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  • Par tous les chemins

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    Chemin faisant (1)

     

    De l'angoisse levée. - C'est toujours un stress d'enfer que le dernier travail d'avant le départ, surtout le départ de nuit qui fait penser aux départs sans retour, mais le seul drame ce soir sera de ne pas retrouver son passeport jusqu'à moins une et de s'arracher à son toit et au névé de narcisses embaumant la vanille - or la route appelle et le quai là-bas et le train de nuit et les tunnels en enfilade vers le Sud qui trouent le Temps pour nous rendre les lieux... 

    Des collines et des coquelicots.- Se relevant d'une nuit de tagadam tantôt trépidant et tantôt en sourdine nos paupières tôt l'aube nous révèlent ce matin ces verts tendres des collines de Toscane aux crêtes à fines flammes de cyprès et de clochers,et le long des voies se voient ces îlots de coquelicots et jusque dans l'entrelacs des voies de Roma Termini, et jusque sur les murs de notre chambre jouxtant le Campo de Fiori en candide aquarelle...

    Des fontaines et des filles en fleur. - Il n'y a qu'à Rome qu'une fontaine n'est faite  que pour les chiens, et c'est à Rome aussi que s'élèvera la fontaine de mémoire de Pier Paolo Pasolini, faite juste pour se laver les mains en passant ou se rafraîchir, juste pour boire en passant de l'eau fraîche ou se refaire une beauté - il n'y a qu'à Rome que le soir, au Campo de Fiori, les gars et les filles dégagent la même sensualité qui est celle, en mai, de notre bonne et belle  vie...  

    (Rome, le 19 mai 2009)

    Peinture: Floristella Stephani.

  • L'étrange Questionnaire

    littérature
     

    Notre occulte compère blogueur rémois Eric Poindron, tenancier du Cabinet de curiosités (http://blog.france3.fr/cabinet-de-curiosites/) , et sévissant non moins notoirement sur Facebook, jugea bon ce jour-là d'interrompre nos Travaux & Loisirs par un étrange Questionnaire, et voici ce qui lui fut répondu....


    1 – Écrivez la première phrase d’un roman, d'une nouvelle, ou d’un conte étrange à venir.
    - Une jeune femme émaciée lisait Le bonheur des tristes à la table voisine, ce matin-là. Ce titre autant que la pâleur de la lectrice me composaient un nouveau ciel sous lequel il me plut de commencer d’écrire l’étrange roman que voici...
    2 – Sans regarder votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de brasser les aiguilles.

    3 – Regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Ma montre s'est arrêtée lors de notre dernier match de Sumo.
    4 – Comment expliquez-vous cette – ou ces – différences du temps ?
    - Il n’est aucun écart entre l'aiguille et son ombre.

    littérature
    5 – Croyez-vous aux prévisions météorologiques ?
    - Certes, mais à contre-temps.

    6 - Croyez-vous aux prévisions astrologiques ?
    - Certes, mais à contre-coup.
    7 – Regardez vous le ciel, et les étoiles, quand il fait nuit ?
    - Les étoiles me rappellent mon âge d'avant ma naissance. Quant au ciel il me scrute à la dérobade.
    8 – Que pensez-vous du ciel et des étoiles quand il fait nuit ?
    - Le ciel et les étoiles m'impatientent au point que je fais tomber le jour avant qu'il soit temps.
    9 – Avant de répondre à ce questionnaire, que regardiez-vous ?
    - Je regardais passer le train du temps en mâchant de la réglisse.

    10 – Que vous inspirent les cathédrales, les églises, les mosquées, les calvaires, les synagogues et autres monuments religieux ?
    - Ce sont les chastes maisons de passe du Temps.

    littérature

    11 – Qu’auriez-vous vu si vous aviez été aveugle ?
    - Je suis aveugle à tout ce que je ne vois pas.
    12 – Qu’auriez-vous aimé « voir » si vous aviez été aveugle ?
    - J’eusse aimé voir le clavier des prés de Rimbaud les yeux fermés.
    13 - Avez-vous peur ?
    - Tout le temps que je perds.

    14 – De quoi avez-vous peur ?

    - De ne pas avoir peur seul à seul quand la chauve-souris se coiffe au poteau.
    15 - Quel est le dernier film horrible que vous avez vu ?
    - Je suis aveugle à cela puisque je n'en prends point le ticket même en exo syndicale.
    16 - De Qui avez-vous peur ?
    - D’un être qui ne se nomme pas.
    17 - Vous êtes vous déjà perdu ?
    - Je le suis tout le temps.

    18 - Croyez-vous aux fantômes ?
    - Cela ne s’appelle pas croire.
    19 - Qu’est-ce qu’un fantôme ?
    - Cela ne se dit pas.
    20 - En l’instant, à l’exception de l’ordinateur, quel(s) bruit(s) entendez-vous ?
    - Le bruit de mon sang dans les pâles de mon ventilateur éteint.

    littérature
    21 - Quel est le bruit le plus effrayant que vous ayez entendu – « la nuit avait l’allure d’un cri de loup », par exemple - ?
    - La nuit tous les cris sont loups.
    22 – Avez-vous fait quelque chose d’étrange aujourd’hui ou ces derniers jours ?
    - J'ai inauguré une nouvelle chapelle, mon fils.
    23 – Êtes-vous déjà allé dans un confessionnal ?
    - J’y ai fait mon nid en septembre 2001.
    24 – Vous êtes au confessionnal ; alors confessez-moi l’innommable.
    - Je vous confesse l’innommable.
    25 –Sans tricher, qu’est-ce qu’un « cabinet de curiosités » ?
    - Je serai curieux de l'apprendre.
    26 –Croyez-vous à la rédemption ?
    - C’est elle qui tient l'Agenda, mon enfant.
    27 – Avez-vous rêvé cette nuit ?
    - Les SR de la Confédération détiennent les cassettes vidéo.
    28 - Vous souvenez-vous de vos rêves ?
    - Certes, et eux aussi.
    29 - Quel est le dernier rêve que vous avez fait ?
    Celui de la nuit prochaine.littérature

    30 – Que vous inspire le brouillard ?

    - Ce qu’il m’inspire m'aspire.
    31 - Croyez-vous aux animaux qui n’existent pas ?
    - Je ne crois qu’aux animaux que je savoure des yeux.
    32 - Qu’est-ce que vous voyez sur les murs de la pièce ou vous êtes ?
    - Je vois le squelette de la maison calcinée où vous retrouverez mes dents en or.
    33 - Si vous deveniez magicien, quelle est la première chose que vous feriez ?
    - Je ferai attendre le Congrès.
    34 - Qu’est-ce qu’un fou ?
    - Tout ce que vous trouvez en lui qui n'est pas vous.

    35 - Etes-vous fou ?
    - Si vous le dites.
    36 – Croyez-vous en l’existence des sociétés secrètes ?
    - J’en suis une quantité.
    37 – Quel est le dernier livre étrange que vous ayez lu ?
    - La multitude du passereau.
    38 – Aimeriez-vous vivre dans un château ?
    - Je suis plutôt théâtre ambulant, ces jours.
    39 – Avez-vous vu quelque chose d’étrange aujourd’hui ?
    - Certes, et je vous le fais mater pour un bon prix.

    littérature

    40 – Quel est le denier film étrange que vous avez vu ?
    La mélancolie du cimeterre.
    41 – Aimeriez-vous vivre dans une gare désaffectée ?
    - Tout lieu où je ne vis pas m’affecte.
    42 – Etes-vous capable de deviner l’avenir ?
    - Ce n’est pas une capacité mais une fonction matinale de buraliste inspiré.
    43 – Avez-vous déjà pensé vivre à l’étranger ?
    - Mon nom est Xénophile.

    44 – Où ?
    - L’étranger est partout où je vis.
    45 – Pourquoi ?
    - Pour devenir mon propre ami.

    46 – Quel est le film le plus étrange que vous avez vu ?
    - La chevale du seautier.
    47 – Auriez-vous aimé vivre dans un presbytère ?

    - Ce fut un fantasme de ma période belge.
    48 – Quel est le livre le plus étrange que vous ayez lu ?
    - Les mulets de Méra.
    littérature
    49- Préférez-vous les sabliers ou les globes terrestres ?

    - Je préfère les templiers savoyards.
    50 – Préférez-vous les loupes anciennes ou les armes blanches
    - Je préfère l’Opinel de la nonne sauvage Emma Porchetta.
    51 – Qu’y a-t-il, selon toute vraisemblance, dans les profondeurs du Loch Ness
    - Il y a l'un de mes briquets perdu mais resté allumé.
    52 – Aimez-vous les animaux empaillés ?
    - Surtout les silencieux et les humbles.
    53 – Aimez-vous marcher sous la pluie ?
    - La pluie lave mes aquarelles et requinque ma Vertu.

    54 – Que se passe-il dans les souterrains ?
    - Les souterraines y fomentent des complots au lieu de lustrer les boussoles.
    55 – Que regardiez-vous quand vos yeux se sont détachés de ce questionnaire ?
    - J’ai vu mes yeux se détacher et faire quelques pas sur le muret.

    56 – Que vous inspire cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase étant célèbre, je la salue comme il se doit d'une célébrité en m'inclinant humblement.
    57 – Sans tricher, d’où est tirée cette phrase célèbre : « dès qu’il eut franchi le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre » ?
    - Cette phrase n’est plus digne d’être saluée si quelque motion trivialement inquisitoriale la surdétermine.
    58 – Écrivez la dernière phrase d’un roman, d’une nouvelle, d’un livre étrange à venir.
    - Etrangement : non: mon agent à La Havane s'y oppose contractuellement.
    59 – Sans regardez votre montre, quelle heure est-il ?
    - Il est l’heure de s'aller immerger dans la piscine d'eau salée .
    60 – Regardez votre montre. Quelle heure est-il ?
    - Il est encore et toujours l’heure d'échapper à la voracité des cadrans.

    Image ci-dessus: Michael Sowa.

  • L'envers du cliché

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    26239170_10215404011280340_4090586481278418726_n.jpgÀ propos des 100 Cervin de JLK)

     

    C’est entendu : le cliché est une plaie. Plaie du goût, plaie du langage, plaie de la littérature et des arts plastiques et visuels, plaie de la musique dite légère ou de fond et tutti quanti.

    Contre le cliché, le bon ton mobilise les esprits forts et les initiés de l’esthétique supérieure, quitte cependant à développer une rhétorique anti-clichés devenant elle-même un langage convenu.

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    Voyez donc les gens de Bon Goût ricaner d’un air entendu à la seule évocation de ce cliché par excellence de l’helvétisme touristique, paysagiste ou chocolatier que représente le Cervin, montagne magique aux yeux candides et dont l’évidence altière, isolée parmi ses multiples cimes voisines, a suscité mille chromos et découragé autant de représentations picturales de qualité si ce n’est celle, formidable, d’un Oskar Kokoschka.

