Ronsard et de l’équipe de la Pléiade / Celles qui pratiquent l’humour au sixième degré en tant que femmes d’alpinistes restant à la maison ou à leur club de canasta tandis que ces messieurs «tutoient les sommets», etc.
    Peinture: Michael Sowa.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2018)
     
    EN CHANTIER. - Deux dents de moins ce midi. Comme j’étais un peu tendu à l’aller, j’ai trouvé au retour ma Jazz vidée de sa batterie, qui m’a obligé à faire appel au dépanneur du TCS. Dans l’intervalle, j’ai reçu un très aimable message d’Isabelle Roche qui achève, ces jours, la dernière correction des Jardins suspendus et se dit enthousiaste à la lecture de ma proposition de 4e de couverture. Se dit en outre épatée par le ton vif de la bio de quatre lignes que je lui ai également envoyée à sa demande. (Ce mercredi 17 octobre)
    Les jardins suspendus (Prière d'insérer)
    Si le Verbe se fit chair, il incarne notre mémoire commune et la lecture est alors un acte sacré au jardin suspendu, qui scelle la rencontre du Lecteur et de l’Auteur.
    Le jardin suspendu est ce lieu où l’attention vive à toutes les manifestations du Verbe se réitère tous les jours - ici depuis cinq décennies. Une curiosité passionnée y relance l’aventure de lire qui relève de l’amour, ignorant dans sa superbe ce qui est jugé trivialement idéologique, banal ou bavard.
    Les lectures et rencontres consignées ici sont tantôt marquées par l’Histoire (le fasciste Lucien Rebatet ou l’antifasciste Imre Kertesz, Amos Oz ou Doris Lessing, Alexandre Soljenitsyne ou Jonathan Littell) et tantôt par la tragi-comédie quotidienne (avec Anton Tchékhov ou Cormac McCarthy, Patricia Highsmith ou Georges Simenon, Alexandre Tisma ou William Trevor, Alice Munro ou Juan Carlos Onetti, Vassily Grossman ou C.F. Ramuz ), partout où le Verbe se fait chair.
    La bibliothèque du lecteur, attenante aux jardins suspendus, est son corps projeté dans le temps hors du temps de la Poésie (le Suisse cosmopolite Charles-Albert Cingria y rayonne en génie byzantin, et l’Américaine Annie Dillard y module sa prose d’un réalisme mystique sans pareil), mais le frisson de la Littérature parcourt les échines les plus diverses, des conteurs (un Marcel Aymé ou un Dino Buzzati) aux flâneurs (un Henri Calet ou un Alexandre Vialatte) en passant par les passants profonds, (Guido Ceronetti et Dominique de Roux), les bardes de leurs tribus (Thomas Wolfe et Philip Roth), les enchanteurs ironiques (Vladimir Nabokov et Fabrice Pataut), les enfants perdus (Fleur Jaeggy et Robert Walser), les sourciers du langage (Yves Bonnefoy ou William Cliff), les contempteurs furieux (Thomas Bernhard ou Martin Amis), les sondeurs du tréfonds psychique (Amiel ou Antonio Lobo Antunes) et les visionnaires hallucinés (Céline et Witkacy), tous embarqués dans la même Arche.
    POSTÉRITE. - Je me disais ce matin, en lisant le chapitre de Littératures consacré à Proust par Nabokov que si seulement, un jour, une jeune fille ou un jeune homme éprouvaient même le millième de la reconnaissance souriante que m’inspire cette lecture en s’attardant sur tel ou tel chapitre de mes Jardins suspendus, alors, alors, alors je pourrais me dire « là-haut » ou « là-bas », que mon séjour terrestre n’aura pas été tout à fait vain, etc.
    NABOKOV. - J’ai (re)commencé ce matin de lire enfin sérieusement Feu pâle, en reprenant d’abord l’introduction magistrale de Mary Mc Carthy, au-dessus de tout ce qui se fait aujourd’hui en matière de critique, puis en annotant précisément l’Introduction de Charles Kinbote, parangon de l’universitaire agrippé aux basques d’un grand écrivain, et qu’on pourrait dire sorti de la cuisse de celui-ci, pour obtempérer ensuite à son injonction de lire d’abord ses notes et seulement après les vers de chaque partie, dans un aller-retour qui m’a semblé tout à fait conforme au projet de l’Auteur menant sa barque à sa sardonique façon.
    Feu pâle est autant le poème du roman que le roman du poème et la meilleure façon, d’une ironie sardonique, de traiter la tragi-comédie humaine et de renouveler son expression prismatique. Je ne jouerai jamais aux échecs, mais je reste captivé par tous les aspects du jeu de manière en somme platonique, comme je consens à manger japonais sans baguettes.
    Feu pâle est enfin le foyer, le noyau, le vortex ou peut-être même le trou noir de l’œuvre de Nabokov où tout se concentre et d’où tout rayonne et tourbillonne en incessant mouvement et son contraire, si l’on ose dire – et l’on ose…
    Sublime sublimation aussi du petit tas de secrets fameux et tendre réfutation des aveux d’une feinte sincérité déjouée en toute mauvaise foi – délicatesse oblige et pudeur. Pour l’essentiel : cristal de la poésie et sa diffusion de charbon ardent, sarcasme du poète à doublure critique et va-et-vient amoureux entre tous les niveaux de langage et de pensée, etc.
    NOTRE VIE. - Ma bonne amie un peu bluesy ce matin, qui trouve son visage bien gris et flétri par l’âge, sentant qu’elle a pris ces derniers temps un coup de vieux avec ses diverses opérations, mais je proteste en lui faisant valoir que nous formons un couple de beaux vieux et que nos esprits restent vifs malgré la déglingue de nos carcasses – j’en sais quelque chose moi qui vacille en marchant dans la rue comme si j’étais ivre (oreille interne), manque de plus en plus de souffle et n’entends plus que de travers à l’instar du professeur Tournesol, etc.
     
