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  • Mémoire vive (21)

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    Celui qui attend une subvention fédérale pour écrire LE livre qui dénoncera enfin l’emprise de l’Etat sur la création / Celle qui affirme penser comme elle danse / Ceux qui adulaient Josef Beuys à vingt ans et qui font aujourd’hui commerce d’icônes avec une organisation mafieuse d’Ukraine centrale, etc.

     

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    Pasternak disait écrire « sous le regard de Dieu », et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir exactement ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre texte personnel dans la grande partition de la Création. Ce sentiment relève de la spiritualité plus que de la foi, il n’est pas d’un croyant au sens des églises et des sectes, même s’il s’inscrit dans une religion transmise.

     

    J’écris cependant, tous les jours, «sous le regard de Dieu», et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK sur Internet.  Cela peut sembler extravagant, mais c’est ainsi que je le ressens. En outre, j’écris tous les jours sous le regard d’environ 1000 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 5000 sans que cela ne change rien : je n’écris en effet que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux.

    Ecrire «sous le regard de Dieu» ne se réduit pas à une soumission craintive mais nous ouvre à la liberté de l’amour. Celle-ci va de pair avec la gaîté et le respect humain qui nous retient de caricaturer Mahomet autant que de nous excuser d’être ce que nous sommes. L’amour de la liberté est une chose, mais la liberté d’écrire requiert une conscience, une précision, un souci du détail, une qualité d’écoute et une mesure du souffle qui nous ramènent « sous le regard deDieu ».

     

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    Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, enfin ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare: «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelquechose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

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    Judith Herman a en elle un puits de larmes. En tout cas j’avais été saisi, dès son premier recueil de nouvelles, Maisons d’été, plus tard, par l'originalité et la maturité, la clarté et la complexité, la puissance expressive et l'hypersensibilité qui caractérisent son art si singulier consistant à mêler, à des situations vécues au présent avec une grande intensité - tout y est concret, sensuellement palpable, rendu avec une plasticité rappelant parfois les expressionnistes - le tremblement profond du temps et son poids de plus en plus perceptible avec l'âge.

    S'il y a de la mélancolie dans les nouvelles de Judith Hermann, dont procède le plus lancinant de son blues souvent râpeux, jamaiselle  ne cède à la délectation morbide.Dans la filiation des nouvelles berlinoises de Nabokov, on est au contraire saisi par la vitalité de ses personnages et par le dynamisme de son écriture.

    Son exploration des «vies possibles» illustre une imagination romanesque souvent en défaut aujourd'hui. Il y a de la fée chez elle, mais aussi de la sorcière : à la première, elle emprunte la capacité d'enchantement et à la seconde une sorte d'humour grinçant et cette implacable lucidité enfantine (mais jamais infantile) qu'elle promène sur la société en faisant dire à l'un de ses personnages: «Est-ce qu'il faut vraiment que ce soit comme ça?».

    Par-delà l'aura de poésie et, parfois, de magie qui émane de cet univers, c'est aussi bien à la réalité des êtres, et douloureuse, et à tel sentiment d'insuffisance rappelant un Fassbinder, qu’achoppe Judith Hermann.

     

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    Numériser 24.jpegLe Christ purifie et délivre,tandis que le diable disperse et défait.

     

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    Millenium people, de J.G. Ballard, est une véritable mine d’observations et de déductions sur la société atomisée et paralysée d’ennui dans laquelle nous vivons en Occident, tout à fait dans le ton grinçant et détaché qui me convient ces jours. La scène de l’émeute dans le camp de concentration pour chats de luxe attaqué par des furies qui assimilent félidés d’élevage et prisonniers politiques, est un régal. Il y a, là-dedans, une quantité de notations qui en appellent autant d’autres que je consigne au fur et à mesure dans les marges du livre.

    C’est qu’il se passe tant de choses, dans la « dissociété » qui nous entoure, dont si peu d’écrivains rendent compte, à l’exception de quelques-uns dont un Michel Houellebecq, qui vient d’ailleurs de Ballard.

    D’autant plus intéressante, alors, me semble la démarche de Ballard, qui détaille les séquelles du sentiment de mécontentement et de révolte éprouvé par les représentants de la classe moyenne. J’y vois l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes,nos bureaux et nos journaux. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol des gens ordinaires lié à la perte du sens de leur existence et à l’enfermement, à l’étriquement que ressentent deplus en plus de gens supposés de plus en plus libres.

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    Ramuz fait partie, à n’en pas douter, de l’école non institutionnelle du vrai.

     

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    Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68, etc.

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    On ne discute pas avec la médiocrité. Discuter est déjà s’abaisser.

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    Les mots sont une chose, mais la couleur me manque depuis quelque temps, et l’aquarelle n’est pas autre chose à mes yeux: c’est la couleur. C’est une énigme que la couleur. J’ai beau savoir qu’elle s’explique scientifiquement: je ressens tout autre chose avec la couleur, et qui n’a rien à voir avec la symbolique, la psychologie ou l’ésotérisme.

    Chez moi la couleur est une composante de l’affectivité et de l’Eros, c’est une manifestation dionysiaque, mais pas en aquarelle – ou rarement, car l’aquarelle telle que je la pratique est essentiellement apollinienne. Il y a cependant une aquarelle qu’on pourrait dire de fusion et qui rejoint alors l’huile la plus «érotique», ainsi que l’illustre le mieux, me semble-t-il, un Turner.

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    Alain Gerber me disait qu’il n’avait pas voulu d’enfant par crainte d’avoir, à ses côtés, une pendule qui lui rappelle à tout moment l’heure de sa mort. Il a compris que nous allions mourir dès l’âge de la maternelle, frappé par l’évidence, à un moment donné, que tous les parents qui l’entouraient seraient morts lorsqu’il aurait atteint leur âge...

    Cela me frappe d’autant plus que, pour ma part, je n’ai pris conscience de la réalité de la mort qu’à la naissance de Sophie, et que ça m’a donné une nouvelle raison de vivre..

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    Celui qui dit avoir enfin trouvé complémentarité et convivialité dans son nouveau job à statut flexible / Celle qui te soigne les pieds par imposition des mains / Ceux qui se déchirent dans le club des nouveaux sosies de Claude François, etc.

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    10612653_10204716778026188_146072038613664282_n.jpg«Si le Christ surgissait aujourd’hui, je ne lui donnerais pas deux jours», écrivait Maurice G. Dantec dans Le Théâtre des opérations,au printemps 1999. Il en était alors à une vision très nietzschéenne du christianisme, voyant en le Christ à venir une sorte de surhomme  en lequel je ne reconnais absolument pas mon Christ à moi.

     

    Mon Christ à moi est au milieu de nous jusqu’à la fin du monde. L’autre soir il se trouvait à genoux, au milieu d’un trottoir parisien, et son regard de terrible imploration m’a forcé, après lui avoir passé devant, à revenir en arrière puis à me présenter à lui, les yeux baissés, pour lui offrir de quoi apaiser ce que proclamait le petit carton posé devant lui: J’AI FAIM.

     

    Ce Christ-là avait les mêmes longs cheveux sales que celui qui s’est jeté du pont aux suicidés, en plein Lausanne, il y a trente ans de ça, et dont la vision de la tête ensanglantée, dépassant de la couverture jetée sur son cadavre, me reste présente comme de ce matin.

     

    Un autre Christ m’est apparu une autre nuit, à Paris, quand les nautoniers de la Seine ont relevé, des eaux huileuses, ce corps qui s’est défait de ses derniers vêtements au moment où il est apparu dans la lumière lunaire, blanc comme l’ivoire des statues.

     

    Le Christ est en agonie jusqu’à la fin du monde, et pendant ce temps il ne faut pas dormir, disait à peu près Pascal.

    Je l’ai vu en agonie aux soins intensifs d’un service de pédiatrie, crucifié dans le corps d’une petite fille dont les tortures furent notablement amplifiées par l’incurie prétentieuse des supposés patrons, mais soignée tous les jours par des anges. Mon Christ à moi est cette petite fille, mon église vivante est celle des compatissants qui se sont agenouillés autour de sa tombe, et tout le reste n’est qu’un bal de vampires.

             

    Mon Christ est cette petite fille martyre à laquelle jepense en me levant dans la splendeur de ce matin d’automne, présente lorsque jeferme les yeux face à la mer ou lorsque des amants jouissent, je revois sonpauvre sourire au milieu des milliers de visages défilant aux murs des couloirs d’Auschwitz, je pense moi aussi que le Christ est notre humanité en devenir,notre salut avant la mort, non pas la force du «Christ des nations» mais la faiblesse du plus humilié et du plus offensé, amen.

     

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    Bien plus que la différence dont on nous rebat les oreilles et qui signifie peu de chose à mes yeux, c’est la ressemblance qui m’importe en cela qu’elle surmonte les particularisme sraciaux, sociaux ou sexuels au bénéfice de valeurs plus fondamentales.

    L’exaltation de la différence fleure déjà, à mes yeux,l’esprit de clan ou de secte, avec ce relent de ressentiment et derevendication qui cherche à forcer la main, alors que la découverte de laressemblance seule aboutit à une vraie rencontre.

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    Tout ce que je fais relève en somme de la mise en ordre, ou plus exactement: de la mise au clair. C’est cela: je tire les choses au net.

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    Je lis ceci dans le noir d’hiver: «Pluie de printemps/ toute chose en devient/ plus belle.» Des mots calligraphiés par Chyo-ni, une noble Japonaise du XVIIIe siècle. Puis jelis cela : «Un matin glacé/ sur mon vélo/ j’admire les champs». Des mots de Catherine Sancet, de la classe de 6e B du collège Gérard-Philipe deCarquefou.

             

    Je viens de me lever dans la nuit glaciale et je lis Le soleil de l’après-midi de Constantin Cavafy. C’est l’histoire du type qui se rappelle la chambre dans laquelle il a aimé quelqu’un «tant de fois». C’est d’une plate banalité et pourtant, en lisant ce qui suit, tout à coup je me sens plus réel: «Sont-ils encore quelque part, ces pauvres meubles?/ A côté de la fenêtre était le lit./ Le soleil de l’après-midi arrivait à la moitié. Un après-midi, à quatre heures, nous nous sommes séparés,/ Rien que pour une semaine… Hélas,/ Cette semaine-là devait durer toujours».

             

    Numériser 7.jpegAh mais, il fait un putain de froid, je ne suis personne et nulle part, et je lis juste maintenant: «Je ne suis rien./Je ne serai jamais rien./Je ne peux vouloir être rien./ A part ça, je porte en moi tous les rêves du monde./ Fenêtres de ma chambre,/Ma chambre où vit l’un des millions d’être au monde dont/ Personne ne sait qui il est/ (Et si on le savait, que saurait-on?),/ Vous donnez sur le mystère d’une rue au va-et-vient continuel,/Une rue inaccessible à toutes pensées,/ Réelle au-delà du possible, certaine au-delà du secret, Avec le mystère des choses par-dessous les pierres et les êtres,Avec la mort qui moisit les murs et blanchit les cheveux des hommes,/ Avec le Destin qui mène la carriole de tout par la route de rien.»

    Cela s’intitule Bureau de tabac et c’est signé Fernando Pessoa, puis je lis ceci en me rappelant l’odeur de tout à l’heure de quelqu’un que j’aime et qui dort encore, sous la plume d’Anna Akhmatova: «Les jours les plus sombres de l’année/ Doivent s’éclairer/ Je ne trouve pas de mots pour dire/ La douceur de tes lèvres ». 



    Gouaches de JLK: Ecce Homo, d'après Rouault, et deux figures.

  • Mémoire vive (20)

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    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.

     

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    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.

     

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    À La Désirade, ce 10 août 2005. – Les dernières notes datées que j’ai publiées en ligne dans mes Carnets de JLK (1414 visites ce mois) m’ont permis de renouer avec une forme de narration-méditation quotidienne déjà pratiquée de loin en loin, nourrie à la fois d’éléments existentiels immédiats et de lectures ou d’observations de toute sorte, qui correspond à merveille, je crois, à mon absorption de chaque jour et à mon besoin de la mettre en forme kaléidoscopique. Cette cristallisation, par l’écriture ou la peinture, est réellement la base de mon rapport actuel avec le réel.

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    Numériser 3.jpegIl n’y a pas une poésie du passé qui s’opposerait à celle du présent: il n’y a qu’un saisissement, d’angoisse ou d’émerveillement, de l’être qui se reconnaît au monde et l’exprime par le cri ou le chant, qui me fait le contemporain instantané du poète T’ang lorsque je lis: « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Je vois ces idéogrammes sans les comprendre, mais c’est alors qu’il m’apparaît que les mots parlent en deça et au-delà des mots, comme le corps se fait âme lorsqu’il danse, et quand je dis le corps “en chinois” je pressens qu’il est corps du pain et du vin et que son âme le déborde et le prolonge tant dans les sept sens que dans les songes de la mélancolie.

     

    Tout à l’heure, et c’était en l’an 700, là-bas à la corne du bois je fermais les yeux dans le parfum du soir et je traduisais en murmure ces traits ailés de pinceau depuis des siècles redevenu poussière: « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars; on ne les voit pas, mais on les entend rire; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et mille deux cents ans plus tard, rentré dans ma trappe, j’avais les yeux ouverts sur le journal et je me rappelais les mots de Tou Fou: « A la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’Empereur n’est pas satisfaite! »

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    Bergman5.jpg«On peut croire à l’immortalité en regardant les films de Bergman», dit Jeanne Moreau, et c’est cela qu’on se dit du début la fin de Saraband en scrutant le visage de cette femme et les visages de tous les autres, jusqu’à l’ultime moment où, parlant de sa fille perdue dans sa selva oscura mentale, qu’elle vient d’aller visiter, elle dit que c’est la première fois qu’elle a eu l’impression de toucher réellement son enfant.

    La première fois que j’ai touché notre enfant, elle était née depuis une vingtaine de minutes et c’est alors que j’ai compris que nous allions mourir, tout en comprenant autre chose. Or, c’est de cet autre chose qu’il est question dans Saraband, qu’on approche par la parole multiple des visages et du silence, de la musique et des regards, de ce qui est dit qui contredit les regards et les gestes, de ce qui peut être dit et de ce qui affleure à tout moment du corps de l’âme.

    Il n’y a pas d’un côté le corps et de l’autre l’âme, il n’y a que l’âme qui est un corps, et là-dedans il y a nous qui nous débattons comme des fous. Moreau dit encore que Saraband est un film à la fois sage et fou, tendre et cruel, elle dit à peu près que c’est un film qui «va partout» et c’est exactement cela: Bergman va partout, dans nos clairières et nos rues basses, il ne dit pas d’où tout cela vient ni où cela va, mais tout est contenu dans les traits d’un visage, ou dans le geste d’une main, des lèvres qui se baisent indécemment parce que ce sont les lèvres d’un père et de sa fille, mais cette indécence est la vie même dans laquelle le père traîne l’affreuse haine de son affreux père, lequel est à la fois un enfant aussi perdu que son fils, puis il y a là au milieu des couleurs estompées de la vie l’ovale d’un visage de morte qui est d’une espèce d’ange, la seule qu’on magnifie en tout cas et qui est plus vivante dans les cœurs que les vivants eux-mêmes, mais cette vivante n’est plus qu’une image.

    Ils disent qu’ils pleurent mais on ne voit pas leurs larmes. Dans la petite église où il vient jouer du Bach, le fils demande à l’ancienne femme de son père qui l’a écouté et en reste émue, si elle est venue là pour le pognon du vieux et s’ils baisent? A tout moment ainsi cohabitent, dans Saraband, la douceur et la cruauté, la possibilité d’Hitler et celle du Christ, mais tout est lié, tout est incarné et sublimé, tout est vivant.

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    Ce qui est exprimé gagne en consistance.

