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  • Naipaul l'ombrageux éclairé

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    Un recueil d'entretiens permet de découvrir le vrai visage d'un homme souvent craint ou décrié. Et deux nouveaux livres s’y ajoutent…
    L’œuvre de V. S. Naipaul, consacré par le Prix Nobel de littérature 2001, est certainement le plus important de la littérature britannique contemporaine, et la BBC, dans un sondage, le donnait pour le plus aimé du public anglais à la fin des années 90.
    Or l’homme Naipaul est décrié, voire détesté par beaucoup, surtout du fait des opinions «politiquement incorrectes» qu’il professe sans précautions, notamment contre l’intellocratie et le conformisme des médias, le romantisme tiers-mondiste et ce qu’il appelle le «retour la brousse», mais aussi le racisme larvé des bien-pensants, la vaine quête d’exotisme et la régression sous toutes ses formes, par exemple dans la culture occidentale.
    Au lendemain de l’attribution du Nobel ce mauvais coucheur redouté par les journalistes (figurez-vous qu’il exige que ceux-ci lisent ses livres!), un académicien suédois ne craignit pas de se tortiller publiquement afin d’expliquer que c’était l’œuvre qui était consacrée, et pas le malappris dont un insondable mystère voulait qu’il fût l’auteur...
    De fait, il paraît bien «mystérieux» qu’une œuvre si riche, témoignant d’un si phénoménal travail d’observation et d’absorption, de compréhension et d’interprétation, soit le fait d’un misanthrope hautain ou d’un caractériel impossible. Or ledit «mystère», de toute évidence, implique le parcours, très compliqué, et la personnalité, non moins complexe, d’un homme déchiré entre plusieurs cultures, qui a connu l’humiliation et la frustration avant de se blinder et de conquérir sa place.
    Métèque de Sa Majesté
    Né (en 1932) dans un recoin de province arriérée (c’est lui qui
    le dit), jeune immigré solitaire et complexé à l’égard des femmes, «métèque de Sa Majesté» comme l’est aussi un Salman Rushdie, Naipaul a dû lutter bec et griffes pour imposer sa vision décentrée, et cela explique sans doute sa susceptibilité et son agressivité, le versant ombrageux de son personnage dont beaucoup de ses interlocuteurs ont découvert une tout autre face, plus avenante et lumineuse.
    D’où l’intérêt, parallèlement à la lecture de l’œuvre, du récent recueil de conversations de Naipaul avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, qui inclut l’émouvante profession de foi de l’écrivain à Stockholm.
    Dans la même perspective d’une approche empathique, on peut lire aussi le beau récit de la visite de Lieve Joris à Trinidad, en 1991, constituant l’un des chapitres de La chanteuse de Zanzibar (Actes Sud, 1995), ainsi que la poignante correspondance de Naipaul avec les siens recueillie dans Letters between Father and Son (Abacus, 2000).
    Entre Dickens et Balzac
    La trajectoire de Vidiadhar Surajprasad Naipaul, petit-fils d’ouvrier agricole débarqué du nord de l’Inde dans les plantations de canne sucre de Trinidad, aux Antilles, dont le père rêvait d’être journaliste, devenu lui-même boursier à Oxford avant d’entamer une carrière d’écrivain tôt estimé mais longtemps ignoré du public, fait aujourd’hui penser aux parcours romanesques des personnages de Dickens ou de Balzac, dont il a partagé les «grandes espérances» sous les Tropiques. D’une merveilleuse vitalité picaresque, ses premiers livres (Le masseur mystique, en 1957, et son premier chef-d’œuvre, Une maison pour Monsieur Biswas, en 1961), suffiraient à lui assurer une place au nombre des classiques anglais.
    Mais Naipaul n’a jamais cherché l’établissement: chacun de ses livres témoigne d’une nouvelle approche du monde qui l’entoure, et dans une nouvelle forme. Après la fresque haute en couleur de la tribu hindouiste grand-maternelle laquelle s’affronta à son père (celui-ci et M. Biswas se confondant), Naipaul se fera ainsi collecteur de témoignages dans une suite de livres-enquêtes où il va d’abord (dans L’Inde sans espoir, 1968) rencontrer le sous-continent de ses origines et, notamment, constater les séquelles de six siècles d’impérialisme musulman qui a anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais.
    De la même façon, le romancier explorera, avec un pessimisme dérangeant (dans cet autre sommet de son œuvre que représente À la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Fait remarquable: Naipaul pratique la reprise des mêmes thèmes en étudiant les variations survenues au fil des années. Ainsi modifie-t-il (dans L’Inde: un million de révoltes, 1991) son regard sur l’Inde, comme il va accentuer son regard critique sur le fondamentalisme musulman, dans ses observations amorcées en 1981 avec Crépuscule sur l’Islam et poursuivies en 1998 dans Jusqu’au bout de la foi.
    Par-delà le roman
    Dans un petit livre très éclairant (En lisant et en écrivant, 2000, repris en 10/18), V. S. Naipaul explique en détail ses doutes croissants à l’égard du roman, «genre roi» de la littérature occidentale mais dont il s’est lui- même éloigné pour fonder sa forme à lui, accomplie dans ce troisième chef-d’œuvre, véritable clé de voûte de l’œuvre, que constitue L’énigme de l’arrivée (1987), où l’écrivain vieillissant, établi dans le Wiltshire, non loin du site mythique de Stonehenge, décrit, avec une fluidité musicale proustienne, les changements récents de la campagne anglaise et la fin de vie d’un maître de domaine atteint d’une maladie dégénérative.
    Quant au dernier roman de V. S. Naipaul à paraître en traduction, sous le titre de La moitié d’une vie (Plon, 2002), il module par la fiction l’une des dernières boucles du grand Bildungsroman que forme l’œuvre complet de l’écrivain, lequel s’est finalement réapproprié son «moi indien».
    Comme le héros de La moitié d’une vie, qui a fui le sous- continent pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années cinquante, et trouvera la rédemption affective auprès d’une femme, Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne auprès de laquelle il coule des jours aussi heureux, ce que disent ses visiteurs, que ceux qu’il «offre» à Willie Chandran, son double romanesque...
    V. S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326 pp

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2018)
     
    À LIRE ET À VOIR. - J’avais promis à Lady L. de ne pas acheter de nouveaux livres mais c’est mal parti puisque me voici, à la terrasse de la pizzeria Da Bartolo, attablé avec les Journaux de voyage de Bashô, traduits et présenté par René Sieffert, après avoir acheté aussi l’un des derniers récits autobiographiques de Thomas Wolfe, Mon suicide de Roorda, un essai sur la lecture d’Edith Wharton, un recueil de récits d’Antonio Tabucchi et trois volumes de poèmes de William Cliff parus au Dilettante…
    En visitant ce matin l’exposition consacrée au jeune Tintoret, au Musée du Luxembourg, où j’ai passé moins de temps dans les salles qu’à patienter dans la file d’attente, j’ai été content d’identifier, assez rapidement, les parties vraiment originales, pour ne pas dire géniales, traduisant plus qu’un métier accompli: des moments de liberté totale, voire de folie, ou de plus profonde vision dans ses grands portraits de Nicolò Doria ou du vieil homme du Kunsthistorisches Museum, de Vienne dont parle tant Thomas Bernhard dans Maîtres anciens.
     
