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Le Temps accordé

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(Lectures du monde, 2021)
 
GOODBYE LENIN . – Un rêve bien étrange m’a fait retrouver, la nuit dernière, l’ancien leader de la jeunesse progressiste lausannoise, notre cher U., furieux marxiste au visage poupin et à la passion militante parfois ombrageuse, qui se trouvait en butte aux assauts d’un Vladimir Oulianov en casquette légendaire et poussant devant lui une sorte de carriole militaire, faisant bel et bien mine de le repousser et non sans véhémence, ce qui m’a intrigué car jamais je n’ai entendu le tribun de nos jeunes années s’en prendre à Lénine malgré son ralliement au trotzkysme – et du même coup, me réveillant, je me suis rappelé les sarcasmes que le camarade en question me balançait, à la salle de lecture de la Bibliothèque universitaire quand il me surprenait en train de lire des auteurs politiquement suspects à ses yeux, comme ce «fasciste» de Cingria ou ce «réac» de Ramuz, convaincu qu’une bonne conversation nous amuserait aujourd’hui, tous les deux, au rappel de ces souvenirs… (Ce mercredi 7 juillet)
 
MOBILE / IMMOBILE. – Ce n’est pas vraiment une salle d’attente, mais plutôt un espace mixte : une espèce de compromis entre un lieu de passage et de patience stationnaire dans le dédale du Service d'oncologie, au septième étage de l’accueil et des examens alors que les soins ambulatoires et autres chimiothérapies se dispensent au sixième dessous avec, entre les deux niveaux, ce puits lumineux commun dans lequel tournent les cocottes de papier d’un mobile géant accroché à un cintre tournant là-haut sous le plafond de verre où crépite la pluie d’après-midi de cet été pourri.
L’ambiance de ce lieu est à la fois lente et lourde, avec quelque chose de matériellement palpable et de quasiment « incarné », malgré ou peut-être à cause du silence régnant et de la résignation qui se lit, sinon sur les visages masqués, du moins sur les postures de la plupart des patients, accompagnés ou non mais tous porteurs du même petit bracelet blanc ; et je reste assis sur le siège de skaï bleu clair (du même bleu que les murs et que le faux bassin dans lequel flottent des cocottes-bateaux de papier blanc toutes semblables aux cocottes-oiseaux du mobile) tandis que l’infirmière haïtienne dont j’ai oublié le prénom emmène mon accompagnée (étant déclaré accompagnant j’ai logiquement une accompagnée) pour la prise de sang dont nous évaluerons tout à l’heure les résultats et leurs conséquences avec l’oncologue – un jeune Grec barbu aux yeux qui sourient en dessus de son masque, etc.
 
COMMENT RACONTER « ÇA »... – Vivant ce que nous vivons, maintenant depuis bientôt trois mois, sur la base de notes télégraphiques consignées tous les jours dans un carnet d’une centaine de pages sur lequel j’ai collé l’image de ma bonne amie dans son beau pull bleu tricoté au point jacquard au début de l’année, la question du récit, de sa formulation et de son éventuelle diffusion, de l’intérêt que cela représenterait autant pour ceux qui le vivent que pour tout un chacun, se pose, qui me renvoie à tous les récits contemporains de même nature dont les premiers remontent aux années 70-80 avec le Mars de Fritz Zorn, s’agissant du cancer, ou aux derniers livres d’Hervé Guibert s’agissant du sida.
Or je l’entends tout autrement qu’un «récit de vie» de plus sur la maladie ou sur l’approche de la mort : j’aimerais que tout fût lié par l’expression des sentiments, dans notre environnement perso d’ici et de maintenant, sur le ton relancé du «j’étais là, telle chose m’advint», la maladie n'étant qu'un des multiples aspects de la vie qui continue, etc.
 
RETOUR AMONT. - L’atmosphère générale était à l’incertitude liée depuis deux ans à la pandémie, quand on a passé soudain de l’anxiété diffuse à l’angoisse.
Le premier élément de diagnostic a été d’une brutalité extrême : on a failli crier. Certains experts en la matière le répéteront plus tard comme ils le serinent depuis longtemps en pareilles circonstances : criez donc, lâchez-vous, c’est normal, ça ne peut faire que du bien, etc. Ce genre de formules, mais on n’en était pas là à ce moment-là, comme si l’on n’y croyait pas vraiment, et tout de suite on s’est rassuré en écoutant le spécialiste parler technique et préciser en même temps que l’Opération serait palliative et non curative, et le binoclard à bouc brun roux de détailler, avec son accent alémanique, les actes successifs de son intervention sur le cœur dont il avait devant lui une maquette colorée, en précisant le risque de chaque geste et la mort possible durant les cinq ou six heures que cela durerait, comme pour se dédouaner à l’avance et non sans insister sur l’accord signé de la patiente – tout cela dans cet espace vitré, sur fond de couloirs aux silhouettes blanches de passage, le chirurgien au front dégarni et une assistante, la patiente et son conjoint catastrophé, leur fille aînée qui avait posé sa main sur celle de son père au moment de l’Annonce, la seconde fille sur la tablette en mode visioconférence depuis le chalet avec vue sur le lac, etc.
 