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    Dominique de Roux me disait un jour qu’une femme,  et particulièrement celle qui a  donné la vie, ne pouvait être dupe de certain langage abstrait des faiseurs de systèmes. De la même façon, Vladimir Volkoff me confia sa conviction qu’un bon roman était celui-là seul dont les femmes existent, avec leur mélange de vie végétative et de lucidité terrienne. Ce qui me fait sourire, à y penser rétrospectivement, de la part d’un romancier machiste dont aucun personnage féminin n’a de réelle consistance. Or j’ai appris, pour ma part,  quelques vérités du même ordre durant les vingt ans et quelques que j’ai passées auprès de ma bonne amie…

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    Un soir à la radio, le comédien Jacques Weber disait que Shakespeare était à ses yeux le poète absolu de la porosité, incarnant l’aptitude à tout absorber et tout transmuter. Tout cela va contre tous les savoirs claquemurés, tous les pouvoirs jaloux, tous les fanatismes aussi, tous les spécialismes enfin. Ce n’est pas l’ouverture à n’importe quoi ni l’omnitolérance, mais c’est la connaissance à fleur de peau et donc à fleur d’âme.

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    BookJLK17.JPGA La Désirade, ce 31 octobre, soir. – C’est une bien bonne nouvelle que je reçois ce soir par la voix de René Langel, mon premier rédacteur en chef à la Tribune de Lausanne, qui m’apprend que le prix Paul Budry m’a été attribué pour Les passions partagées, à l’unanimité du jury. Je l’espérais mais je n’y croyais pas trop, sachant combien mon personnage est mal vu de certains. Or, contre toute attente, même le professeur Roger Francillon, ponte majeur de la faculté des Lettres, a voté pour moi. Cela me fait un plaisir tout particulier, comme je l’ai dit à René, dans la mesure où ce livre m’a valu d’incroyables avanies au sein de la rédaction de 24 Heures et, de la part de certains proches et prétendus amis, des mesquineries dont le souvenir me cuit encore.

     

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    À La Désirade, ce 12 novembre. - C’est le soir, ce matin je lisais ce qu’écrit Max Dorra sur l’heureuse rencontre que constitue le Dieu de Spinoza, j’y ai pensé toute la journée, j’y ai pensé en nageant 500 mètres en brasse coulée, j’y ai pensé en faisant l’acquisition d’un Bouddha de l’époque Song entièrement rongé par les termites à l’exception de l’impassible visage au sourire doux qui a traversé sept siècles avant de rayonner ce soir dans notre maison au bord du ciel, et j’y pense encore à l’instant en lisant le Manuel de contemplation en montagne d’Yves Leclair ou je copie à l’instant: «Tout le monde dort dans la paume d’un Dieu qui rêve», et je lis en moi: «Tout le monde rêve dans la paume d’un Dieu qui dort», et Dhôtel cité par Leclair: «L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon.»

     

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    Panopticon95633.jpgIl n’est pas de ville que j’aime autant retrouver que Paris, surtout les maisons blanches et les escaliers de bois ciré en colimaçon, les grands appartements mystérieux, les toits sur lesquels on marche à moitié givré, la Seine noire et les reflets des trottoirs de l’aube, tels exactement que les évoque, avec la beauté de la jeunesse, Les amants réguliers de Philippe Garrel. Ce sont surtout des histoires d’amour et c’est le portrait d’un pur. C’est un poème en images dont tous les personnages ont raison. On frise juste un peu l’emphase rhétorique à l’évocation des barricades, mais ce romantisme n’empêche pas la grande noblesse du propos; car c’est un film aussi sur le divertissement en conflit avec l’absolu.

    En marchant le long de la rue Saint André-des-Arts, je me suis rappelé les péripéties que nous avons vécues en ces lieux en mai 68, avec quelques camarades de la jeunesse progressiste, et ma conviction intérieure que ce que je vivais n’avait rien à voir avec ce qu’on appelait alors la Révolution, que j’étais ailleurs, que toute la rhétorique qui se déchaînait autour de moi tournait à vide comme en convenait mon cher Reynald lui aussi présent, tandis que je retrouve dans ce film tous mes sentiments épars du moment et des temps qui ont suivi, que Philippe Garrel qualifie, avec délicatesse, d’inamertume…

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    À La Désirade, ce 24 décembre. -  C’est Noël et je me réjouis, ce soir et demain, de me retrouver en famille, comme dans nos enfances heureuses et chrétiennes, autour du sapin, lorsque nous tremblions un peu de réciter devant le sapin: «La bougie à l’œil pointu a dit/C’est la fête à Jésus/ Sois gentil.»

     

     Depuis hier soir, dans notre datcha sous la neige, cela sent de nouveau bon Noël, cela sent la grand-mère à la pommade camphrée et ce soir nos filles et leur oncle ex-taulard nous prépareront un frichti avant les cadeaux. Il n’y aura pas de poésie devant l’arbre puisque les enfants restent à venir mais le sapin est là et les santons de terre cuite et tout le bazar de Noël qu’aucun de nous n’aurait l’idée de démystifier, comme on dit à la télé.

                                 

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    Lucia22.JPGInlassablement je regarde les visages, et partout le drame, inscrit en rides et en traits durcis ou épurés au contraire; et les humbles, muettes figures de l’autobus ou de la salle d’attente; et la comédie des peaux liftées, tendues comme sur autant de masques d’un éreintant carnaval; et la ménagerie, le casoar ou le sanglier; et le cabinet de curiosités des natures subies ou sublimées, la babine sexuelle ou l’icône de vieux bois. Or curieusement, plus je les regarde et plus je me surprends à les accueillir tous. En regardant de tout près le visage de quelqu’un qu’on aime, on se sent parfois défaillir de tendresse. Ce seul visage n’a pas au monde son pareil, se dit-on, et tous les visages y délèguent cependant un reflet. Un instant, on se figure qu’on perdrait tout en le perdant, puis à le regarder vraiment on s’aperçoit que sa lumière n’est pas que de lui: que sa présence n’est qu’allusion à l’on ne sait quoi d’éternel.

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    Noël.gifÀ La Désirade, ce 31 décembre. – Chaque fin d’année est comme une fin de vie, on meurt, on coule, on va toucher le fond, on se dit que c’est affreux, quelle horreur ces cadeaux, quelle horreur ces fêtes, quelle horreur ces gens qui vont se réjouir, on se plaint en se goinfrant de douceurs, on se lamente en se tassant la cloche, on est plus malheureux que les malheureux qui battent la semelle dans la rue glaciale, après quoi sonne Minuit et c’est le lendemain qui chante, rien ne sera plus comme avant, on prend des tas de résolutions -  on se sent déjà meilleur rien que d’y penser…

    À suivre…

  • Mémoire vive (18)

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    Que l’amour est ma seule mesure et ma seule boussole: j’entends l’amour d’L.

     

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    Nous n’avons pas besoin de grades, mais de regards, nous n’avons pas besoin d’être regardés, mais nous avons besoin d’égards et de vous en montrer sans relever vos grades ; nous ne serions pas à l’Armée ni à la parade de l’Administration : nous serions au Café des Amis et nous parlerions simplement de la vie qui va; à ton regard je répondrai par les égards dus à ton rang de personne, mon regard te serait comme une élection sans autre signe que mon attention, à parler sans considération de nos âges et qualités, nations ou confessions - nous nous entendrions, nous nous rencontrerions enfin…

     

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    Lecteur1.jpgIl en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscuresservitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assezsemblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livresappelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables,voire les plus adverses.

     

    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise deCéline, ou encore qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?

     

    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?

     

    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnels. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

     

     

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    Tout faire pour échapper au magma des médias.

     

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    Se purger de ce que Kundera appelle l’eau sale de la musique.

     

     

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    Travailler n’est pas pour moi remplir le vide des heures ou « gagner ma vie » mais donner du sens à chacune de ces heures et en tirer de la beauté, laquelle n’est qu’une intensification rayonnante de notre sentiment d’être au monde

     

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    Calaferte.jpgÀ La Désirade, ce 7 février 2005. - Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnetsde 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma mort de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance secrète, éparse et d’autant plus véridique.

     

    °°° 

    Relevé ceci ce matin dans les Carnets de Calaferte: «Nul n’est mon rival, doit être la formule inconditionnelle». Et ça dans la foulée : « Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.». 

    Et cela que j’ai vécu, ces dernières années, plussouvent qu’à mon tour: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride àl’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes prétendus amis: «l’indifférence froide»…

     

    Le même soir. – C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, m’a en outre appris qu’ils étaient trois à l’enterrement:le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien piteux, mais en somme à l’image de cette époque.

     

    °°°

    C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, la merveille que c’est de lire. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ».

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante,et les Anna, les Emma, les Félicité,  Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane - tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

     

    °°°

     

    Lucia23.jpgCertains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau – ce que Georges Haldas appelait la « société des êtres ».

     

    °°°

     

     A certains moments il n’y a plus que ça de vrai :une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

     

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    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs, etc...

     

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    CINGRIA4.jpgIl me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dansquel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

     

    °°°

     

    Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et me fait vibrer depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins cela  reste-t-il sûr à mes yeux : que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     

    °°°

    Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

     

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     Vernet6.JPG« La beauté est ce qui abolit le temps »,écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

     

    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne  nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

     

    Vernet40.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issuepersonnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté aumonde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

     

     Il y a du protestant Amiel se flagellant danscertaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machineà laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr demes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour «m’en tirer» !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard quejamais. »

     

    Vernet8.JPGEnfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donnede merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

     

    °°°

     

    Ma bonne amie ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

    °°°

     

    Celui qui ne s’étonne plus de l’ingéniosité mise par ses semblables à s’empoisonner l’existence / Celle qui est bonne comme le scout mais pas poire / Ceux que le mot de convivialité fait gerber mais qui aiment bien se trouver bien avec ceux qu’ils aiment bien, etc.

     

    °°

     

    Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

      

    °°°

    A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (19)

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    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

    °°°

    À La Désirade, ce 29 mars 2005. - Une surprise, et de taille, m’attendait ce soir sous la forme d’une belle et flatteuse lettre de Maître Jacques, dont je retape ici l’exquis entier: « Cher Jean-Louis, Ton mot m’a fait plaisir. Retrouver ton écriture verte m’a fait plaisir. Et Francis Bacon on the Piccadilly Line… Plus je regarde la peinture, plus je perçois que Bacon est le peintre de tout le miserere d’un affreux siècle. Et de tous les siècles, si ses tableaux naissent et crient au creuset du malheur humain. Sacrifice et déjà rachat par la preuve même du cri ? Je crois que tu n’es pas loin de sentir de façon très proche cet affreux miracle. Mais je ne vais pas répéter mon livre!

    Justement, ton article sur ce livre, et sur les poèmes liés à ce livre, m’a fortement (et agréablement) étonné: tu ne m’avais pas habitué à tel accueil depuis longtemps! Mais j’ai l’âme simple en ces choses. Ton article est beau, de forme, d’écriture, de ton, et la filiation Cingria, si naturelle à nos deux natures, l’authentifie dès le début avec une clarté fraîche, comme sacrée, qui me touche infiniment. J’ai donc reçu ta chronique comme un cadeau à mon livre de vie, à mes poèmes de vie, et j’en ai été affermi dans le sentiment très serein de mes exercices.

    J’ai été bien amusé aussi de la stupeur (le mot est faible ici !) que ton article a provoqué dans le petit marécage dont nous nous tenons, toi à la Désirade et moi forain, décidément éloignés. Dès sa parution, les coups de téléphone et messages écrits n’ont cessé de pleuvoir sur mon toit, de maints crapauds et vers de vase inquiets d’une réconciliation. C’est qu’ils ignorent qui écrit, lit, regarde de part en part, sur les pentes abruptes de Chamby et dans les collines de Ropraz. Plus près l’un et l’autre des éperviers, milans, terriers d’aube, que des coassements et des reptations. Jean-Louis, je te salue.Jacques ».

            

    Cinq ans après la trahison du cher homme, et alors que je m’étais juré de ne plus jamais lui parler, je vais lui répondre aussi tranquillement que j’ai continué de parler de ses livres : « « Cher Jacques, ton étonnement m’étonne, et je trouve un peu d’injustice dans le reproche que tu me fais de ne t’avoir plus fait bon accueil depuis longtemps. Est-ce en effet si longtemps que j’ai salué tes Têtes, autre livre admirable (et j’ose certes admirer ce qui porte tant à l’être) dont j’ai dit bien haut et clair, il me semble, à quel point il signalait la pointe d’un génie poétique ? C’est la visée de cette pointe qui me retient essentiellement à ce qu’on appelle la littérature, et qui est tellement plus que ce mot, tant qu’à la sourde fraternité de ceux qui n’ont pas renoncé à l’atteindre, dont tu es de toute évidence, et jusqu’aux plus impossibles, dont tu es également et bien plus que moi – ce qui est dire. Mais du reste nous nous fichons également au fond, et c’est pourquoi je me sens aussi libre de t’écrire que de ne pas t’écrire, selon nos humeurs.

    Ce matin le concert des oiseaux avait déjà commencé lorsque j’ai ouvert mes fenêtres sur le ciel noir tournant au bleu. Cette fraîcheur du chant premier est de notre commun plaisir de Dieu qui dissipe toute mesquinerie et toute basse malice. Les coassements que j’entends d’ici ne sont que de batraciens qui baisent dans la mare d’en dessous. Ce sont de charmantes jeunesses dont j’aime le voisinage, comme de nos trois ânes et des oiseaux qui n’écoutent pas la radio. L’Old Sam nous souffle alors la sentence appropriée à l’heure: Encore une journée divine ! Bien à toi,Jean-Louis».

     

    °°°

    Au Cap d’Agde, ce 12 mai. – Il est cinq heures du matin, la mer est grosse, l’air a l’air dur, et je me sens d’autant mieux sous ma lampe solitaire à travailler tandis que ma bonne amie ronflote. Je suis aux commandes de mon esquif et je prie le Seigneur de m’éviter les écueils tout en gardant les yeux bien ouverts.

     

    °°°

    En lisant La Suisse dans la tourmente de Jean-Jacques Langendorf, je me dis que je suis à la fois du parti de cet anar de droite et du parti de Niklaus Meienberg l’ana de gauche, ou plus exactement: du parti de ces Suisses à la manière d’Alfred Berchtold, qui envisagent à tout coup la thèse et l’antithèse, mais dans une nouvelle acception moins stable et moins régulière, finalement plus difficile à vivre dans la confusion des temps qui courent.

    °°°

     

    Numériser 3.jpegRamuz affirme que, sur le plan de l’expression littéraire, la Suisse n’existe pas en tant que telle, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire. Il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria. Ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée.

    Ceci cependant, du même  Ramuz, que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme».

             

    Et ceci de Rousseau: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».

     

    °°°

    Numériser 12.jpegEn juin 2005, ouverture de mon blog des Carnets de JLK. - J’ai commencé, ces jours, à m’intéresser à la blogosphère, suite à un échange avec Pierre Assouline qui me citait dans sa Républiquedes livres. Or, surfant hier soir sur l’Internet, j’ai pu constater l’inanité, voire l’ineptie de beaucoup de ces blogs, tristes reflets du vide intellectuel et spirituel de tant de gens. L’un est intitulé Toucher rectal, un autre Le coin des filles, un gay s’épanche dans Les bogosses et une aimable gourde, Au fil de l’eau, recense tous les lieux communs du Développement Personnel. Un certain Juan Asensio enfin, sous le masque du Stalker, déverse sa fureur bilieuse à la Léon Bloy en prétendant disséquer le «cadavre littérature», avec une emphase fumigène assez typique des excités à la Nabe et autres Dantec, et cette incapacité de tant de Français à considérer la pluralité des opinions et les nuances du jugement…

     

    °°°

    À La Désirade, ce 20 juin. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et lecaractère vain ou dérisoire de tout çam’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre,bientôt: le chant du monde bientôt.

    L’aube ce matinétait diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé,sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus  et de blancs dilués; et les mésanges d’à côtés’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres dela forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était leminuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais lesmouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de marêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.

     

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    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.

     

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    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.

     

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    Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’auto-limitation, si contraire à l’esprit du temps…

     

    °°°

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...