    AU YUSHI. - Très bonne soirée d’hier en compagnie de RJ, au petit restau japonais de la rue des Ciseaux, tout près de La Perle, où il a sa bouteille de whisky et une chaise à son nom comme un metteur en scène de cinéma. Le courant a tout de suite passé entre nous, facilité par nos nombreux échanges récents sur Facebook. La première chose qu’il m’a dite se rapportait à tout le bien que Pierre-Guillaume de Roux lui a dit à mon propos, qui m’a surpris et réellement touché. Ensuite la conversation, très nourrie et très variée, s’est poursuivie assez tard sans la moindre affectation, comme si nous nous connaissions depuis tout le temps… (Ce jeudi 15 mars)
     
    SYLVOISAL. - Je me disais ce matin que j’aurai eu la chance de connaître un être d’exception, doublé d’un poète aussi singulier que volontairement méconnu, en la personne de Gérard Joulié, mon vieil, ami depuis 1973, éternel enfant vieille France et prince des lettres à sa façon. Or je m’efforcerai, un de ces jours prochains, de rendre justice à l’auteur des Poèmes à moi-même, d’une qualité supérieure, dont la densité et la vigueur, la plasticité et la profondeur, sont des plus rares.
    ***
    L’époque est à la fois à l’exhibition et au voyeurisme, aussi l’exercice de liberté consiste-t-il à échapper à l’un et à l’autre en évitant de plus en plus les intermédiaires médiatiques de toute sorte où prolifèrent l’opinion jetée et la jactance.
     
    SIMULACRES. - On apprend ce matin qu’une famille de quatre personnes a été assassinée aujourd’hui à Mexico. Ah bon ? Et après ? Combien de cambriolages la nuit dernière à Cleveland ? Combien de meurtres à Melbourne ou à Medellin ? Et au nom de quoi en serions-nous comptables ou solidaires ? Le simulacre mondial voudrait que l’on se torde les mains et brandisse son cœur, mais je n’ai cure du simulacre. Fuck the simulacre !
     
    À UN AMI. - J’ai commencé ma semaine avec un poème - bon poème je trouve -, que j’ai dédié à Thierry Vernet :
     
    Voici des fleurs
    La beauté de l’objet
    soit la seule mesure de la chose.
    Rien n’ira par hasard.
    À l’établi l’orfèvre
    est concentré sur son art
    tout humble d’artisan
    qui cisèle des roses -
    ou cet objet secret
    révélé par son autre part.
    On ne sait rien d’avance
    de l’eau sur laquelle on ira
    là-bas dans le miroir
    d’un ciel à jamais incertain.
    L’objet se révèle à mesure
    qu’on oublie d’y penser.
    Le chant s’élève et dure
    le temps de ne pas oublier.
     
    REVIF. - Ce jour restera marqué, pour moi, d’une pierre blanche, puisque, au-delà de ce que j’en attendais, m’est arrivé un message de Pierre-Guillaume de Roux qui qualifie les textes de La Maison littérature, que je lui ai envoyée la semaine passée, de «merveilleux» et me dit qu’il sera «mon homme» pour la réalisation de ce livre.
    J’en ai été touché aux larmes en m’exclamant «enfin !!!», non tant pour la perspective de publier à Paris que pour avoir suscité un écho aussi prompt que chaleureux que je désespérais d’obtenir depuis des années.
    Ah mais quel sentiment de revivre, soudain ! (Ce mercredi 28 mars)
     
    PROUST : « En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ». (Le Temps retrouvé)
     
    CONNIVENCE. - Premier téléphone avec Pierre-Guillaume de Roux, de presque une heure. Tout à fait sur la même longueur d’ondes. Nous nous verrons le 19 avril prochain. D’ici-là je vais foncer sur la mise au net de La Maison Littérature que je lui présenterai dans une forme à la fois plus fluide et (re)construite, mais quel soulagement en attendant ! (Ce jeudi 29 mars)
     
    MOI ET ELLES. - Misogyne moi ? Pas que je sache. Mais plutôt sur la réserve ou plus ou moins en fuite dès que se profile une emmerdeuse du style du Petit bout de femme de Kafka, entre autres specimens du genre.
    Par ailleurs, aucun goût pour l’érotisation de la femme, sauf au Japon ou au cinéma, et la vision du porno féminin m’est carrément insupportable. Les mecs c’est autre chose: je les vois comme des compères forestiers ou des camarades de ruisseau, style gréco-romain. En fait, le hard homo a quelque chose du cirque hilarant que pointait Nabokov à propos des romans de Genet. Mais à tout prendre je préfère, sublimées par l’art, les fesses rebondies du jeune homme de la Résurrection de la chair de Luca Signorelli, au dôme d’Orvieto. Permission d’enculer de l’œil, si l’on peut dire…
     
    BRIBES. - Le café au lait coûte 4 francs 50, et le croissant 1 franc 60. Cela me semble excessif, mais c’est la Suisse, où les hôtels sont les plus chers du Vieux-Continent.
    Assez impressionné par la lecture de L’Implacable brutalité du réveil de Pascale Kramer, que je vais achever sur le trajet Lausanne-Paris, parfois à la limite de l’agacement tant on est sur l’exacerbation du malaise de cette mère refusant son état, et pourtant non: tout cela tient à la fois psychologiquement et littérairement, dégageant une espèce d’âpre poésie. (Au fond de l’Angel’s Bar, à Montreux, en attendant le train de Lausanne d’où je partirai à Paris à midi, ce 17 avril)
     
    APORIE. - Jamais je n’ai été capable de noter quoi que ce soit de précis et de continu, dans mes carnets, qui se rapporte à ma «vie sexuelle». Les mots m’ont toujours manqué. Et les rares fois que je m’y suis essayé cela sonnait creux ou faux, pour ne pas dire aussi ridicule que si je m’étais appliqué à parler de ma «vie spirituelle»…
     
    JACCARDO. - Soirée au Yushi avec Roland et deux écrivains sympathiques dont je n’ai d’abord compris le nom que d’un seul : Patrick Deklerck. Très bien les deux. Nous avons pas mal ri. Je me sens avec Roland, très naturel et très libre. En fin de soirée j’ai sympathisé avec Mark Greene, l’autre compère, qui me plaît beaucoup et m’a promis de m’envoyer son prochain roman, à paraître chez Grasset sous le titre de Federica B.
    En somme, la qualité rare de RJ est de mettre les gens en relation et de faire apparaître les choses – il incite chacun à sortir du bois. Je l’avais d’ailleurs déjà remarqué il y a plus de quarante ans de ça, je ne sais plus où, peut-être à L’Âge d’Homme ou peut-être en Grèce où il m’a dit que nous nous étions croisés en 71 ou 72 sans que je me le rappelle bien. Cette qualité, mélange de curiosité vive et de plaisir plus louche de voyeur, se retrouve dans sa façon de poser et de s’exposer dans son journal, qui recoupe ma propre propension à l’aveu sans aveu… (Ce 18 mars)
     
    JOUR J. - C’est aujourd’hui le jour J pour moi et mes livres, avec la rencontre ce soir de Pierre-Guillaume de Roux, dont j’attends le meilleur. Nous avons parlé de lui hier soir au Yushi, et plus j’entends parler de la fronde des bien-pensants contre le fils de Dominique, notamment après le lynchage hideux de Richard Millet, et plus je me sens conforté dans mon choix de n’être pas du côté de la lâche meute du milieu médiatico-littéraire, mais de celui d’un homme à la vraie passion littéraire, indépendant et courageux.
    (Soir). – La rencontre avec Pierre-Guillaume s’est passée au mieux. Je l’ai rejoint à vingt heures en son bureau de la rue de Richelieu, auquel on accède par un escalier très pentu et dont le beau désordre m’a rappelé celui de L’Âge d’Homme avec, au mur, en face d’une grande toile incandescente de Mircea Ciobanu, des portraits de son père et de Dimitri, de Pound et de je ne sais plus qui. Je ne me le rappelais pas si grand, je lui ai découvert de très belles mains et une façon de rire presque silencieuse, mais surtout je ne m’attendais pas à signer si vite le contrat en bonne et due forme qu’il avait déjà préparé, ce que j’ai fait en le lisant en croix avant de lever le camp, avec une douzaine de ses livres plus ou moins récents, dont le génial Tarr de Wyndham Lewis, pour un restau italien du quartier où nous avons parlé très librement et pêle-mêle de tant de nos souvenirs communs et de tout ce qui nous importe sans discontinuer, jusque tard. (Ce jeudi 19 avril)
     
    PIERRE REVERDY : «Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards». (En vrac).
     