    UNE DETTE. - Reprenant la lecture, parallèle, de L’œil et d’À travers la tourmente de Maria Czapska, j’ai le sentiment de me retrouver sur un sol ferme qui sera celui-là même de mon travail à venir en vue de l’établissement du catalogue de l’exposition de 2020 au musée de Pully et, peut-être, à la Maison de l’écrit.
    J’ai conscience d’avoir une dette importante envers Czapski, que je vais « payer » à ma façon et, je crois, pour mon profit personnel - une dette qui rapporte…
    Dès que j’ai repris la lecture de L’œil, que je vais maintenant annoter de A à Z, j’ai senti que ce retour à Czapski serait pour moi une nouvelle modulation d’un constant retour au sérieux que je m’impose depuis plus de cinquante ans contre ma dispersion personnelle et ma paresse.
    Ce travail s’inscrira donc tout naturellement dans le continuum des autres exercices en cours, à savoir la mise au point de mes Lectures du monde 2014-2018 à paraître sous le titre de Mémoire vive, si possible en 2019, du roman en cours d’élaboration sous le titre Les Tours d’illusion, entre autres carnets, listes et poèmes.
    RETOURS. - On me dira que c’est par hasard, mis pas du tout. Je suis couché, je tends le bras et je prends un livre qu’il y a là sur un tas et je lis : Saba. Le Canzoniere d’Umberto Saba. Toute la vie et la voix d’un poète dans un livre qu’il y avait là et qui m’attendait ; et revenant à Saba au moment où je reviens à Czapski revient, non pas à l’éternel retour mais au retour à un reflet passager de ce qu’on dit l’éternité, par la poésie et par l’art, et ce soir je fais cette petite copie d ce qu’on dit une nature morte, et si vive, de Czapski - aller vers l’Objet et retour…
    RETROUVAILLES. - J’ai été très touché ce matin, avant le dentiste, par le message de Richard Dubugnon, fils aîné de Gemma devenu un musicien assez fameux, qui me dit qu’il a lu Le Cœur vert et L’Ambassade du papillon avec émotion et qu’il aimerait bien me revoir.
    Après deux ou trois échanges, nous sommes convenus de nous retrouver lors de ma prochaine escale à Paris, le 27 novembre - au Rostand, comme il me l’a proposé, ce qui m’a fait sourire vu que c’est dans cet établissement que se passe l’une des nouvelles de Fabrice Pataut ; et c’est en ce même lieu, le surlendemain, que je rencontrerai Fabrice en 3D…
     
    PANOPTICON. - La vision multiple et simultanée requiert elle aussi une nouvelle forme d’attention à sélection intégrée qui devrait inventer à mesure ses propres formes au lieu de reclasser les nouvelles données dans le déjà vu, de quoi nous ouvrir le regard à tout ce qu’on voyait jusque-là sans le voir, à l’instar de ceux qui n’y ont jamais rien vu qu’encadré sur le mur du salon, signé et coté sur le Marché.
     
