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Mémoire vive

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(Lectures du monde, 2017)
 
SORROW. - J’apprends ce soir, avec autant de stupéfaction que de tristesse, la mort de Philippe Rahmy, dont je comprends maintenant le silence de ces derniers jours après nos derniers échanges. Mort subite à ce qu’il semble, comme celle de Maître Jacques. Méchante mort d’une espèce d’enfant demeuré, d’ange mal portant et de juste à sa façon – comme un saint poète malmené par la vie et montrant un courage de héros en armure malgré ses os de verre - mort frappé en plein cœur alors qu’il avait encore, sans doute, tant à donner...
 
ANGELUS NOVUS. - L’Enfant vient de naître, à 15h47. Nous ne savons pas encore son prénom mais il a l’air entier et tout joli dans les bras de notre fille qui sourit aux anges. Me rappelle tant deux autres naissances qui ont changé notre vie, et me ramène à ma bonne amie et à notre vie – notre précieuse vie. (Ce lundi 2 octobre)
 
PREMIER DU NOM
 
(pour Julie, Gary
et Anthony Nolan, né le 2 octobre 2017)
Sa majesté l'enfant
est attendue au coin du bois;
un tapis sera déroulé
de la mer jusque-là.
Pour la vie ajoutée
sous le grand chapiteau des mots,
on fera flamboyer
la fanfare des animaux.
On se réjouit le dimanche,
là-bas dans la clairière,
de voir s'éparpiller des branches
des volées de lumière.
Sa majesté l'enfant
au fond de la mer ne sait pas
que le ciel qui l'attend
n'en sait au vrai guère plus que ça.
On l'aura déjà vu,
mais cette fois comme jamais
l'enfant n'aura su
qu'il est comme tous le tout premier.
 
DOUX OISEAUX DE JEUNESSE - C’est avec tristesse que j’ai appris tout à l’heure, en ouvrant une enveloppe affranchie en Allemagne au liséré noir, la mort de mon cher Thomas – mort subite et inattendue à ce qui est précisé, le 2 octobre dernier à Schelklingen.
Sa disparition brutale me chagrine d’autant plus que j’avais prévu une virée prochaine en Souabe et que j’allais le contacter pour lui en parler. Aussi, j’aurais aimé passer plus de temps avec lui en tête à tête pour évoquer nos vies, après deux mois estivaux partagés en notre adolescence et cinquante ans sans nous voir, suivis de trois ou quatre revoyures depuis que je l’avais relancé dans son chalet valaisan où nous nous sommes retrouvés bien plantureux tous deux et bien recuits, mais «en phase» à divers égards, et nos bonnes amies frayant gentiment elles aussi.
Ah mon Thomas, bel ami blond de mes quatorze ans au physique de pur Aryen semblant sorti de la collection Signe de poste, lisse et parfumé à l’eau de Cologne 4711, et ses parents adorables s’activant de concert à la Praxis du Herr Doktor, et le petit frère Goetz alias Luppi; nos balades le long du «jeune» Danube et par les forêts, nos baignades dans la piscine familiale, la chasse avec le père, et l’année suivante nos retrouvailles à Lausanne et le tour du lac en vélo, nos premières cigarettes et notre chaste amitié particulière, etc. (Ce jeudi 12 octobre)
 
ARCHIVES. - Très bonne surprise ce soir, accompagnant un message d’un des collaborateurs des Archives littéraires de la Bibliothèque nationale: la découverte du catalogue complet, en l’état actuel, des 50 cartons de mon fonds dûment classé par une jeune stagiaire - une vaillante Pauline Bloch dont j’apprends qu’elle a été très intéressée par le contenu de mes paperasses.
Pour ma part, c’est avec autant d’émotion que d’intérêt que j’ai découvert ce vaste et minutieux inventaire dont tous les objets revivent pour ainsi dire de se trouver décrits par le détail, jusqu'aux lettres et multiples papiers isolés qui restaient entre les pages de mes nombreux carnets et autres albums. Ce qui me touche, surtout, c’est l’attention réelle que semblent susciter mes archives, dont je présume qu’on n’imaginait pas la richesse et moins encore la beauté des enluminures, avec la foison d’aquarelles enluminant mes notes quotidiennes, etc.
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MAESTRO CERONETTI. - J’ai décidé aujourd’hui de me rendre à Cetona dans la semaine du 10 novembre, pour y assister à la présentation, par Guido Ceronetti et notre amie Anne Marie Jaton, de l’essai consacré par Fabio Ciaralli à Cioran. C’est la Professorella qui m’y a invité et ce sera l’occasion de revoir Ceronetti, aujourd’hui nonagénaire, tout en prenant quelques jours, du côté des crêtes siennoises, pour travailler à mes Jardins suspendus… (Ce dimanche 22 octobre)
 