    CONCLUSION. - Passablement rétamé ce matin, après une longue et joyeuse soirée au Yushi en compagnie de Roland et de son impayable ami américain Steven Sampson, plus une sympathique et questionneuse Angélique. Pour qualifier mon séjour, Roland s’est exclamé : «Mais c’est un triomphe !», ce que j’ai nuancé en parlant de mon réel et profond bonheur d’avoir rencontré Pierre-Guillaume, en lequel je pressens, plus que l’éditeur rêvé : un ami… (Ce samedi 21 avril)
     
    ROLAND JACCARD : «Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ». (Flirt en hiver).
    L’ENFANT. - Hier avec Julie et Anthony, nos douces lumières. RJ me fait sourire avec sa récurrente façon de dénigrer la vie, les enfants et les mères à la suite de Cioran et Schopenhauer: cela ne m’en impose pas le moins du monde ni ne m’oppose à lui, mais je donnerai tout Cioran et Schopenhauer pour un sourire de cet enfant. (1er mai)
    MAI 68. - Les commémorations de mai 68 ont quelque chose de convenu et de remâché qui m’est à vrai dire insupportable, comme si personne à vrai dire n’y croyait que quelques jobards. La célébration du bon vieux temps ou de «nos meilleures années» m’a toujours horripilé, et le pire est aujourd’hui qu’on y ajoute de l’amertume ou qu’on idéalise la chose aux yeux des nouvelles générations qui, de toute façon, n’en ont rien à braire.
    Tout ça me rappelle le plus bourgeois de nos rédacteurs en chef s’exclamant avec cette espèce de veulerie du conformiste satisfait: «Enfin c’est vrai, quoi, moi aussi j’ai lancé, comme tout le monde, deux ou trois pavés en mai 68»…
    VIEILLIR. - Téléphone à l’abbé. Ni l’un ni l’autre n’est enchanté de vieillir, mais la conversation reste vive et joyeuse. Me dit que Philippe Jaccottet ne va pas bien. Tout faible et furieux, récemment, d’avoir été récompensé par je ne sais quel prix de l’Académie française. Après la Pléiade, il préférerait maintenant qu’on lui foute la paix. (Ce jeudi 10 mai)
    ***
    Tout le monde se met à écrire et c’est donc la fin de la littérature.
     
    AVEC L’ABBÉ. - Bon moment ce midi avec l’abbé Vincent, à l’auberge de la Gare de Grandvaux. La conversation dense et de plus en plus libre. Il me raconte ses lectures en rapport avec le substrat humain du Grand Œuvre, notamment de Leopardi, Rilke, Mallarmé ou Lorca. Et c’est lui, le prêtre, qui évoque le mal qu’a pu faire la religion dans certaines vies, dont celle de Federico Garcia Lorca précisément ! Et c’est moi qui corrige : l’idéologie religieuse, plus que la religion. Mais sais-je seulement ce que signifie en réalité ce terme de religion ?
    (SOIR) - J’ai fini ce matin de coller, dans mes albums chinois, les 500 pages du premier état complet de La Maison Littérature devenue Les Jardins suspendus, à partir desquelles je vais façonner la mouture définitive que je remettrai à Pierre-Guillaume de Roux le 14 juin prochain, jour de mon 71e anniversaire...
    (Ce mercredi 16 mai)
     
    AMIEL. – RJ m’envoie les épreuves de son prochain livre évoquant Les derniers jours d’Amiel, dont je me suis illico régalé. Se glisser dans la peau du cher pusillanime et rester crédible en le faisant évoquer ses successifs fiascos amoureux relevait de l’acrobatie, mais c’est tout en tendre souplesse, et non seulement en profond connaisseur du sujet, que Roland s’y colle sans se priver de délicieux anachronismes et sans guigner au coin de la page comme Hitchcock à l’écran, avec quelque chose en plus, dans la tonalité et la tournure d’une histoire rappelant – par contraste évidemment – celle d’Adolphe en beaucoup plus coincé, qui serait de la plume de Benjamin Constant plutôt que de celle d’Amiel. Mais quel beau cadeau notre ami fait donc à celui-ci, qui devrait adoucir et même émoustiller son séjour sur les corniches arides du Purgatoire.
    BILAN CARDIO. - Les derniers examens relatifs à mon état cardiaque et vasculaire n’indiquent rien d’inquiétant, tout en révélant les traces d’un infarctus dont je n’ai rien senti quand il s’est produit sans conséquence aiguë, mais je n’éprouve pas moins, souvent, un manque de souffle assez pénible à la montée et de lancinantes douleurs aux jambes et aux articulations. Cela étant je me trouve au top de ma santé psychique et mon livre en chantier me tire en avant comme Snoopy dans la chemin d’accès à la Désirade… (Ce 18 mai)
     
    FLASH BACK. - L’idée m’est venue, pendant la nuit, de consacrer ma prochaine chronique (la 40e) du média indocile Bon Pour La Tête à une série de Je me souviens toute dédiée à ce que fut pour moi mai 68, pendant et après. Ce me sera l’occasion de préciser ma position par rapport à l’idéologie, qu’elle soit de gauche ou de droite, et de pointer à la fois ce qui m’a attiré d’un côté ou de l’autre et ce qui m’en a détourné, non pas en un jour ni même en une année mais dans le temps de successives expériences. Or je crois que ce terme est clef pour moi : l’expérience. (Ce dimanche 20 mai)
     
    Je me souviens d’avoir cessé d’être gauchiste en mai 68
    Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan: «J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie»…
    Je me souviens qu’à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j’ai découvert l’usine à tuer d’Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l’ingénieur L. qui nous avait reçus à Wrocław, mon compère U. et moi…
    Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…
    Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam: «Protestujem!»…
    Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…
    Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentier par The Animals…
    Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…
    Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…
    Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…
    Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…
    Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…
    Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…
    Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait: Aimez-vous les uns sur les autres…
    Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste argüant du fait que la théorie de L'Homme unidimensionnel devait être «expliquée aux masses»…
    Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.
    Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…
    Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…
    Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…
    Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéotypé de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je pionçais…
    Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…
    Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…
    Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxais dûment de valet du capitalisme dans un autre article de L’Avant-garde…
    Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plus de Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…
    Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…
    Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…
    Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendards avec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...
    Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…
    Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journal aux vues prémonitoires…
    Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne…
    Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard.
    Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…
    Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…
    Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…
    Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.
     
    TRAVAIL. - La préparation des Jardins suspendus m’enchante à proportion de l’écoute réelle de Pierre-Guillaume, que je n’ai trouvée jusque-là qu’avec Dimitri pour mes deux premiers livres, et ensuite avec Bernard Campiche, sur huit ouvrages magnifiquement édités, jusqu’ à l’incompréhensible clash de notre relation, au prétexte insignifiant mais exacerbé par son délire victimaire, suivi des humiliations qu’il m’a fait subir équivalant à une mise à mort mais dont je ne lui en veux pas dans la mesure où elle procédait d’un esprit malade et d’un cœur blessé. Tout au contraire, la relation avec PGDR se fait dans la confiance et le naturel, la simplicité et le respect; et je sens que toute une communauté d’esprits vit la même relation avec lui où voisinent, si divers, Roland Jaccard et Michel Lambert, mon ami Gérard Joulié et Philippe Barthelet, ou encore le très étonnant Fabrice Pataut dont les nouvelles de Jeudi parfait m’épatent par leur mélange de poésie et de génie inventif...
    (Ce dimanche 20 mai)
     