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    Cependant il est, me semble-t-il une autre façon, modeste en mon occurrence, et sans railler ou persifler ce cliché des clichés, de dégager l’objet, - et ce serait valable pour la pomme banale d’un Cézanne , le champ de tournesols d’un Van Gogh ou le Sacré-Cœur d’un Utrillo – de cet état conventionnel, consistant simplement à regarder vraiment la chose, compte non tenu de ses millions de représentations mécaniques aujourd’hui reproduites à milliards vomitifs sur Instagram, simplement comme elle est, à savoir multiple d’heures en heures et sous tous les angles, ou revue imaginairement sur la toile par celui qui s’y colle, et voici donc l’origine et la justification de ma démarche devenue work in progress dont la visée crânement affirmée est une série de 100, qui pourrait se développer en 1000 unités si je n’étais si velléitaire et lambin, voire paresseux alors qu’il suffit d’ouvrir une fenêtre pour voir bien mieux…

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  • Lorsque la nuit revient

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    Des lampes se sont allumées

    sur la rive d’en face

    où jamais je ne suis allé.

    Tout au fond de l’espace

    s’élève un escalier de vent

    affolant les rapaces.

     

    Dans ses meilleurs moments,

    le Temps se reprend à fumer

    comme un adolescent.

    J’aime voir s’envoler

    les ombres de la déraison

    par delà les nuées.

     

    Le fleuve ignore les saisons,

    et de l’autre côté

    a disparu notre maison.

     

     JLK, Urban Park. Gouache, octobre 2018.

  • Les échangistes

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    On s’était pointés suite à la petite annonce en bas de l'immeuble et le couple avait l’air clean, mais ce qui a suivi ne s’est pas limité à ce que vous imaginez : avec les Duflan il a aussi été question de déco et désormais ça fusionne entre nous à tous les niveaux.

    Gilda et moi nous nous entendons sur toute la ligne en matière d’aménagement intérieur, mais faut pas croire qu’on s’en tient au prêt-à-visser genre Conforama : on a aussi nos fantaisies; et c’est pareil avec les Duflan, qui nous ont donné des idées pour les rideaux dès le premier soir, avant même qu’on passe aux préliminaires.

    À la base on avait aussi les mêmes principes : rapports sécurisés et tous épilés avant la rencontre. Liberté totale ne veut pas dire laisser-aller : on est bien d’accord.

    RM_Perinee_11.jpgQuestion mode de vie on était aussi en phase : Kevin se faisait un joli salaire chez Microsoft et Marjo n’aimait pas trop les animaux à cause des déprédations sur le mobilier et des voisins, même au septième étage.

    Côté parfums nos libertines s’accordaient également : sensuel mais pas brésilien, de marque mais sans se ruiner.

    Bref on a vraiment échangé, avec les Duflan, sans pour autant faire péter tous les codes vu que tout se sait dans le quartier et qu’avec l’âge, après la retraite, ça deviendra limite.

    (Extrait de La Fée Valse)

    Dessins: Ruppert et Mulot.

  • Dans la peau d'Amiel

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    Opuscule à la fois pénétrant de psychologie surfine et d’une ironie tordante, sur fond de documentation sûre, Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel est un portrait fidèle jusque dans ses inventions, et un autoportrait de l’auteur en artiste du mentir vrai.

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    Ce fut un adorable drôle de type qu’Henri-Frédéric Amiel (1821-1861), auquel on laisse le privilège de se trouver également exécrable en se flagellant tous les soirs au moment de rédiger son «cher journal», mais pas que. 

    C’était une espèce de vieil orphelin demeuré quand il passa de survie en trépas un matin de mai 1861 après avoir toussé beaucoup, mais pas autant que sa mère, tuberculeuse pour de bon, qui l’abandonna avec ses deux sœurs alors qu’il avait à peine passé l’âge de raison, le père se jetant au Rhône trois ans plus tard pour laisser le petit trio à la charge d’un oncle barbant. L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.

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    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux journal en voie d’édition complète. J’avais vingt ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail, mais quel boulot passionnant que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses soeurs-chaperons ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceau de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…

    Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une mansarde des Batignolles, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant, et c’est donc en pays de connaissance, et avec reconnaissance, que je me suis plongé dans le roman de Roland Jaccard…

    Un monument sauvé du feu

    Faut-il croire Amiel quand, au bord de la tombe et soupirant à la vue des cahiers représentants quelque 16457 pages de son Journal intime, dont il lui semble qu’il lui ricane au nez, se dit que le mieux serait de les détruire, mais, n’en ayant pas la force (!) s’en remet à son ami Edmond Schérer qu’il taxerait de «trahison» s’il s’avisait de ne pas les brûler voire, horreur, de les publier?

    Ce qui est sûr, c’est que ledit Edmond Schérer n’a pas obéi à son ami plus que Max Brod ne s’est résolu à brûler les écrits de Kafka, publiant deux volumes d’extrait du Journal intime un an après la mort du diariste, à partir desquels le plus extraordinaire monument du genre allait susciter autant d’engouement – dont celui de Léon Tolstoï – que de dénigrement, notamment en France.

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    À cet égard, il vaut la peine de citer le chapitre des Réflexions sur la littérature d’Albert Thibaudet consacré aux Journaux intimes, où il rappelle à quel point la critique parisienne du début du vingtième siècle est restée rétive voire hostile au pauvre Amiel, traité d’«emboché» pour ses accointances avec la culture allemande, et ensuite de «sous-homme» par un Paul Souday (qui fut aussi éclairé à la lecture de Proust… ) quand des extraits du journal divulguant la vie amoureuse d’Amiel, et plus précisément l’épisode connu sous le nom de Philine, furent publiés.

    Or, cette détestation que Thibaudet rattache à la forme française de puritanisme que représente le jansénisme, et tenant pour rien la littérature de l’aveu personnel non «sublimée» par le roman, a été relayée autant par le journalisme littéraire que par l’université française, comme on le voit aujourd’hui encore dans la réception du Journal intime, jusque sous la plume d'un Angelo Rinaldi .

    L’accusation de nombrilisme, porté contre tout ce qui concerne l’observation de soi-même relevant ou non de l’introspection, relance cette prévention d’une certaine France guindée et coincée. Le même reproche a été fait à Montaigne, et pour Amiel c’est l’opprobre méprisant sans en avoir, généralement, lu une ligne. Mais que cela cache-t-il? Quelle peur de se rencontrer? Quel préjugé? Comme si chacun de nous n’était pas le nombril d’un monde? Comme si le roman était par définition plus ouvert au monde que les écrits intimes ou épistolaires?

    Je reste, pour ma part, convaincu qu’un personnage de roman assure plus de liberté et plus d’universalité à l’écrivain que son journal intime ou sa correspondance, mais ce n’est pas une règle et les jugements en la matière ne sont souvent que des idées préconçues.

    Autant dire que Roland Jaccard, pratiquant lui-même le genre depuis sa prime jeunesse, (et bien armé pour apprécier l’immense apport d’Amiel à la psychologie littéraire et à la psychanalyse), a fait œuvre unique en matière de défense et d’illustration du présumé parangon d’impuissance, grand «malade de la volonté», d’abord en chroniqueur, puis en éditeur, et maintenant en romancier subtilement ironique.

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    Perspective cavalière et plus-que-présent

    Roland Jaccard ne «romance» pas la vie d’Amiel: il endosse sa peau à l’article de la mort et la retourne comme un gant, si l’on peut dire, en lui empruntant ses maux et ses mots. L’exercice paraît tout simple, servi par l’expression limpide du romancier, mais il a surtout le mérite d’éclairer la complexité du personnage au fil du temps, sans tenir compte d’une chronologie conventionnelle. Le «film» du roman se débobine alors comme une suite de séquences très agencées, qui traite le passé comme une relance vive.

    Le bilan établi au début du roman (donc tout à la fin de la vie d’Amiel) est désolant, mais bientôt l’on constatera que l’ombre finale n’est que la somme des désillusions de cet ancien élève (à Berlin) d’un certain Schopenhauer, qui l’aura marqué autant qu’en aura été influencé un certain Roland Jaccard.

    Si le Journal intime vous est familier, comme c’est mon cas, peut-être trouverez-vous que l’auteur des Derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel «jaccardise» un peu trop son sujet, en insistant sur la conscience malheureuse et la récurrente tentation suicidaire de celui qui a vu son père, sa jeune cousine Cécile et un ami étudiant «payer d’exemple», mais les faits sont là. Et les maux et les mots lestent le roman de gravité sans jamais exclure le décalage de l’ironie liée aux contradictions du personnage et aux tensions antinomique de sa «nature», ainsi faite qu’«elle s’ingénie à faire le désert autour d’elle et ne peut souffrir le désert», fuit ce qui l’attire, repousse ce qu’elle appelle, outrage ce qu’elle aime».

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    La passion de l'échec amoureux...

    Plus encore, l’Amiel de Roland Jaccard est ici perçu comme un artiste de l’échec amoureux, tantôt en égotiste au cœur sec et tantôt en idéaliste craignant l’enlisement conjugal, dont la première «bonne fortune» qu’il connaît, au tournant de la quarantaine, est ici restituée dans un raccourci saisissant et bonnement comique.

    Quand la douce Marie le «drague» pour ainsi dire, au moyen d’une première lettre doucement enflammée, lui avouant que ses conférences au cercle littéraire de Lausanne l’ont convaincue que leurs grandes âmes étaient faites pour convoler, et après qu’ils se sont retrouvés au Lausanne-Palace (Jaccard a l’air de connaître les lieux comme sa poche…) où ils passent une soirée de réciproque éblouissement finissant, au domicile de la jeune veuve, par l’étreinte «biblique» dont il confiera le lendemain à son journal que c’est «peu de chose», Amiel apparaît, dans le roman de Roland Jaccard, comme une synthèse vivante et vibrante de l’impossibilité de vivre une passion et moins encore une relation amoureuse dans le temps. Tétanisé devant le «triangle sacré» de la dame, il garde assez de bon sens pour se dire que cette jeune femme est sa dernière chance, mais il se rappelle bientôt qu’elle est fille de charcutier et, après avoir établi un tableau des avantages et inconvénients du célibat et du mariage, il se trouve des raisons de la repousser comme il l’a fait des «candidates» précédentes, etc.

    Pour plus de détails, la lectrice et le lecteur pourront se référer aux extraits du Journal intime d’Amiel relatifs à la liaison de celui-ci avec Marie Favre, dite Philine. Mais la «réalité» du journal n’est pas à opposer à la «fiction» du roman de Roland Jaccard. La loi de l’ironie, chère à celui-ci, à l’imitation d’Amiel, consisterait plutôt à n’accorder aucun crédit à une version plutôt qu’à l’autre, ou de les estimer aussi recevables l’une que l’autre, etc.

    Roland Jaccard. Les derniers jours d'Henri-Frédéric Amiel. Serge Safran éditeur, 137p.  Paris, 2018.

  • Nous sommes tous des zombies sympas

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    (Libelle, à paraître à la rentrée 2019)
     
    À la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray.

    Que nous arrive-t-il, comment en sommes-nous arrivés là et que faire pour ne pas céder à la désespérance ? Telles sont les questions qui fondent ce libelle à double valeur de pamphlet et de joyeux poème.

    Constater sept aspects majeurs de la délirante confusion actuelle, en détailler les traits les plus inquiétants - non sans relever leur tour souvent tragi-comique -, et marquer autant de contrepoints immunitaires: tels sont les trois «moments» de ce plaidoyer vif pour une pensée plus libre, une littérature et un art dégagés des simulacres et des contrefaçons, une meilleure façon de vivre au milieu de ses semblables.