    °°°

    À Chamonix, ce 5 août. - En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face glaciaire du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…

     

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    Lavaux 34.jpgAu Chemin de la Dame, en août. -  Je descendais ce soir le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise de grès tendre surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz ; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau a été saccagé il y a peu par la grêle et que la récolte sera nulle cette année ; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, justement lui, qui fait presque figure de lieu commun tout en trouvant ici sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher deRivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.

     

    Cette phrase achève Raison d’être, le bref essai que le jeune écrivain publia par manière de manifeste précédant, après un long séjour à Paris, son retour définitif en terre vaudoise : « Qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»

     

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    Devenir ignorant de soi-même - tendre à cela tout le temps.    

     

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    Sans humilité: rien; sans amour: rien.

     

    Il faut reprendre, tous les matins, la chasse aux dieux.

     

  • Au meilleur des mondes

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    Pointes sèches et tailles douces de Julien Bouissoux. Une autre vie parfaite à lire absolument.

     

    Le Prix Nobel de littérature attribué à la nouvelliste canadienne anglaise Alice Munro, l’an dernier, témoigne de la vitalité persistante de  la short story dans les pays anglo-saxons, dont les maîtres (de Flannery O’Connor à Raymond Carver, entre beaucoup d’autres) n’ont guère d’équivalents en langue française en dépit des mérites d’un Daniel Boulanger, naguère, ou d’une Annie Saumont. Le genre passe pour« peu vendeur », ne trouvant plus guère de débouchés, en France pas plus qu'en francophonie,  dans les journaux et les revues.

    D’où la surprise très réjouissante que constitue la lecture du recueil paru récemment sous la plume de Julien Bouissoux, déjà connu pour plusieurs romans parus aux éditions du Rouergue et de L’Olivier , intitulé Une autre vie parfaite et rassemblant neuf nouvelles d’une douzaine de pages chacune.

                                                                                 

    Un univers doux-acide, une atmosphère commune en dépit d’une grande variété de situations, des thèmes en phase avec la vie actuelle, des personnages vivant dans la même incertitude existentielle et sociale, un humour aussi vif que discret , accordé à ce qu’on appelle l’understatement qui en dit beaucoup entreles lignes : telles sont les composantes de ces histoires qu’on pourrait situer dans la filiation de Michel Houellebecq (de vingt ans l’aîné deBouissoux), en plus doux et en plus court de souffle.

     

    Une autre vie parfaite évoque, avec l’ironie d’une antiphrase, neuf tranches de vie qu’on pourrait dire de la même catégorie sociale (classe moyenne entre beaufs et bobos), toutes marquée par une même fragilité sociale ou affective.

     

    Oscillant entre malaise existentiel et tentations de fuite (au propre ou au figuré des jeux virtuels), les personnages de Julien Bouissoux sont tous un peu déphasés, à commencer  par Janvier, rappelant un peu un Bartleby ou un « zéro » à la Robert Walser, véritablement « oublié » dans un recoin de son entreprise dont il continue de lire fidèlement le journal interne…

     

    Dans Lesparticules élémentaires, Michel Houellebecq daubait avec causticité sur les échangistes de Cap d’Agde, qu’il décrivait un peu comme un ethnologue approchant une tribu aux mœurs exotiques.  Or c’est avec plus de douceur (apparente) que Julien Bouissoux met en scène deux couples théoriquement « ouverts à un plan à quatre », qui se retrouvent dans une situation semblant vidée de toute énergie, comme si la transgression normalisée éteignait tout désir. Nul jugement moral au demeurant, mais une attention précise, presque amicale, un peu triste quand même.

     

    Dans Ma prunelle, autre modulation gentiment dérisoire d'une relation foireuse, une femme raconte la liaison la plus chaude de sa vie (d’une seule nuit et d’un petit matin), dans sa prime jeunesse de « fille moche » miraculeusement baisée (debout dans une cabane à outils)  par un camarade devenu célèbre par la suite. Là encore, beaucoup de sentiments et beaucoup d’observations se concentrent en peu de phrases, aussi brèves qu’efficaces. 

     

    Cet univers plus ou moins plombé, voire oppressant, pourrait sembler accablant et pourtant il n’en est rien. De fait,on ne cesse de sourire, fût-ce souvent d’un sourire « jaune », en lisant Une autre vie parfaite, dont on se réjouit de voir l’auteur déborder ces étroites largeurs, ici et là minimalistes, dans un prochain roman annoncé où il développera le personnage de Janvier.

     

    En attendant, il faut lire absolument ce recueil finement orchestré et vibrant des échos de notre drôle de monde.

     

    Julien Bouissoux. Une autre vie parfaite. L’Âge d’Homme, 109p.

  • Mémoire vive (17)

     

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    Pourquoi ces intellectuels et ces romanciers prônant le néant de toute chose, le malheur d’être né (Schopenhauer) ou le crime d’engendrer (Cioran), la haine tous azimuts (Jelinek), le rejet des enfants (Kundera) ou l’exaltation de l’abjection (Houellebecq) rencontrent-ils tant de succès ?

    C’est la question que pose, non sans intention polémique et raccourcis injustes, Professeurs de désespoir de Nancy Huston  qui n’est pas un hymne à l’optimisme béat pour autant Son propos n’est pas, en effet, d’édulcorer le tragique de la condition humaine, mais de lutter, au nom des nuances et de la complexité du réel, contre les généralisations qui tuent et contre l’absolutisme négatif de penseurs et d’écrivains exerçant aujourd’hui une indéniable fascination.

    Pour le comprendre, Nancy Huston remonte aux sources du nihilisme européen avant d’approcher treize destinées souvent marquées par une enfance massacrée. Tous les enfants maltraités ne deviennent pas pour autant Hitler (dans le crime de masse) ouThomas Bernhard (dans l’agressivité délirante), et certaines femmes martyres (une Flannery O’Connor) tireront un surcroît de vitalité créatrice de la même infortune qui en brisera d’autres (le suicide de Sarah Kane) ou les rejettera dans le narcissisme destructeur (Christine Angot).

    Thomas Bernhard, estimant qu’un Seigneur Dieu ne peut être que masculin, se moquait d’une certaine Déesse Suzy que ses menstrues et ses grossesses empêcheraient décidément d’adorer. Or cette Déesse Suzy, « merveilleusement érotique et maternelle » devient ici l’interlocutrice privilégiée de Nancy Huston, dont la malice  à gros sabots fera se récrier les chantres du nihilisme acclimaté…

     

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    Celui qui appelle ça une escapade / Celle qui appelle ça une échappée / Ceux qui se taisent dans le train de nuit, etc.

     

    °°°         

    Paris, ce 30 septembre 2004. - Ma rencontre avec Nancy Huston s’est bien passée: nous nous sommes joliment entendus, je crois.Au début de la conversation, elle m’a raconté cette histoire, significative, d’une lectrice pro de Gallimard qui lui disait régulièrement que neuf manuscrits sur dix passaient au panier, alors que la nouvelle consigne qu’elle a reçue, de la part de la Direction est d’être désormais «à l’écoute de la poubelle» !

    Après cette plaisante entrée en matière, nous avons parlé des thèmes de son livre, desa trajectoire et de son évolution, en complicité croissante et en riant pas mal.

     

    °°°

    Celui qui dit s’intéresser au Phénomène Croyance mais qu'au fond ça énerve / Celle qui renonce au foulard pour prendre le voile /Ceux qui évoquent l’époque de la femme-canon avec une nostalgie forcée, etc.

     

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    En assistant à la fuite en avant dans l’exhibition privée qui caractérise les médias, je me dis que cet étalage est par excellence l’opposé d’une culture de l’aveu. On se déboutonne, on déballe - pour ne rien dire. On ne dit que ce qui conforte la norme ambiante, et jusqu’à celle qui se pose en anti-norme, comme l’illustre la nouvelle confrérie hyper-conformiste des gays. L’aveu est affirmation d’une personne unique, alors que ces gens qui prônent leur différence ne font que niveler tout particularisme : ils n’aimeraient rien tant que leur différence devînt la nouvelle norme établie.

     

    °°°

    À La Désirade,ce 7 octobre.- Une lettre que je reçois ce matin, de Nancy Huston, me dit son enthousiasme à la lecture des Passions partagées, son sentiment de proximité existentielle (nous avons eu nos enfants à peu près à la même époque) et littéraire (elle nous sent souvent sur la même longueur d’ondes). A ce propos, elle a dû se sentir aussi consternée que moi, ce midi, en apprenant que le Nobel de littérature venait d’être attribué à la lugubre Elfriede Jelinek dont elle a si bien décortiqué les tenants du nihilisme…

     °°°

     Le Je est une affirmation du courage existentiel. Je suis, donc je pense.

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    En lisant Le temps des loups blancs d’Anne Cuneo, je constate que son récit, apparemment si terre à terre, à l’opposé diamétral de l’écriture d’un Cingria dans ses Impressions d'un passant à Lausanne, aboutit néanmoins, avec l’évocation géniale de Charles-Albert, à l’une des meilleures descriptions de notre ville entre les années 50 et  70. Rien chez elle de littérairement brillant, mais elle tire de ses peines d’enfant et de jeune fille quelque chose de tout aussi important à mes yeux que l’éclat ou les surprises d’un style, et cela finit bel et bien par rejoindre la littérature, avec une sorte de poésie rêche.

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    Celui qui voyage autour de sa chambre dont la fenêtre donne sur l’usine d’incinération des déchets urbains / Celle qui se contente de l’Ici-Bas qu’elle habite dans son ample chair de gourmande / Ceux qui trouvent la vie trop étroite et se sont donc inscrits au prochain Transit astral de Frère Jean-Marie,etc.

     

    °°°

    Ce qui peut sembler ressortir aux lieux communs, dans les observations de Michel Serres, désigne bel et bien un lieu de rencontre commune, un lieu d’intersection dans le temps, un lieu de jonction de l’amont et de l’aval.

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    Trois heures et demie du matin. Réveillé par un drôle de rêve. Adolescents en bande et confusion d’une tournante. Ensuite visions de dissolution. Et cette pensée: que la dissolution est l’Ennemi.L’Ennemi qui rôde et raille. Le Satan qui disperse. Le Diabolo parasite. D’un autre point de vue l’on dira que ce sont les violents qui l’emportent, et pourtant quelque chose se prépare en secret. Branle mondial.

     

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     En ville, en novembre.- Une assez mauvaise journée a été sauvée, ce soir, par une très grande secousse poétique, sous l’effet du verbe prodigieux du Michaux de La marche dans le tunnel, proféré au théâtre par ce fou furieux de Jacques Roman. 

    Je ne connaissais pas cette suite de chants, tirés d’Epreuves, exorcismes, et inspirés en partie par la guerre, mais j’ai été saisi, physiquement autant que psychiquement par la force de cette pensée et de cette sensibilisation de toute douleur humaine. Il y a là une extraordinaire incantation, d’unepuissance de vision et d’une profondeur, d’une plasticité, d’une drôlerie parfois d’une virulence contre la bêtise sous toutes ses formes — d’une humanité surtout qui m’a réellement attrapé.

    En revenant à la source je découvre ces phrases carabinées, par exemple :« Dès ce moment, la mort, ses fauchées furent grandes ». Ou ceci : « Les idées, comme des boucs, étaient dressées les uns contre les autres. La haine prenait une allure sanitaire. La vieillesse faisait rire et l’enfance fut poussée à mordre. Le monde était tout drapeau ».  

    Il me semble qu’il n’y a que Céline à avoir trouvé ces raccourcis.

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    La Une du Matin d’un jour de la semaine dernière était consacrée à la comparaison de la longueur des zobs des hommes de France et d’Allemagne, d’Europe et d’Amérique. Je me demande tous les jours jusqu’où ce journal infâme va s’abaisser et abaisser ses lecteurs, et tous les jours je constate un progrès inattendu. Conserver précieusement le document en question, pour mémoire de l’abjection.

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    Paul aux Romains: tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte.

     

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    Nous restons en vie mais pas pour longtemps.

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    Ceux qui pensent religion comme on pense magot ou ce qui n’est pas mieux: assurance tous risques.

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    Je ne sais rien de la mort, sinon qu’elle n’existe pas. La mort est: c’est tout ce qu’on en peut dire.

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    La médiocrité est reine de la planification. Tout est balisé par l’organigramme. Tout se veut cadré et mesuré. Mais la vie déborde de partout.

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     Dans ses Papiers collés, Georges Perros orthographie:l’amythié. C’est vrai qu’il y a de ça, en tout cas j’ai toutes les raisons personnelles de le penser cette année, sans amertume pour autant. Cela étant, plus que de l’écrire, je voudrais décrire ce processus qui de l’amitié mythifiée tire la justification de comportement injustifiables.

    Par amitié tricherai-je avec toi? Refuseras-tu de me rendre ce service si je te le demande par amitié? Puis-je ne pas être respecté si j’ai commis telle ou telle saloperie par amitié?

    J’ai vu que l’amitié, souvent, n’était qu’une sujétion ou qu’un leurre. Je vois qu’on me ménage, ou qu’on me berce, qu’on me flatte pour se servir de moi, et si je ne sers pas on me juge alors inamical. J’ai fait maintes observations de cette sorte depuis quelques années, et me tiens par conséquent sur mes gardes, tout en souriant désormais de ce genre de sollicitations.

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    La foi te construit, l’espérance te fait parier pour l’avenir, la charité te réconcilie avec tous.

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     Peu importe que je ressuscite avant ou après la mort. Ce qui compte est que je ressuscite chaque jour pour annuler la mort.

     

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    Ce que Michel Serres appelle, à propos du nationalisme, «libido d’appartenance » qui fait « aussi mâle rage que chez les rats », je l’ai vu à l’oeuvre de tout près et je crois en avoir été guéri pour jamais.

     

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     Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.

    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion répandue, qui ne dit du chemin que le pantelant des pulsions, de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le débutde la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues.

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors seul repose et fructifie.

     

    °°°

    À La Désirade, ce 1e janvier 2005. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie à la détresse, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du Sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres, comme on dit, me semble la plus belle image de la vie qui continue…

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (16)

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    Je souris en lisant, ce soir, le texte très véhément dans lequel Georges-Arthur Goldschmidt dénonce le kitsch, selon lui essentiellement nazi, de la phrase et de la langue de Martin Heidegger.

    Je souriais déjà, l’autre soir, en lisant le chapitre de Jean Brun qui traite de l’«ambiguïté fondamentale» de Heidegger» et tire la plus claire conséquence de la dérive «poétique» du philosophe en direction de «cette mystique païenne à laquelle le conviait le national-socialisme avec son culte voué au Führer, à la race , au Reich, à la «force par la joie», à la guerre virile et à l’Histoire future», avant de préciser ceci qu’il fait bon se rappeler tout de même: «Car Heidegger a payé sa cotisation au parti nazi de 1933 à 1945 et n’a pas eu un seul mot pour réprouver ce qu’il avait pu apprendre des atrocités auxquelles avait conduit cette idéologie»...

           

    Je souriais donc en me rappelant la violence avec laquelle, à la fin d’une soirée chez Dimitri, notre ami nous a houspillés, criant véritablement, pour la seule raison que nous osions, sa femme Geneviève, ma bonne amie et moi, nous étonner de ce qu’un philosophe prétendument grand se comporte aussi bassement que lorsqu’il a laissé radier son maître Husserl avant de poursuivre son petit chemin de notable soumis au Führer.

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    À Paris, dans le jardin de l’église SaintGermain-des-Prés, ce 10 juin, soir. - Je sors à l’instant du cinéma Bonaparte où je suis allé voir Notre musique de Jean-Luc Godard, dont la fin m’a beaucoup touché après des parties qui me semblent décidément « du Godard » , avec son ton sentencieux qui me fait grimper au mur. Quand Juan Goytisolo vaticine en se baladant dans les ruines de Sarajevo, quand Mahmoud Darwich psalmodie, filmé de dos, ou quand telle jeune fille lit du Levinas sur le pont de Mostar, j’ai de la peine. Mais le filmage est néanmoins somptueux et certaines séquences sont effleurées, me semble-t-il, par une espèce de grâce.