    LYNCHAGE. - La polémique lancée par une chronique de Fernand Melgar, dans les colonnes de 24Heures, à propos des dealers de rue à Lausanne, a enflammé les réseaux sociaux avant de provoquer diverses réactions, dont le renforcement subit de la présence policière dans le quartier du Maupas, divers débats médiatiques à la radio et à la télé et, surtout, une lettre ouverte collective signée par plus de 200 prétendus représentants du «milieu du cinéma», dont en effet quelques cinéastes de renom (tels Jean-Stéphane Bron, Lionel Baier et Germinal Roaux, notamment, qui m’ont bien déçu) se dressant contre la méthode de Melgar au nom de l’Éthique, au motif qu’il a publié sur Facebook des images de dealers immédiatement assimilés à des victimes, ce qui me semble le comble. J’y ai vu un véritable lynchage, me rappelant fort celui du festival de Locarno, il y a quelques années, quand le président du jury Paulo Branco avait taxé Melgar de «fasciste» au motif que son documentaire sur les vols spéciaux donnaient aussi la parole aux fonctionnaires de la police chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés au lieu de les dénoncer, et j’ai réagi sur mon blog et sur Facebook pour me voir aussitôt traité de «crétin réac» par cette vieille ganache de Francis Reusser, parangon du démagogue gauchiste qui félicite «les jeunes» de se faire ainsi délateurs.
    Bref tout cela m’a paru à vomir et je me suis bien gardé de m’enferrer dans ce pseudo-débat de basse jactance…
     
    AIMONS-NOUS… - Dans ma 71e année depuis minuit. La lecture, ce matin, des tankas de Takuboku, que j’ai découvert grâce à Roland Jaccard, me porte au développement bien tempéré d’un égotisme de protection immunitaire. Le titre du recueil est: L’Amour de moi, et c’est cela même que je me dis ce matin : aimons-nous mieux que ça ! (Ce jeudi 14 juin)
     
    JULES RENARD. - «Aujourd’hui on ne sait plus parler, parce qu’on ne sait plus écouter. Rien ne sert de parler bien : il faut parler vite, afin d’arriver avant la réponse, on n’arrive jamais. On peut dire n’importe quoi n’importe comment : c’est toujours coupé. La conversation est un jeu de sécateur, où chacun taille la voix du voisin aussitôt qu’elle pousse». ( Journal, 29 janvier 1893.)
     
    VAILLANTES ROTULES. - C’est aujourd’hui que nous fêtons les 70 ans de ma bonne amie, avec une trentaine de proches et autres amis. Grand ciel pur à la fenêtre. Je vais lui remettre La maison dans l’arbre, mon premier recueil de poèmes conçu et édité dans le plus grand secret, qui me semble un bel acte de reconnaissance à celle à qui je dois tant. Or nous continuons de tout partager et même à quatre genoux. De fait, nous allons – elle vient de l’apprendre - vers une double opération des siens (le 3 juillet prochain, et il y en aura pour un mois) et les miens ne sont pas en reste, mais quel beau quatuor tout de même…
    (Ce 22 juin)
     
    REVERDY : « La poésie n’est pas dans l’émotion qui nous étreint dans quelque circonstance donnée – car elle n’est pas une passion. Elle est même le contraire d’une passion. Elle est un acte. Elle n’est pas subie, elle est agie. Elle peut être dans l’expression particulière suscitée par une passion, une fois fixée dans l’œuvre qu’on appelle un poème et seulement dans l’émotion que cette œuvre pourra, à son tour, provoquer. En dehors de l’œuvre poétique accomplie, il n’y a nulle part de poésie. Elle est un fait nouveau, certainement relié aux circonstances qui peuvent émouvoir le poète dans la nature, mais ce n’est que formé par les moyens dont dispose le poète que ce fait, chargé de poésie, viendra prendre la place qui lui revient dans la réalité. Ce n’est pas l’art que la nature imite, c’est la poésie, parce que la poésie nous a appris à y voir ce qu’elle y a mis ». (En vrac)
     
    POESIE «POÉTIQUE». - La poésie qui se veut poétique est à mes yeux la négation de la poésie, laquelle ne veut rien par définition si ce n’est apparaître par surprise. La poésie poétique pose, et la plupart de celles et ceux qui se disent ou se veulent poètes posent. À vrai dire les pires poseurs, parmi les gens de lettres, qui la plupart posent, sont les poètes et plus gravement souvent : les poétesses.
    Poètes et poétesses se tiennent cependant les coudes et se déclarent volontiers frères et sœurs, comme les membres d’une secte, se flattant les uns les autres et parfois se rejetant comme les membres de sectes concurrentes ou adverses, se jugeant et parfois s’anathématisant comme ce fut la pratique des églises rivales ou comme cela se voit encore dans les congrégations cultuelles ou culturelles de toute sorte, jusqu’aux grouillements tribaux des sectateurs de poésie pseudo-poétique des réseaux sociaux, etc.
    Dessin: Matthias Rihs.

  • Révérence à Monsieur Lamunière

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    Un grand patron de presse, humaniste et écrivain, n'est plus...
    Journalisme, littérature, jazz, peinture: rien de ce qui est humainement créatif n'était étranger à Marc Lamunière, patron de presse à l'ancienne et écrivain en ses juvéniles dernières années, sous les pseudos de Marc Lacaze et Ken Wood, qui vient de se retirer discrètement au jardin, gentleman comme devant, en sa 100e année.
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    Par manière d'hommage, on (re)lira de lui le délectable recueil de nouvelles qu'il publia au Seuil en 1996, intitulé Le dessert indien...
     
    Un régal filé à l'anglaise
    La tonalité qui marque les treize nouvelles de ce recueil, mélange d’épicurisme souriant et de désenchantement indulgent, de flegme frotté de cynisme et de bonhomie frottée d’expérience, relève de la culture anglo-saxonne plus que de la tradition romande, du côté de Somerset Maugham. De la nouvelle policière à la gourmandise érotique, en passant par la rêverie méditative d’Un instant d’éternité, évoquant Barbey d’Aurevilly, le récit fantastique ou la satire, l’auteur excelle à tout coup, en dépassant pourtant l’exercice de style par un vrai bonheur d’écriture et de narration.
    Marc Lacaze. Le dessert indien. Seuil, 1996.

  • Mémoire vive

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    (Lectures du monde, 2017)
     
    SORROW. - J’apprends ce soir, avec autant de stupéfaction que de tristesse, la mort de Philippe Rahmy, dont je comprends maintenant le silence de ces derniers jours après nos derniers échanges. Mort subite à ce qu’il semble, comme celle de Maître Jacques. Méchante mort d’une espèce d’enfant demeuré, d’ange mal portant et de juste à sa façon – comme un saint poète malmené par la vie et montrant un courage de héros en armure malgré ses os de verre - mort frappé en plein cœur alors qu’il avait encore, sans doute, tant à donner...
     
    ANGELUS NOVUS. - L’Enfant vient de naître, à 15h47. Nous ne savons pas encore son prénom mais il a l’air entier et tout joli dans les bras de notre fille qui sourit aux anges. Me rappelle tant deux autres naissances qui ont changé notre vie, et me ramène à ma bonne amie et à notre vie – notre précieuse vie. (Ce lundi 2 octobre)
     
    PREMIER DU NOM
     
    (pour Julie, Gary
    et Anthony Nolan, né le 2 octobre 2017)
    Sa majesté l'enfant
    est attendue au coin du bois;
    un tapis sera déroulé
    de la mer jusque-là.
    Pour la vie ajoutée
    sous le grand chapiteau des mots,
    on fera flamboyer
    la fanfare des animaux.
    On se réjouit le dimanche,
    là-bas dans la clairière,
    de voir s'éparpiller des branches
    des volées de lumière.
    Sa majesté l'enfant
    au fond de la mer ne sait pas
    que le ciel qui l'attend
    n'en sait au vrai guère plus que ça.
    On l'aura déjà vu,
    mais cette fois comme jamais
    l'enfant n'aura su
    qu'il est comme tous le tout premier.
     