AU PRÉSENT. - La qualité majeure des récits d’Annie Dillard me semble tenir à leur capacité d’intensifier la présence - notre présence au monde -, et notamment notre présence devant la nature.
 
DE LA RÉALITÉ. - Certaines gens – certains beaux esprits plus précisément -, se sont moqués de l’usage fréquent que j’ai pu faire – et continue de faire – du terme de métaphysique, mais leur réaction, leur ricanement (ah, ah, ah), leur supérieur haussement d’épaules m’en disent plus sur eux que sur moi, car je sais, moi, de quoi je parle alors qu’eux ne veulent surtout pas évoquer ce qui, pour moi, n’est en rien borné à l’histoire de la philosophie au sens académique (ou anti-académique, ce qui revient au même), mais ressortit juste à un sentiment ontologique que Witkiewicz a exprimé mieux que personne et que je ressens aujourd’hui aussi fort qu’à mes vingt-cinq ans, à savoir qu’il y a un vertige décidément métaphysique à percevoir le fait qu’on est soi et pas un autre, etc.
 
***
 
Thierry Vernet : «L’Art commence quand, après une longue et patiente partie d’échecs, d’un coup de genou sous la table on fait tout valser».
 
RONDES DE NUIT. - L’amour de la littérature est un phénomène tout à fait particulier, qui ne se limite pas plus à un goût esthétique qu’à une passion intellectuelle, mais touche à tous les points de la sphère sensible et filtre les expériences les plus diverses.
Certains individus ont la foi, comme on dit, et d’autres pas; certains entendent la musique ou voient la peinture mieux que d’autres; et puis il y a ceux qui aiment la littérature, s’en nourrissent et se plaisent à la partager. Amaury Nauroy est de ceux-ci, qui semble vivre pour et par la littérature, à la fois en lecteur, en passeur et en écrivain se révélant en beauté dans son premier livre intitulé Rondes de nuit où il aborde nos lettres romandes et plus encore.
ANDIAMO VIA. -Départ ce matin à 8h.37 de Montreux, après un dernier café avec Lady L. Tout est sous contrôle, me semble-t-il. Je dormirai ce soir à Chiusi et demain soir à Cetona pour y retrouver la Professorella et Guido Ceronetti. Ciel couvert. Neige sur le Grammont. Grisaille sur les collines de Sion. Le ciel se dégage aux abords de la Noble Contrée, qui me rappelle Rilke et ma visite à Jeanne de Sépibus, il y a plus de quarante ans de ça. Après le Simplon, le Pendolino débouche dans le grand bleu laiteux du sud, passant sous des pentes forestières encore noires d’incendies passés.
Dans le train de Florence, je reprends la lecture des brefs textes de Philippe Jaccottet rassemblés (au Temps qu’il fait) sous le titre de Tout n’est pas dit. Comme je suis un peu fatigué par les quatre premières heures de mon voyage, cette lecture aimablement mesurée me convient. Jaccottet observe les premiers dégâts de la télévision à la fin des années 50, en Provence, il observe de jeunes voyageurs snobs et arrogants dans un train, il fait l’éloge de l’art discret du conteur André Dhôtel, il rend hommage à Gustave Roud en le dégageant de la tradition rousseauiste pour le situer plutôt dans la filiation des romantiques allemands, avec de lointains échos égyptiens (!), il évoque (superbement) l’automne dont il préfère la lumière mélancolique aux sonneries trop flamboyantes des feuillages, il parle du haïku dont il est proche à certains égards, et l’ensemble du livre, tissé de minces chroniques, forme un ensemble équilibré traversé par une douce musique, parfois un peu trop posée, voire évanescente, à mes yeux, mais enfin c’est l’un des aspects de Jaccottet que je préfère.
Sur quoi, passé Bologne, je repique en lisant Couilles de velours de Corinne Desarzens, et là ça redevient du plus vif et du plus corsé - du plus coruscant dirait Charles-Albert -, avec des saillies parfois saisissantes. Cela qui va de soi : «Le grand âge assure l’illusion de pouvoir tout dire. Sur le bâtiment qu’est le corps. Sur la fusée qu’est le destin. Sur la moutarde après dîner qu’il faut éviter parce qu’elle veut dire trop tard».