    Juste ce que dit en outre Godard: que le monde est en train de se diviser entre ceux qui n’ont pas et ceux qui, ne se contentant pas d’avoir, se targuent de compatir avec ceux qui n’ont pas sans les écouter pour autant. La misère gérée de loin... 

     °°°         

    Au square Boucicaut.  — Sur un banc, dans la rumeur de la ville et les chants d’oiseaux, je me rappelle toutes mes escales parisiennes, depuis1974, cela fait donc trente ans. Trente ans sans me faire d’amis durables à Paris, sauf François dont je me demande ce qu’il est devenu. Trente ans aussi sans cesser d’évoluer et de me construire, alors que j’en ai vus tant qui restaient en plan.

    A l’instant vient de s’asseoir, sur un banc à vingt mètres du mien, un magnifique jeune noir empêtré dans une tenue de footballeur-cycliste-rappeur multicolore, que j’essaie de dessiner mais en vain. 

    Ensuite, me levant pour quitter les lieux, je remarque l’inscription PELOUSE AU REPOS, puis la sculpture monumentale du fond du square représentant un couple de bourgeoises engoncées, penchées sur un enfant miséreux tandis que la mère, le dos tourné, reste prostrée sur une marche inférieure de l’escalier. La France philanthrope vue par je ne sais quel pompier. 

    Et cette autre inscription à l’entrée du square: « Le jardin sera fermé en cas de tempête ».

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    Dans la rue saint André-des-Arts je retrouve ce type à genoux remarqué hier, jeune encore mais la face recuite, comme vitrifiée, les yeux délavés, à la fois absent et suppliant-insultant, ravagé par l’alcool ou la drogue, genre beatnik, un genou sur Libération comme Bloom dansUlysse qui s’agenouille à l’église sur L’Homme libre. Cela ne s’invente pas.

    Dans la rue pas mal de types à chiens tueurs : nouvelle pratique de la cloche.

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    Je viens de retrouver la rue de la Félicité, trente ans après mon premier séjour au numéro 14, dont la porte est désormais fermée par un code. A l’entrée de la rue, en face de l’hôtel Glasgow, est apparu un Espace Relax Shiatsu qui a l’air d’être déjà désaffecté. L’ancien café maure a été remplacé par un restau colombien.

    A la table voisine du Select-Tocqueville bachotent deux lycéens. Se récitent l’Allemagne tandis que Number Two passe son écrit d’anglais à Lausanne. Le garçon raconte à la fille qu’il a entendu, à la télé, que le grand-père de Bush a fait fortune en Silésie. En passant à leur hauteur, je les remercie de m’avoir appris la chose et leur souhaite « bon bac». Sourires radieux de part et d’autre. La vie, quoi.

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    J’écoutais hier les entretiens enregistrés de Georges Haldas. Cela part tout miel, mais dès qu’il y a contradiction cela devient  acide et vite salaud. Je n’aime pas ça. Je n’aime plus ce prêchi-prêcha exaltant l’Autre avec majuscule, sur fond d’impatience agressive. Je ne veux plus entendre parler de Fraternité sans gestes qui la manifestent.

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    Coïncidence navrante: je relève, dans Le Temps, cette citation de Georges Haldas illustrant sa grossièreté occasionnelle envers les femmes, qui le fait parler de Jeanne Hersch comme d’une « amazone pisseuse ». Que dirait-on d’une prof de philo bon teint qui parlerait d’Haldas comme d’un « crapaud gâteux » ?

     

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    À La Désirade,ce 12 juin, 2h. du matin – J’envoie ce texto à Lionel Baier :« Insomnie au bord du ciel, vertige de solitude sur fond de crétinerie océanique. Tenir ferme. Notre musique devrait déborder les mots. Fleuve en crue. Nageons de nos épaules solides. »

    Me répond qu’il est, dans la nuit de Paris, justement en train d’écouter Ursula en pyjama lui raconter son prochain film. 

    Lui réponds : « Pyjama de pilou, pilou hé: vivent lesenfants ! »

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    À la télé cette jeune actrice dit comme ça que les metteurs en scène la «transcendent ».L’expression de plus en plus fréquente: « Moi ça me transcende trop. Tu percutes ? »

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    Le bon usage de Joyce ne signifie pas vénération passive. C’est une pratique et une expérience, vécue jusqu’à sa limite dans Finnegan’s Wake. De fait,l’oeuvre dernière de Joyce est une expérience de la limite du langage, et doit se percevoir et se vivre comme telle : telle étant sa limite.

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    Dans le train de Genève, ce 17 juin. — Bonne et belle double crise ce matin tôt. Ma bonne amie explose, comme pour exprimer ma révolte à moi. Style cri prima monté de mes tripes à moi mais à ses lèvres ! Ce qui m’a, aussitôt, rempli deforce, alors qu’au réveil je me sentais pantelant. Je me suis donc ressaisi pour la consoler et j’ai trouvé des paroles de soldat pour nous encourager contre l’Ennemi, à savoir la Médiocrité et la Muflerie, la Futilité et la Foutaise, ma putain de rédaction et sa putain de Haute Ecole à la con. Ensuite je lui ai lu quelques phrases de Tchékhov citées par Ivan Bounine et nous en avons bien ri.

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    La peinture devenue à 99% décoration d’intérieur.

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    Tchékhov me revient, ces jours, comme le bon médecin dont j’ai besoin. Penser à lui m’encourage. Son humanité est une parfaite mesure à mes yeux, et son écriture une pratique accordée à telle mesure. En pensant à Joyce, à la littérature contemporaine et à la foire aux vanités en général, je me dis que ce à quoi je tiens le plus n’est pas le texte totalauquel rêvait Joyce, ni à me faire une place sur les estrades, mais à rester humain et à produire une littérature qui aide les autres à devenir plus humains,comme je suis devenu plus humain, je crois, à la lecture de Tchékhov.

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    Celui qui dit que les jeunes sont paumés sans en être sûr / Celle qui affirme que la jeunesse est l’espoir du monde sans trop savoir lequel / Ceux qui disent tout et son contraire de ce monde où tout se vaut et son contraire, etc.

     

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    En ville,  au Buffet de la Gare. — Retrouvé ce midi ma chère Marie-Laure, qui me dit que mesPassions partagées sont pour elle « une mine ». Elle a lu le livre entier et le voit traversé par un fil d’or continu. Elle s’étonne de la sévérité que je manifeste parfois à mon propre endroit. Je luien fais valoir la raison: mon souci constant de la réparation. Francis Ponge disait à peu près que le poète prend le monde dans son atelier, pour le réparer.Elle me comprend car elle, ses amants et sa mère n’ont cessé de parer et réparer à leur façon.

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    Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes :Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

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    Un père de famille, dans son chalet de LaLenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. 

    En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire de nos régions, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et enregrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

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    Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes d’un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de ménage a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

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    Fahrenheit 9/11de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental.Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.

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    Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il yavait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – toutun monde à rafistoler

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    Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

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    Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.

     

    °°°

    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.

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    Highsmith110001.JPGEn lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».

     Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ».

    Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais:meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.

    A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sansdésir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation,avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.

    Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vied’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière. Elle-même m'avait d'ailleurs dit que le mobile de la plupart des crimes est l'humiliation.

    C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il acommencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.

    °°°

    Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat: d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un, le tueur du bureau, ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...

    °°°      

    Celui qui aime tant l’amitié qu’il vit plutôt seul / Celle qui aime tant l’amour qu’elle en redemande /   Ceux qui prônent par écrit une éthique de l’Autre qui les autorise à l’oublier dans les faits, etc.

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (15)

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    Cézanne disait qu’il ne faut pas rêver de peinture sans une palette à la main; et de même me dis-je qu’il ne faut pas songer à l’écriture sans une plume à la main.

    °°°       

    Plus je vais et moins il y a de décalage entre passé et présent. Tout mon effort des Passions partagées vise à restaurer mon unité intérieure réelle, sans tricher pour autant. Tout à fait capable de retrouver des sensations ou des sentiments vécus il y a vingt ou trente ans de ça.

    °°° 

    En somme je n’ai pas envie de «parler religion» avec quiconque, et surtout pas avec un spécialiste. Pas envie d’ailleurs de parler avec aucun spécialiste, sauf peut-être un spécialiste d’ornithologie qui parlerait des oiseaux comme Annie Dillard parle de la danseuse à l’éventail.  

    °°°           

    Personne ne vit ce que je vis comme je le vis. Seule ma bonne amie peut me ressentir au jour le jour. Quant à moi je n’y fais pas attention, sauf lorsque j’écris. Personne ne peut écrire ce que j’écris. Je le dis sans aucune  vanité: comme une évidence qui m’engage. Je me fiche au demeurant de ce qu’on appelle l’Ego. Mon moi m’échappe autant qu’aux autres…

           

    °°°   

    À Montréal, en octobre 2002. - Très content, cet après-midi, de me retrouver seul à la charmante Auberge de la Fontaine, en lisière du parc du même nom. C’est l’occasion de découvrir le quartier du Plateau Mont-Royal, dont je n’avais rien vu la dernière fois, et qui me séduit par son côté Quartier latin, avec sa kyrielle de restaus estudiantins et de librairies.       

    Du quartier  juif de la rue Hutchison - avec ses airs de véritable shtetel aux groupes de mômes à papillotes et bandes de rabbins -, au parc de Mont-Royal où je suis allé prendre la vue de la grande ville, en passant par la piscine du Plateau où je me suis baigné gratos au milieu d’une trentaine de vieillards sémillants, puis en longeant les rues aux petits maisons de brique à deux étages toutes fleuries et nanties des mêmes escaliers de fer forgé, j’ai vraiment eu le sentiment de retrouver le Montréal de Michel Tremblay.   

    °°°       

    Je n’aime guère les antagonismes figés par la représentation de la guerre des sexes, et pourtant cela  existe: il y a bel et bien, comme on le voit dans Au nord du capitaine, le beau romande Catherine Safonoff, deux clans qui s’opposent et s’exacerbent mutuellement dans les feux de la passion - je l’ai moi-même vécu avec celle que je croyais alors la femme de ma vie  et  je sais que certaines femmes et certains hommes le vivront toujours ainsi.

    °°°       

    À Paris, en novembre. - Réveillé cette nuit en sursaut, à quatre heures du matin, par le passage, scandé par les sabots des chevaux, d’un centaine de cavaliers à pèlerines et casques argentés défilant sur le boulevard Saint-Germain. On aurait dit une armée de cuirassiers Destouches. Une parade célinienne en pleine nuit: formidable vision dont je n’avais aucune idée de la raison du défilé.

    En fin de matinée, le retour des tambours, sous mes fenêtres, et l’apparition des hussards en grande tenue, encadrant un corbillard dont je savais maintenant qu’il emportait la dépouille d’Alexandre Dumas  au Panthéon, m’a fait sourire tandis que je bouclais mes valises.

    À l'ère de Fogiel et de Loana, la France honore encore un écrivain, et s’y exerce même la nuit : rien n’est donc perdu. 

    °°°      

    Un texte en appelant un autre, et cherchant ce soir Les Révélations de la mort de mon cher Léon Chestov, donc farfouillant dans la pagaille de ma bibliothèque théologico-philosophique non classée, je suis retombé sur L’Affaire Jésus d’Henri Guillemin, aussitôt relu de part en part. Or mes notes actuelles recoupent à peu près exactement mes remarques initiales (vers1984-1985), et je m’aperçois que mes positions sont quasiment les mêmes que celles de notre chrétien jacobin. 

    Me revient du même coup le souvenir (que Guillemin m’a lui-même raconté) de Fred Lambelet, grand-père paternel militariste et fasciste de ma bonne amie, vivant dans la même belle demeure neuchâteloise que l’historien, au pied duquel il crachait à chaque fois qu’ils se croisaient...      

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    Jean Ziegler me disait l’autre jour qu’il pensait que les partis politiques ne servent plus à rien aujourd’hui, et que les institutions de l’armée et de l’église ne sont plus elles aussi que des outres vides ; et je suis à peu près de cet avis dans les grandes largeurs, tout en étant conscient que notre vie se joue aussi dans les petites largeurs et que c’est par ces institutions-là, pour le moment en tout cas, que va se faire la refondation du monde ou ce qui pourrait en tenir lieu.

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    Tombé par hasard, ce soir, en classant les derniers papiers de ma mère, sur deux cahiers bleus quadrillés dans lesquels elle a écrit à celui qu’elle aimait, après sa mort, entre 1986 et 2002. C’est comme un journal de solitude, alternant avec de belles lettres d’amour. Cela m’a bouleversé par la totale authenticité de ce qui y est noté, le désarroi de celle qui reste seule à survivre sans trop savoir pourquoi, le calvaire  physique qu’elle endure certaines années («mon dossier dermatologique est un monument»), d’autres  épreuves et son amour indéfectible, double motif de son sentiment d’arrachement et de son encouragement quotidien.       

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    De loin on ne distingue plus bien, avec la fatigue, si ce scintillement est déjà de laterre ou encore du ciel, dans les replis des villages qui s’éveillent ou sous le brouillard en restes d’étoiles, en tout cas cela fait un clignotement de loupiotes, cela met comme un pointillé séparant le rien de ce quelque chose annonçant le matin, entre le silence et les deux infinis, entre le noir et le rayon vert de la radio dont je n’entends qu’un imperceptible murmure en langue inconnue…   

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    La philosophie passe à mes yeux par lacréation verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas enmême temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poètetravaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. Ne me touchent donc que les poètes de la pensée, de Platon (que je n’aime pas)  à Pascal (que j’aime) ou de Nietzsche à Kierkegaard, Chestov  et Peter Sloterdijk, que j’aime également.

    Quant à la manie actuelle des profs de philo à se dire philosophes, elle me paraît dérisoire.     

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    Montherlant prônait les «pensées pratiques », et la boîte à outils de Roland Dubillard en est pleine. Venez et prenez : voici les jumelles à verres de bois pour ne pas voir le pire, ou voilà la pendule à remonter le temps qui nous permettait en notre enfance de dire n’importe quoi pour faire la pige aux grands, la pige au loup, la pige à tout.

     

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    Annie Dillard dit une chose qui me semble avoir valeur de « pensée pratique », et c’est qu’un écrivain écrit parce qu’il aime les phrases, de même qu’un peintre peint parce qu’il aime l’odeur de la peinture.       

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    Celui que le culte de la gastro a ramené au pot-au-feu / Celle qui abandonne sa Fiat Panda dans l’encombrement de l’autoroute et s’en va faire un tour dans la prairie aux coquelicots / Ceux que la stupidité collective interdit, etc.

           

    °°°   

    À un ami qui m’écrit  que le cul et Dieu se sont partagés sa vie, et que la littérature d’aujourd’hui n’est plus rien, je réponds ceci: « Cher vieux, l’ennui avec le cul c’est qu’il y ait un corps autour et que  le corps ne suit pas forcément. Ma bonne amie n’a plus qu’un millimètre d’os avant l’opération de la hanche et son remplacement par une prothèse. Moi c’est les vaisseaux qui chicanent. La nuit dernière une horrible crampe m’a scié la jambe du talon à lacuisse, et je suis resté des heures sans pouvoir marcher. Après les deux thromboses de l’an dernier, ça devient limite. Plus de rouge ou presque. Sous anticoagulant pour six mois. Une capsule de Sortis par jour, une d’Atacan+ pour l’hypertension, une d’aspirine Cardio et une de Pantoprazol. Et l’appareil dentaire qui se décolle. Vous êtes en train de sucer un sein ou une oreille et voilà l’appareil dentaire qui se fait la malle - on devient un peu regardant rien qu’à y penser.