    Contre la massification sociale et le nivellement culturel, la globalisation soumise à la seule recherche du profit, l’indifférenciation idéologique et l’avilissement consumériste, ce libelle alterne violente colère et douceur créatrice, par delà toute simplification binaire, opposant le chant du monde au poids du monde.

    Sommaire programmatique : 1 : Nous sommes tous des Chinois virtuels. 2 : Nous sommes tous des auteurs cultes. 3 : Nous sommes tous des rebelles consentants. 4 : Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons. 5 : Nous sommes tous des délateurs éthiques. 6: Nous sommes tous des poètes numériques. 7: Nous sommes tous des zombies sympas.
     
     
     

  • La vie transfigurée

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    En lisant Nicolas de Staël. Le vertige et la foi, de Stéphane Lambert. Dont vient de parasiter Visions de Goya, chez Arléa.

     

    "Les livres ne sont jamais, contrairement à ce que certains tentent de faire croire, des blocs opaques, séparés de la vie de ceux qui les écrivent », lit-on à la fin de cette très belle évocation de la vie et de l’œuvre du grand peintre Nicolas de Staël, focalisée sur les derniers jours, tragiques, d’une destinée marquée par le déchirement entre tourments et fulgurances créatrices.

     

    Cette observation du romancier-poète belge Stéphane Lambert fait écho à l’exergue de son livre, signé François Cheng, insistant également sur l’implication existentielle sans partage de l’artiste : « La peinture, au lieu d’être un exercice purement esthétique, est une pratique qui engage tout l’homme, son être physique comme son être spirituel, sa part consciente aussi bien qu’inconsciente ».

     

    Autant dire que ce livre, bien plus qu’une glose de plus sur un artiste commenté, déjà, par divers spécialistes, marque la rencontre, « par delà les eaux sombres », d’un écrivain personnellement très impliqué (certes érudit mais sans le moindre jargon) et d’un artiste dont l’engagement dans son œuvre tenait, comme chez un Van Gogh, de la quête d’absolu, souvent au bord du gouffre.

     

    Le titre de l’ouvrage  demande un premier éclaircissement :« La foi est la force qui anime », explique Stéphane Lambert ;« appliquée dans le domaine de l’art, c’est la certitude de devoir créer ». Et quant au vertige, c’est « la perte de confiance qui fait violemment douter de la légitimité d’être vivant ».

     

    Or l’un ne va pas sans l’autre : la foi sans l’intranquillité, la certitude sans remise en question, ou au contraire le doute énervé,  jusqu’à l’autodestruction, n’aboutissent pas à l’œuvre, faute d’équilibre dans le déséquilibre, si l’on ose dire.

     

    L’immédiat intérêt du livre de Stéphane Lambert tient, alors, au fait que, loin de la dissertation désincarnée, sa première partie, intitulée La Nuit désaccordée, relève de la fiction, en tout cas pour sa forme, puisque le point de vue est celui de Nicolas de Staël lui-même, modulé en discours indirect.

     

    Ainsi, de la nuit surgit une espèce de fugue soliloquée, admirablement rythmée, inquiète et désordonnée (le peintre revient en voiture à Antibes de Paris où il a assisté aux concerts fameux de Schönberg et Webern), zigzaguant mentalement entre ses souvenirs déçus de son second voyage en  Espagne, son envie d’aller « enlever Jeanne », sa tentation de se foutre en l’air dans le décor, son sentiment que tout est fini, puis son désir relancé de la « grande œuvre héroïque » à faire encore, autrement dit le Concert...

     

    Les yeux « grands ouverts sur un écran noir », Nicolas de Staël est donc évoqué une première fois comme une espèce de voyageur solitaire au bout de la nuit (« Plus on devient soi et plus on devient seul ») se rappelant ses étapes et ses espérances, ses  avancées d’artiste                                                               attaché à la représentation de l’« impossible réalité du monde » et ses déceptions sentimentales ou sociales, notamment devant la menace d’une gloire factice et de l’argent en trombe.

     

    Sur quoi l’auteur, dans la deuxième partie de La Nuit transfigurée, relaie la première fugue de l’artiste au fil d’une suite de variations un peu moins fondues en unité musicale, au moment de passer de l’implication à l’explication, mais enrichissant le tableau de nombreux détails factuels intéressants.

     

    Stéphane Lambert parle de peinture en poète, sans la sublimité un peu ronflante d’un Claudel, mais avec une finesse intuitive qui va de pair avec un savoir sûr, notamment dans ses mises en rapport entre siècles et styles.

     

    En ce qui concerne le Staël des dernières années, il évoque parfaitement la « tonne » musicale du rouge « en hémorragie » du Concert en sa « terrifiante monumentalité », autant qu’il décèle le caractère quasi sacré de ces icônes profanes des dernières années que figurent La Table de l’artiste ou La Cathédrale,  justement rapprochées.

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    Il faut se trouver devant les œuvres elles-mêmes, comme devant celles de Mark Rothko, très justement apparié à de Staël en l’occurrence, pour « entendre » vraiment ce qu’elles disent dans leur immense évidence silencieuse, pure, hiératique, quasi sacrée. Or Stéphane Lambert a raison  d’insister sur la dimension spirituelle de ces deux œuvres relevant d’un « grand feu » et d’un «grand style », la lumière en plus.

     

    Maison_nicolas_de_stael_Antibes.jpgMais l’écrivain ne s’en tient pas à cette dimension spirituelle, évidemment essentielle, correspondant pour Staël à une incessante quête du sens de la vie. De fait, Stéphane Lambert aborde d’autres aspects, plus triviaux, mais non moins importants pour la compréhension d’un homme à multiples facettes.

     

    Par delà la rhétorique romantique l’assimilant à un « ange fracassé », à l’instar de son voisin de cimetière René Crevel, à Montrouge, Nicolas de Staël était un homme comme les autres, probablement invivable à divers égards , passionné jusqu’à la démence,mais non moins  capable de mener sa barque d’artiste engagé dans une carrière. Ainsi Stéphane Lambert éclaire-t-il ses rapports avec les galeristes et autres personnages utiles à sa « visibilité », en s’interrogeant au passage sur les motivations qui l’ont poussé à réaliser la série des footballeurs, conspués par certains au motif qu’il rompait le pacte de l’abstraction. Nicolasde Staël opportuniste ? Sûrement pas ! Bien plutôt : démuni devant  le Gros Animal se profilant à l’horizon d’Amérique, gloire et fric à l’avenant. Mais on ne s’attardera pas...

     

    Enfin, s’il y a de la fragilité dans ce livre, avec une exposition sensible rare dans le genre, c’est que Stéphane Lambert suit Nicolas de Staël jusqu’au bout de sa nuit, au bord extrême du « balcon fatal », quitte à  revenir in extremis  du côté de la vie où l’œuvre de Nicolas de Staël nous rappelle que l’art, à sa façon, est plus fort que la mort

     

    Stéphane Lambert. Nicolas de Staël. Le vertige et la foi. Arléa, 168p.

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  • Alain Dugrand en résistance

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    Avec Insurgés, son roman où s’incarnent de flamboyantes figures de défenseurs de liberté et de bonne vie, dans les maquis du Sud-Est de 39-45, et jusqu’en l’an 2000, l’écrivain marque une belle trace. Retour amont...    

    Alain Dugrand n’a rien du littérateur en chambre, ni non plus du courtisan parisien : ses livres sont d’un auteur fraternel ouvert aux autres et au grand large. Ainsi, après avoir été de l’équipe fondatrice du journal Libération, il lança le Carrefour des littératures européennes de Strasbourg (1985) et le Festival Etonnants voyageurs de Saint-Malo, avec Michel le Bris. Co-auteur avec sa compagne Anne Vallaeys des populaires Barcelonnettes, il a signé une quinzaine d’essais et de romans, dont Une certaine sympathie (Prix Roger Nimier) et Le 14e Zouave (Prix Léautaud et Prix Louis-Guilloux), où la savoureux « Amarcord » lyonnais (il est né à Lyon en 1946) que constitue Rhum Limonade.

     

    - Qu’est-ce qui vous a amené à l’écriture, et qu’est-ce qui vous y ramène ? Qu’est-ce qui distingue, pour vous, l’écriture journalistique de l’écriture romanesque ? Et comment avez-vous vécu cette cohabitation ?

    -          Mes lectures, je crois, m’ont porté à écrire, l’admiration des artistes, bien sûr, l’orgueil de composer une musique de mots, un ton, fêtant ce hasard d’être de cette langue. Du journalisme, je conserve l’exaltation de transmettre une part du réel éprouvé, des réalités balbutiantes, des gravités, des fantaisies des choses vues. Mais le journalisme engagé, subjectif, que j’ai aimé s’est corrompu à l’aune de la brièveté imposée par les publicitaires de presse, les caciques des rédactions, ces drogués d’éditorialisme, esclaves d’un instantané exempt d’incorrection. Ainsi, par exemple, j’enrage à la lecture des « papiers » ronron à propos du Pakistan ou de l’Iran. J’aime ces points cardinaux, journaliste, je brûlerais de rapporter comment va la vie là-bas, comment vont les êtres de chair qui nous ressemblent tant, si proches, humains comme nous-mêmes. Le journalisme fut un universalisme. Hélas, les rédac’chefs, l’œil rivé sur la « ligne bleue des Vosges », ont tout sacrifié aux experts en sciences politiques.

    Ecrire au fil de la plume, cette jubilation, l’art littéraire seul l’offre. Roman, non-fiction, prose ou poème, peu importe, la liberté est littérature, le journalisme n’est qu’un spectacle mis aux normes.

    - Quel est le départ d’Insurgés. D’où vient Max Cherfils ? Etes-vous impliqué personnellement dans l’histoire de ce pays ?

    - Insurgés m’est venu chez moi, dans mes cantons d’une Drôme parpaillote, calviniste. Un coin où l’on apprend aux enfants et aux adolescents qu’il faut désobéir. L’âge gagnant, je voulais écrire le paysage, les montagnes sèches, les êtres, les livres qu’ils chérissent, l’histoire dont ils sont imprégnés sans qu’ils le sachent ou l’éprouvent même, un tout. Max Cherfils, héros berlinois, descendant des huguenots du « désert », m’a permis de rendre grâce aux écrivains, aux artistes, aux intellectuels de Weimar, ceux, il me semble, qui incarnent au XXe siècle, la permanence de l’esprit critique, la nécessité de créer envers et contre tout. C’est un hommage privé, enfin, à Jean-Michel Palmier, historien de l’esthétique tôt disparu, passeur d’un sens essentiel entre Allemagne et France. Il changea mes buts avec deux gros volumes, Weimar en exil (Payot).

    - Comment avez-vous documenté votre livre ? Dans quelle mesure restez-vous proche des faits et des figures historiques ? Le Patron et Grands Pieds sont-ils des personnages réinventés par vous ou appartiennent-ils à la chronique ?

    - A part une carte d’état-major, la consultation de deux ouvrages de voltairiens cultivés du XIXe siècle, notaires savants souvent, je n’ai eu recours à aucune autre documentation. Sinon des marches dans les drailles et les forêts de mon pays bleu, sous le soleil et dans le froid, au cours des saisons de retrouvailles. Je me suis beaucoup penché sur la germination des pêchers, le mûrissement des abricots, le pressoir du raisin de mon pays âpre. Bien sûr, je me suis attaché à des figures d’enfance. Ainsi une demoiselle Giraud, calviniste, vieille et jolie comme un cœur. L’été, dans la canicule, elle lisait les récits polaires de Paul-Emile Victor, l’hiver, les romans de Joseph Conrad, de Lawrence d’Arabie, surtout, qu’elle relisait en juillet, chaque année.