Et tout ce qui, de fait, aujourd’hui, me souffle de sa voix insidieuse voire cruelle : « trop tard »…
(À Chiusi, ce même soir) - Bien arrivé et très content d’être descendu dans un modeste hôtel jouxtant la gare dont la petite chambre (hélas sans table) me coûte 35 euros ! Dieu sait que je ne suis pas rapiat, mais un prix normal est si rare par les temps qui courent...
Je me régale ensuite à la trattoria toscane Al Punto, réalisant la bonne tradition populaire italienne, où j’observe cependant tout un parterre de jeunes gens littéralement scotchés à leurs smartphones, ne discontinuant de les consulter sans cesser pourtant de parler entre eux et ensuite de se régaler à leur tour.
Nulle part, ni à Paris ni en Suisse, ni non plus aux States, je n’ai vu un tel spectacle réellement à l’italienne, qui me rappelle la délirante télé vue par Fellini. À la table voisine, j’observe une enfant (quatre ou cinq ans) et son père tatoué à casquette d’équipe de football américain, qui n’en finit pas de rappeler sa présence en réclamant ceci ou cela, crisant, trépignant, avalant trois bouchées et en refusant trois autres, filant à une autre table où diverses jeunes femmes jacassent, puis revenant au père qui se lève pour faire quelques pas avec elle jusqu’à une autre table de mecs, avant de caser enfin la môme devant un jeu vidéo sur sa mini-tablette, etc.
L’aliénation à l’italienne, pointée par Guido Ceronetti dans Un Voyage en Italie, La Patience du brûlé et Albergo Italia, atteint ces jours des proportions martiennes, comme je l’ai constaté ce soir même, et pourtant il y a toujours quelque chose d’un vieux fonds populaire et joyeux qui résiste au nivellement total et à la crétinisation massive, chez ces chers Ritals, qui incite à leur appliquer un «jugement» à deux poids deux mesures, découlant finalement d’une légèreté et d’une candeur tribale particulière, etc. (Ce mardi 7 novembre)
CARO PAESE. – Le sommeil un peu perturbé par le vin d’hier soir, mais j’ai fini par me rendormir et me trouve à l’instant dans les meilleures dispositions de corps et d’esprit à une table de l’ancien Caffè dello Sport de Cetona, rebaptisé Da Nilo, après une première brève escale au Poggiosecco dont j’ai pu apprécier la parfaite situation, sur une éminence boisée à deux kilomètres du bourg, et la bonhommie sympathique du colosse barbu venu me répondre en robe de chambre…
Coïncidence plaisante: Paolo est un ancien chroniqueur de rubrique économique, dans la soixantaine, qui s’est retiré en ces lieux avec la belle Paola pour tenir cette maison d’hôtes – avenante paire de Romains civilisés, qui m’ont attribué une charmante petite maison rose attenant à la vieille ferme restaurée dans les règles de l’art.
La belle Paola me rappelle les douces personnes des films de Comencini, tandis que le géant Paolo m’évoque illico les premiers couteaux cuisiniers de Fellini, très avisé des finesses de la poésie culinaire. Ainsi, lorsque je lui demande, au coin du grand âtre de l’ancienne ferme, s’il fait aussi sa pâtisserie in casa, comme son pain et les tagliatelle al ragù dont nous nous régalons, me répond-il que non: que la pâtisserie est un art en soi relevant de l’alchimie la plus précise: si la recette t’impose 13 grammes de blanc d’œuf tu n’en mettras ni 14 ni 18 même si c’est la guerre !
MESTIERE DI VIVERE. - L’art de vivre s’apprend entre l’enfance et l’exercice actif du métier de vivre, mais il découle, dans toutes les cultures et civilisations, de siècles de savoir transmis et mémorisé dont j’aime déchiffrer le palimpseste partout où je vais, et à cet égard le grand livre toscan est un trésor.