           

    °°°

    Ma lampe d'avant l'aube s’inscrit dans la statistique selon laquelle chacun de nous représenterait, d’après le télescope Hubble, environ neuf galaxies, soit quatre-vingt milliards de galaxies abritant chacune à peu près cent milliards de soleils. Notre Voie Lactée dénombrant quatre cents soleils, soit soixante-neuf soleils pour une lampe individuelle, et chaque étoile ayant une espérance de vie d’environ treize milliards d’années, je n’en considère pas moins l’humble ampoule halogène de ma lampe avec reconnaissance.

    Constats supplémentaires relevés dans Au présent d’Annie Dillard : « Cent millions d’entre nous sont des enfants qui vivent dans la rue. Cent vingt millions vivent dans des pays où ils ne sont pas nés. Vingt-trois millions d’entre nous sont des réfugiés. Deux mille d’entre nous se suicident chaque jour, etc. »

          

    °°° 

    Dans La fenêtre des Rouet, le Simenon que je suis en train de relire, je relève ceci: « Les hommes se doutent-ils que le commencement du jour est aussi mystérieux que le crépuscule, qu’il contient en suspens la même part d’éternité? On ne rit pas aux éclats, d’un rire vulgaire, dans la fraîcheur toute neuve de l’aurore, pas plus qu’au moment où vous frôle la première haleine de la nuit. On est plus grave, avec cette imperceptible angoisse de l’être devant l’univers, parce que la rue n’est pas encore la rue banale et rassurante, mais un morceau du grand tout où se meut l’astre qui met des aigrettes aux angles vifs des toits ».       

    °°°

    Mais qu’ont-elles donc à la ramener, ces fichues bonnes femmes,  je veuxdire : ces illuminées à la  Simone Weil ou Flannery O’Connor, Annie Dillard ou Charlotte Delbo, mais qu’ont-elles donc à remuer terre et ciel – ou bien encore Etty Hillesum ou l’hallucinée Aloyse aux yeux pleins de cieux, mais de quoi je me mêle au lieu de tricoter ?

    Sondent l’infini du camp à l’étoile, pèsent les nuées à l’écoute desdéserts, se clouent aux murs et se saignent pour les autres, enfin nous font plus légers que nos enfances jamais guéries…

     

    °°°   

    Le mot d’ordre de l’époque : NE PAS DERANGER.

    °°°

     

    C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation :contemplation active et consumation.

     

    °°°

    Enfin Kolia demande à Karamazov :« Est-ce vrai ce que dit la religion, que nous ressusciterons d’entre lesmorts, que nous nous reverrons les uns les autres, et tous ? » 

    Alors Aliocha : « Oui, c’est vrai, nous ressusciterons, nous nousreverrons, nous nous raconterons joyeusement ce qui s’est passé ».

    Et moi : je ne sais pas, ce n’est pas sûr tout ça, enfin moi je n’en suis pas sûr, mais ce qui est sûr c’est ça : c’est que nous nous racontons et nous raconterons à n’en plus finir et joyeusement tout ce qui s’est passé, ainsi les livres sont-ils une préfiguration de la joyeuse conversation à venir par delà les eaux sombres.

     

    °°°

    En quoi consiste ce fluide magique dont me parlait Alain Cavalier dans sa dernière lettre? 

    Je dirais, pour ma part, que j’y reconnais ce que Shakespeare appelle « the milk of human kindness », dont nous avons besoin pour survivre dans le froid et sous le poids du monde.

     

    °°°

    À Paris, en juin 2004.- Et dis-toi que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…

     

    Peinture: Chaïm Soutine.

  • Sémillante Amélie

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    Sur le vingt-troisième roman d’Amélie Nothomb, Pétronille. De l’irrésistible humour de la romancière. Du jugement des cuistres et des qualité et limites d’un style unique.

     

    (Dialogue schizo)

     

    Moi l’autre : - Donc nous sommes d’accord avec la rumeur : le dernier Nothomb est du meilleur cru…

     

    Moi l’un : - Tu ne m’en voudras pas de ne pas filer la métaphore sur le pétillant de la chose genre champagne, vu que les médias nous en ont saoulés.

     

    Moi l’autre :-  C’est vrai qu’à s’en tenir au premier buzz et au déferlement de pub déguisée que devient un peu partout la chronique des livres, on pourrait dire que ce « roman » se résume à la pétillance du champagne dont Amélie se gorge  avec sa compagne de beuverie…

     

    Moi l’un : - On pourrait croire aussi que les médias ont essoré toute surprise, avec la complaisante complicité d’Amélie, et qu’on peut se passer de lire Pétronille vu que la story est dévoilée de bout en bout. Donc je résume celle-ci vite fait : Pétronille évoque le besoin soudain d’Amélie Nothomb, au tournant de la trentaine et venant de s’installer à Paris, de se trouver un ou une bonne âme buveuse avec laquelle se siffler des flûtes, et voici donc Pétronille  apparaître, étudiante sortie de milieu prolo et que les livres de Nothomb ont toujours fait se poiler, qui devient à son tour romancière – on sait déjà que le modèle est la jeune et craquante Stéphanie Hochet. Donc sachant tout ça, on pourrait se dire qu’en lire plus n’a guère de sens.

     

    Moi l’autre : - Mais…

     

    Moi l’un : - Comme tu dis l’ami : mais. Mais il y a la patte de Nothomb, la phrase de Nothomb,le ton absolument unique d’Amélie, l’humour et le sens de la pointe d’Amélie, sa débonnaireté et sa vacherie.

     

    Moi l’autre : - Et ses dialogues !

     

    Moi l’un : - Alors là, c’est le fil de la pointe. Et c’est ce qui fait de Pétronille une espèce de roman à la Compton-Burnett, en dessinant les deux protagonistes au fil du dialogue. Pas moyen de les confondre : Amélie ne parle pas comme Pétronille, et pas ça d’empâtement psychologique pour autant.

     

    Moi l’autre : - Tout de  même c’est limite light. Tu as cité la géniale Ivy Compton-Burnett, mais c’est quand même tois cran en dessous.

     

    Moi l’un : - Yes sir,it is. Mais c’est néanmoins trois crans au-dessus de la plupart des dialogues filés dans le roman français actuel, quoiqu’en disent les cuistres plus ou moins chagrins ou jaloux..

     

    Moi l’autre : - Et les formules de Nothomb !

     

    Moi l’un : - Sa façon en deux phrases de distinguer l’émanation physique de la campagne anglaise, après la française. Je cite : « Avant la traversée de la Manche, les champs vides étaient tristes aussi, mais là, je sentais que leur tristesse différait. C’était du chagrin anglais »…

     

    Moi l’autre : - Et le portrait de la chieuse punk !

     

    Moi l’un : - En deux pages, toute la morgue d’une vieille star de la mode est épinglée dans l’expression de « rombière boulotte », dont il ne restera qu’un caca de sa chienne Beatrice…

     

    Moi l’autre : - Du moins faudra-t-il les « insultes écossaises » de Pétronille pour pallier l’impuissance d’Amélie, trop bien élevée, à se défendre…

     

    Moi l’un : - Et la visite du British Museum ensuite. Un petit morceau d’anthologie, avec chiquenaude en passant à « l’atroce effet Guide Bleu », aussi bien vu que la sinistre stalinienne débitant ses clichés sur la « conscience du bonheur perdu » des Allemands de l’Est.

     

    Moi l’autre : - Aussi,c’est une belle histoire d’amitié. Pétronille est un pote épatant, si l’on peut dire.

     

    Moi l’un : - La complicité des deux jeunes femmes, il faut le souligner, découle de leur passion commune pour la littérature. On est loin des bas-bleus, mais ce que René Girard appelle la médiation externe joue à plein. On ne verra jamais les deux lettreuses en rivalité mesquine : on dirait deux soldates réunies par un beau drapeau.

     

    Moi l’autre : - Il y a aussi du Martine aux sports d’hiver…

     

    Moi l’un : - Tu as tout à fait raison : il y a du Martine chez Nothomb. Ou des bonheurs de Sophie. Avec un air  roman de jeunesse : quand Pétronille dit qu’elle va marcher dans le désert pour ne pas « devenir rance », ou quand elle prend le deuil après la mort de Jacques Chessex parce que celui-ci lui a écrit, après avoir lu son livre, qu’elle est à la fois un enfant et un ogre - on flotte dans l’épique juvénile.

     

    Moi l’autre : - Il y a aussi une très belle page (126) sur l’amitié, présentée comme « cette étrange forme d’amour si mystérieuse, si dangereuse et dont l’enjeu échappe toujours »…

     

    Moi l’un : - Oui, il y a toujours une page 126, chez Nothomb, qui relève d’un autre niveau de profondeur.

     

    Moi l’autre : - N’empêche que c’est  bien court !

     

    Moi l’un : - C’est le régime Nothomb : un roman par année, lu en deux heures. 

     

    Moi l’autre : - Tu re trouves pas ça trop limité ?

     

    Moi l’un : - Oui et non. On sera curieux de la voir avancer en âge et se prendre les pieds, une bonne fois, dans son pyjama d’écriture orange…

     

    Moi l’autre : - La chute rappelle un peu la mort de l’auteur dans La Carte et le territoire

     

    Moi l’un : - Disons qu’Amélie boxe dans une autre catégorie que Michel Houellebecq. Mais la paire vaut bien mieux que ce qu'en disent ses détracteurs cuistres ou chagrins…

     

    Amélie Nothomb. Pétronille. Albin Michel, 168p.

  • Ceux qui se leurrent

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    Celui qui se paie de mots et le sait et se le reproche et s’obstine pourtant donc il va nous faire chier encore pas mal sur Internet et environs /Celle que sa lucidité n’éclaire pas forcément les jours impairs / Ceux qui préfèrent ne pas  savoir ce qu’ils ignorent au demeurant sans s’en douter / Celui qui se voile la farce / Celle qui évite de se regarder dans le mouroir / Ceux qui n’en sauront jamais assez sur eux-même tant ils sont too much / Celui qui se dévoile au niveau des sous-titres  en braille / Celle qui braille quand l’aveugle la pince juste là / Ceux qui préfèrent dire mal voyants pour les aveugles et mal reniflants pour les nez coulants / Celui qui se met au cou le nœud coulant et se dit qu’un chien vaut mieux que deux koalas/ Celle qui affirme qu’elle « travaille sur soi » sans préciser que c’est avec sursis / Ceux qui entendent d’autres mots derrière tes silences qui en disent pourtant long / Celui qui lâche la proie de la réponse pour l’ombre de la question / Celle qui ne se croit dupe de rien sans pouvoir le prouver poil au nez / Ceux qui invoquent la « faute à Rousseau » au motif que lui aussi se branlait dans les jardins publics en mémoire sûrement de Maman / Celle qui se faufile au plus pressé / Ceux qui se confient au moins stressé / Celui qui campe sur ses impositions / Celle qui se la joue Madame Bovary version ça ne trompe personne / Ceux qui se la jouent El Islam autoproclamé au parc Monceau où pullulent les petits infidèles et leur bonnes relapses / Celui qui écrit un roman pour savoir ce qu’il pense / Celle qui se dit plus intelligente que Jean-Paul Sartre sans réaction notable de celui-ci / Ceux qui s’autoproclament Etat islamique du ménage pour y ramener un peu d’ordre quitte à décapiter la pécheresse et ses filles fauteuses de provocations charnelles avec leur nombril à l’air  / Celui qui se dit prêt à sodomiser les chrétiens comme c’est recommandé dans le Coran à ce qu’on dit / Celle qui dit tout haut que Marine le Pen est la seule femme qu’elle connaisse qui ait des couilles prouvant en cela que l’homme n’est jamais la femme qu’on croit / Ceux qui se lancent dans un roman à succès explicitement inspiré par le dernier best-seller d’Amélie Nothomb avec une touche de Marc Musso pour le décor et un dialogue à la Gavalda plus un sous-texte incitant à la méditation genre plan de carrière de Carrère qui fasse toucher le particulier à l’universel et tout ça / Celui qui situe le dernier Beigbeder entre Joyce et Kafka mais complètement personnel et même radical si ça se trouve / Celle qui pète plus haut que son Q.I. / Ceux qui ont rencontré Vladimir Nabokov à la laiterie et en font tout un fromage, etc.       

  • Mémoire vive (14)

     

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    Réveillé par ma conscience à vif. Ce moment d’avant l’aube où, dans le corps que le sommeil enténèbre encore plus ou moins, l’esprit aiguise déjà ses couteaux.

     

    °°°       

    L’idée qu’on puisse être un tueur sans avoir levé la main sur quiconque: ma conviction qu’on tue parfois les gens de leur vivant.

     

    °°°

     

    À Montagnola,ce 15 août. - A l’instant,  sortant du musée Hermann Hesse et me retrouvant à la terrasse de café jouxtant l’arrêt de la poste, ma bonne amie m’apprend, sur mon portable, que notre mère a été victime ce matin d’une hémorragie cérébrale. Elle est tombée en se lavant et ma soeur l’a trouvée gisant sur le carrelage vers midi, avant d’appeler l’ambulance. Elle est depuis lors dans un coma que les médecins disent irréversible, et ses heures semblent comptées. J’annule aussitôt mon voyage en Bretagne et je rentre a casa. Le sommelier doit se demander quel chagrin d’amour me fait ainsi chialer sur mes trois décis de Merlot.

           

    °°°

    Ma petite mère qui regarde, me suis-je dis tout de suite, du côté de son amoureux dont elle est séparée depuis presque vingt ans. Ma petite maman de samedi dernier dans sa robe bleue et avec ses cheveux coupés courts, comme jamais elle n'avait osé, et qui lui allaient si bien. Ma petite innocente qui va rejoindre son innocent...

        

    °°°                                                                                                                                                                                                                                                                                                    

    Tu me dis que tu es seule, mais tu n’es pas seule à te sentir seule: nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te désole pas du sentiment d’être seule à n’être pas entendue alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi… 

    Je me souviens...

          

    (Noté dans le train du retour)

     

    Je me souviens d’elle dans la cuisine de la maison, auprès de l’ancien petit poêle à bois, tandis que je regardais les photos du Livre des desserts du Dr Oetker.

           

    Je me souviens d’elle en bottes de caoutchouc, maniant une batte de bois, dans la buée de la chambre à lessive.

          

    Je me souviens de ses photos de jeune fille en tresses.

           

    Je me souviens d’avoir été méchant avec elle, une fois, vers ma quinzième année.

           

    Je me souviens de sa façon de nous appeler à table.

           

    Je me souviens de son assez insupportable entrain du matin, quand elle ouvrait les volets en les faisant claquer.

     

     Je me souviens de sa façon de dire «pendant la guerre».

           

    Je me souviens quand elle nous lisait Papelucho,la série des Amadou ou Londubec et Poutillon.

           

    Jeme souviens de l’avoir surprise toute nue, une fois, en entrant par inadvertance dans la chambre à coucher des parents: je me souviens de sa forêt...

           

    Je me souviens de nos dimanches matin dans leur lit.

          

    Je me souviens de sa façon de nous seriner l’importance de l’économie.

           

    Je me souviens de sa façon de critiquer l’avarice de Grossvater, tout en prônant l’économie.

           

    Je me souviens du chalet de Grindelwald.

          

    Je me souviens de la maison de pierre de Scajano.

           

    Je me souviens de nos  baignades à Rivaz.

           

    Je me souviens de nos pique-niques en forêt.

           

    Je me souviens du grand baquet de bois, pour les grands, et du petit baquet de fer, pour les petits.

          

    Je me souviens de son explication rapport aux «pattes» qu’elle suspendait à l'étendage.

           

    Jeme souviens de sa discrétion (timidité) et de son indiscrétion (naïveté)

           

    Je me souviens de sa lettre à Kaspar Villiger, ministre des finances, rapport au sort des petites gens.

           

    Je me souviens de ses bas opaques.

          

    Jeme souviens de ses larmes.

          

    Je me souviens du cahier jaune qu’elle a rédigé à mon intention après la mort denotre père.

           

    Je me souviens de sa façon de me recommander de ne pas trop travailler.

           

    Je me souviens de sa façon de faire les comptes.

           

    Je me souviens de sa façon de préparer les «paies» de nos filles.

