(Lectures du monde, 2019)
Dans le TGV Lyria, ce 9 avril. – Des années durant, dans le premier train à destination de Paris, mon cœur se sera serré à la vision des bestiaux alignés dans la cour des abattoirs, mais ceux-ci ont disparu et pourtant cette vision, dans la grisaille des petits matins, me reste comme une vraie douleur à chaque fois réitérée, liée aussi à la vague angoisse de chacun de mes départs ; et tout à l’heure, à la hauteur de Ballaigues, juste avant le passage de la frontière, je penserai à Louis Soutter attardé à la poste dont il utilisera l’encrier pour y faire un dessin de plus. Soutter ! Ma Suisse profonde avec Robert Walser et Aloÿse, Adolf Wölffli et Charles-Albert Cingria - mes fous et mes saints ! Et tout à l’heure, au sommet de son escalier de la rue de Richelieu, Guillaume m’apparaîtra avec son rire muet et ses grandes mains amies !
CONFIANCE. – Je me pointe à Paris avec un nouveau livre, vif et même tranchant, achevé en deux mois. Mon ami Guillaume, l’éditeur, va le recevoir comme un cadeau et je reçois tous les signes de sa reconnaissance comme l’écho parfait de mon amitié. S’il me trahit, c’est simple: je le tue. Mais je sais que mon livre, comme Les Jardins suspendus paru en novembre dernier, sera le nôtre, de même que les livres qu’il a publiés au sommet de son escalier sont les miens.
J’ai toutes les raisons, foi d’expérience et je n’exagère pas, de me défier de l’amitié, surtout de mes amis les plus proches. Et pourtant je crois aux alliances inespérées, et je me tuerai plutôt que de décevoir celui-là qu’une grâce m’a fait rencontrer.
Paris, à La Perle, tard le même soir. – L’excellent Teddy, veilleur de nuit comme il y en a peu, lecteur de Wittgenstein (!) et tenant d’étonnants carnets ornés de dessins à la plume et d’aquarelles originales, m’a réservé la meilleure chambre avec bureau, sur les toits et surplombant la rue, d’où j’aperçois le clocher de Saint-Sulpice.
J’aurais peut-être préféré l’établissement en son premier état, quand Marcel Proust l’a offert à Céleste Albaret, sûrement moins cossu qu’aujourd’hui et plus parisien, mais je ne suis ce soir que reconnaissance après nos retrouvailles avec Guillaume et son amie E., qui me semblent devenir de vrais amis, curieux de tout et pleins d’intime affection. De belles et bonnes gens, et je trouve que nous nous méritons.
ACCOINTANCES I. - C’est grâce à Roland Jaccard, qui m’a complimenté pour les chroniques que je publie sur le même «média indocile» numérique que lui où m’avait convié Jacques Pilet, intitulé Bon Pour La Tête et lancé à la suite de la calamiteuse liquidation de L’Hebdo, que suis revenu à Paris ou j’ai renoué avec Pierre-Guillaume de Roux dont Roland m’a appris qu’il me tenait en estime, et c’est la même crânerie d’orgueil qui m’a fait envoyer à Pierre-Guillaume le tapuscrit de La Maison Littérature, premier titre des Jardins suspendus, dont l’accueil fervent immédiat qu’il lui a réservé, après tant de déconvenues, a été l’une de mes grandes consolations de l’an dernier…
ACCOINTANCES II.- Il me semblait que Roland Jaccard et moi n’étions pas, à la ménagerie des lettres de la même espèce: lui maigre et sec, se la jouant cynique voire nihiliste, moi plus tendre et sensible; lui très proche de Cioran et de Matzneff, moi contemplatif et poreux.
Et puis nous nous sommes retrouvés, quarante ans après de brefs échanges autour de L’Âge d’Homme: il m’a envoyé un entretien sur Youtube où il parlait de cinéma avec une casquette chinoise et un blouson américain, en un lieu où j’ai reconnu le bureau de Dominique de Roux; je lui ai offert deux volumes de mes carnets qu’il m’a dit apprécier après les avoir peut-être survolés; nous nous sommes retrouvés au Yushi japonais de la rue des Ciseaux où il a une chaise à son nom comme un metteur en scène, et tout de suite le courant a passé: je me suis avec lui senti libre de pensée et de parole comme avec presque personne.
VIS COMICA. - Sur quoi me vient la pensée rassérénante qu’à tout moment le comique peut nous aider à détendre l’atmosphère. Du coup je me rappelle le souvenir ému de Robin Williams, dans le film de Gus van Sant intitulé Will Hunting qui, pour dire le déchirement qu’a représenté la mort de celle qu’il a aimée pendant une quinzaine d’années, évoque ses pets nocturnes et comment parfois ceux-ci réveillaient le chien.
Mais à qui puis-je raconter cela ? À Lady L. sans hésiter et à nos deux filles brune et blonde, à Roland et à Guillaume, mais combien d’autres regarderont ailleurs ? Or le comique nous sauve des importants, et c’est pourquoi j’aime tant Tchekhov, pour qui le rire était vital.