Je n’irai pas au Festival de la truffe annoncé sur les affiches de Montepulciano, mais, à San Quirico d’Orcia, où la mémoire remonte aux Étrusques, un modeste primo piatto de ravioli al tartufo (la truffe en italien) me fait sourire à l’évocation d’un Tartufe qui invoque le ramadan pour les autres sans cesser de s’en mettre plein la truffe...
Pour ma part je trouve autant de saveur à trois morceaux de fromage de brebis servis avec trois lamelles de poire qu’à un grand festin, mais chacun son goût et nul hasard si je tombe, au coin de la prochaine rue, sur un tout petit livre du Maestro Ceronetti que je retrouverai demain à Cetona, intitulé Per non dimenticare la memoria...
LE DYABLE À L ‘ÉGLISE. - Et ce fut, précisément, un bonheur tout simple, sans flafla mondain ni paparazzi accrochés aux angelots en stuc 3D, que cette rencontre tricéphale de la Professorella, de Fabio Ciaralli et de Guido Ceronetti, en présence d’un public de tous les âges, au milieu des fresques polychromes de l’église dédiée а Santa Annunziata et transformée en «salle polyvalente», selon l’expression plaisante du Maestro, pour y présenter l’ouvrage conçu en prison par notre ami Fabio, lequel a trouvé en Cioran un véritable mentor occulte ; et c’était d’autant plus émouvant d’entendre le Maestro égrener ses souvenirs parisiens de Cioran, avec quelle précision malicieuse, que son hypermnésie se troue parfois comme les chaussettes des pèlerins au long cours...
PASTICCIO ITALIANO. - Je me sens en Italie, ou plus précisément en Toscane, auprès de gens aimables, comme chez moi. Avec mes hôtes de l’Albergo Toscana Podereso Poggiosecco, nous avons eu hier soir une dernière conversation où nous avons parlé d’un peut tout, comme de vieux amis alors que nous ne connaissons que depuis trois jours; et de même les beaux moments passés avec la Professorella et Fabio Ciaralli, autour du vieux filosofo ignoto fulminant contre son «corps de chiottes» et se réjouissant de ma présence, m’empêcheront décidément de dimenticar la memoria…
L’AMI L’ABBÉ . - Invité ce midi par l’abbé Vincent. Très bonne conversation d’abord arrosée d’absinthe chez lui, ensuite au restau voisin où il m’a régalé. Nous avons bien ri. Parfois même nous nous sommes gondolés. Comme lorsqu’il cite sa grand-mère : «Au fond il n’y a pas de milieu, quand on devient très vieux : soit on devient tout bon, soit tout mauvais». Ce qui m’encourage in petto à devenir tout bon et de plus en plus.
Autre saillie tordante, comme il évoque une conférence donnée par Tariq Ramadan à Lausanne après laquelle, avec quelques amis, ils avaient mangé et bu assez pour délier la langue de l’abbé, qui lança au (faux) frère musulman: « J’ai trouvé, cher Monsieur, votre discours brillantissime, mais je n’en crois pas un mot ! ». (Ce mercredi 15 novembre)
TONIO. - Après un premier regard traversant un peu sceptique, c’est avec un intérêt croissant, et même plus attentif que sur ses derniers livres, que j’ai continué de lire L’Homme en veste de pyjama, d’Antonin Moeri, qui me semble maîtriser sa matière (romanesque en l’occurrence) avec plus de verve et d’originalité, de qualités inventives dans l’écriture et de pénétration, quant au thème, que dans ses ouvrages précédents. Il y va ! Il s’en donne ! Il affabule pour dire plus vrai !
***
Le jeune écrivain est assez naturellement con. Puisse-t-il rester jeune.
LE TON JUSTE. - La visite de nos jeunes Américains nous a permis, une fois de plus, d’évaluer la qualité de nos liens familiaux, sans la moindre ombre ni le moindre trouble, non plus qu’aucune sentimentalité excessive. Nous sommes justes, me semble-t-il. Toutes nos relations, autant avec S. et F. qu’avec J. et G., sont équilibrées et justes. (Ce jeudi 23 novembre)
Au bord du ciel
On sort afin de prendre l’air.