           

    Je me souviens de ses récents trous de mémoire.

          

    Je me souviens de sa querelle, à propos de la facture de l’entretien d’une pierre tombale de sa belle-mère que sa belle-soeur ne voulait pas l’aider à régler.

          

    Je me souviens de ses rapports délicats (voire indélicats) avec sa belle-fille etson beau-fils.

           

    Je me souviens des petits repas de nos dernières années, au Populaire ou à Sauvabelin, où elle me recommandait toujours de ne pas «faire de folies».

     

    °°°

    Parfois on a manqué l’aube, on ne l’a pas vu passer, on n’a pas fait attention, ou plutôt: on était ailleurs, c’est ça: on était partout et nullepart, on était aux abonnés absents, on n’y était pour personne et le jour apassé et ce matin c’est déjà le soir, on est tout perdu – on se demande sil’aube reviendra jamais…

     

    °°°

    Chapelle funéraire de Montoie, ce 25 août 2002. - Passé cet après-midi à la chapelle no 10 du Centre funéraire, où notre mère reposait derrière une vitrine. Elle avait, dans son cercueil, un air et une posture que je ne lui ai jamais vus, de très digne noble duègne espagnole peinte par Goya, mélange de dignité et de sérénité, la peau lisse comme de la pierre et les traits du visage bien détendus, les cheveux bien coiffés, les mains jointes d’une manière un peu forcée. C’est donc une troisième et dernière image que je conserverai d’elle, après la petite dame en bleu du divan aux cheveux coupés courts qui lui allaient si bien, il y a quelques temps encore, et la mourante sur son lit d’hôpital aux airs tour à tour paisibles et tourmentés.  

           

    °°°                                                                                                                                                                   

    Où est-elle maintenant ? Est-elle tout entière disparue ou survit-elle d’une manière ou de l’autre ? Sera-t-elle réduite à cette poignée de cendres que nous allons déposer en terre à côté de la poignée de cendres de son cher et tendre, ou ce qu’on appelle leur âme poursuit-elle quelque part une existence différente, à part leur existence survivant en nous ?

     

    °°°

    En réalité je ne sais rien de laréalité, ni où elle commence ni si elle avance ou recule, pousse comme un arbreou gesticule du matin au soir comme je le fais – ce que je sais c’est juste que tu es là, qu’ils sont là et que je suis là, à écouter cette voix se taire et nous parler…

     

    °°° 

     

    Pascal disait que l’homme du futur aurait le choix entre la foi et le chaos. Or, on en est actuellement au simulacre de foi, qui ajoute au chaos.

     

    °°°

     

    Tu es l’âme de mon âme, lui dit-il sans savoir quielle est, tu m’es plus intime à moi-même que moi, tu me connais par cœur, commeune chanson dont tu ajouterais tous les jours un couplet que je serais seulpourtant à pouvoir fredonner, à chaque aube je te retrouve enfin, mélodie etrefrain…

    °°°

    En lisant je me retrouve dans une aura. C’estpeut-être cela que je cherche, depuis le temps - je ne sais pas. En lisant, du plus loin que je me souvienne, je me retrouve dans la maison de notre enfance, et c’est notre mère qui nous lit les histoires d’Amadou, de Papelucho ou de Londubec et Poutillon

    En lisant je me retrouve dans cette chambre en enfance où nous sommes protégés de tout, et pourtant lire me sera bientôt la plus belle aventure. 

    En lisant je me retrouverai bientôt sur l’île au Trésor ou à Nijni Novgorod avec MichelStrogoff, vingt mille lieues sous les mers ou sur la lune - il me suffit d’écrire ces mots à l’instant pour retrouver l’aura que je retrouve en lisant.  

    °°°

    À Toronto, en octobre. - On se réveille parfois d’on ne sait quel combat harassant avec quel ange ou avec quels démons, on se sentbrisé, défait: on est exactement ce qu’on devrait être à la fin d’une nuit quiaurait duré toute une vie, mais c’est le matin et l’on sait ce matin qu’on est moins que rien et que c’est avec ça qu’il faut faire – qu’il faut faire avec…

    °°°      

    Si la rose de l’aube se défroisse c’est que tu l’as rêvé, c’est ton désir d’aube qui fait monter les couleurs, ton souvenir à venir de jours meilleurs, ton haleine venue d’un autre souffle, ton malheur de n’être pas digne de ce qui sera, ton bonheur d’attendre de nouveau tous les jours en te rappelant ce parfum d’avant l’aube qui t’attend.

    À suivre...

     

    Peinture: Mother, de Lucian Freud.

     

  • Mémoire vive (13)

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    À la station-service ils ont l’air de naufragés, les grands chauffeurs aux bonnets tricotés en usine les faisant ressembler à des chevaliers médiévaux, ou les petits commerciaux à fantasmes bon marché; on pourrait croire qu’ils ne sont personne, mais à les regarder mieux on voit qu’ils sont quelqu’un et que cela même accentue leur air abandonné…

     

    °°°

     

    Votre vertu, votre quête, votre salut je n’y ai vu jusque-là que d’autres façons de piétiner les autres, et sans jamais, je m’excuse, vous excuser, sans demander pardon quand vous marchez sur d’autres mains qui prient d’autres dieux que les vôtres, sans cesser d’invoquer l’Absolu de l’Amour tout en bousculant dans le métro de vieux sages et de vieilles sagesses.

     

    °°°

     

    Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux, etc.

     

    °°°

     

    Ne te laisse pas contaminer, petit -   je sais que c’est plus difficile à faire qu’à dire, mais je te le dis : toi qui vivras dans cet enfer, ne te laisse pas salir mais ne te détourne pas, regarde bien cette laideur et cette misère : c’est le monde, c’est le monde imbécile et gratuit des journaux imbéciles et gratuits, c’est la saleté vendue et répandue pour rien, c’est la fortune des vendus imbéciles – c’est le monde que tu ramèneras à la vie.

     

    °°°

     

    En lisant César Birotteau, je me rends compte à quel point j’ignore les mécanismes précis de la société, et à quel point aussi ceux-ci sont ignorés de la plupart des écrivains contemporains.Tout ce que Balzac décrit en matière de nouvelles moeurs économiques, et notamment sur les pratiques de la Spéculation (c’est lui qui met la majuscule), ou ce qu’il montre des conséquences d’une faillite et des moyens d’y échapper, paraît d’un véritable expert et sans que le roman ne devienne jamais un reportage trop pesant.

    On parle de Balzac à propos de Simenon, mais je ne vois pas cela chez Simenon, à quelques exceptions près sans doute (tel Le Bourgmestre de Furnes), en tout cas pas avec cette précision (sauf pour le détail des métiers et des lieux) et cette conscience organique et morale, politique et même religieuse de la vie sociale.

    En voyant souffrir Birotteau, je me suis rappelé qu’en effet certains êtres souffrent d’être plongés dans le déshonneur social, alors que ma génération s’en est plutôt flattée. Mon père avait encore un honneur de ce côté -l à, monpère et nos aïeux, à n’en pas douter. Cela n’accusait pas forcément un conformisme à dédaigner, mais la survivance d’un respect que, trop souvent, et pour notre confusion, nous avons perdu.

     

     

    °°°

     

    Je viens d’achever la lecture de César Birotteau avec un sentiment rarement éprouvé à la fin d’un livre, sauf peut-être à la fin du Père Goriot, qui correspond au sentiment qu’une vie est achevée et rachetée en mêmetemps dans une sorte de saint retournement. Oui, c’est assez curieux: il me semble qu’il y a comme une aura de sainteté qui flotte sur la fin de ce livre poignant qu’on présente souvent comme le symbole d’une ascension sociale et d’une faillite, alors que j’y vois plutôt, pour ma part, un roman de l’ambition naïve, du déshonneur  et du rachat.    

     

    °°°

     

    Il n’y aurait plus rien, rien ne vaudrait plus la peine, tout serait trop gâté et gâché, tout serait trop lourd, tout serait tombé trop bas,tout serait trop encombré ; on chercherait Quelqu’un mais personne, on regarderait autour de soi mais personne que la foule, on dirait encore quelque chose mais pas un écho; on se tairait alors, on se tairait tout à fait, on ferait le vide, on ferait le vide complet et c’est alors, seulement - seulement alors…

     

    °°°

     

    La mesure toute française de Léautaud est nécessaire, mais non moins insuffisante à mes yeux. Trop sèche pour mon goût, et nous privant en somme  de tout ce que Charles-Albert, longuement, a si justement détaillé. De fait Léautaud nous prive de l’Orient et du cinéma suédois, des Indiens d’Amazonie et des paysans du Donegal, des chansons siciliennes et du plain-chant, il n’y en a chez lui que pour l’Île de-France et rien pour les Patagons ou la Haute-Engadine.

     

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    Périodes creuses, comme on dit. Et parfois nécessaires, comme au carreau de terre son temps de repos ; et laisser faire le temps alors, justement, sans cesser de veiller au grain.

     

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           À Ségovie, en février 2002. - Tout à l’heure nous avons gravi les 140 marches du donjon de l’Alcazar pour atteindre la plateforme qui donne sur les hauts plateaux de Castille. Ceux-ci, que nous avons traversés hier par les alentours d’Avila, n’ont cessé de me rappeler les poèmes de Machado que je suis allé saluer occultement dans sa maison à charmante cour intérieure gardée par un chat tout mité.

     

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           Moments de réalité absolue selon mon expérience: la vision de mon père mort, justeaprès... L’heure précédant la venue au monde de Number One, et l’aube de ce jour, les couleurs de l’aube de ce jour... La présentation de Number Two encore ensanglantée, arrachée aux entrailles de ma bonneamie... La présence de la petite Louise crucifiée sur son lit de torture - cette dernière situation concrétisant à mes yeux l’aporie de toute expression de la réalité - le réel impensable et intolérable réduit à une sensation ou à un cri. 

     

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           Celui qui rêve que la ville sur la colline se trouve inondée par les eaux noires dela lune / Celle qui sait maintenant de quel balcon tombe le lait des jattes /Ceux qui ont appris la puissance de la nature en observant le grand éboulementqui a  emporté la fabrique de briquetsmulticolores, etc.

     

     

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    Repris ce matin Balzac, avec Splendeur et misèredes courtisanes, où je ne m’attendais pas à retrouver Lucien de Rubempré.Très frappé, dans la préface, de tomber sur une observation liée à la sexualité délétère, visant notamment les petites filles. Le monde de Wonderland avant la lettre. Comme nous en parlions justement avec ma bonne amie, qui me disait que tout cela n’était pas nouveau, j’ai été intéressé de lire ce que raconte Balzac à propos des petits rats (dix, douze ans) de l’opéra que les beaux messieurs se plaisaient à dépraver. Reste que cet exemple est lié à un milieu étroit, babylonien en somme, tandis que la pédophilie de masse a quelque chose de beaucoup plus sourdement pathologique, me semble-t-il, relevant de la régression reptilienne bien plus que des vices raffinés. 

     

     

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           La  génération qui balise. La génération pour qui les soixante-huitards sont des dinosaures encombrants. Une génération qui a envie de vivre et qui manque d’aventures. Elle fait alors la fête, elle fait des mousse-parties, elle pratique des sports extrêmes, elle aime les films à effets spéciaux. Elle s’est reconnue dans Les particules élémentaires de Michel Houellebecq. Toutes choses que je prends avec le grain de sel de celui qui récuse le concept de génération.

     

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    Notre ami le théologienme dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien.

     

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    Un livre c’est pour moi comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du lac…

     

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    Les écrivains ont toujours été, pour commencer, des lecteurs du monde, mais des lecteurs actifs, des lecteurs-abeilles qui transformaient la substance de leur observation en miel nourrissant.

    Décrire et comprendre le monde qui l'entoure n'est, certes, pas la seule fonction d'un écrivain, mais à l'ère des spécialistes atomisés et du café du Commerce planétaire, cet effort peut constituer l'un des aspects les plus intéressants de son travail, qui l'installe au coeur de la cité.

    Le meilleur exemple en est sans doute Balzac, dont La comédie humaine nous  fait parcourir tous les étages de la société française du XIXe siècle, dans la foulée d'innombrables personnages. On y voit naître le journalisme et s'effondrer un spéculateur, Paris se construire et l'Ancien Régime se défaire, mais ces observations sociales sont nourries de l'intérieur par un psychologue et un poète, dont la vision d'ensemble évoque celle d'un médium qui aurait tout éprouvé dans sa propre chair. 

    Si la France deBalzac offrait un tableau relativement stable, qu'un seul homme pouvait embrasser, il en va tout autrement du monde actuel, et l'on chercherait en vain un auteur français capable d'en produire une synthèse comparable. Pour faire image, on se contentera de placer Plateforme de Michel Houellebecq, pourtant l'un des plus vifs observateurs sociaux du roman français récent, à côté des Illusions perdues avant de conclure: y a pas photo!

     

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    En mai 2002. - Ma bonne amie très mal ces jours. Son air de gisant de pierre quand elle  est allongée dans la pénombre - son air de reine mongole sous sa yourte.

     

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    Les mots sont comme cette lampe de poche ce matin dans le bûcher, les mots éclairent les bouts de bois dont on se chauffera, les mots font mieux voir et les mots réchauffent à la fois : voilà ce que je me dis ce matin à l’instant de me mettre à écrire à la chaude lumière de ces premiers mots…

  • Mémoire vive (12)

    Rembrandt22.jpgToute l’humanité résumée dans les autoportraits de Rembrandt.

     

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    Le plus difficile est de trouver le ton juste. Je crois que Bukowski avait trouvé le ton juste par rapport à lui-même, mais imiter Bukowski, dans le genre « lumière sur la poubelle », nous voue au kitsch, comme Bukowski donne dans le kitsch en s’imitant lui-même.  

     

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    Journal inutile de Paul Morand. Très sec, parfois assommant (mondanités, comédie sociale, etc.) mais saturé de propos très corsés, parfois abjects, souvent piquants et justes. L’envers d’une écriture souveraine. Grand seigneur méprisant dans l’intimité de la princesse : l’écrivain supérieur à l’homme. 

     

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    Nécessité de tout transformer du brut de nos vies. Leçon de Teilhard dans Le Milieu divin : tout ce qui monte converge. Ne prêter le flanc à rien de bas, tout en restant en bas. Romain Rolland cité par Boris Cyrulnik : « On ne lit jamais un livre, on sel it à travers les livres soit pour se découvrir, soit pour se contrôler ».

     

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    Ils craignent d’être influencés, disent-ils, ils ne sont pas dupes de ce qu’ils croient des révérences convenues, ils ne voient pas que cela les agrandirait de reconnaître la beauté pour ce qu’elle est - autant dire qu’ils ne veulent pas la voir, même celle qui est en eux.

     

    °°°

    À Sanary-sur-Mer, en mars 2001, après une visite à Boris Cyrulnik. - Belle matinée de soleil printanier au marché provençal, où j'achète un petit oranger à ma bonne amie. En passant je souris à une vieille dame qui dit à sa commère: «Il me faut maintenant une sole bien dodue et bien charnue». Ce qui me rappelle le«haricot bien gras» de Molière.

     

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    Jean Eustache : «Et puis si quelque chose vous ennuie, vous êtes libre de partir. A mon avis, on a oublié deux choses dans la Déclaration des droits de l’homme: le droit de se contredire et le droit de s’en aller.»

     

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    En lisant  L’Outlaw de Simenon je me dis: voilà, c’est cela, le roman, il n’y avait personne et tout à coup il y a des personnages, il y a Paris et la dèche, le travail des hommes et les odeurs de la vie.   