    - Le type de résistance que vous décrivez est-il significatif de cette région et de cette population particulières ? Dans quelle mesure les historiens ont-ils rendu justice à ces insurgés.

    - « Le Patron », commandant de la Résistance dans nos montagnes à chèvres, je l’ai aimé dans les années 1970. Républicain de sans-culotterie, il redoutait la restauration de la monarchie. « Grands Pieds », alias Francis Cammaerts, était un Londonien d’origine belge, fils de poète bruxellois, bibliothécaire parachuté dans le ciel de Drôme, non loin des vallées dont les chefs-lieux s’appellent Dieulefit et Die. Les importants évoquent peu la micro-histoire de chez moi. Mais il me suffit que le nom Dieulefit découle, par altérations successives, de l’exclamation des Sarrasins découvrant le pays, « Allah ba ! », Dieu l’a faite aussi belle. J’aime que Die, notre capitale, découle de Dea Augusta, villa romaine. C’est pourquoi j’écris de chez moi.

    - Quel rapport entretenez-vous avec la langue française et ses variantes régionales ?  

    - Diable, notre langue ! Langue ouverte, comparable au tissage de l’épuisette à écrevisses, elle laisse passer un sable gorgé d’occitan. J’aime les régionalismes, les mots verts de la vie, des bistrots, les chantournements de Gracq, les langages de l’Alpe dauphinoise, les dialectes, les dingueries orales, les pirouettes de Ponge, les cavalcades de Beyle, le chant des troubadours, des aboyeurs de basse lignée, au bonheur des tournures cousines de Dakar et de la Belle-Province, le hululement des Cap-Corsains, les piapias des Gilles de Binche, ceux des géants de papier, Montaigne et Saint-Simon, Giono, Gide et son Journal, le ton des « petits maîtres », ainsi Henri Calet, tous ceux qui engrossent la jolie langue dans l’ombre projetée des grands Toubabs de la littérature, sans oublier les voyants qui expriment la langue en bouche comme ils l’écrivent, ainsi Nicolas Bouvier, que je tiens comme « écrivain monde » en français...

    Rebelles de tradition

    Certains livres ont la première vertu de nous faire du bien au cœur autant qu’aux sens  ou à ce qu’on appelle l’âme, entendue comme la part immortelle de l’humain, et ainsi en va-t-il de la tonifiante chronique romanesque d’Insurgés, où de belles personnes aux visages façonnés par un âpre et beau pays, entre Vercors et Provence, se solidarisent face à l’envahisseur nazi. En cette terre de parpaillots souvent persécutés (20.000 hommes et femmes seront déportés en 1850, notamment) débarque de Berlin, à la veille de la guerre, le jeune Maximilian Cherfils dont les ancêtres, natifs de Fénigourd, s’en sont exilés en Prusse. Au lendemain de la Nuit de cristal, ce farouche  individualiste de 18 ans, épris de littérature et de jazz, fuit l’Allemagne hitlérienne et s’intègre vite dans la communauté montagnarde, grâce au pasteur Barre et à la belle et bonne veuve Nancy Mounier dont il devient l’ami-amant et le complice en résistance dès lors que s’établit le réseau du Sud-Est dirigé par deux chefs anticonformistes.

    Loin de représenter un roman de plus « sur » la Résistance, même s’il en révèle un aspect peu connu (de type libertaire et internationaliste, échappant à la discipline militaire), Insurgés module plutôt un art de vivre libre en détaillant merveilleusement l’économie de survie qui s’instaure, les solidarités qui se nouent (des milliers d’enfants juifs planqués spontanément par la population) tandis que les « travailleurs de la nuit » agissent en commandos. Autour de la figure centrale de Max, rayonnant bien après la guerre sur une sorte d’Abbaye de Thélème rabelaisienne, cette philosophie d’une « liberté heureuse » se transmet aux plus jeunes. Il en résulte un éloge implicite de tout ce qui rend la vie meilleure et les gens moins formatés, modulé dans une langue vivante et chatoyante, inventive et roborative.

    Alain Dugrand. Insurgés. Fayard, 225p.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 15 janvier 2008.

     

  • Quand la critique est un art

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    20882564_10214082966455045_8934503663127614844_n.jpgJean-Louis Kuffer nous présente cinquante ans de lectures et de rencontres littéraires. Un livre qui donne envie d’en acheter mille.

    Par Olivier Maulin.

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    On devrait, nous autres Français, davantage écouter nos amis suisses, ce qui nous éviterait cette forme de condescendance si typique de notre nation, dont nous n’avons bien ssûr le plus souvent pas conscience. Dans un article intitulé « Moi parler joli français », Jean-Louis Kuffer raconte comment Edmonde Charles-Roux, après avoir remis la bourse Goncourt au poète valaison Maurice Chappaz, en 1997, s’extasiait sur les onde de la radio romande : « Et vous savez que Chappâze écrit un très joli français !» Ce qui nous vaut une volée de bois vert sur le nombrilisme de l’édition parisienne de la part du grand critique suise, qui n’imagine pas une second un de ses confrères allemands s’étonner si candidement du «bel allemand» de l’Autrichien Peter Handke…

    Ecrivain et journaliste littéraire dans de nombreuses publications romandes, cofondateur d’une revue consacrée aux livres et aux idées, Le Passe-Muraille, Jean-Louis Kuffer est un authentique passionné de littérature. Il publie aujourd’hui une anthologie de textes sur le sujet écrits durant cinquante ans (1968-2018) où l’éclevtisme de ses goûts et sa curiosité sans limites ne le font pas sombrer dans l’« omnitolérance » qui est la manière la plus efficace de se débarasser du livre.

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    On ne s’étonnera pas de retrouver dans ce corpus de nombreux articles sur des écrivains suisses « écrivant joliment », à commencer par Ramuz, «l’auteur d’origine romande le plus important depuis Rousseau», dont la langue d’une beauté exceptionnelle, précisément, à mis du temps à s’imposer à Paris, hors Céline qui en perçut immédiatement le caractère poétique et novateur.

    C’est un fait : les Suisse sont de grands voyageurs, et c’est une riche idée d’avoir arraché Thierry Vernet à son statut d’éternel compagnon de Nicolas Bouvier, auteur culte des écrivains-voyageurs, lui qui apporte un « ajout radieux et profus » à l’œuvre magistrale de son camarade de voyage. Riche idée également de faire découvrir aux lecteurs français Lina Bögli, qui décida en 1892 d’accomplir un tour du monde en dix ans et qui en revint, «ponctuelle comme un coucou suisse », en se félicitant de la politesse partout rencontrée.

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    Un des jardins suspendus de Jean-Louis Kuffer (qui fut directeur de collection à L’Âge d’Homme) est la Russie, ce qui nous vaut des textes pénétrants sur Tchekhov, Bounine, Dostoïevski , Grossman ou Soljenitsyne; un autre est l’Amérique, et il est alors question de Thomas Wolfe, Flannery O’Connor, Philip Roth ou Cormac McCarthy, ce « visionnaire pascalien » au lyrisme sauvage, certainement le plus grand écrivain américain vivant.

    Quelques rencontres émaillent ce recueil. Notamment celle d’Albert Cossery, écrivain égyptien de langue française et figure de Saint-Germain-des-Prés, dont l’œuvre étonnante pleine de vagabonds et de fainéants en rupture avec la société est celle d’un grand moraliste.

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    Aphone au moment de la rencontre à cause d’un cancer du larynx, l’écrivain de 87 ans voulait expliquer à Jean-Louis Kuffer sa défiance envers le pouvoir. Il prit un bout de papier, y griffonna cette simple question : « Pouvez-vous écouter un ministre sans rire ? ». Tout était dit.

    Olivier Maulin (Valeurs actuelles, le 24 janvier 2019)

    Jean-Louis Kuffer, Les Jardins suspendus. Pierre-Guillaume de Roux, 416p.

  • Produits d'entretien

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    Jean-François Duval fait parler

    ceux qui s'inquiètent de l'avenir.

     

    Passeur d’idées et d’expériences humaines, l’écrivain-reporter pratique l’entretien avec autant d’empathie que de compétence, jusqu’au plus pointu de la pensée contemporaine. Deux livres récents nous valent d’extraordinaires rencontres, qu’il s’agisse d’Elisabeth Kübler-Ross en sa retraite d’Arizona, ou de dix-huit personnalités qui ont des choses à dire dépassant la jactance des temps qui courent.

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    «L’avenir est notre affaire», nous rappelait Denis de Rougemont il y a plus de quarante ans de ça, dans un livre-testament militant pour une prise de conscience écologique non dogmatique, qui fit ricaner à gauche et soupirer à droite.

    Le grand Européen, que Malraux avait dit l’un des hommes les plus intelligents de sa génération, développait une réflexion globale sur le pillage de la planète et sa pollution, la nécessité de redéfinir la notion de territoire, ou l’urgence de dépasser les vanités et les clôtures de l’Etat-nation, qui faisait alors figure, pour certains, d’élucubrations de vieux rêveur impatient de séduire les jeunes filles en fleur, alors qu’elle s’inscrivait dans un courant de pensée devenu, aujourd’hui, bonnement central et vital.

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    Or je n’ai cessé de me rappeler ma propre rencontre avec le vieux Maître, en 1977, qui m’avait dit qu’une Europe des technocrates ne réaliserait jamais ses espérances et son combat, en lisant le recueil d’entretiens rassemblés par Jean-François Duval, où le souci de «notre affaire» revient à chaque page, chez les personnalités interrogées les plus diverses, qu’il s’agisse de Brigitte Bardot ou du philosophe Paul Ricoeur dont Emmanuel Macron fut le disciple, du penseur slovène non conformiste Slavoj Zizek dialoguant avec Isabelle Huppert, ou de notables penseurs transatlantiques (de Jean Baudrillard à Fukuyama) et du sommital et pétulant Dalaï-Lama rencontré en son exil de Dharamsala, sans oublier Michel Houellebecq en caleçon dans sa cuisine, avant et après sa douche…

    soluciones-elisabeth-kubler-ross.jpgUne espèce de sainte au milieu des coyotes

    Les gens qui souffrent le plus sont parfois les plus rayonnants, et c’est une joie aussi rare, et presque scandaleuse à certains égards, qu’on perçoit en la présence d’Elisabeth Kübler-Ross, quasi grabataire après plusieurs accidents cérébraux qui n’ont pas entamé son mental ni son moral quand Jean-François Duval, en 1996, débarque chez elle. 

    Quoique mondialement connue, la septuagénaire raconte que son fils Kenneth l'a «kidnappée» après l’incendie criminel qui a détruit sa maison de Virginie où elle avait le tort (aux yeux du Ku-Klux-Klan en tout cas) d’accueillir des enfants sidéens, pour la mettre à l’abri dans ce coin perdu de l’Arizona.