    IMPATIENCE. - Mon livre tardant à venir, je vais le chercher, muni d’une valise vide, chez mon cher éditeur. Or je me réjouis autant de recevoir Les Jardins suspendus qu’il y a quarante-cinq ans, lorsque, avec Dimitri et Richard Aeschlimann, nous sommes allés chercher mon premier opuscule à Pontarlier ! (Dans le TGV Lyria à destination de Paris, ce vendredi 16 novembre)
     
    DE LA COPIE. - L’exercice de la copie, auquel je me livre avec les toiles de Czapksi à la gouache dans mes carnets, pourrait sembler vain ou stérile, alors que j’en vois, au contraire, l’aspect fertile en cela qu’il me force à mieux regarder.
    Regarder pour mieux recevoir et garder. Le peintre a lui-même bien regardé, et il garde en ajoutant sa propre touche qui procède d’un autre regard intérieur. Prends garde ! nous dit-il à sa façon.
    Le peintre a pris la peine d’ouvrir les yeux et a fait métier, non de voyeur mais plutôt de voyant, qui ajoute à ce qu’il reçoit quelque chose qu’il donne. Le voyeur ne donne rien : il prend, il consomme sans rien abouler. Tandis que le voyant, l’Artiste, rend la monnaie et plus encore avec sa pièce neuve.
    Le peintre a pris le temps de regarder tantôt la nature et tantôt les maîtres anciens, pour apprendre à mieux voir la nature à la lumière des maîtres anciens et mieux revenir aux maitres anciens après s’être attardé devant la nature son carnet à la main.
     
    LA CHOSE. - C’est avec une grande émotion que j’ai découvert hier, au 41 de la rue de Richelieu, l’Objet pour lequel j’aurai parcouru plus de 1000 bornes en deux jours, premier de mes livres à paraître à Paris et conjuguant visiblement le bonheur de l’Auteur et de l’Editeur. (Ce samedi 17 novembre)
     
    VITA NOVA. - Sophie a passé le cap de se trente-six ans ce matin, mais ce n’est que dans quelques heures que nous pourrons lui souhaiter bon anniversaire puisqu’elle a, à San Diego, sept heures de retard sur nous.
    Il y a trente-six ans de ça, donc le 23 novembre 1982, ma vie a changé, et dans ce changement qui fut aussi celui de ma bonne amie, notre premier enfant, puis notre second enfant trois ans plus tard ont joué un rôle à caractère pour ainsi dire religieux, au sens d’une vraie révélation de la réalité en tant que telle sous le signe de nouveaux liens (religio : ce qui relie, etc.) et sous une nouvelle lumière. La première lumière de ma nouvelle vie avait pour prénom Lucienne, je n’invente rien : c’est la vérité. (Ce 23 novembre)
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    EXIGENCE DE L’ART. - L’Artiste n’est jamais content, et c’est sa force. L’Artiste n’aime pas ses manques. L’Artiste se reproche d’être toujours au-dessous de son aspiration, et c’est cela qui le sauve, ou disons que cela le tient debout en rage d’éveil et soutient son effort de ne pas se contenter- ce qui serait mortel.
    Je me souviens que Czapski me reprochait, en souriant, de me délecter, et je savais qu’il avait raison, mais je sentais qu’il parlait aussi pour lui, même avec cinquante ans d’efforts de plus que le petit crevé que j’étais, même avec son œuvre détruite par la guerre et celle qui était sortie des ruines de la guerre ; je savais qu’il doutait tous les jours et se reprochait tous les jours de n’en point faire assez. Cependant pas une fois il ne m’opposa son expérience, se reprochant en revanche son manque d’attention à l’actualité – lui qui vivait le présent comme personne ! Lui qui opposait, au monde saturé de couleurs mensongères, la vérité de ce pré turquoise que je suis incapable de retrouver avec sa candide luminosité, ou de ce ciel aux bleus laiteux diluant les roses cloués par l’œil jaune au-dessus de tous les verts, etc.
     