ACCOINTANCES III. – Un imbécile notoire, notable socialement et qui m’a toujours détesté au motif que je savais pourquoi, très important devant ses semblables, il se rongeait les ongles au sang, a parlé de moi comme d’un «artiste de la brouille», sans se douter évidemment des motifs vitaux qui me faisaient m’éloigner de tel ou tel ami, à commencer par le refus de se trahir soi-même par chantage. Le personnage en question, éditeur, se faisait photographier entouré de ses auteurs. Mais pas trace d’amitié sincère entre ceux-là : convivialité de façade.
L’on a cru aussi que je «tuais le père» en rompant quelque temps avec un mentor qui me forçait, précisément, à me renier. Or comme souvent, ce qu’on appelle «tuer le père» signifie plutôt déjouer les coups d’une autorité meurtrière. Et peut-être est-ce alors tout un art que de briser pour sauver son cœur et son âme ?
DANDY. – Mais qui est vraiment ce Fabrice Pataut qui écrit des nouvelles et des romans si géniaux – je mesure bien le terme en visant son originalité sans pareille -, vertigineux par leurs intuitions et d’une écriture dont la limpidité contraste si fort avec la complexité retorse de ses personnages, que je retrouve à la terrasse de Bartolo, rue des Canettes, sous les dehors d‘un dandy à joli foulard et costume sans pli, aimable au possible, parfois même drôle, pas cuistre pour un sou en dépit de sa haute position dans la recherche philosophique, et très intéressant par sa conversation mais comme bouclé dans une armure invisible ? Se livrera-t-il jamais au naturel ? Mais si : ça et là, puisqu’il me confie qu’il a une femme avec laquelle il a séjourné dans une station de ski…
À La Perle, ce 10 avril. – Je n’avais aucune envie, ce soir, de voir qui que ce soit en dépit de ma vague promesse de passer chez Yushi, mal dans ma carcasse fatiguée et dans mon âme aussi, jusqu’à neuf heures du soir où m’appelle, insistant, notre ami Roland qui me dit être seul et tient à me voir malgré mon envie de me jeter du cinquième droit dans la Seine.
Donc je me pointe et m’entends dire, par l’émule de Cioran, cette sentence de je ne sais quel sage chinois: que c’est avec l’homme qu’on soigne l’homme. Et de fait la soirée se poursuit joyeusement, et plus encore après l’arrivée d’un ami connu de l’ami en la personne de Denis Grozdanovitch, avec lequel le courant passe bientôt, se révèlent des affinités littéraires et cette chose que j’ignorais: que Cingria serait l’un de personnages cryptés du Bois de la nuit de Djuna Barnes…
DES GENS. – Je ne dirai pas que je n’aime pas les gens, même si je ne les apprécie qu’à proportion inverse de leur nombre, au détail et en personne, mais je suis impressionné, en lisant la biographie exhaustive de mon ami Tchekhov, par sa capacité de supporter un entourage familial et social constamment envahissant, fourmillant de raseurs et de bêcheuses languissantes et impatientes et de le prendre dans leurs filets, avec une bienveillance heureusement compensée par un humour de défense implacable et une ironie propre à glacer les tendrons ou les fâcheux. Mais quelle vitalité prodigieuse, quelle énergie dans ses multiples travaux et quelle verve malgré son puits de tristesse, quelle pudeur aussi et cependant quelle verdeur érotique dans les lettres personnelles où il se lâche - tout cela très loin du personnage mélancolique de perdant sublime qu’on a figé dans le cliché du «doux Tchekhov».
UN AMOUR FOU. – Excédé par la pratique, selon lui trop massivement soumise au conformisme social, du coming out, X. me dit un jour qu’il allait crier sur les toits qu’il avait été, de sa neuvième à sa dixième année, avant sa mue sexuelle, gravement pédophile, épris à mort qu’il fut d’un camarade de classe à la blondeur aussi angélique que sa propre voix de soprane, sans qu’il n’y eût rien de sexuel dans cette attirance mais une vraie passion affective, des rêves de fugues et d’aventures à la manière des jeunes héros de la collection Signe de Piste, nul attouchement sous la ceinture porteuse de poignard mais des baisers éperdus, sans doute, à l’insu des adultes dégoûtants, etc.
PARIS, 1961. – C’est d’abord l’odeur de moisi moite d’un hôtel miteux de Suresnes où mes parents ont réservé une chambre par souci d’économie, à Pâques, donc trois mois avant la mort de Céline, et ma mère inspecte le dessous des lits pour voir si l’on a fait la poussière, j’ai déjà une veste de velours côtelé genre artiste en dépit de mes 14 ans, raffole de la peinture d’Utrillo et de Soutine et suis d’accord avec mon père quand il taxe de croûtes les toiles des rapins de la place du Tertre, découvre la soupe à l’oignon dite gratinée et donne à moitié raison à ma mère que gêne la proposition de notre Oncle Henri - qui s’est payé une aquarelle de poulbot typique à Montmartre -, de passer avec mon père une soirée aux Folies-Bergères «entre messieurs»…
Peinture: Robert Indermaur.