    En 1996, Elisabeth, que ses amis indiens ont sacrée «femme au calumet» avant de lui offrir un totem à l’effigie de l’Aigle debout, vivait toute seule dans une maison toujours ouverte, avec une seule jeune aide de ménage mexicaine, et c’est couchée, très affaiblie, quasi paralysée mais terriblement vivante (elle refusait de prendre des médicaments pour garder tous ses esprits) que son visiteur la découvrit et, bientôt, se fit reprocher de ne pas fumer: «Vous n’avez pas honte! Vous n’avez pas vu la pancarte à l’entrée de ma maison: merci de bien vouloir fumer! J’aime les gens qui fument». Et d’évoquer ensuite les sept «merveilleux coyotes» rôdant autour de sa maison…

    Une cinglée que cette mystique qui se réjouit de mourir pour rejoindre ceux qu’elle est persuadée de retrouver de l’autre côté? Le gens raisonnables le penseront sûrement quand, sur la base de sa longue expérience, elle lance au mécréant Jean-François que les enfants mourants ont bien de la chance d’en finir et qu’elle a déjà plein d’anges autour d’elle. 

    Et l’on se rappelle alors que c’est en découvrant les papillons noirs dessinés sur les murs par les enfants juifs déportés au camp de Majdanek, en sa vingtaine déjà très sensible au sort des autres, qu’elle a décidé de se consacrer à l’accompagnement des mourants. À ses yeux, notre vie serait donc celle de chenilles enfermées dans leur corps, dont la mort les délivrerait…

    Au fil de deux rencontres restituées comme deux petites pièces de théâtre savoureuses, c’est pourtant le contraire d’une illuminée qui s’exprime sur la vie autant que sur la mort: les signes qu’elle a reçus de son mari défunt qui ne croyait absolument pas à «tout ça», ce qu’elle a appris des enfants et des mourants devant la souffrance, l’aide d’un «soigneur d’âme prénommé Joseph» qui l’a enjointe de ne plus se focaliser sur la mort, entre autres propos affectueux ou plus sévères sur la Suisse et ses compatriotes trop souvent étroits d’esprit ou attachés à leur seul petit confort, Jésus qu’elle trouve aussi «okay» que mère Teresa (juste un peu trop «complexée» à son goût), l’enfer que les humains se fabriquent sur terre et qu’il est stupide d’imaginer qu’un Dieu ait pu le concevoir, ou encore l’importance de savoir recevoir plus encore que de savoir donner…

    1006402-Paul_Ricœur.jpg«Reporter d’idées» et bien plus... 

    Journaliste et écrivain, Jean-François Duval a accompli, des années durant, un travail qui relevait en partie du «reportage d’idées», au sens où l’entendait un Jean-Claude Guillebaud, grand reporter revenu de divers fronts de l’actualité avant de développer son «enquête sur le désarroi contemporain» dans la magistrale série d’essais nourris que furent La Trahison des lumières (1995) ou Commencement d’un monde (2008), en passant par La Tyrannie du plaisir.

    Plus modestement, mais avec autant de curiosité non alignée – qui l’a fait dialoguer par exemple avec un Charles Bukowski, en connaisseur avéré de l’underground culturel américain - que de solide formation, Jean-François Duval a multiplié, des années durant, les reportages et les entretiens de haute tenue qu’une inappréciable petite dame, à Zurich, du nom de Charlotte Hug, accueillait dans les pages de Construire, l’hebdomadaire «du capital à but social»… 

    Bien plus qu’un banal recueil d’interviews recyclées, ce nouveau livre intitulé Demain, quel Occident? fait double office de substantiel rappel «pour mémoire», en donnant la parole à quelques voix prophétiques (un Jean Baudrillard, par exemple, qui pressentait avec vingt ans d’avance le besoin compulsif des individus de se prouver qu’ils existent à grand renfort de selfies et autres shows auto-promotionnels sur les réseaux sociaux), mais aussi en multipliant les observations en prise directe sur notre présent et l’avenir que nous réserve un monde en mutation de plus en plus rapide. 

    Cinéma d’époque et zooms sur l’avenir 

    En rupture complète avec les médias cannibales qui consomment de la vedette et ne s’intéressent qu’au «buzz» de l’opinion, les entretiens réunis ici sont soumis à la double exigence du respect humain et de l’approche bien préparée. Brigitte Bardot n’est pas abordée ici comme un sex symbol décati fondu en écolo réac (je singe le langage des médias vampires), mais comme une personne de bon sens qui formule des jugements aussi respectables que ceux d’un Cioran, et bien plus affûtés que ceux  d’un Michel Houellebecq, dont la rencontre est bonnement drolatique dans le style Deschiens – en fait c’est surtout sa femme qui parle… 

    Blague à part, si ce livre est une véritable mine de réflexion, ou plus exactement d’amorces de réflexion et de pistes qu’il nous incombe, lecteurs, de suivre, c’est que Duval, ferré en philo et en connaissances tous azimuts mais ne donnant jamais dans aucun jargon, s’est préparé sérieusement à chaque rencontre. 

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     Tout le monde parle aujourd’hui de transhumanisme, mais c’est en 2002 déjà que le reporter se pointe à Boston chez Ray Kurzweil, et c’est dès 1996 qu’il avait interrogé Francis Fukuyma! Le nom de Paul Ricoeur est souvent réapparu dans les médias depuis l’accession à la présidence française de son disciple, mais c’est dès 1986 que Jean-François Duval avait enregistré ce grand maître de la pensée contemporaine jugeant que «nous sommes le dos au mur» et constatant, comme les Américains Daniel C. Dennett ou Stanley Cavell, ou comme le Dalaï Lama visité à Dharamsala, que le moment est venu pour l’humanité de considérer un peu plus sérieusement que l’avenir est «son affaire», etc. 

    1524834788_duval2.jpg1524834746_duval1.jpgJean-François Duval. Demain, quel Occident ? Entretiens. Social Info, 251p.

    Social Info, 251p.

    Elisabeth Kübler-Ross va mourir et danse avec les loups. SocialInfo, 97p.

  • Delteil le bienheureux

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    Faut-il canoniser Joseph Delteil 3.pngSurvivant mieux qu’un immortel académique, le chantre par excellence de la vie belle, « bonhomme inouï », nous revient par le truchement d’une très substantielle livraison de la revue « Instinct nomade », pilotée par le timonier Bernard Deson. C’est l’occasion de refaire le parcours d’un auteur adulé en sa jeunesse, oublié quelque temps, puis ressuscité au titre de «saint laïc», en attendant la caution fort heureusement improbable du Vatican… 

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    Figure éminemment originale de la littérature française du XXe siècle, Joseph Delteil (1894-1978), quoique massivement méconnu du grand public actuel, pourrait être dit un grand écrivain mineur - remarquable à la fois par son style et son mode de vie de véritable personnage,pittoresque à souhait -, au même titre qu’un Paul Léautaud ou un Albert Cossery. Comme ces deux derniers à la ville, Delteil figurait, au milieu de ses vignes du Languedoc, une manière d’individualiste à tout crin  féru d’amitiés vraies, anarchiste en apparence mais ancré au plus profond de la civilisation paysanne traditionnelle, dont il situait le paradis perdu au paléolithique. Son opposition farouche à une société fondée sur le profit et l’aveugle  fuite en avant au nom d’un hypothétique progrès, ses positions incessamment réaffirmées contre la guerre, la violence et la déshumanisation, avaient fait de lui, dans les années 60, une sorte de  précurseur de mai 68, un peu à l’image du « philosophe dans les bois » américain Henry David Thoreau, sans qu’il devienne pour autant un «auteur culte» de la jeunesse, et ce malgré ce qu’il y avait chez lui de l’hédoniste, à l’instar de son ami Henry Miller, ou de l’utopiste à pieds nus propre à séduire les hippies.

    D’un autre point de vue, l’homme vivant au quotidien comme une espèce de bienheureux avéré avec sa chère vieille moitié américaine, dans leur mas des environs de Montpellier, d’aucuns le déclarèrent «saint laïc », et voici que, dès son introduction au très substantiel numéro que sa revue Instinct nomadeconsacre cette année à Delteil, Bernard Deson n’hésite pas à en appeler  à un procès en canonisation vaticane style santo subitopost mortem, non sans un grain de sel de joviale ironie…

    De sainte Jeanne à Jésus-le-retour 

    Mais après tout pourquoi pas ? Le paroissien n’était certes pas du genre béni-oui-oui, qui déclarait volontiers « je suis chrétien, voyez mes ailes, je suis païen, voyez mon cul », et pourtant un véritable esprit évangélique traverse toute son œuvre, autant que sa vie a été marquée - comme celle de François d’Assise auquel il consacra une biographie à sa façon, - par une période joyeusement dissolue, dans le Paris des années folles, suivie d’une longue retraite de vigneron-poète dont le meilleur autoportrait en mouvement se déploie, en langue infiniment savoureuse, dans son dernier livre qu’on pourrait fort bien conseiller comme sa meilleur introduction, intitulé La Deltheillerie et faisant office à la fois de mémoires et de vibrant et très vivant credo, où d’emblée il nous le rappelle : « Je dis souvent : je, , mais c’est le pluriel, c’est le je de l’homme »…

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    « Monté » à Paris au début des années 1920 avec ses rudes sabots de fils de bûcheron du Sud-Ouest, Delteil connut la célébrité au cap de sa trentaine, après trois premiers livres concélébrés par Aragon et André Breton, avec une évocation biographique de Jeanne d’Arc jugée triviale ou au contraire trop chrétienne par les uns (Breton, rejetant son disciple surréaliste d’un temps, parla de « vaste saloperie ») alors qu’un Paul Claudel, catholique et poète de génie, y flairait le fumet d’un futur « grand écrivain »…

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    Bref, la petite péquenote, béatifiée en 1920, valut à Delteil le prix Femina et d’abondantes rentrées d’argent qu’il claqua en émule de Don Juan, et, plus durablement, inspira La Passion de Sainte Jeanne  au cinéaste danois Carl Dreyer (avec un certain Antonin Artaud et un non moins certain Antonin Artaud dans sa distribution), chef-d’œuvre du muet dont chacune et chacun pourra vérifier tout à l’heure (sur Youtube ou via Vimeo, avec l’ajout d’un Lamentate d’Arvo Pärt) qu’il n’a pas pris une ride… 

    Or en quoi la Jeanne de Delteil et Dreyer rompait-elle avec l’imagerie plus ou moins conventionnelle voire sulpicienne de la tradition ? En cela qu’elle y apparaissait en son humble chair vibrante de paysanne aussi charnellement présente qu’inspirée en son regard tout pur (le visage fascinant de Renée Falconelli, tondue par le réalisateur, y contribuait notablement), proche en cela d’un Jésus II à venir 20 ans plus tard sous les traits d’un échappé d’asile de fous entraînant, plus fou que le Christ de Pasolini ultérieur, douze apôtres non moins extravagants aux noms (ou surnoms) de Parsifal, Socrate et Salomon, Savonarole ou Don Quichotte, notamment) qui fausseront compagnie à leur Maître, lui préférant les pécheresses d’un Établissement spécialisé, laissant Jésus II  gagner Rome par «tous les chemins», où règne un «vieux pape tout papu», entre autres péripéties abracadabrantes fleurant leur iconoclasme potache… 

     

    Toute une époque en peinturlure

    Joseph Delteil raconte de façon tordante, dans La Deltheillerie,les séance collectives d’écriture automatique présidées, rue Fontaine, par le pape du surréalisme André Breton, qu’il traita plus tard de dictateur des lettres. Quant au charmant René Crevel, lui aussi de la fameuse bande, il dénonça le « francisme ordurier et la bondieuserie fanfaronne » de sa Jeanne d’Arcà succès, en un temps où le rejet des « valeurs chrétiennes » ou de la « civilisation française »  faisait figure de dogme chez les jeunes auteurs de l’époque, lesquels s’écharpaient les uns les autres avec une vigueur inimaginable aujourd’hui. Delteil lui-même n’avait-il pas « pissé » sur la tombe d’Anatole France à l’union de ses compères surréalistes ? Et ne compare-t-il pas son Cholérabiscornu à un « nouvel Hernani » ?