    DOUX OISEAUX DE JEUNESSE - C’est avec tristesse que j’ai appris tout à l’heure, en ouvrant une enveloppe affranchie en Allemagne au liséré noir, la mort de mon cher Thomas – mort subite et inattendue à ce qui est précisé, le 2 octobre dernier à Schelklingen.
    Sa disparition brutale me chagrine d’autant plus que j’avais prévu une virée prochaine en Souabe et que j’allais le contacter pour lui en parler. Aussi, j’aurais aimé passer plus de temps avec lui en tête à tête pour évoquer nos vies, après deux mois estivaux partagés en notre adolescence et cinquante ans sans nous voir, suivis de trois ou quatre revoyures depuis que je l’avais relancé dans son chalet valaisan où nous nous sommes retrouvés bien plantureux tous deux et bien recuits, mais «en phase» à divers égards, et nos bonnes amies frayant gentiment elles aussi.
    Ah mon Thomas, bel ami blond de mes quatorze ans au physique de pur Aryen semblant sorti de la collection Signe de poste, lisse et parfumé à l’eau de Cologne 4711, et ses parents adorables s’activant de concert à la Praxis du Herr Doktor, et le petit frère Goetz alias Luppi; nos balades le long du «jeune» Danube et par les forêts, nos baignades dans la piscine familiale, la chasse avec le père, et l’année suivante nos retrouvailles à Lausanne et le tour du lac en vélo, nos premières cigarettes et notre chaste amitié particulière, etc. (Ce jeudi 12 octobre)
     
    ARCHIVES. - Très bonne surprise ce soir, accompagnant un message d’un des collaborateurs des Archives littéraires de la Bibliothèque nationale: la découverte du catalogue complet, en l’état actuel, des 50 cartons de mon fonds dûment classé par une jeune stagiaire - une vaillante Pauline Bloch dont j’apprends qu’elle a été très intéressée par le contenu de mes paperasses.
    Pour ma part, c’est avec autant d’émotion que d’intérêt que j’ai découvert ce vaste et minutieux inventaire dont tous les objets revivent pour ainsi dire de se trouver décrits par le détail, jusqu'aux lettres et multiples papiers isolés qui restaient entre les pages de mes nombreux carnets et autres albums. Ce qui me touche, surtout, c’est l’attention réelle que semblent susciter mes archives, dont je présume qu’on n’imaginait pas la richesse et moins encore la beauté des enluminures, avec la foison d’aquarelles enluminant mes notes quotidiennes, etc.
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    MAESTRO CERONETTI. - J’ai décidé aujourd’hui de me rendre à Cetona dans la semaine du 10 novembre, pour y assister à la présentation, par Guido Ceronetti et notre amie Anne Marie Jaton, de l’essai consacré par Fabio Ciaralli à Cioran. C’est la Professorella qui m’y a invité et ce sera l’occasion de revoir Ceronetti, aujourd’hui nonagénaire, tout en prenant quelques jours, du côté des crêtes siennoises, pour travailler à mes Jardins suspendus… (Ce dimanche 22 octobre)
     
    AU PRÉSENT. - La qualité majeure des récits d’Annie Dillard me semble tenir à leur capacité d’intensifier la présence - notre présence au monde -, et notamment notre présence devant la nature.
     
    DE LA RÉALITÉ. - Certaines gens – certains beaux esprits plus précisément -, se sont moqués de l’usage fréquent que j’ai pu faire – et continue de faire – du terme de métaphysique, mais leur réaction, leur ricanement (ah, ah, ah), leur supérieur haussement d’épaules m’en disent plus sur eux que sur moi, car je sais, moi, de quoi je parle alors qu’eux ne veulent surtout pas évoquer ce qui, pour moi, n’est en rien borné à l’histoire de la philosophie au sens académique (ou anti-académique, ce qui revient au même), mais ressortit juste à un sentiment ontologique que Witkiewicz a exprimé mieux que personne et que je ressens aujourd’hui aussi fort qu’à mes vingt-cinq ans, à savoir qu’il y a un vertige décidément métaphysique à percevoir le fait qu’on est soi et pas un autre, etc.
     
    ***
     
    Thierry Vernet : «L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser».
     