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    Le type s’est  levé pour fermer les persiennes de l’autre pièce où il trouvait qu’il y avait trop de jour ; un instant il a regardé à travers les fentes des persiennes le retraité  d’en face en dessus du coiffeur, qui a toujours l’air aux aguets, à la fenêtre entrouverte de sa salle de bain ;il a vu le Bosniaque de la maison d’à côté qui passe des heures à scruter la rue en maillot de corps ; il a vu le coiffeur momentanément désoeuvré sur son seuil ; il a vu d’autres passants dont les gestes évoquaient autant de bribes de vie ; il s’est  vu derrières ses persiennes et il s’est dit que c’était la meilleure chose qu’il pouvait faire à ce moment-là, et il est resté comme ça toute la journée dans la pénombre, après avoir cueilli n’importe lequel des livres qui traînaient par là, et c’était Le capitaine est parti déjeuner et les marins se sont emparés du bateau.       

    °°°

    On repart chaque matin de ce lieu d’avant le lieu et de ce temps d’avant le temps, au pied de ce mur qu’on ne voit pas, avec au cœur tout l’accablement et tout le courage d’accueillir le jour qui vient et de l’aider,comme un aveugle, à traverser les heures…

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    Une légende non dénuée de charme fait apparaître Robert Walser en marginal romantique errant sur les routes comme un poète «bon à rien»  et composant, dans sa mansarde solitaire, une oeuvre célébrée pour son originalité mais en somme coupée du monde. Le fait queWalser ait passé le dernier quart de son existence en institution psychiatriqueet qu'il ait alors cessé toute activité littéraire, accentue le type «suicidé de la société», l'appariant à un Hölderlin ou à un Artaud. Or il suffit de lire les Promenades avec Robert Walser de Carl Seelig, qui se balada avec l'écrivain durant sa période asilaire, et prit soin de consigner ses propos, pour constater la parfaite lucidité de l'interné volontaire et la pertinence de ses jugements dans les domaines les plus variés, de la politique à l'histoire ou de la littérature aux choses de la vie.

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    C’est l’histoire de cinq fils de millionnaires, de la catégorie « multi », qui s’acoquinent avec un rejeton d’ouvrier pour lancer une revue.

    Comme ces lascars sont jeunes, la revue sera «contre». Et comme leurs pères sont tous furieusement révolutionnaires (déjà la« gauche caviar»), leur organe sera partisan de la Réaction avec, pour devises,« aimons les riches ! » ou « Grand Capital nous voilà ! », et pour titre : En arrière.

    Comme bien l’on pense, la parution de la revue jette un froid dans les bureaux immenses des pères, au point que ceux-ci menacent leur fils de leur compter leur argent de poche, à quoi l’un des petits malheureux répond : « A bas Aragon ! »

    Merveilleuse jeunesse pleine d’idéal. Et merveilleux Marcel Aymé, dans l’onde fraîche de la prose duquel on aime à se retremper et se « ressourcer », comme disent aujourd’hui les divorcées de milliardaires adeptes du développement personnel.

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    Je regarde, à la télé, ce reportage sur les animaux  abandonnés à la SPA. Le regard de ces chiens: celui qui a le cou littéralement scié (plaie ouverte sur tout le pourtour par une laisse en fil de fer) ou le petit clebs tremblant comme une feuille, rendu fou par on ne sait quoi ou qui, entre autres victimes de l’impitoyable sentimentalité humaine - tout cela m’attriste et me révolte. 

     

    °°°

    En lisant La guerre du goût, je comprends mieux ce qui me dérange tout de même chez Philippe Sollers, qui tient à sa prétention de se tenir au centre du centre (à Paris, coeur de la France et donc du monde) et au top du top.

    J’apprécie ce qu’il défend quand son goût est plus fort que sa vanité, mais celle-ci est trop souvent envahissante, qu’on ne trouve ni chez Proust ni chez Céline, lesquels savent simplement ce qu’ils valent. Il y a chez lui comme la conscience d’un manque, et sans doute faut-il le chercher dans son manque total de génie romanesque. C’est un grand commentateur mais pas du tout un créateur. Il sait ce qui est création chez Rimbaud ou chez Proust, mais il ne peut lui-même que citer ou mettre en rapport - il ne peut pas ajouter.

    Ni Femmes, qu’il trouve lui-même si révolutionnaire alors qu’il y parodie Céline, ni moins encore Portrait du joueur ou Paradis n’ajoutent quoi que ce soit auroman contemporain. C’est un écrivain du discours critique de tour classique,mais en rien un fondateur de style au sens où l’ont été un Proust ou un Céline,un Joyce ou un Ramuz, un Faulkner ou un Thomas Bernhard.

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    Sur ce tram passant aux Eaux-Vives est écrit: CECI EST UN TRAM.

     

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    En fait, je tiens plus à la liberté qu’à l’amitié. En outre je tiens plus à l’intimité qu’à l’amitié. Je tiens plus à la paix intérieure qu’à l’amitié. Je tiens plus à l’accomplissement de soi qu’à l’amitié. Un crétin a parlé de mon art de la brouille, comme si je prenais plaisir à rompre ou à m’éloigner d’amis décevants. À vrai dire j’aime l’amitié, mais pas celle qui m’oblige à me trahir.

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    Ne sachant qui ils sont eux-mêmes, et n’estimant rien de ce qu’ils sont, ils n’ont de cesse que de dénier aux autres le droit de croire en ce qu’ils sont ou à ce qu’ils font, et c’est alors ce ricanement du matin au soir, ce besoin de tout rabaisser et de tout salir, de tout niveler et de tout aplatir de ce qui menace d’être ou d’être fait - ainsi restent-ils aux aguets, inassouvis et vains, impatients de ricaner encore pour se donner l’illusion d’être.

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    Peut-être la désinvolture est-elle encore pire que l’indifférence ? 

     

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    La vérité qui se dégage du Songe d’un homme ridicule est que l’homme a tout souillé. «Le fait que je les ai tous débauchés !» Et ceci de plus terrible encore: «Quand ils sont devenus méchants, ils ont commencé à parler de fraternité et d’humanité, et ils ont compris ces idées.»

    °°°

     

    La distribution des couleurs, j’en suis convaincu, est une affaire de sentiments. Mais cela peut passer par les mots ou les sons. Chaque langage dit la même chose. Toutes les langues disent la même chose autrement.

    °°°         

    À Paris, le 11 septembre 2001, vers 16h., après une visite à Marina Vlady. - Je m’étais assoupi dans la mansarde de la rue du Bac lorsque Number Two m’a appelé sur mon portable et m’a appris quels terribles événements venaient de se passer à New York. Je me croyais encore dans un rêve, mais la réalité m’a sauté à la face quand j’ai allumé la télévision, où l’on voyait s’effondrer, l’une après l’autre, les tours jumelles du World Trade Center. Aussitôt j’ai pensé que l’Amérique, par trop arrogante depuis l’accession de Bush Jr au pouvoir, payait ainsi le prix de sa politique au Proche-Orient.

     

    3h.du matin. - Avant de m’endormir, je regarde encore ces scènes de film-catastrophe repassées cent fois en boucle tandis que le présentateurs’efforce de conserver à tout prix la tension, comme pour maintenir le suspenseet prolonger indéfiniment le spectacle. Or plus repassent les images et pluscelui-ci se déréalise tandis que se multiplient les formules en mal de sceau historique, du genre «un nouveau Pearl Harbour» ou «rien ne sera plus jamais comme avant», ou pire :  « Nous sommes tous Américains »…

     

    °°°

    À Paris, ce 12 septembre.- Me trouve à l’instant dans mon recoin matinal du Sèvres-Raspail, au zinc duquel j’entends un Français moyen s’en prendre aux Américains. Ceux-ci, selon lui,  ne s’intéressant dans le monde qu’au pétrole, n’ont en somme que ce qu’ils méritent. A la table voisine, en outre, une jeune file explique à son père que c’est sûrement Bush lui-même qui a «fait le coup»...

     

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    Nouvelle dénomination pour les pompes funèbres: l’Espace funétique.

     

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    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.

     

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    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

     

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    À Salamanque, en février 2002. - Certains jours sont plus discrets que d’autres, qui se pointent avec l’air de s’excuser. Pardon de n’être que ce jour gris, ont-ils l’air de vous dire, mais vous les accueillez d’autant plus tendrement que vous avez reconnu vos vieux parents tout humbles devant le monde bruyant -  et les revoici dans la brume  bleutée de ce matin, comme s’ils étaient vivants…

  • Mémoire vive (11)

    VERNET01.JPG

    Je pense à l’ami inconnu en écrivant à l’ami connu.

     

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    À Paris, Place Clichy, en mai 2000. – Brasserie Wepler. Je lis les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et l’avenir d’un nouvel humanisme, par delà les vieux formats. Me touche illico la réflexion sur le livre considéré comme une lettre aux humains. Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette : pralines et bonbons fins, nougat et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement : il pleuvote.

     

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    On constate que le penseur de charme de la télé descend désormais dans un hôtel de charme où l’attend la bonne vieille table de charme sur laquelle il aime à rassembler ses pensées charmeuses inspirées par les humiliés et les offensés hélas privés des charmes et des retombées de sa cogitation de charme.

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    Salamalec à San-Antonio. – Au-delà de sa fameuse gaudriole langagière, Frédéric Dard avait une écriture personnelle à deux vitesses découlant d’un regard  et d’un sentiment du monde plus profond qu’il n’y paraissait.

    Il n’y a qu’en France rabelaisienne, dans le vieux beau goût partagé pour leur langue par les lettrés et le populo, au pays de Céline et de l’Almanach Vermot, que pouvait naître et prospérer San-Antonio.

    Le nom de celui-ci ne recueille souvent que le dédain des purs littéraires, qui ne voient dans les romans du commissaire qu’une sous-littérature, et cependant, avant même que ne fleurissent thèses et colloques, de très bons esprits avaient osé arborer, comme chaude pelisse en été, le goût le plus éhonté pour les choses peu académiques qu’il faisait subir à notre langue.

    Les collégiens que nous étions à douze ans, qui revendions à la kiosquière du coin les San-A que nous lui avions piqués la veille, se régalaient de cela d’abord : du mot tordu, qui faisait rire et envie d’en faire à son tour, au contrepet (« farce de prof pour force de frappe ») ou aux trouvailles verbales à n’en plus finir (les « arcanes souricières » de Béru), entre autres calembours à foison. Et les titres même de ses livres annonçaient déjà l’heureuse « mélimélodie » des sons et des sens gorillant locutions et sentences, tels Certains l’aiment chauve ou La Matrone des sleepings.

     

    °°°

    On ne s’y attendait pas, on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois - plus banal tu meurs -, cependant nous en aurons pleuré sur le moment : à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul ; c’est, avant le clown au cirque de la vie, l’initial étonnement et la pochette-surprise.

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    Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.

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    Auguste Renoir : Les coups de pied au derrière ne font jamais de mal. Le plus drôle c’est qu’ils ne vous sont jamais appliqués pour le bon motif. Mais ils vous réveillent. Et c’est cela l’essentiel ».

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    Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.

     

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    Je ne sais plus qui disait (il me semble que c’est Enesco) que jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.

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    La poésie saute une idée sur deux.

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    L’ami m’ayant demandé ce qu’il représentait pour moi, je lui ai répondu qu’il était quelqu’un dont j’attends beaucoup, mais j’aurais pu lui dire bien plus. Par exemple qu’il incarne, avec tous ceux que j’aime, mon amour de la vie.

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    Ceux qui croyaient hier à l’Avenir radieux et qui te diront demain qu’avant c’était mieux.

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    À la radio, en octobre 2000. – En direct, un reporter à Gaza vient deparler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et se retrouver heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Sur quoi, trois minutes après, sous les yeux de même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et  l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif : et maintenant nous prenons des nouvelles dela Route…

    °°°

    Et toujours je reviens à l’œil secret de cet étang d’étain sous la lumière silencieuse de ce lever du jour qui pourrait en être le déclin, on ne sait trop, Rembrandt lui-même ne savait trop ce qu’il révélait en mâchant ses cigares  - et surtout pas d’effets de théâtre, de clair-obscur ou de faux mystère : laissez venir la beauté des choses qui n’a jamais été séparée de son ombre et qui diffuse cette aura sans le chercher…

    °°°

    Au Café Sibérie d’Amsterdam je me dis, in petto,  que je me trouve bien partout.

     

    °°°

    Je pense sans cesse à de nouveaux personnages, et aux liaisons possibles entre eux - des personnages comme autant de problèmes humains, et de réponses incarnées.

    °°°        

    Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.

     

    °°°

    Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait, en somme, l’intellectuel toujours mal fichu.

    °°°

     Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.

     

    °°°

     À La radio, ce 25novembre 2000, 13h.30. - Bulletin de France Info: On attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert»,+++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris +++ À part ça, RAS +++

     

    °°°

    La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez,surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.

     

    °°°

    À l’immédiate hystérie des médias relancée avant le lever du jour tu résistes en ouvrant grande ta fenêtre à l’air et à la neige de ce matin qui fondra mais tout tranquillement, en lâchant ses eaux comme pour une naissance sans convulsions, et le printemps reviendra, et les gens ce matin continuent de faire leur métier de vivre dont personne ne s’inquiète – alors toi, maintenant, referme la fenêtre au froid…

    °°°

    Nos enfants nous protègent en dormant. Notre veille est contre nature. La mère inquiète pour rien, le poète angoissé pour rien, tous ces veilleurs aux lumières qui tremblotent – tous nous sommes confiés au sommeil à tendre haleine de pain chaud de l’enfant qui dort. Même si nos enfants sont maintenant de grandes personnes, nos enfants sont là pour nous justifier. Même si nous n’avons pas d’enfants, le sommeil des enfants continue de nous protéger, sauf des enfants privés de sommeil.

     

    °°°

    Depuis tout enfant tu as ce don, crocodile, de te purifier comme ça, tu ne pleures pas sur toi mais sur le monde qui ne va pas comme tu l’aimerais, l’œuf de colombe que le caillou écrase ou qui se casse en tombant sur le caillou, toi aussi seras toujours trop tendre, jamais tu n’auras souffert l’injustice du Dieu méchant - et ça s’aggrave, nom de Dieu, tous les jours que les méchants font…

    °°°

    Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

     

    °°°

    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

     

    °°°

    Il n’y  a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais,  et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.

    Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.

    Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

     

     

    Peinture: Thierry Vernet, La route de Vufflens-la-Ville. PP. LK/JLK.

  • Mémoire vive (10)

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    On voit partout ces jours des effigies de condamnés à mort rassemblés par la firme Benetton. Cette campagne publicitaire est à mes yeux d’une basse démagogie : sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute avec ce qui me semble, plus que jamais, un cynisme intolérable.

     

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    À Louxor, en février 2000. – À l’éveil de ces jours on ne trouve pas de mots assez légers, assez transparents mais qui évoqueraient aussi le poids des montagnes millénaires et la densité de l’air qui les relie aux galaxies, tout ce lien de temps imaginaire et d’atomes de brume un peu chinoise ce matin – des mots qui dévoilent en voilant et qui parlent sans prétendre rien dire que ce qui est…

     

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    Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée, nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne…

     

    °°°

     

    Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…

     

    °°°

     

    Peut-être cela vous manque-t-il seulement, dans le déni de ce que vous faites ou la simple inattention, de ne pas pouvoir partager, non pas l’estime de votre petite personne, mais l’amour de la personne innombrable dont ce que vous faites, artiste,  n’est qu’un des innombrables reflets, mais unique…

     

    °°°

     

    Celui qui te demande où tu prends le temps de lire alors qu’il perd toute sa journée à ne pas le faire / Celle qui passe son temps à faire des patiences ou à s’impatienter pour rien / Ceux qui courent après l’ombre de leur ombre stressée, etc.

     

    °°°

     

    Je ne te demanderai jamais d’être l’Autre, je me défie de toute emphase  à majuscule, je t’attends au coin du bois – qui est peut-être un désert ou ton ciel de là-bas, sans savoir ce que tu me réserves et n’attendant que d’être surpris comme au premier jour, quand ta voix bondit pour la première fois de ta nuit à la mienne.

     

    °°°

     

    Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer des jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles.

     

    °°°

     

    Heureux ceux qui se rappellent les mains de leur mère au travail, et pour les autres : heureux s’ils se rappellent les mains de leur mère au repos, sur le front de l’enfant malade ou jointes à ne rien faire.