AU PIED DU MUR. – La pandémie a été comme un premier avertissement : en tout cas je l’ai pris comme ça : comme une possible dénégation.
Non, vous ne vous en tirerez pas comme ça, me suis-je dit qu’ON nous disait. Je sais bien que cet ON ne rime à rien, mais en même temps je me dis qu’il participe d’un organisme universel qui nous parle à sa façon, et chaque fois que j’ai affronté la mort je me suis dit la même chose : qu’ON m’avertissait.
C’est ainsi qu’apprenant, à trente-cinq ans, la mort accidentelle de mon meilleur ami, je me suis dit : voilà, c’est comme ça. Et c’est ainsi que j’ai accueilli notre premier enfant : comme un fait établissant ma propre mort, et comme une nouvelle vie a commencé ce jour même.
Dostoïevski va se faire exécuter. Il vit pour ainsi dire sa mort au pied du mur quand surgit l’émissaire chargé de sa grâce, et sa vraie vie lui est alors révélée. Sur quoi j’apprends que j’ai le cancer, que je ne ressens pas vraiment dans ma chair, et qu’On le soigne à l’accélérateur linéaire : mon corps n’a presque rien vu passer.
Tandis que mon corps est cloué quand j’apprends que le cœur de mon cœur est touché et que la vie de ma bonne amie est en danger. Tout devenant alors réel, terriblement, inexorablement réel...
 
JOUR APRES JOUR. –«Restons pragmatiques !» est la première expression, hilarante dans sa petite bouche d’enfant de trois ans, qui est venue à notre petit-fils Anthony par imitation directe du langage de sa mère ou de son père, et c’est à cette hauteur que nous tiendrons un jour après l’autre, en restant sereins et précis dans nos actions, non du tout comme si de rien n’était mais comme c’est : dans ce bel appart de la maison bleue aux beaux parquets de chêne et aux hautes fenêtres donnant sur les pins parasols et le lac aux reflets argentés, sur les arches de fer vert du marché couvert et sur le Grammont cher à Courbet, elle à se reposer de sa deuxième chimio et moi à passer de la lessive au séchoir non sans écrire et chantonner – nous nous le somme dit et répété dès les premiers jour de cette nouvelle : que ce serait un moment après l’autre, quitte à nous pleurer dans le gilet quand on trouvera qu’il y a trop, mais à la réalité salope on se raccroche comme au cou d’un cheval doux, et c’est le contraire du pragmatisme appliqué mais c’est encore mieux comme ça…
 
DIVAS. – Jeudi passé je lisais Massimilla Doni sur mon smartphone, via l’appli Kindle, à côté de ma douce en énorme gants bleus pleins de glace, les yeux mi-clos tandis que le poison « salvateur » filtrait en goutte -à-goutte; j’étais à Venise pendant qu’elle fermait les yeux, j’aurais eu envie de lui lire la page d’un lyrisme délirant où Balzac compare la passion du prince Emilio aux folles cascades d’eau tombées des hauteurs du Gothard ou du Simplon (l’Auteur laisse le choix au lecteur…), mais rien ne devait déranger le silence du box de soins où reposait, tout à côté, une femme qui, couchée et de profil, m’avais paru jeune encore, pâle comme une fée, et qui, se levant ensuite, vieillit soudain de façon cruelle – et cruel était aussi ce contraste entre la splendeur vénitienne évoquée par le romancier et la réalité du Service d’oncologie; et voici que tout à l’heure, dans l’espace d’attente de celui-ci au sempiternel mobile, surgit une autre diva qui eût charmé le prince Emilio sous les traits d’une gracieuse patiente à longue robe de soie couverte des même fleurs multicolores que sur le turban cachant la probable nudité de sa tête, etc. (Ce jeudi 15 juillet)
Image JLK: au service d'oncologie du CHUV.

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