    RONDES DE NUIT. - L’amour de la littérature est un phénomène tout à fait particulier, qui ne se limite pas plus à un goût esthétique qu’à une passion intellectuelle, mais touche à tous les points de la sphère sensible et filtre les expériences les plus diverses.
    Certains individus ont la foi, comme on dit, et d’autres pas; certains entendent la musique ou voient la peinture mieux que d’autres; et puis il y a ceux qui aiment la littérature, s’en nourrissent et se plaisent à la partager. Amaury Nauroy est de ceux-ci, qui semble vivre pour et par la littérature, à la fois en lecteur, en passeur et en écrivain se révélant en beauté dans son premier livre intitulé Rondes de nuit où il aborde nos lettres romandes et plus encore.
    ANDIAMO VIA. -Départ ce matin à 8h.37 de Montreux, après un dernier café avec Lady L. Tout est sous contrôle, me semble-t-il. Je dormirai ce soir à Chiusi et demain soir à Cetona pour y retrouver la Professorella et Guido Ceronetti. Ciel couvert. Neige sur le Grammont. Grisaille sur les collines de Sion. Le ciel se dégage aux abords de la Noble Contrée, qui me rappelle Rilke et ma visite à Jeanne de Sépibus, il y a plus de quarante ans de ça. Après le Simplon, le Pendolino débouche dans le grand bleu laiteux du sud, passant sous des pentes forestières encore noires d’incendies passés.
    Dans le train de Florence, je reprends la lecture des brefs textes de Philippe Jaccottet rassemblés (au Temps qu’il fait) sous le titre de Tout n’est pas dit. Comme je suis un peu fatigué par les quatre premières heures de mon voyage, cette lecture aimablement mesurée me convient. Jaccottet observe les premiers dégâts de la télévision à la fin des années 50, en Provence, il observe de jeunes voyageurs snobs et arrogants dans un train, il fait l’éloge de l’art discret du conteur André Dhôtel, il rend hommage à Gustave Roud en le dégageant de la tradition rousseauiste pour le situer plutôt dans la filiation des romantiques allemands, avec de lointains échos égyptiens (!), il évoque (superbement) l’automne dont il préfère la lumière mélancolique aux sonneries trop flamboyantes des feuillages, il parle du haïku dont il est proche à certains égards, et l’ensemble du livre, tissé de minces chroniques, forme un ensemble équilibré traversé par une douce musique, parfois un peu trop posée, voire évanescente, à mes yeux, mais enfin c’est l’un des aspects de Jaccottet que je préfère.
    Sur quoi, passé Bologne, je repique en lisant Couilles de velours de Corinne Desarzens, et là ça redevient du plus vif et du plus corsé - du plus coruscant dirait Charles-Albert -, avec des saillies parfois saisissantes. Cela qui va de soi : «Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le bâtiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard».
    Et tout ce qui, de fait, aujourd’hui, me souffle de sa voix insidieuse voire cruelle : « trop tard »…
    (À Chiusi, ce même soir) - Bien arrivé et très content d’être descendu dans un modeste hôtel jouxtant la gare dont la petite chambre (hélas sans table) me coûte 35 euros ! Dieu sait que je ne suis pas rapiat, mais un prix normal est si rare par les temps qui courent...
    Je me régale ensuite à la trattoria toscane Al Punto, réalisant la bonne tradition populaire italienne, où j’observe cependant tout un parterre de jeunes gens littéralement scotchés à leurs smartphones, ne discontinuant de les consulter sans cesser pourtant de parler entre eux et ensuite de se régaler à leur tour.
    Nulle part, ni à Paris ni en Suisse, ni non plus aux States, je n’ai vu un tel spectacle réellement à l’italienne, qui me rappelle la délirante télé vue par Fellini. À la table voisine, j’observe une enfant (quatre ou cinq ans) et son père tatoué à casquette d’équipe de football américain, qui n’en finit pas de rappeler sa présence en réclamant ceci ou cela, crisant, trépignant, avalant trois bouchées et en refusant trois autres, filant à une autre table où diverses jeunes femmes jacassent, puis revenant au père qui se lève pour faire quelques pas avec elle jusqu’à une autre table de mecs, avant de caser enfin la môme devant un jeu vidéo sur sa mini-tablette, etc.
    L’aliénation à l’italienne, pointée par Guido Ceronetti dans Un Voyage en Italie, La Patience du brûlé et Albergo Italia, atteint ces jours des proportions martiennes, comme je l’ai constaté ce soir même, et pourtant il y a toujours quelque chose d’un vieux fonds populaire et joyeux qui résiste au nivellement total et à la crétinisation massive, chez ces chers Ritals, qui incite à leur appliquer un «jugement» à deux poids deux mesures, découlant finalement d’une légèreté et d’une candeur tribale particulière, etc. (Ce mardi 7 novembre)
    CARO PAESE. – Le sommeil un peu perturbé par le vin d’hier soir, mais j’ai fini par me rendormir et me trouve à l’instant dans les meilleures dispositions de corps et d’esprit à une table de l’ancien Caffè dello Sport de Cetona, rebaptisé Da Nilo, après une première brève escale au Poggiosecco dont j’ai pu apprécier la parfaite situation, sur une éminence boisée à deux kilomètres du bourg, et la bonhommie sympathique du colosse barbu venu me répondre en robe de chambre…
    Coïncidence plaisante: Paolo est un ancien chroniqueur de rubrique économique, dans la soixantaine, qui s’est retiré en ces lieux avec la belle Paola pour tenir cette maison d’hôtes – avenante paire de Romains civilisés, qui m’ont attribué une charmante petite maison rose attenant à la vieille ferme restaurée dans les règles de l’art.
    La belle Paola me rappelle les douces personnes des films de Comencini, tandis que le géant Paolo m’évoque illico les premiers couteaux cuisiniers de Fellini, très avisé des finesses de la poésie culinaire. Ainsi, lorsque je lui demande, au coin du grand âtre de l’ancienne ferme, s’il fait aussi sa pâtisserie in casa, comme son pain et les tagliatelle al ragù dont nous nous régalons, me répond-il que non: que la pâtisserie est un art en soi relevant de l’alchimie la plus précise: si la recette t’impose 13 grammes de blanc d’œuf tu n’en mettras ni 14 ni 18 même si c’est la guerre !
    MESTIERE DI VIVERE. - L’art de vivre s’apprend entre l’enfance et l’exercice actif du métier de vivre, mais il découle, dans toutes les cultures et civilisations, de siècles de savoir transmis et mémorisé dont j’aime déchiffrer le palimpseste partout où je vais, et à cet égard le grand livre toscan est un trésor.
    Je n’irai pas au Festival de la truffe annoncé sur les affiches de Montepulciano, mais, à San Quirico d’Orcia, où la mémoire remonte aux Étrusques, un modeste primo piatto de ravioli al tartufo (la truffe en italien) me fait sourire à l’évocation d’un Tartufe qui invoque le ramadan pour les autres sans cesser de s’en mettre plein la truffe...
    Pour ma part je trouve autant de saveur à trois morceaux de fromage de brebis servis avec trois lamelles de poire qu’à un grand festin, mais chacun son goût et nul hasard si je tombe, au coin de la prochaine rue, sur un tout petit livre du Maestro Ceronetti que je retrouverai demain à Cetona, intitulé Per non dimenticare la memoria...
    LE DYABLE À L ‘ÉGLISE. - Et ce fut, précisément, un bonheur tout simple, sans flafla mondain ni paparazzi accrochés aux angelots en stuc 3D, que cette rencontre tricéphale de la Professorella, de Fabio Ciaralli et de Guido Ceronetti, en présence d’un public de tous les âges, au milieu des fresques polychromes de l’église dédiée а Santa Annunziata et transformée en «salle polyvalente», selon l’expression plaisante du Maestro, pour y présenter l’ouvrage conçu en prison par notre ami Fabio, lequel a trouvé en Cioran un véritable mentor occulte ; et c’était d’autant plus émouvant d’entendre le Maestro égrener ses souvenirs parisiens de Cioran, avec quelle précision malicieuse, que son hypermnésie se troue parfois comme les chaussettes des pèlerins au long cours...
    PASTICCIO ITALIANO. - Je me sens en Italie, ou plus précisément en Toscane, auprès de gens aimables, comme chez moi. Avec mes hôtes de l’Albergo Toscana Podereso Poggiosecco, nous avons eu hier soir une dernière conversation où nous avons parlé d’un peut tout, comme de vieux amis alors que nous ne connaissons que depuis trois jours; et de même les beaux moments passés avec la Professorella et Fabio Ciaralli, autour du vieux filosofo ignoto fulminant contre son «corps de chiottes» et se réjouissant de ma présence, m’empêcheront décidément de dimenticar la memoria…
    L’AMI L’ABBÉ . - Invité ce midi par l’abbé Vincent. Très bonne conversation d’abord arrosée d’absinthe chez lui, ensuite au restau voisin où il m’a régalé. Nous avons bien ri. Parfois même nous nous sommes gondolés. Comme lorsqu’il cite sa grand-mère : «Au fond il n’y a pas de milieu, quand on devient très vieux : soit on devient tout bon, soit tout mauvais». Ce qui m’encourage in petto à devenir tout bon et de plus en plus.
    Autre saillie tordante, comme il évoque une conférence donnée par Tariq Ramadan à Lausanne après laquelle, avec quelques amis, ils avaient mangé et bu assez pour délier la langue de l’abbé, qui lança au (faux) frère musulman: « J’ai trouvé, cher Monsieur, votre discours brillantissime, mais je n’en crois pas un mot ! ». (Ce mercredi 15 novembre)
    TONIO. - Après un premier regard traversant un peu sceptique, c’est avec un intérêt croissant, et même plus attentif que sur ses derniers livres, que j’ai continué de lire L’Homme en veste de pyjama, d’Antonin Moeri, qui me semble maîtriser sa matière (romanesque en l’occurrence) avec plus de verve et d’originalité, de qualités inventives dans l’écriture et de pénétration, quant au thème, que dans ses ouvrages précédents. Il y va ! Il s’en donne ! Il affabule pour dire plus vrai !
    ***
    Le jeune écrivain est assez naturellement con. Puisse-t-il rester jeune.
    LE TON JUSTE. - La visite de nos jeunes Américains nous a permis, une fois de plus, d’évaluer la qualité de nos liens familiaux, sans la moindre ombre ni le moindre trouble, non plus qu’aucune sentimentalité excessive. Nous sommes justes, me semble-t-il. Toutes nos relations, autant avec S. et F. qu’avec J. et G., sont équilibrées et justes. (Ce jeudi 23 novembre)
    Au bord du ciel
    On sort afin de prendre l’air.
    Le cosmos est tout près :
    il suffit de lever les yeux.
    Quatrième dimension:
    le temps se verra conjugué
    à son corps défendant.
    De l’abîme inversé
    s’étoilent les cosmogonies.
    Tu ne t’es pas vu naître,
    toi qui prétends tout expliquer
    mais on t’a raconté
    le dais du ciel à neuf étages,
    le Seigneur à l’attique
    et les atomes inquiets -
    on parle de carnage...
    On chine dans le savoir,
    et par le ciel au ralenti
    les bolides vont clignotant
    dans la lumière noire.
    On croit voir l’infini,
    et nos atomes, nos étoiles
    ajoutent au récit
    du grand livre des vents.
    Le ciel n’est peut-être qu’un mot,
    mais en est-on capable ?
    (À La Désirade, cette nuit de novembre 2017.)
    ***
    Annie Dillard, dans Au présent : «Nous sommes la génération civilisée n° 500 environ, en partant de l’époque où nous nous sommes fixés, il y a de cela 10.000 ans. Nous sommes la génération n° 7500 en partant de l’époque où nous sommes probablement apparus, il y a de cela 150.000 ans. Et nous sommes la génération d’humains n° 125.000 en partant des premières espèces d’hominiens. Et cependant, comment pourrions-nous nous considérer comme une simple troupe de remplaçants intérimaires d’un spectacle à l’affiche depuis des lustres quand dans le ciel un nouvel arrivage d’oisillons vole en chantant et que passent de nouveaux nuages ? Des hyènes aux bactéries, les êtres vivants se chargent d’évacuer les morts comme les machinistes escamotent les accessoires entre les scènes. Afin de contribuer à ce qu’un espace vital subsiste tant que nous y vivons, nous ôtons à la brosse ou à la pelle le sable accumulé et nous taillons ou brûlons la verdure. Nous coupons l’herbe à l’extrême lisière ».
    DOUBLE NATURE. - Mon sentiment, à jamais contradictoire, d’être à la fois partout chez moi et sans cesse déplacé, fonde la double relation d’intime adhésion et de réserve que j’entretiens avec le monde. C’est un sentiment remontant à l’enfance, à la maison de notre enfance et au jardin, au quartier, à la forêt et aux premières échappées de ce premier cercle de notre enfance.
    Né sous le signe des Gémeaux, je me suis toujours senti partagé, mais cette nature double à tous égards ne se borne ni à la détermination des astres ni à une typologie psychologique particulière: elle reflète à mes yeux la Nature même, avec son ambivalence que le jour et la nuit ne cessent de rythmer en alternance.
    SUISSE PROFONDE. - Tout en restant attentif à l’espèce de cauchemar éveillé que constitue l’actualité, avec ses pantins semant le chaos sous couvert de grimaces policées, je lisais ces jours Le Frère de XX, dernier recueil de brèves proses de Fleur Jaeggy, après avoir relu Les Années bienheureuses du châtiment et L’institut Benjamenta de Robert Walser, découvert il y a bien quarante ans de ça, quand le nom de l’auteur oublié ressuscitait avant de devenir culte selon l’expression de notre époque d’idolâtrie à la petite semaine.
    Or, à chaque page de Fleur Jaeggy je retrouvai quelque chose du génie de Walser, qui m’évoque à la fois une certaine Suisse sauvage, chrétienne et païenne, terrienne et cosmopolite, dont les cultivateurs de stéréotypes n’ont aucune idée.
    AVATARS DU FANTASTIQUE. - Y aura-t-il bientôt des jacuzzis dans nos églises ? Quand les croyants de ce pays disposeront-ils enfin de barbecues sur les pelouses attenantes aux lieux de culte ? Que font les synodes et les épiscopats de nos cantons en sorte de proposer à leurs clients des services sexuels appropriés et conviviaux ? Telles sont les questions que je me poserais si je me sentais concerné par ce qu’est devenue la pratique religieuse assimilée à une forme de développement personnel, alors que l’église de Saint-François, à Lausanne, sert de décor à une installation censée commémorer la Réforme, dixit la plasticienne, au moyen de cent échelles calcinées…
    Le fantastique social, dont Guido Ceronetti me parlait à propos de Céline, ou ce qu’on pourrait dire le réalisme panique, me semble un excellent vecteur critique, qui ne se borne pas à l’humour, trop souvent diluant, mais force le trait ironique sans pour autant donner dans le ricanement stérile. Il y faut une dureté douce, si j’ose l’oxymore, une main de velours dans un gant de fer, et la meilleure modulation en est celle de la poésie.
    PIERRES À SOUHAITS. – Une chronique, au tournant d’une année, se doit d’annoncer de bonnes nouvelles, et je me fais fort d’en proposer au moins une à mes lecteurs de Bon Pour La Tête, et c’est qu’il arrive aux «pierres à souhaits» de parler! Ainsi faut-il lire illico Apprendre à parler à une pierre de la stupéfiante Annie Dillard voyageant un peu partout, de l’étang qu’il y a derrière sa fameuse cabane de Tinter Creek aux îles Galapagos ou au fin fond de la jungle bolivienne.
    Au début du livre, Annie Dillard échange un regard fulgurant avec une fouine et en tire les conséquences: «J’aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma vie est la sienne: ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, ou liant tout, prenant le pari de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue».
    Dans le chapitre consacré à l’homme dans la trentaine, prénom Larry, qui vit sur l’île où elle habite, entre autres originaux de son genre, et dont le but vital est d’apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard dit simplement que «nous sommes ici pour être témoins». Et d’ajouter: «Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète – construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup; nous n’en faisons pas nos amis; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades».
    Certains livres vous rendent plus présents, plus poreux, plus sensibles à la pulsation du monde, plus attentifs à la musique du silence, plus résistants à la jactance insensée. Annie Dillard va plus loin et plus au tréfonds en faisant de la tête un monde où les sens et ce qu’on appelle le cœur, ou ce qu’on appelle l’âme, travaillent sous le même chapeau: «J’ai lu des livres de cosmologie comparée. En ce moment, la plupart des cosmologistes penchent pour le tableau de l’univers en évolution décrit par Lemaître et Gamow. Mais je préfère la suggestion faite il y a des années par Valéry – Paul Valéry, qui proposait l’idée d’un univers en «forme de tête»…
    MON SOCIO. - Ma dernière lecture de l’année écoulée sera la première de l’an neuf, sous le titre de Bluff, dont le contenu est à l’opposé de ce que ce mot suggère à l’ordinaire. De fait il n’y a pas une once de crânerie vide dans ce nouveau roman de David Fauquemberg, qui m’appelle son « socio», formidable évocation du combat de l’homme en prise avec les éléments déchaînés autant qu’avec ses propres démons - chasseur et poète, pêcheur et penseur «avec les mains» de la plus noble lignée. (Ce dimanche 31décembre)
    Image JLK: Guido Ceronetti à Cetona, 2017.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    RÊVER À LA SUISSE. – En accompagnant ma douce amie à sa séance de physio, à deux cent mètres de la maison bleue et pile dans l’immeuble rénové au rez-de-chaussée duquel se trouve le mythique salon de thé à l’enseigne de ZURCHER, sur la rue du Casino mal nommée puisque ledit casino est ailleurs: sur la rue du Théâtre également mal nommée puisque de théâtre il n’y a plus l’ombre, je me rappelle, ayant pris place à la terrasse de l’établissement, que celui-ci, pendant les années de privation de la Seconde Guerre mondiale, annonçait en vitrine qu’à son regret ses fameux AMANDINOS ne pouvaient être offerts à la clientèle distinguée pour cause, précisément, de restrictions sévères…
    Je me le rappelle grâce à Henri Calet, qui était du genre à relever ce genre de détails souvent plus significatifs du «ton» d’une époque ou d’un lieu que tant de particularités signalées par les guides, et qui font plus précisément le charme de son petit récit intitulé Rêver à la Suisse, récemment réédité, où il est également question du funiculaire de Territet et de divers autres sujets plus ou moins cocasses propres à étonner le passant parisien - je me le rappelle enfin en notant les enseignes des boutiques et autres instituts esthéticiens d’en face aux consonances non moins faites pour épater le Montparno, de HAIR SPA, NETSHY ou BESTSMILE, etc. (Ce mardi 6 juillet)
     