    Ce qui est sûr, c’est que toute une époque revit dans le chapitre de ses mémoires qu’il a intitulé La révolution à Paris, avant que la maladie et les vanités de la vie parisienne ne le fassent se replier dans un «désert» aux allures de grand jardin : « J’ai fui. Ce que j’ai fui c’est ce côté officiel de la littérature, ce côté foire, bazar, bagarre » (…) « J’ai refusé de monter sur les planches, de me donner en spectacle, d’être un « personnage »…    

    L’amour et les copains d’abord…

    Cela étant, il y a bien un « personnage » chez Delteil, et certains lui ont d’ailleurs reproché d’en rajouter à cet égard ; et c’est vrai que La Deltheillerie regorge de détails sur lui-même – jusqu’à ses vêtements au naturel faussement débraillé -   qu’on pourrait trouver complaisants. Ce à quoi il répond, dans un entretien référentiel avec Jacques Molénat, datant de 1969 et repris dans Instinct nomade : «La complaisance, je n’ai jamais su ce que c’était. C’est l’un des deux ou trois défauts qu’on m’a toujours reprochés. Personnellement, je ne vois pas ce qu’on veut dire par là. » (…) Je voudrais me regarder simplement de façon à me voir exactement tel que je me suis (…) « Est-ce de la complaisance. J’appelle cela l’amour de la vérité ».

    Et de fait, et bien plus largement, l’amour, à tous les sens du mot, traverse l’a vie et l’œuvre de Delteil, et son souci de la vérité et du mot juste pour la dire. Son premier roman reconnu s’intitulait ainsi Sur le fleuve amour,et le « faune » d’une certaine légende érotisée a partagé le plus claire de sa vie auprès d’une seule femme, qui précise aussi ceci, dans le même entretien, en matière d’érotisme au goût du jour : « Voilà un mot trèsgalvaudé. Si on appelle érotisme le fait, par exemple, d’allerdans monjardin, de me promener, de regarder les fleurs, de cintenpler une rose dans toutes ses faces, dans toutes ses nuances, d’attendre que le soleil l’éclaire detelle directionplutôt que de telle autre pour en jour pleinement, mieuxque personne et mieux que jamais, alors naturellement je suisérotique, cela va sans dire(…)Mais on appelle quelque fois érotisme une espèce de vice qui consisterait é détruire cette fleur, à n’en garder que… le pistil  et à détruire tout le reste »…

     Ainsi parlait le septuagénaire, qui n’en était pas moins un vert-galant de langage et pas que.

    Or il faut le lire dans le texte, parfois émaillé de rabelaisiennes obscénités, ou l’entendre parler de son ami Henry Miller, ou lire dans La Delteheillerieles admirables pages qu’il consacre à sa mère ou au jour sacré de la mise à mort du cochon, à son père l’homme des bois ou à l’amitié qu’il ne conçoit pas sans amour, pour vérifier le caractère englobant et pour ainsi dire sacré, religieux hors des dogmes, grave et joyeux, à la fois panthéiste – il est l’auteur d’une fameuse Cuisine paléolithique dont les recettes sont autant de poèmes savoureux – et profondément bon qui invoque aussi volontiers le Livre des morts(« Je n’ai causé de souffrance à personne ») que la satisfaction de faire et de se faire du bien (« le tout non par humanité, sentimentalité ou charité mais encore une fois pour mon plaisir ») et s’exclame enfin comme ça. « Ah ! la vie simple, amusante, naïve, sublime, que je mène au beau milieu de ce monde absurde, tragique et fou ! »…

     

    « Faut-il canoniser Joseph Delteil ? ». Instinct nomade, la revue du métissage culturel.No3, printemps-été 2019, 256p.

    Joseph Delteil. La Deltheillerie. Grasset, Les Cahiers rouges, 250p. 1996.

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  • Le libertin libertaire

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    Jean-Jacques Pauvert, qui tira Sade des Enfers, quitta ce bas monde en 2014, à l'âge de 88 ans. Je l'avais rencontré bien vivant à la sortie de ses Mémoires...


    Le nom de Jean-Jacques Pauvert est associé, pour les passionnés de littérature de la seconde moitié du XXe siècle, à un style de livres très typé autant qu'à une étincelante pléiade d'auteurs plus ou moins maudits, de Sade à Bataille et de Genet à Roussel ou, dans la dernière cuvée de l'après-guerre: de Boris Vian à Albertine Sarrazin. Editeur de Sartre à 18 ans et peu après de Montherlant (qui lui dicta les termes du contrat), il associa crânement son nom (première historique !) à celui de Sade, préludant à une bataille héroïque en justice, et se forgea bientôt une marque artisanale (typographie et maquettes) aussi originale que ses goûts de franc-tireur.

    — Quelles ont été vos premières lectures marquantes ?

    — J'ai eu la chance de grandir dans un milieu de lecteurs et me suis passionné très tôt pour des livres aussi différents que les aventures d'Arsène Lupin, à 12 ans, puis Les liaisons dangereuses et l ' Aphrodite de Pierre Louÿs, vers 13 ans. Plus tard, j'ai raffolé de Paludes d'André Gide, et j'ai beaucoup aimé, aussi, Les faux-monnayeurs.

    — Quels livres vous ont-ils accompagné durant toute votre vie ?

    — A côté des Liaisons dangereuses, je citerai Les fleurs du mal, Alcools d'Apollinaire que j'ai découvert aussi très tôt, et puis, et surtout, les livres de Raymond Roussel ...

    — Etes-vous intéressé par ce qui s'écrit aujourd'hui ?

    — J'essaie, mais je ne trouve pas grand-chose. Peut-être est-ce une question d'âge ? J'avais bien aimé Extension du domaine de la lutte et Les particules élémentaires de Michel Houellebecq, qui me paraissaient apporter quelque chose, après quoi Plateforme m'a semblé une redite consternante.

    — Vous avez commencé très tôt, aussi, la chasse aux livres ...

    — Il faut se reporter à l'époque: je chassais les livres rares ou interdits parce que je manquais d'argent, et de ce fait ne pouvais garder les livres intéressants que je dégotais. J'ai mis la main sur la fabuleuse collection de poètes surréalistes de Maurice Heine, que j'avais payée 10 000 francs de l'époque, représentant le salaire mensuel d'un employé supérieur. Cela dit, je n'ai jamais été fétichiste, sauf pour les livres qui me passionnaient vraiment. Lorsque Camus a publié Le mythe de Sisyphe en 1942, j'en ai acheté un des vingt exemplaires sur grand papier, qu'il m'a dédicacé. A ce moment-là, Le mythe de Sisyphe et L'étranger correspondaient à ce que nous, jeunes gens, ressentions sous l'Occupation. En 1957, Camus m'a permis de publier L'envers et l'endroit, qui était alors très rare. Cela s'est un peu gâté entre nous lorsque j'ai publié Histoire d'O: ce macho méditerranéen ne pouvait concevoir que l'auteur fût une femme. Et puis L'homme révolté m'a paru très superficiel, presque du Bernard-Henri Lévy ... C'est d'ailleurs à ce moment-là que la rupture s'est faite entre lui et Breton.

    — André Breton fut justement, pour vous, LA grande rencontre.

    — Ah ça oui, et l'homme autant que l'écrivain. Il n'était pas du tout tel qu'on le décrivait, prêt à excommunier à tout-va. Au contraire: très ouvert, avec un sens de l'humour extraordinaire. Il nous a fait un soir, chez Robert Lebel, et en présence de Marcel Duchamp, la lecture inénarrable du Concile d'amour de Panizza, dont il a joué tous les personnages. Nous étions pliés de rire, et même Duchamp a souri deux ou trois fois ! Je lui envoyais mes
    livres: il lisait tout et ne se trompait jamais. De Boris Vian, dont il voyait les hauts et les bas, il prisait beaucoup L'écume des jours.

    — Quand vous êtes-vous vraiment senti éditeur ?

    — Après Sade, je crois que c'est la publication du Voleur de Georges Darien, et la reconnaissance éclatante de Breton, qui m'ont fait me sentir éditeur. Autant que la redécouverte de ce livre, que m'avait révélé le Faustroll de Jarry, sa présentation graphique marquait une « signature ».

    — Que cela signifiait-il de publier Sade ou Histoire d'O dans les années 1940-50 ?

    — Vous n'imaginez pas le climat de l'époque, tant dans l'édition que dans les journaux. Ma lutte contre la censure a représenté une vingtaine de procès étalés entre 1947 et 1970. A l'époque du premier, j'avais 21 ans et je venais de faire paraître pour la première fois au monde une œuvre de Sade avec un nom d'éditeur et une adresse, en l'occurrence celle du garage de mes parents à Sceaux. Il y a eu un procès, j'ai été condamné, j'ai fait appel, puis on m'a donné raison, puis on a confirmé le premier jugement qui me condamnait ... tout en me laissant poursuivre la publication. Pendant très longtemps, les journalistes n'ont pas osé parler de la censure. Dès 1939, Daladier avait fait publier des décrets pour protéger « la race et la nationalité françaises ». Puis, en 1949, ont été promulguées les lois sur les publications pour la jeunesse. Les communistes, à l'époque, réclamaient la destruction des livres infectés par les vices des bourgeois. La censure était une idée non seulement répandue mais acceptée.

    — Pensez-vous qu'on puisse tout publier ?

    — L'argument des censeurs est le danger de corrompre la jeunesse ou les âmes fragiles. Mais alors il faut interdire les journaux, la télévision, la radio et le cinéma. Ma fille, à 12 ans, a été traumatisée par un article de France-Soir racontant le viol et l'assassinat d'une enfant par son père, la crème des papas. Or ce que j'en conclus, moi, c'est que c'est aux parents d'assurer l'éducation de leurs enfants et non à la police. Je pense que Les cent vingt journées de Sodome, de Sade, est un livre réellement scandaleux, que je n'aurais d'ailleurs pas publié en livre de poche, mais je pense aussi que la censure est une parfaite hypocrisie telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui encore.

    — En 1965, vous avez fait scandale en vous exprimant sur l'état de l'édition. Que diriez-vous aujourd'hui ?

    — J'ai toujours pensé que l'édition se divisait entre ceux qui travaillent pour l'éternité et les autres. Tout le monde se plaignait alors de l'inflation des titres, de la crise du livre, de l'influence des prix littéraires, des rachats, des débuts de la concentration. J'avais affirmé qu'il ne fallait pas confondre usine et édition. Je dirais la même chose aujourd'hui, en pire ! 500 romans à la rentrée, c'est l'aberration même !

    — Si vous étiez jeune éditeur aujourd'hui, que feriez-vous ?