Le cosmos est tout près :
il suffit de lever les yeux.
Quatrième dimension:
le temps se verra conjugué
à son corps défendant.
De l’abîme inversé
s’étoilent les cosmogonies.
Tu ne t’es pas vu naître,
toi qui prétends tout expliquer
mais on t’a raconté
le dais du ciel à neuf étages,
le Seigneur à l’attique
et les atomes inquiets -
on parle de carnage...
On chine dans le savoir,
et par le ciel au ralenti
les bolides vont clignotant
dans la lumière noire.
On croit voir l’infini,
et nos atomes, nos étoiles
ajoutent au récit
du grand livre des vents.
Le ciel n’est peut-être qu’un mot,
mais en est-on capable ?
(À La Désirade, cette nuit de novembre 2017.)
***
Annie Dillard, dans Au présent : «Nous sommes la génération civilisée n° 500 environ, en partant de l’époque où nous nous sommes fixés, il y a de cela 10.000 ans. Nous sommes la génération n° 7500 en partant de l’époque où nous sommes probablement apparus, il y a de cela 150.000 ans. Et nous sommes la génération d’humains n° 125.000 en partant des premières espèces d’hominiens. Et cependant, comment pourrions-nous nous considérer comme une simple troupe de remplaçants intérimaires d’un spectacle à l’affiche depuis des lustres quand dans le ciel un nouvel arrivage d’oisillons vole en chantant et que passent de nouveaux nuages ? Des hyènes aux bactéries, les êtres vivants se chargent d’évacuer les morts comme les machinistes escamotent les accessoires entre les scènes. Afin de contribuer à ce qu’un espace vital subsiste tant que nous y vivons, nous ôtons à la brosse ou à la pelle le sable accumulé et nous taillons ou brûlons la verdure. Nous coupons l’herbe à l’extrême lisière ».
DOUBLE NATURE. - Mon sentiment, à jamais contradictoire, d’être à la fois partout chez moi et sans cesse déplacé, fonde la double relation d’intime adhésion et de réserve que j’entretiens avec le monde. C’est un sentiment remontant à l’enfance, à la maison de notre enfance et au jardin, au quartier, à la forêt et aux premières échappées de ce premier cercle de notre enfance.
Né sous le signe des Gémeaux, je me suis toujours senti partagé, mais cette nature double à tous égards ne se borne ni à la détermination des astres ni à une typologie psychologique particulière: elle reflète à mes yeux la Nature même, avec son ambivalence que le jour et la nuit ne cessent de rythmer en alternance.
SUISSE PROFONDE. - Tout en restant attentif à l’espèce de cauchemar éveillé que constitue l’actualité, avec ses pantins semant le chaos sous couvert de grimaces policées, je lisais ces jours Le Frère de XX, dernier recueil de brèves proses de Fleur Jaeggy, après avoir relu Les Années bienheureuses du châtiment et L’institut Benjamenta de Robert Walser, découvert il y a bien quarante ans de ça, quand le nom de l’auteur oublié ressuscitait avant de devenir culte selon l’expression de notre époque d’idolâtrie à la petite semaine.
Or, à chaque page de Fleur Jaeggy je retrouvai quelque chose du génie de Walser, qui m’évoque à la fois une certaine Suisse sauvage, chrétienne et païenne, terrienne et cosmopolite, dont les cultivateurs de stéréotypes n’ont aucune idée.
AVATARS DU FANTASTIQUE. - Y aura-t-il bientôt des jacuzzis dans nos églises ? Quand les croyants de ce pays disposeront-ils enfin de barbecues sur les pelouses attenantes aux lieux de culte ? Que font les synodes et les épiscopats de nos cantons en sorte de proposer à leurs clients des services sexuels appropriés et conviviaux ? Telles sont les questions que je me poserais si je me sentais concerné par ce qu’est devenue la pratique religieuse assimilée à une forme de développement personnel, alors que l’église de Saint-François, à Lausanne, sert de décor à une installation censée commémorer la Réforme, dixit la plasticienne, au moyen de cent échelles calcinées…