    EN ABYME. - Plus j’avance dans la lecture du Balzac de Stefan Zweig et plus je suis impressionné, touché et même émerveillé par le mélange de savoir et d’intelligence sensible, mais aussi de puissance narrative que montre l’écrivain autrichien en essayiste-romancier, qui reconstitue bonnement un feuilleton balzacien en relatant les inénarrables tribulations financières du soupirant de dame Hanska trimballant sa lourde viande de Neuchâtel à Vienne ou de Genève à Venise sans cesser lui-même d’écrire sa romance en 3D dédoublée par sa correspondance délirante avec l’Élue, tout en alignant les chefs-d’œuvre, jusqu’aux Illusions perdues où le romancier bifrons parvient, avec une lucidité saisissante, à incarner ses deux natures opposées et complémentaires dans les figures antinomiques de Lucien de Rubempré et de Daniel d’Arthez.
    Je suis en train, précisément , de (re)lire Illusions perdues, j’en suis au moment où Lucien se trouve verbalement déniaisé par Etienne Lousteau qui lui détaille la corruption du monde journalistique et littéraire; je me rappelle alors ma propre prévention instinctive envers le monde parisien au début des années 70 où Dimitri me poussait d’une main à m’y plonger tout en me retenant de l’autre dans mon quartier bohème du vieux Lausanne - et je me dis que nous avons eu la chance de vivre encore dans une société où la littérature restait un univers enchanté et peuplé de «purs» tel que l’évoque Balzac avec les figures délicieuses du Cénacle, et je poursuis ma propre chronique «en abyme» en lisant Zweig qui lit Balzac, etc.
     