    GOMBROWICZ. - Comment ai-je pu passer à côté de Ferdydurke ? Voilà ce que je me demande en me rappelant mon peu de goût pour les jeux littéraires et la fiction, à quoi m’ont ramené les écrits de Fabrice Pataut. J’ai joué ainsi Witkiewicz contre Gombrowicz, comme si celui-ci n’était pas assez sérieux, alors que la lecture de Ferdydurke m’a ramené illico à ce que je considère comme le sérieux de la littérature par excellence, qui me tend un miroir combien révélateur. Dès les premières pages du roman, les variations sur le double et le jugement d’autrui me ramènent à tout ce qu’on vit aujourd’hui sur les réseaux sociaux avec le déferlement océanique d’opinions, le tout et le n'importe quoi des temps qui courent…
     
    POUR NOËL. - Assez content de trouver, ce matin, ce petit texte du magazine Causeur, signé Thomas Morales invitant pour «Noël» à la lecture des Jardins suspendus:
     
    « Au pays des écrivains, 1968-2018.
    La littérature a besoin de passeurs aussi discrets que déterminés. Les grands livres ne se claironnent pas dans le poste en prime time et ne s’affichent pas non plus sur les murs des villes endormies en 4 X 3. Il leur faut des enlumineurs patients dont le triptyque : vivre, lire et écrire résume les existences saines, débarrassées des oripeaux du succès. Ces hommes-là ont donné leur sang et leur sueur à la propagation d’œuvres majeures, à l’émancipation des lecteurs perdus et aussi à décloisonner les genres. Jean-Louis Kuffer, des hauteurs du lac Léman, rouage essentiel des éditions l’Âge d’Homme, figure de l’Helvétie, fait partie de ces derniers grands seigneurs de la critique qui pratiquent leur art sans oukases et ornières. Une leçon de maintien dans un monde chancelant. Le Suisse a compilé des lectures et des rencontres au cours d’un demi-siècle passé dans Les jardins suspendus aux éditions Pierre-Guillaume de Roux. Il nous ouvre sa bibliothèque et on en prend plein les yeux (Vialatte, Céline, Marcel Aymé, Nabokov, Amiel, Jules Renard, etc..). Quant à ses entretiens, entre autres, avec Rebatet, Doris Lessing ou Patricia Highsmith, ils nous éclairent sur l’acte d’écrire».
     
    LE PETIT CLAN. -Bonne fête de Noël en famille, avec le petit, ses parents et son grand-oncle. En fin d’après-midi, je me suis déguisé en père Noël, que nous appelions plutôt le Bon Enfant en nos enfances. Le petit n’a pas semblé réaliser vraiment qui était ce personnage, surtout intéressé par les cadeaux sortis de son sac. Julie, à son troisième mois, est un peu fatiguée, le petit trio est redescendu ce soir en plaine – Gary travaillant demain à son nouveau job -, et pour ma part je me sens plein de reconnaissance, d’abord à l’endroit de ma bonne amie qui a tout fait pour que la petite fête soit belle, etc. (Ce 25 décembre)
     
    RECYCLAGE. - À un moment donné les voisins du quartier des Oiseaux avaient cessé de se parler d’une fenêtre ou d’un jardin à l’autre, les femmes avaient renoncé depuis longtemps à chanter aux fenêtres, alors que les pelouses étaient désormais traitées aux produits infanticides, mais de nouvelles relations propices à l’échange et au débat à tous les niveaux s’étaient rétablies via les réseaux sociaux de sorte que Madame du Perron, dont la nouvelle villa sécurisée jouxtait l’ancienne demeure des Reynier revendue à la cheffe de projet d’une start up en vue, avait enfin pu commencer de partager avec sa voisine sur la question du recyclage des déchets urbains...
     
    BONUS. - Dernier jour d’une année qui fut pour moi, et en crescendo, une année de grâce à divers égards : d’abord pour ma rencontre de nouveaux amis, dont le magnifique Pierre-Guillaume , et ensuite par la publication des Jardins suspendus, grâce précisément à celui-ci, auquel m’a ramené Roland Jaccard.
    La parution des Jardins suspendus, premier de mes livres à paraître à Paris, marquera de ce fait, et pas seulement, un tournant et une ouverture dans la suite et fin de mon travail d’écrivain, autant que notre vie qui se redéploie avec de nouveaux enfants, dans le petit cercle familial qui est le cœur de notre cœur. (Ce 31 décembre)