Le fantastique social, dont Guido Ceronetti me parlait à propos de Céline, ou ce qu’on pourrait dire le réalisme panique, me semble un excellent vecteur critique, qui ne se borne pas à l’humour, trop souvent diluant, mais force le trait ironique sans pour autant donner dans le ricanement stérile. Il y faut une dureté douce, si j’ose l’oxymore, une main de velours dans un gant de fer, et la meilleure modulation en est celle de la poésie.
PIERRES À SOUHAITS. – Une chronique, au tournant d’une année, se doit d’annoncer de bonnes nouvelles, et je me fais fort d’en proposer au moins une à mes lecteurs de Bon Pour La Tête, et c’est qu’il arrive aux «pierres à souhaits» de parler! Ainsi faut-il lire illico Apprendre à parler à une pierre de la stupéfiante Annie Dillard voyageant un peu partout, de l’étang qu’il y a derrière sa fameuse cabane de Tinter Creek aux îles Galapagos ou au fin fond de la jungle bolivienne.
Au début du livre, Annie Dillard échange un regard fulgurant avec une fouine et en tire les conséquences: «J’aimerais vivre comme je le dois, de même que la fouine vit comme elle le doit. Et je soupçonne que ma vie est la sienne: ouverte sans douleur au temps et à la mort, percevant tout, ou liant tout, prenant le pari de ce qui nous échoit avec une volonté féroce et pointue».
Dans le chapitre consacré à l’homme dans la trentaine, prénom Larry, qui vit sur l’île où elle habite, entre autres originaux de son genre, et dont le but vital est d’apprendre à parler à une pierre, Annie Dillard dit simplement que «nous sommes ici pour être témoins». Et d’ajouter: «Nous pouvons mettre en scène notre propre action sur la planète – construire nos villes sur ses plaines, construire des barrages sur ses rivières, ensemencer ses terres fertiles – mais notre activité signifiante couvre bien peu de terrain. Nous n’utilisons pas les oiseaux chanteurs, par exemple. Nous n’en mangeons pas beaucoup; nous n’en faisons pas nos amis; nous ne saurions les persuader de manger plus de moustiques ou de transporter moins de graines de mauvaises herbes. Nous pouvons seulement en être les témoins. Si nous n’étions pas là, ces oiseaux seraient des chanteurs sans public, tombant dans la forêt déserte. Si nous n’étions pas là, des phénomènes tels que le passage des saisons n’auraient pas le moindre de ces sens que nous leur attribuons. Le spectacle se jouerait devant une salle vide, comme celui des étoiles filantes qui tombent pendant la journée. C’est la raison pour laquelle je fais des promenades».
Certains livres vous rendent plus présents, plus poreux, plus sensibles à la pulsation du monde, plus attentifs à la musique du silence, plus résistants à la jactance insensée. Annie Dillard va plus loin et plus au tréfonds en faisant de la tête un monde où les sens et ce qu’on appelle le cœur, ou ce qu’on appelle l’âme, travaillent sous le même chapeau: «J’ai lu des livres de cosmologie comparée. En ce moment, la plupart des cosmologistes penchent pour le tableau de l’univers en évolution décrit par Lemaître et Gamow. Mais je préfère la suggestion faite il y a des années par Valéry – Paul Valéry, qui proposait l’idée d’un univers en «forme de tête»…
MON SOCIO. - Ma dernière lecture de l’année écoulée sera la première de l’an neuf, sous le titre de Bluff, dont le contenu est à l’opposé de ce que ce mot suggère à l’ordinaire. De fait il n’y a pas une once de crânerie vide dans ce nouveau roman de David Fauquemberg, qui m’appelle son « socio», formidable évocation du combat de l’homme en prise avec les éléments déchaînés autant qu’avec ses propres démons - chasseur et poète, pêcheur et penseur «avec les mains» de la plus noble lignée. (Ce dimanche 31décembre)
Image JLK: Guido Ceronetti à Cetona, 2017.

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