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Contre les éteignoirs

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En novembre 1989, Etienne Barilier sortait de sa réserve de garçon très posé d'apparence avec un pamphlet  visant la paroisse littéraire romande, intitulé Soyons médiocres ! 25 ans après,  ceux qui « freinent à la montée » sévissent toujours, mais c’est ailleurs que ça se passe désormais…

C'est l'événement de la rentrée romande: Etienne Barilier publie trois livres coup sur coup: Une Atlantide, roman exceptionnel par sa substance et sa mise en forme; Un monde irréel, recueil de chroniques où s'exerce la lucidité pénétrante de l'écrivain devant son téléviseur; et Soyons médiocres!, pamphlet fustigeant l'autosatisfaction confinée et stérile du milieu littéraire romand. 

Au regard de surface, il semble que tout «baigne» dans le Paysage littéraire romand. Nul besoin de monter à Paris pour trouver des éditeurs de qualité. Jamais ceux-ci n'ont tant publié. Au demeurant, la coédition nous vaut quelques gloires métropolitaines.On a même vu — pense te voir! — certains de nos auteurs chez Pivot. Et ne dit-on pas qu'on les potasse jusqu'à Saint- Pierre-et-Miquelon, voire Tokyo?

Bref, de quoi pavoiser, aux yeux de certains. 

Pour d'autres, dont Etienne Barilier, ce tableau idyllique est illusoire. En fait, le rayonnement de la littérature romande reste confiné. Considérés d'outre-Sarine ou de Paris, seuls quelques noms surnagent dans un brouet anonyme. 

D'ailleurs, force est de constater l'insignifiance de nombreux livres publiés dans nos contrées, notamment ce dernier automne! Quant au climat régnant dans le giron intercantonal de nos lettres, il est bonnement asphyxiant. Or, ce qui est curieux, c'est que cette insignifiance et cette morosité sont entretenues par ceux-là mêmes qui, les premiers, devraient s'enthousiasmer pour la littérature.

Au lieu de quoi le Milieu littéraire romand  n'a pas son pareil pour étouffer toute velléité d'ambition et d'ouverture au monde. Mot d'ordre de la paroisse enquestion: ne pas déranger l'ordonnance du Temple sacré! Bornez vos extases aux plaquettes les plus minces, en faisant comme si de rien n'était dès qu'un livre rompt avec l'évanescence de rigueur! Et gare à celui, auteur ou éditeur, qui en ferait trop!

Morts vivants

A noter, là-dessus, que l'état d'esprit fustigé par Barilier, dans Soyons médiocres! ne se borne pas au milieu littéraire. Plus d'un demi-siècle après Besoin de grandeur, Barilier relance la protestation de Ramuz contre cette «médiocrité honnête où on s'enferme à double tour sitôt qu'on y a eu accès, où on s'isole», dans une perspective, qui englobe nos choix à venir de citoyens suisses en Europe. 

Cela qu'éclaire cette autre formule de Ramuz: «Ce n'est pas notre petitesse qui fait notre passivité, c'est au contraire notre passivité qui fait notre petitesse.»

Etienne Barilier, pour sa part,  se montre d'emblée féroce: «Toute ressemblance avec les morts vivants qui nous, entourent est ici le fruit d'une intention délibérée.» 

Pour autant, l'écrivain ne s'en prend pas à des individus, quoique s'amusant à brosser quelques portraits types de notables (et identifiables) éteignoirs. Le milieu littéraire romand n'existe pas, et pourtant Barilier l'a rencontré. C'est une ambiance plus qu'une société visible, un ensemble de réflexes oscillant entre la modestie frileuse («on est comme on est») et une prétention non moins pendable (écrire-en- Suisse-romande est un sacerdoce absolu). 

Dans cet univers étriqué, tout défaut est acclimaté en vertu locale: «Ce qui est indéfini devient infini,le vague devient l'illimité, l'asexué, l'angélique; l'évanescent, l'immatériel; l'informe, le père de toute forme.» 

Pour le milieu littéraire romand, Ramuz n'est pas un grand écrivain: c'est un Grand Arbre; un phénomène de la nature qui laisse muet. Bonne façon de ne jamais discuter ce qu'a dit Ramuz. 

Plus significative encore: la façon dont le milieu littéraire romand  vénère à genoux l'arbuste Crisiroud, poète rare et souffrant qui n'écrivait que par spasmes sporadiques, sous l'effet d'une manière de Grâce. 

Sans rabaisser Edmond-Henri Crisinel et Gustave Roud, qui du moins ont vécu le drame qu'on sait, Barilier vise ceux qui, très hypocritement, sussurent autour de leurs œuvres en sacralisant jusqu'à leur impuissance créatrice. Si l'écriture est Grâce, elle ne peut être que rarissime: bel alibi pour les stériles, qui manquent de tout élan créateur durable!

Prêtres et vestales

En sainte secte avérée, le milieu littéraire  compte ses personnages représentatifs. Sarment Rugueux, le lettré constipé, se ferait arracher la langue plutôt que de s'enthousiasmer pour un livre. Augré Demamémoire, en sa qualité de grise éminence critique, noie tout jugement personnel dans la sauce de sempiternelles comparaisons. Auguste Anguste, le prof de lettres qui vit «en littérature» comme le moine en religion, réserve ses trémolos respectueux aux auteurs momifiés. Ou voici le blême Oasis Dennui, poète vaguement frotté de mystique, dont chaque plaquette est célébrée à proportion inverse de son évanescence. Ou voilà Tourière Delâme, qui décide, avec d'aigres soupirs, de ce qui est admissible en le sanctuaire dont elle est la vestale, rebaptisé Centre de rumination des langueurs romandes par l'impertinent... 

Du vent, de l'air!

Sous les dehors incisifs et souvent hilarants du pamphlet, Etienne Barilier ne se livre pas pour autant à un règlement de comptes stérile. Tout au contraire, il en appelle à plus de générosité et plus d'ouverture sur le monde. Nos écrivains n'ont-ils plus rien à dire à la société qui les entoure? Ce qui est sûr, c'est que le milieu littéraire romand semble congeler d'avance tout débat, en se complaisant dans son cocon de formalisme. Loin de relancer les chamailleries entre clans et chapelles, Barilier plaide pour une écriture plus engagée, non du tout au sens borné des catéchismes politiques, mais à l'enseigne du «besoin de vivre», ici et maintenant, qui s'apparie au «besoin de grandeur» de Ramuz. 

Au moment ou de grands vents nouveaux soufflent sur l'Europe, son interpellation nous paraît aussi nécessaire que stimulante. . 

3466784.image.jpegEtienne Barilier. Soyons médiocres! Editions L’Âge d'Homme, 1989, 108 p.

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