    — La situation « de notre temps » était à la fois plus et moins dure qu'aujourd'hui. Nous n'avions pas d'argent, mais l'aventure était plus joyeuse. On a parlé justement de nouvelles « années folles » à propos de ces années soixante. La qualité de l'individu et l'attention de toute une société littéraire comptaient plus qu'aujourd'hui. Même un Gaston Gallimard, qui était une crapule en tant qu'homme d'affaires, avait un sens littéraire indéniable que n'ont plus les gestionnaires actuels. Cela dit, si j'avais à recommencer, ce serait comme avant, et comme le fait aujourd'hui mon amie et éditrice Viviane Hamy: avec peu de livres et beaucoup de passion !



    « Pas question, Messieurs et Mesdames, de se rendre !»


    Toujours très vert à l'approche de ses 80 ans, l'œil malicieux et l'esprit vif, Jean-Jacques Pauvert se prête volontiers à l'exercice de l'entretien dans les bureaux vitrés des Editions Viviane Hamy donnant sur une arrière-cour du quartier de la Bastille.
    La veille encore, il se trouvait au Réal, sa thébaïde des hauts de Saint-Tropez où il travaille à la suite de ses Mémoires, et voici l'été sur son Paris où il vit le jour à Montmartre, tout à côté de chez Marcel Aymé, son premier complice d'édition ...
    Au naturel, l'éditeur réputé « sulfureux » n'a rien de l'agité débraillé ou libidineux, aussi élégant dans sa conversation que dans sa mise de dandy bohème à bottines. La partie personnelle, voire intime, de La traversée du livre est d'ailleurs marquée par la même « tenue », qui révèle un homme de goût sous les dehors de l'anarchiste, un homme de cœur aussi dont les aveux (notamment le récit de sa liaison avec Régine Deforges qui le contraignit à mener double vie pendant des années) n'ont rien de l'étalage au goût du jour. Contre toute censure aussi bien, mais non sans classe ...

    Saluant au passage l'ami lausannois Claude Frochaux, qui « inventa » la tranche noire de la fameuse collection Libertés et fut libraire au Palimugre, de même qu'il rend hommage aux imprimeurs suisses dans son livre, Jean-Jacques Pauvert incarne le Paris et la France de Léautaud (qu'il publia presque) et de Voltaire (qu'il publia vraiment), mais aussi l'amour de la langue française affinée par Sade et Bataille, et toute une époque de fronde préludant à Mai 68, qui revit magnifiquement, de Genet à Siné, ou de Vian à Chaval, dans ce premier volume de Mémoires avalé à grandes bouchées gourmandes, comme un roman !

    Jean-Jacques Pauvert, La traversée du livre, Editions Viviane Hamy, 478 pp.

  • Jean-Marc Lovay à sa source



    Amorce psychédélique d’une oeuvre, à découvrir à titre anthume...

    Lorsque nous avons appris que l’ Epître aux Martiens de Jean-Marc Lovay allait paraître, plus de trente ans après que ce texte eut obtenu le Prix Nicole 1969, en même temps que Pour mourir en février d’Anne-Lise Grobéty, nous étions loin de nous douter de ce que serait cette exhumation.

    L’histoire du tapuscrit perdu de ce premier roman d’un tout jeune auteur (Lovay, né en 1948, avait 19 ans lorsqu’il le composa !) dont ne parut qu’un extrait, dans la revue Ecriture, n’a jamais fait l’objet d’aucune déploration publique qui pût faire croire à une irrémédiable perte. Trente-six ans après avoir écrit ce texte en marge de son travail de nuit à la rédaction de la Feuille d’Avis du Valais, l’auteur lui-même rappelle, en préface à cette édition, qu’il avait d’autres chats à fouetter en 1968, du côté de l’Afghanistan, qu’à établir des archives qui le poursuivraient “comme des chiens de papiers” dans ses voyages.

    La parution, en 1970, de La tentation de l’Orient, son dialogue épistolaire “on the road” avec Maurice Chappaz, et celle des Régions céréalières chez Gallimard, en 1976, avec l’adoubement de Louis-René des Forêts, Pascal Quignard et Jean Grosjean, allaient ensuite éclipser le souvenir de la fantomatique Epitre, dont un pré-tapuscrit fut cependant retrouvé en avril 2000 par Maurice Chappaz dans son galetas de l’Abbaye du Châble, avant que Lovay lui-même ne tombe, en automne 2001, sur une première version originale et une copie définitive du livre “dans une cave entre un vieil aspirateur et un pied de sapin de Noël”. Et de souligner dans la foulée, avec sa malice très particulière, qu’il repousse “une complaisante propension à trop humblement estimer naïf un premier livre de jeunesse” dont le lecteur découvre, aussi bien, la remarquable cohérence du délire apparent.

    Il y a certes, dans Epitre aux Martiens, une forte marque d’époque, qui l’apparente à toute une contre-culture dont les figures référentielles (mais non explicites) pourraient être le conteur crépusculaire Buzzati et le routard Kerouac, le Burroughs visionnaire du Festin nu et divers auteurs de science fiction contre-utopique tels Ray Bradbury ou Philip K. Dick, entre autres.

    L’histoire de Julot, le protagoniste résolu à “tout quitter” pour accéder, après avoir franchi une muraille, à la “sombre nouveauté” d’un pays dominé par la Production auquel il s’efforce de s’intégrer avant de basculer dans une sédition aussi ambiguë que son adhésion, relance apparemment les thèmes et les stéréotypes formels de toute une littérature devenue redondante et même conventionnelle aujourd’hui, notamment par la bande dessinée. Or, l’ Epître aux Martiens échappe à ce qui est devenu conformisme par une sorte d’écart originel.

    Il est beaucoup question, dans ce livre d’avant mai 68, de “révolution”. Hélas (ou tant mieux ?) Jean-Marc Lovay n’a jamais été un révolutionnaire bien sérieux. Son Julot nous évoque plutôt le Moravagine de Cendrars ou les individualistes “allumés” de Zamiatine, pour ne pas citer le futur “suicidé de la société” qu’incarne le poète Maïakovski, jamais adapté à la mécanique sociale. Le regard de Lovay sur la société des années 60 est évidemment d’un môme occidental, mais une espèce de vieux fonds terrien et sauvage le rapproche du Cendrars de Moravagine et de L’Homme foudroyé autant que du Farinet de Ramuz ou de son mentor Chappaz, enfin de cette Suisse sauvage qu’on retrouve, au milieu des allées peignées, chez le génial Louis Soutter ou chez le plus inquiétant Adolf Wölffli.

    Ainsi que le relevait Charles Méla, professeur de littérature médiévale à l’Université de Genève, dans un texte d’hommage pertinemment intitulé Jean-Marc Lovay ou la création hallucinée, “l’écriture de Jean-Marc Lovay fait exister un univers mental hanté par la folie, un monde de machinations fantastiques et d’agressions obsédantes dont l’exploitation est conduite avec rigueur, humour et dans une coéhrence angoissante”.

    On n’entre pas dans le labyrinthe de Jean-Marc Lovay comme dans un moulin. Pour notre part, nous y aurons mis des années. Or l’Epître aux Martiens en est une porte possible…,

    Jean-Marc Lovay. Epître aux Martiens. Editions Zoé, 125p.

  • Avatars du JE

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    1200px-Henri-Frederic_Amiel_1852.jpgEntre le chef-d’oeuvre involontaire d’un Amiel se déployant sur plus de 16'000 pages, et les épanchements d’une Anna Todd et autres ados candidats à la célébrité basculant, via le numérique, du diarisme à la diarrhée verbale, le genre oscille entre littérature de haut vol et jactance tournant à vide, jusqu’aux tweets «journaliers» du pire mufle actuel…

    Elles ou ils l’ont tous appelé «cher journal» en leur adolescence soucieuse de secrètes confidences, et c’est en somme l’enfance de l’art d’écrire, au même titre que le poème, mais aussi, et le plus souvent, le degré zéro de la littérature que le genre du journal intime. La manifestation initiale la plus immédiate, à côté des premiers billets doux, de l’expression humaine, si l’on excepte la main enduite de sang d’auroch plaquée sur les parois de la grotte originelle et signifiant plus ou moins «je marque donc je suis», ou «je tue donc j’existe», etc. 

     

    Le lundi 14 juin 1852, dans le dix-septième cahier de son Journal intime, le prof genevois Henri-Frédéric Amiel, âgé de 31 ans, note ceci à dix heures et demie du soir après s’être demandé à quoi s’est évaporée sa journée: «La journée froide, pluvieuse, inhospitalière a été lugubrement orageuse, et les arbres de la terrasse se froissent encore effarés, avec un bruit triste comme la bise de Novembre. La campagne fait le bruit d’une cataracte, sans que je puisse distinguer si c’est le vent de pluie ou la pluie et le vent qui rendent ces son mélancoliques. Le ciel est sombre et bas, la nuit ténébreuse, les catalpas gémissent, la pluie bat mes carreaux; tout cela glace, racornit. On se sent l’âme frileuse. Je songe aux pauvres marins. – Puis les paupières me cuisent et mes yeux s’appesantissent; j’ai eu un éblouissement pendant le souper: il faut songer à la retraite; ma tête est lourde. Je me suis retiré trop tard depuis plusieurs nuits. Mon chien soupire à mes pieds; la maison est déjà muette comme une tombe, et cependant il est de bonne heure. Je sens du reste que c’est de la laideur subjective; si j’étais frais, élastique et gaillard, je trouverais un charme à ce qui me paraît si désagréable maintenant. Ainsi, allons dormir». 

     

    Pauvre pompon! À peine plus de trente ans et parlant d’aller se coucher comme d’une «retraite». Tu parles d’une Bérézina en pantoufles! Et «ça» va remplir 16'847 pages jusqu’à la «retraite» définitive, le 11 mai 1881. Cependant qu’on n’aille pas se figurer que ce ton cafardeux est celui des douze volumes de plus de 1000 pages chacun de cet extraordinaire document que représente le journal intime d’Amiel. Car celui-ci ne parle pas que de ses états d’âme, comme on le lui a trop souvent reproché: tous les jours il raconte aussi son entourage proche et lointain, sa famille et les femmes qui pourraient vivifier sa solitude et qu’il n’en finira pas de ne pas choisir pour compagnes pour trente-six mille raisons, ses amis et ses collègues dont il tire le portrait, le tout-Genève de l’époque, mais aussi les bains en plein air et les immenses balades qui le conduisent autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, et ses séjours à Paris ou Berlin, enfin son Grand Oeuvre poétique ou philosophique auquel il rêvasse en fignolant de petits poèmes ou en composant des chansons patriotiques (Roulez tambours, c’est lui !) sans se rendre compte que son nom restera dans les annales littéraires mondiales grâce à ce fichu journal qui passionnera des gens aussi différents que Tolstoï ou Gide, Sartre ou Anaïs Nin, entre autres. 

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    Dans sa préface à une anthologie des écrits d’Amiel intitulée Du journal intime, Roland Jaccard écrit ceci qui touche en outre à l’intérêt «psychanalytique» de cet immense corpus: «Si le journal d’Amiel revêt une telle importance à mes yeux, ce n’est pas uniquement pour ses qualités littéraires, mais aussi parce qu’il nous fait entendre pour la première fois dans l’histoire de l’humanité l’écho mille fois amplifié des vibrations les plus ténues d’une âme. Tempête sous un crâne ou tempête dans une tasse de thé? Toujours est-il qu’Amiel inaugure dans le champ littéraire, psychologique, un genre aussi révolutionnaire que Freud avec son auto-analyse. Il y a un avant Amiel et un après Amiel, comme il y a un avant Freud et un après Freud». 

