(Lectures du monde, 2021)
À LA PÊCHE. -– En passant hier soir à La Désirade, où le tourbillon joyeux de nos deux petits lascars m’a rappelé une fois de plus que la bonne vie continue, je suis tombé sur le tapuscrit complet de Mémoire vive, l’ensemble de mes Lectures du monde de 2013 à 2019, comptant quelque 323 pages, dans une version assortie de notes dont j’avais complètement oublié l’existence ces derniers temps, n’ayant sous la main qu’une version inachevée, et cette étourderie, évidemment liée à ce que nous vivons depuis trois mois, m’a décidé à faire un inventaire provisoirement définitif de mes écrits publiables ou en voie de l’être, que je vais présenter à quelques éditeurs romands ou francophones en les invitant poliment à l’examen de mon offre dont je me fiche assez qu’on lui réponde de mon vivant ou à titre posthume par la grâce de nos filles chéries et de leurs diligents conjoints.
Je ne vais plus me casser le pot à multiplier les envois postaux et les salamalecs : je leur envoie cet inventaire des produits de ma firme, à prendre en bloc ou en détail, avec la même lettre à toutes et tous, une bio et le rappel illustré de mes immortels ouvrages publiés - ce qui s’appelle aller à la pêche et ensuite advienne que pourra... (Ce lundi 5 juillet)
LES ŒILLÈRES DE GUILLEMIN. – Après m’être demandé, hier soir, ce qu’un Guillemin a bien pu dire à propos de Balzac, dont je ne me rappelais aucune conférence qu’il lui aurait consacrée, je suis tombé sur le blog d’un lettré balzacien qui dit avoir été en contact suivi avec l’historien qu’il a pressé à plusieurs reprises de lui parler de Balzac pour s’entendre dire, une première fois, que la lecture de celui-ci l’avait toujours « fait crever», avant d’obtenir un aveu beaucoup plus étonnant (ou peut-être beaucoup moins…) selon lequel, quand Guillemin préparait sa thèse sur Lamartine, il se serait obligé à porter des œillères afin de ne pas être distrait de son sujet, et l’on comprend que l’ « affaire Balzac » faisait partie de ce danger de distraction, et que probablement l’énormité d’un sujet pareil, idéologiquement insaisissable en son embrouillamini, aura épouvanté notre clerc en sa maigreur et son dogmatisme de chrétien de gauche.
Et quoi d’étonnant ? Encore, avec l’ « affaire Nietzsche », Guillemin pouvait-il s’en tirer en invoquant la «folie» christique de l’énergumène, tandis que le pachydermique Honoré, se la jouant parfois ultra mais sûrement plus proche du « peuple » qu’un Hugo ou qu’un Zola, bons sujets de conférences, ne pouvait qu’affoler la boussole du cher homme – enfin j’imagine…
NOTRE ROYAUME. – Pendant que ma bonne amie se repose, pelotonnée dans la demi-fraîcheur de la maison bleue en compagnie de notre fille aînée masquée de vert qui me passe devant pour le repassage avant de tricoter de minuscules bas de laine au point jacquard, je me trisse en douce avec mon escort dog avec l’intention de marcher en plaine, mais la Jazz en décide autrement qui bifurque tout à coup vers les hauts, et nous voici gravir les pentes en compagnie de Jonny Lang et nous retrouver bientôt au-dessus des clochers et des sapins, dépassant le palace de l’ancien Réarmement moral, puis le chalet Picotin de feu Claude Nobs fondateur du Montreux Jazz Festival, sur les hauts de Caux, pour zigzaguer ensuite le long de la route de plus en plus étroite, bordée de précipices où trois jeunes gens pleins d’avenir et d’alcool se sont fracassés il y a quelques années, jusqu’à l’immense pelouse se déployant au pied de la Dent de Jaman où, débarqué, j’ai été hélé subito par un jeune randonneur français me demandant l’itinéraire le plus direct menant au sommet ébréché de celle-ci...
Alors moi sur le ton de l'expert: droit en haut par l’arête forestière de droite, en lui précisant que j’ai parcouru l’itinéraire avec le chien Filou dans mon sac, et tu tires à gauche après la double barre rocheuse, tu passes sur le versant sud qui est «à vache» mais gaffe aux herbes lisses, enfin tu atteins la croix sommitale en une heure et des poussières (il a l’air d’avoir de solides jarrets) mais tâche de redescendre avant la nuit sinon ça va «craindre», et lui : pas de souci, merci M’sieur !
Quand notre grand frère se «taillait» les soirs d’été, par delà les frontières honnêtes du quartier de nos enfances, notre mère lançait comme ça : « Mais où est-il encore allé se royaumer », et l’expression m’est restée bien après que le frangin a rejoint la vallée des ombres, et du coup, voyant le soleil décliner au-dessus de l’incommensurable double vasque du ciel et du plus grand lac d’Europe et environs, j’envoie une image à ma bonne amie et trois mots pour lui dire que je reste avec elle partout vu que partout est notre royaume, etc.