    DE LA COMPÉTENCE. – Je me disais, hier soir, en suivant à la télévision romande les commentaires des «consultants» sportifs réunis par la belle journaliste sportive dont j’ignore le nom, avant et pendant le match opposant l’Espagne à l’Italie, qu’il serait beau que la critique littéraire, à la même télévision ou dans nos journaux, fasse montre d’autant de science sagace et de finesse de jugement que ces commentateurs détaillant, admirablement, les multiples aspects de la stratégie respective des équipes, de leurs individualités particulières et de leurs styles, revenant sur les moments forts de la rencontre – d’ailleurs épatante – et se montrant si amicaux les uns avec les autres, surtout, si compétents, autant que les formidables joueurs en présence, alors que les vestiges falots de la critique littéraire, en Suisse romande encore plus qu’en France voisine, pataugent dans l’insignifiance répétitive et le bavardage paresseux sans même le côté voyou saute-ruisseau des loustics à la Loustau… (À la Maison bleue, ce mercredi 7 juillet)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    À LA PÊCHE. -– En passant hier soir à La Désirade, où le tourbillon joyeux de nos deux petits lascars m’a rappelé une fois de plus que la bonne vie continue, je suis tombé sur le tapuscrit complet de Mémoire vive, l’ensemble de mes Lectures du monde de 2013 à 2019, comptant quelque 323 pages, dans une version assortie de notes dont j’avais complètement oublié l’existence ces derniers temps, n’ayant sous la main qu’une version inachevée, et cette étourderie, évidemment liée à ce que nous vivons depuis trois mois, m’a décidé à faire un inventaire provisoirement définitif de mes écrits publiables ou en voie de l’être, que je vais présenter à quelques éditeurs romands ou francophones en les invitant poliment à l’examen de mon offre dont je me fiche assez qu’on lui réponde de mon vivant ou à titre posthume par la grâce de nos filles chéries et de leurs diligents conjoints.
    Je ne vais plus me casser le pot à multiplier les envois postaux et les salamalecs : je leur envoie cet inventaire des produits de ma firme, à prendre en bloc ou en détail, avec la même lettre à toutes et tous, une bio et le rappel illustré de mes immortels ouvrages publiés - ce qui s’appelle aller à la pêche et ensuite advienne que pourra... (Ce lundi 5 juillet)
     
    LES ŒILLÈRES DE GUILLEMIN. – Après m’être demandé, hier soir, ce qu’un Guillemin a bien pu dire à propos de Balzac, dont je ne me rappelais aucune conférence qu’il lui aurait consacrée, je suis tombé sur le blog d’un lettré balzacien qui dit avoir été en contact suivi avec l’historien qu’il a pressé à plusieurs reprises de lui parler de Balzac pour s’entendre dire, une première fois, que la lecture de celui-ci l’avait toujours « fait crever», avant d’obtenir un aveu beaucoup plus étonnant (ou peut-être beaucoup moins…) selon lequel, quand Guillemin préparait sa thèse sur Lamartine, il se serait obligé à porter des œillères afin de ne pas être distrait de son sujet, et l’on comprend que l’ « affaire Balzac » faisait partie de ce danger de distraction, et que probablement l’énormité d’un sujet pareil, idéologiquement insaisissable en son embrouillamini, aura épouvanté notre clerc en sa maigreur et son dogmatisme de chrétien de gauche.
    Et quoi d’étonnant ? Encore, avec l’ « affaire Nietzsche », Guillemin pouvait-il s’en tirer en invoquant la «folie» christique de l’énergumène, tandis que le pachydermique Honoré, se la jouant parfois ultra mais sûrement plus proche du « peuple » qu’un Hugo ou qu’un Zola, bons sujets de conférences, ne pouvait qu’affoler la boussole du cher homme – enfin j’imagine…
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    NOTRE ROYAUME. – Pendant que ma bonne amie se repose, pelotonnée dans la demi-fraîcheur de la maison bleue en compagnie de notre fille aînée masquée de vert qui me passe devant pour le repassage avant de tricoter de minuscules bas de laine au point jacquard, je me trisse en douce avec mon escort dog avec l’intention de marcher en plaine, mais la Jazz en décide autrement qui bifurque tout à coup vers les hauts, et nous voici gravir les pentes en compagnie de Jonny Lang et nous retrouver bientôt au-dessus des clochers et des sapins, dépassant le palace de l’ancien Réarmement moral, puis le chalet Picotin de feu Claude Nobs fondateur du Montreux Jazz Festival, sur les hauts de Caux, pour zigzaguer ensuite le long de la route de plus en plus étroite, bordée de précipices où trois jeunes gens pleins d’avenir et d’alcool se sont fracassés il y a quelques années, jusqu’à l’immense pelouse se déployant au pied de la Dent de Jaman où, débarqué, j’ai été hélé subito par un jeune randonneur français me demandant l’itinéraire le plus direct menant au sommet ébréché de celle-ci...
    Alors moi sur le ton de l'expert: droit en haut par l’arête forestière de droite, en lui précisant que j’ai parcouru l’itinéraire avec le chien Filou dans mon sac, et tu tires à gauche après la double barre rocheuse, tu passes sur le versant sud qui est «à vache» mais gaffe aux herbes lisses, enfin tu atteins la croix sommitale en une heure et des poussières (il a l’air d’avoir de solides jarrets) mais tâche de redescendre avant la nuit sinon ça va «craindre», et lui : pas de souci, merci M’sieur !
    Quand notre grand frère se «taillait» les soirs d’été, par delà les frontières honnêtes du quartier de nos enfances, notre mère lançait comme ça : « Mais où est-il encore allé se royaumer », et l’expression m’est restée bien après que le frangin a rejoint la vallée des ombres, et du coup, voyant le soleil décliner au-dessus de l’incommensurable double vasque du ciel et du plus grand lac d’Europe et environs, j’envoie une image à ma bonne amie et trois mots pour lui dire que je reste avec elle partout vu que partout est notre royaume, etc.

  • Ceux qui en prennent plein la vie

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    Celui qui à chaque tuile s’entend dire que « c pas grave » / Celle qu’on dit la Pollyanna du quartier des Poisses / Ceux qui s’attendent à tout donc "pas de souci" / Celui qui encaisse autant que les assurances / Celle qui classe ses coups durs par ordre de grandeur / Ceux qui se consolent en pensant aux milliardaires mal dans leur peau / Celui qui écluse son verre vide sans oser toucher au plein / Celle qui ne voit pas la fin et en perd ses moyens / Ceux qui se lâchent ainsi que le leur conseille leur psy qui tient bon / Celui qui demande des prolongations à la mi-temps de répit entre deux crises / Celle qui ne voit jamais que le pire de ce qu’elle croit le meilleur / Ceux qui sont tombés de Charybde en sida / Celui que broie le train-train de l’ennui / Celle qui n’en peut presque plus ce qui rassure son entourage de centre gauche attaché au minimum positif / Ceux qui s’en vont en douce en s’excusant de demander pardon / Celui qui prend ses médics avec un doigt de Médoc / Celle qui se fait tatouer de nouvelles cicatrices / Ceux qui se font une charbonnade à l’Imodium, etc.