    L’innocence perdue du «cher journal» 

    Ce qu’il faut relever, alors, qui distingue le Journal intime d’Amiel des journaux d’écrivains de son temps (de Stendhal à Dostoïevski, notamment), c’est qu’il est écrit sans intention prochaine de publication, en toute innocence. Par rapport à la vie privée, aux relations sociales ou à la sexualité, Amiel vit dans une société où, calvinisme oblige, la réserve, le secret, la discrétion ou la pudeur restent de mise. 

    Puceau jusqu’à 39 ans («J’ai eu pour la première fois une bonne fortune, et franchement, à côté de ce que l’imagination se figure ou se promet, c’est peu de chose», note-t-il le 6 octobre 1860), il se confie certes, en la matière, à son cher journal, détaillant volontiers ses moindres maux physiques et se contentant d’une croix dans la marge quand une fois de plus il a cédé à l’abominable (!) vice solitaire, mais il semble impensable que de telles pages apparaissent sous les yeux de ses amis pions ou pasteurs, sans parler de ses frangines ou de ses amies aux bas souvent bleus… 

    Or cette transparence privée, si l’on ose dire, fait précisément le prix du journal d’Amiel, qui pousse évidemment plus loin l’auto-examen ou le tableau du monde que dans les milliers de journaux intimes de la même époque (on sait que, dans la tribu du seul Tolstoï, toutes et tous se confiaient tous les jours à leur «cher journal»), et avant la progressive levée des secrets et le glissement dans un prétendu tout-dire non dénué d'ambiguïtés ou d’équivoques, tandis que la notion d’intimité se volatilisait et que «vrais» et «faux» journaux brouillaient toutes les pistes. 

     Une expérience révélatrice par l’absurde… 

     Mais comment alors distinguer le «vrai» journal du «faux»? 

    On le peut en lisant attentivement le dernier numéro de la revue Les Moments littéraires rassemblant, sous le titre décoratif de Feuilles d’automne, les extraits de journaux plus ou moins intimes de vingt-quatre écrivains français plus ou moins connus (de Pierre Bergounioux à Annie Ernaux, ou de Colette Fellous à Charles Juliet, etc.) tous rédigés entre le 23 et le 29 octobre 2017. 

    L’initiative de Gilbert Moreau, directeur de la revue, est intéressante surtout au second degré, dans la mesure où sa «commande», relevant de l’artifice, aboutit à une collection de pages de journaux plus ou moins faites pour l’occasion, où le caractère proprement intime de ces pages se module ou se limite en fonction de la publication annoncée – et ce n’est pas tel détail relatif au dernier orgasme de Dominique Noguez qui va lester la démarche de celui-ci de plus de «vérité»…

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    Particulièrement honnête, le traducteur René de Ceccaty (qui vient de signer une très belle nouvelle version de L’Enfer de Dante), précise d’emblée que les pages qu’il livre ici ne sont pas «arrachées» du journal intime qu’il tient depuis vingt-quatre ans, que la seule idée d’une publication détournerait de sa vocation magique d’«automédication». Or, tenant compte de ce caractère fabriqué du recueil, l’on verra mieux combien le genre du journal, sans l’élan de la fiction ou les métamorphoses de la poésie – ou sans le drame personnel d’un Barbellion dans son Journal d’un homme déçu – peut dévoiler la platitude, les vanités papelardes, les poses ou les manières d’écrivains se regardant écrire, ou comment le furet de la littérature vivante, jouant d’humour ou de pointes originales, se faufile entre les lignes et nous réjouit dans la lignée de l’inépuisable Journal de Jules Renard. L’intimité avilie et le dernier flirt d’Amiel À voir le succès mondial des séries de carnets manufacturés, marqués Moleskine ou Paperblanks, pour ne citer que les plus connus, la pratique du «cher journal» ne semble pas encore en voie d’extinction, qu’il soit intime ou «extime», mais un nouveau phénomène est apparu depuis quelques années avec l’extension exponentielle de l’Internet et des réseaux sociaux, et c’est le journal personnel «en ligne» qui fait de chacune et chacun, sous forme directe ou vaguement romancée, un écrivain potentiellement aussi «vendeur» que l’inénarrable Anna Todd. 

    Du diarisme à la diarrhée

     

    interview-anna-todd-son-nouveau-livre-landon-ses-projets-et-harry-styles-elle-nous-dit-tout.jpgDe fait c’est bel et bien, à la base, le journal intime d’une pécore américaine impatiente de se «faire» le bad boy de son collège, que représente After, premier des sex-sellers en six volumes que la donzelle a commencé d’écrire sur son smartphone. Or l’exemple de cette «réussite absolue» a fait florès au point que le diarisme ordinaire se fait désormais diarrhée numérique dépassant les milliers de pages du pauvre Amiel, tandis que le pire mufle de nos jours rédige ses «journaliers» à coups de tweets… Mais c’est avec celui-ci que cette chronique intimiste aimerait conclure dans le cercle magique de la fiction, en annonçant une nouvelle bonne pour la tête et le cœur, à savoir la parution, en septembre prochain, d’un petit livre délectable, intitulé «Les derniers jours» d’Henri-Frédéric Amiel et signé Roland Jaccard, où notre ami chroniqueur, déjà connu pour ses propres tranches de journaux intimes (Un jeune homme triste, Journal d’un homme perdu, Flirt en hiver, Journal d’un oisif, etc.) se met dans la peau d’Amiel pour évoquer, non sans fine mélancolie et avec l’acuité sensible et l’écriture incisive d’un Benjamin Constant, ses amours intensément pusillanimes pour une certaine Louise suivie d’une certaine Marie... 

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     «Elle ne pouvait pas se passer de moi et à cette seule idée l’envie me prenait de fuir», soupire l’Amiel de ce bijou romanesque en écho à tant de pages du Journal intime, et l’on sourit en vertu de la «loi de l’ironie» qui colorait ses journées d’adorable raseur… 

     

  • Pour l'amour de soi

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    Des «Chants de l’amour de soi» à «Ceux qu’on oublie difficilement», le jeune poète japonais Takuboku (1886-1912) nous reste plus proche, en sa rage individualiste, que maints de nos contemporains confits de narcissisme insipide…
     
     
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    Ishikawa Takuboku pleure beaucoup dans le cycle poétique de L’Amour de moi – titre choisi dans la traduction fort élégante de Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard, auquel Yves Marie-Allioux, moins littéraire et probablement plus proche de l'original, préfère les Chants de l’amour de soi, constituant la première partie du recueil intitulé Une poignée de sable, désormais classique de la poésie japonaise au même titre que l’œuvre d’un Rimbaud.
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    Un tanka résume le mélange très particulier de tristesse et de drôlerie qui caractérise le ton du jeune poète mal dans sa peau de citoyen révolté, de mari et de père: «Larmes larmes / Que c’est mystérieux ! / Comme je le lavais avec des larmes mon cœur a voulu faire le pitre»…
    Dans la foulée, on peut rappeler que le tanka est un bref poème traditionnel, de forme un peu plus ample que le haïku, et passablement rénové par Takuboku qui l’accommode à tous les instants fugitifs ou transitoires de la vie quotidienne, entre autres «minutes heureuses» et cris ou chuchotements.
    Larmes du fils: «En salivant sur un morceau de terre / j’ai modelé une effigie de ma mère en train de pleurer / Non mais quelle tristesse!» Ou encore : «Pour plaisanter j’ai pris ma mère sur mon dos / elle était si légère que j’en ai pleuré / avant d’avoir fait trois pas»…
    Larmes ravalées. «Ressentant une angoisse profonde / je me fige / et finis par me masser doucement le nombril». Larmes de l’esseulé: «Seul face à l’immensité de la mer / sept huit jours / pour pleurer j’aurai quitté mon foyer». Larmes de crocodile métaphysique: «Oh la tristesse de ce sable sans vie! / Ce doux bruit / quand on le saisit avant qu’il ne tombe d’entre les doigts».
    Ou cette lucidité sur soi qui est le contraire du narcissisme complaisant: «Lorsque j’entends des flatteries / de colère se soulève mon cœur / Trop se connaître soi-même quelle tristesse!».
    Ou cette bonne rage contre ceux qui l’ont humilié: «Ah que ceux qui ne fût-ce qu’une fois m’ont fait baisser la tête / que tous ces gens crèvent! / m’est-il parfois arrivé de souhaiter».
    Ou cette colère du jeune homme contre la société inégalitaire et matérialiste qu’il exècre: «Insupportables sont les visages serviles de mes compatriotes / tels qu’ils apparaissent à mes yeux aujourd’hui / je m’enferme chez moi»…
     
    Unknown-1.jpegPhosphorescences quotidiennes
    Les citations des Chants de l’amour de soi que je viens de recopier ici proviennent de la version d’Une poignée de sable signée Yves-Marie Allioux, qui a accompagné sa traduction d’une série de notes explicatives très précieuses et d’une postface non moins éclairante, intitulée Ishikawa Takuboku ou la phosphorescence de la vie courante, par allusion au discours prononcé à Stockholm par Patrick Modiano à la remise de son prix Nobel de littérature.
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    Cet extrait en oriente le propos: «J’ai toujours cru que le poète ou le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était caché en profondeur. C’est le rôle du poète et du romancier, et du peintre aussi, de dévoiler ce mystère et cette phosphorescence qui se trouvent au fond de chaque personne»…

    Où la poésie transcende la méconnaissance

    L’idée que la poésie ne soit qu’une sorte d’enjolivure du réel, ou qu’un rébus cérébral à usage d’élite, perdure aujourd’hui du plus basique (la pseudo-poésie déferlant sur les réseaux sociaux) au plus raffiné (la «poésie poétique» plus ou moins instituée), et c’est contre cela que réagissait Takuboku en affirmant que «la poésie ne doit pas être une soi-disant poésie» mais «doit être une relation rigoureuse des variations de la vie émotionnelle de l’être humain (il doit toutefois exister une expression plus adéquate), un journal tenu en toute honnêteté»...
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  • L'Artiste n'est jamais content

     
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    L’Artiste n’est jamais content, et c’est sa force. L’Artiste n’aime pas ses manques. L’Artiste se reproche d’être toujours au-dessous de son aspiration, et c’est cela qui le sauve, ou disons que cela le tient debout en rage d’éveil et soutient son effort de ne pas se contenter- ce qui serait mortel. Je me souviens que Czapski me reprochait, en souriant, de me délecter, et je savais qu’il avait raison, mais je sentais qu’il parlait aussi pour lui, même avec cinquante ans d’efforts de plus que le petit crevé que j’étais, même avec son œuvre détruite par la guerre et celle qui était sortie des ruines de la guerre, je savais qu’il doutait tous les jours et se reprochait tous les jours de n’en point faire assez. Cependant pas une fois il ne m’opposa son expérience, se reprochant en revanche son manque d’attention à l’actualité – lui qui vivait le présent comme personne ! Lui qui opposait, au monde saturé de couleurs mensongères, la vérité de ce pré turquoise que je suis incapable de retrouver avec sa candide luminosité, ou de ce ciel aux bleus laiteux diluant les roses au-dessus de tous les verts, etc.
     
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