     

    °°°

    Vous pouvez me reprocher de voir ce matin le monde trop en bleu : en réalité il l’est tellement plus que je me reproche juste ma nullité à le dire ; mais essayez donc, juste pour voir, je veux dire : pour mieux voir, de dire ce matin le bleu de votre âme, et vous m’en direz des nouvelles, du bleu pur de ce matin irradiant le gris des jours et le noir du monde.

     

    °°°

     

    BookJLK15.JPGÀ La Désirade, en avril 2000, après la trahison de Maître Jacques. – Monté à La Désirade pour y respirer, je rappelle Bernard Campiche qui me lit au téléphone la chronique de Jacques Chessex me concernant, à paraître demain dans L’Hebdo et qu’on lui a communiquée. Je craignais le pire, et c’est en effet un morceau de pure délation que cette saleté, assorti d’un appel à mon interdiction professionnelle, mais le pauvre fol s’y prend vraiment mal, traitant Le viol de l’ange de mauvais livre après l’avoir encensé. Plus pathétique encore : il me reproche de critiquer le dernier ouvrage d’Etienne Barilier, dont il a toujours dit pis que pendre alors que j’ai défendu cet écrivain pendant plus de trente ans. Bref, cela ne m’inquiète pas au fond, même si ça me blesse d’être traité avec tant de bassesse et de méchanceté crasse. Ce type, en période politique délicate, eût fait des morts. Non seulement c’est un traître, mais c’est un exécuteur potentiel.

    Cela étant je l’ai cherché : parce que je l’ai déculotté comme personne, dans L’Ambassade du papillon, en racontant à la fois notre amitié et la façon dont il l'a trahie, donc voilà la monnaie de ma pièce.

     

    À La Désirade, suite du feuilleton. -  Comme nous le craignions un peu, L’Ambassade du papillon est réduit, par d’aucuns, à un règlement de comptes avec Jacques Chessex, alors que nos querelles n’en occupent que quelques pages. La grise vestale du littérairement correct, Isabelle Rüf dans Le Temps, y voit un livre de haine, alors que tout le monde me parle de l’amitié et de l’amour qui le traversent ; et L’Hebdo remet ça ce matin en consacrant cinq pages tapageuse à m’enfoncer plus ou moins. Dans la foulée, j’apprends que la conclusion de la chronique de Maître Jacques atteignait un tel degré de diffamation que la rédaction a dû la couper. Mais le pompon, c’est la rumeur selon laquelle j’aurais écrit moi-même le magnifique papier d’Eric Bruno paru dans 24 Heures, en usant d’un pseudo. Un cher confrère a même enquêté auprès de notre chef de rubrique à ce propos. Or c’est tout à fait de ces gens-là d’imaginer, chez les autres, la complète malhonnêteté intellectuelle qui est la leur.

    Tout à l’heure, cependant, j’ai eu la bonne surprise d’être appelé au téléphone par Jean Ziegler, inquiet à mon propos, et que j’ai rassuré aussitôt. Il a lu mon livre et l’a beaucoup aimé, estimant tout à fait imbécile la réaction de Chessex. Une fois de plus je suis touché par sa réaction d’homme de cœur.

     

    °°°

     

    On fera son possible en sorte de résister, les enfants, on se sent chaque matin plus proche de céder, ça faut bien l’avouer, les vioques, à chaque éveil c’est plus lourd et plus lancinant, cependant quelque chose nous retient au bord du bord, ou quelqu’un – vous peut-être les enfants ? Quelqu’un qui nous retiendrait à nous et à vous…

     

    °°°

     

    Celui qui cherche la vraie couleur des mots / Celle qui remonte le cours des années sans cesser de sourire / Ceux qui écrivent à leur mère défunte qui reste aussi silencieuse qu’avant, etc.

     

    Peinture: La route de Daillens, huile sur panneau.

  • Mémoire vive (9)

     

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    La touche de Svjatoslav Richter, si nette et si délicate, si physique et si métaphysique, si pleine et si retenue, dans le mouvement lent de cette sonate posthume de Schubert que j’écouterais des centaines de fois sans m’en lasser jamais.

     

    °°°

     

    En lisant le Journal littéraire de Paul Léautaud, je suis impressionné, une fois de plus, par la richesse des observations qui y ont été consignées pendant  plus de cinquante ans, et par le parfait équilibre tenu entre la substance ressaisie et son expression.

    J’ai lu ce matin les pages dans lesquelles le bonhomme évoque Proust à propos d’une revue consacrée à celui-ci, et sans qu’il en connaisse rien, de son propre aveu, que quelques extraits donnés à cette occasion, auxquels il ne comprend d’ailleurs à peu près rien non plus.

    Léautaud prétend qu’un écrivain ne devrait pas lire ses confrères afin de rester plus lui-même, mais c’est là tout ce qui nous sépare. Je crois au contraire qu’un écrivain doit tout lire et tout filtrer en s’efforçant de trouver sa propre voix.

     

    °°°

     

    L’aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le cristal de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côtés ont les chemins.

     

    °°°

    L’une est la fraîcheur même, avec quelque chose de folâtre dans la gaieté qui me rappelle la toute petite fille radieuse qu’elle a été. La voir faire la folle avec le chien dans la neige, derrière la fenêtre, souriant à son jeu comme si elle avait sept ans, me touche aux larmes.

    L’autre est plus lente et plus lancinante, plus sentimentale, plus ardente et plus démunie. Elle a déjà pleuré, elle pleure et elle pleurera.

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce 28 mars 1999. – Ce jour des Rameaux, je ressens une profonde tristesse à l’idée que les uns et les autres se réclament de Dieu pour se massacrer les uns les autres. Cette idée que Dieu participe au combat, que Dieu prend parti, que Dieu bénit les guerriers, m’est complètement étrangère, ou disons que je vois en elle une figure de l’idolâtrie qui ne mérite pas plus de considération ni de respect que l’idolâtrie du Dollar ou de la Force.

     

    °°°

    La leçon de Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue : renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore : à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots. Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.

     

    °°°

    Il ya en moi une joie que rien ne peut altérer : telle est ma vérité première et dernière, ma lumière dans les ténèbres. C’est dans cette pensée, qui est plutôt un sentiment, une sensation diffuse et précise à la fois, que je me réveille tous les matins.

     

    °°°

    Ma conviction profonde qu’il n’y a qu’un seul Dieu et qu’une seule Vérité, mais que cela n’exclut pas tous les dieux et toutes les vérités : que cela les inclut.

     

    °°°

    Je me réveille  à hauteur de source, j’ai refait le plein d’énergie, sous la cloche d’azur je tinterai tout à l’heure comme l’oiseau, puis je descendrai par les villages aux villes polluées etlà-bas j’ajouterai ma pureté à l’impureté : je vous donnerai ce qui m’aété donné les yeux fermés.

     

    °°°

    Au Café des Abattoirs, en janvier 2000. – À la fenêtre ce camion portant l’inscription : Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face : L’Art de la viande. À la table d’à côté,cette femme seule et péremptoire, qui dit comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. Elle, en tout cas, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.

     

    °°°

    Tout faire, désormais, pour échapper à la confusuion des sentiments.

     

    °°°

    Celui qui revit tôt l’aube / Celle qui émerge de la nuit comme d’une eau dormante / Ceux qui font fête au jour malgré les journaux / celui qui ouvre ce livre où c’est écrit : « tout ce que j’ai aimé a disparu » / Celle qui fait le ménage en se rappelant la sentence d’Alexandre Vialatte : « L’homme est poussière, d’où l’importance du plumeau », etc.

     

    °°°

    Ne te plains pas du bruit que font les bruyants : il y a partout une chambre qui attend ton silence comme une musique pure lui offrant toute ta présence entre ses quatre murs de ciel.

     

    À suivre…

     

  • Le Prix Rod à Antoine Jaquier

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    À propos d'Ils sont tous morts d'Antoine Jaquier. Prix Edouard Rod 2014. Remise du prix ce 20 septembre à Ropraz.
     
    On pourrait croire, au premier regard de surface, à en survoler les vingt premières pages, que ce livre se borne à une espèce de chronique, brute de décoffrage, relative au milieu "djeune" plombé par le désoeuvrement et la dope, genre témoignage - un de plus.   Et puis, à y regarder de plus près, à tendre l'oreille aussi à la musicalité et au rythme de la phrase d'Antoine Jaquier, plus encore à capter l'émotion qui filtre entre les lignes et les séquences du "film" romanesque qui se met bel et bien en place, modulé dans le temps à la fois court et plein de péripéties, parfois dramatiques,  de deux ou trois ans (1987 à 1989) revisités des années plus tard par le narrateur parlant du ciel, c'est bel et bien dans un vrai roman que nous nous retrouvons, avec son décor (entre les villages urbanisés de l'arrière-pays lausannois et la capitale) et ses personnages, dans une atmosphère plus proche du nouveau cinéma romand (je pense à Garçon stupide de Lionel Baier ou au tout récent Left Foot Right Foot de Germinal Roaux) que de la littérature de nos régions, à quelques exceptions près.   Ainsi parut en 1975, à Lausanne, aux éditions L'Âge d'Homme, un récit-journal sans nom d'auteur (le scribe de la chose, Claude Muret, estimant devoir garder l'anonymat), intitulé Mao-cosmique et constituant la chronique d'une communauté, de fameuse mémoire, qui éclata à la suite du suicide d'un de ses membres. Plus marqué du point de vue de l'idéologie politique, ce livre a valeur de témoignage irremplaçable sur le climat intellectuel, moral et affectif du début des années 70 où Antoine Jaquier faisait ses premiers pas dans notre drôle de monde. L'époque était aussi aux premières overdoses, mais le sida était encore loin.Pour Jack, le narrateur d'Ils sont tous morts, les drogues dites douces, puis les plus dures, sont immédiatement présentes dans son récit, qu'on pourrait dire d'abord relevant de l'obsession mentale, puis de l'urgence physique. Dès les premiers chapitres, cependant, le lecteur perçoit l'ambivalence du garçon, déjà très lancé dans sa trajectoire de paumé borderline, en dépit de ses dix-sept ans, entre un frère carrément junkie (et sidéen) et une mère qui "fait avec", mais non moins tourmenté par sa mésestime de soi, se récriant quand un présentateur de télé y va de son discours lénifiant sur les drogues douces, et découvrant la réalité de l'héroïne sans euphorie - sale salope qu'il s'impatiente pourtant d'"essayer"...Si le titre du roman d'Antoine Jaquier, Ils sont tous morts, constitue l'horizon du récit de Jack, celui-ci ne débouche sur aucune conclusion "morale" explicite, ni non plus sur aucune forme de cynisme. Lorsque Tchékhov décrivait les faits et gestes de voleurs de chevaux, il ne se sentait pas le devoir de conclure qu'il est mal de voler des chevaux. Les bons socialistes le lui reprochaient, qui reprocheraient peut-être aujourd'hui à Antoine Jaquier de ne pas dire explicitement qu'il n'est pas bien de se camer ou de braquer une banque de nos campagnes (ce que fait Jack pour se payer un grand voyage avec sa bande de Pieds nickelés entraînés par un malfrat) ou de fréquenter un type du genre de Bob, son pote raciste, nazillon et homophobe, détestant même "certains animaux"... Seulement voilà, se justifie Jack: "Qui a dit qu'on choisissait ses amis ? Un foutu menteur en tout cas. Les miens sont dérangés dans leur tête, mais je peux les compter sur les doigts de ma main. De toute manière, il n'y a pas de service après-vente, alors je fais avec".Les amitiés, à la fois lucides (voire méfiantes) et loyales, plus que les amours de Jack, constituent d'ailleurs  le fragile fil rouge affectif qui traverse ce récit dont l'échappée finale, en Thaïlande, marquera aussi le déclin et la déroute, morts à l'appui.Avec le recul des années, Antoine Jaquier est parvenu à reconstituer, sans les caricaturer, les traits et les faits et gestes  de Jack et ses amis - Stéphane et Manu, Tony l'ancien braqueur et  Chloé la belle qu'on se partage et qui rêve plutôt d'une nouvelle vie à l'autre bout du monde, Bob qui rêvait d'échapper à la pesanteur, et plus dure sera sa chute - , dans un roman lesté de gravité qui se paie le luxe, ici et là, de deux ou trois alexandrins bien balancés. La "littérature", au sens conventionnel, est cependant moins le souci de l'auteur d'Ils sont tous mort que la perception nuancée, dure et hypersensible à la fois, d'une réalité ressaisie en vérité. Autant dire qu'on aurait tort de chipoter sur des détails de forme, ici et là. L'essentiel est en effet ailleurs.Ainsi, à sa toute fin, qu'il imagine celle d'un samouraï prenant son ultime décision "en l'espace de sept respirations", Jack contemple-t-il dans le miroir son corps nu, malingre et tatoué: "Les dessins m'apparaissent plus beaux que jamais. Je sais enfin pourquoi je les ai faits: quitte à n'être que poussière, autant la décorer"...
    Antoine Jaquier. Ils sont tous morts. L'Âge d'Homme, 276p

    Le Prix Edouard-Rod sera remis au lauréat 
    samedi 20 septembre à 11h à la Fondation de L'Estrée, à Ropraz.
    Un vin d'honneur sera servi à l'issue de la cérémonie.
    Vous êtes cordialement invités à cette remise du Prix Edouard Rod 2014.

  • Mémoire vive (8)

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    Gens qui nous ennuient : les battants et les corsetés, les égomanes et les obséquieux, les affligés pour rien mais aussi ceux qui positivent. Longue liste à suivre…

     

    °°°

     

    Le type qui fait monter le volume de la sono, dans une soirée, à chaque fois que la conversation devient intéressante.

     

    °°°

    Ces auteurs (un Georges Haldas ou un Paul Nizon) qui se plaisent à décrier le roman, simplement parce que le genre ne leur convient pas. À l’inverse, ces romanciers qui font la moue devant tout ce qui n’est pas roman, comme si celui-ci monopolisait tout l’art d’écrire. Tout cela très relatif en somme, pour ne pas dire vain.

     

    °°°

     

    L’enfer est ce lieu où l’on ne sourit pas ni ne rit pour rien.

     

    °°°

     

    C’est le rôle des médiums que sont les romanciers de descendre dans les enfers et de parcourir, de bas en haut, tous les étages investis par l’humaine engeance.

     

    °°°

     

    Je me régale à la lecture des Miettes de mémoire de mon cher Henri Ronse, dont chaque pointe sensibilise autant de souvenirs personnels que je note aussitôt :

     

    La femme-enfant que j’ai rencontrée dans le train, qui m’a suivi et avec laquelle j’ai dormi tout habillé, en automne 1970.

     

    Les poissons Flaubert et Balzac que je tenais par la queue dans un rêve récent.

     

    Mes soirées avec le Marquis, autre enfant perdu, depuis vingt-cinq ans.

     

    La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.

     

    Mon premier amour impossible, à dix ans.

     

    La table cosmopolite de la Pensione Pianigiani, à Sienne, juste à côté de l’Académie de Musique, à la fin des années soixante.

     

    La folle de Cordoue, me poursuivant à Séville.

     

    Le vieux philosophe espagnol Alonso Diez, aux Escaliers du Marché, ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles dans sa soupente.

     

    La pièce policière du lundi soir écoutée en famille, mais chacun sur son poste (le poste à galène de mon frère aîné), il y a bien quarante ans de ça.

     

    Un crépuscule à Derborence, Colorado.

     

    Les tables aux têtes de porcs alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon rose, cette année-là à Sorrente.

     

    La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.

     

    L’odeur de sperme des escargots dans les haies de l’asile des aveugles de Rovéréaz, juste après la pluie.

     

    Le ruisseau Danube dansles prairies de Souabe, adolescent comme nous, en été 1961 - l’été du suicide d’Hemingway et de la mort de Céline.

     

    °°°

     

    BookJLK8.JPGÀ La Désirade, le 13 avril 1998. -  Ce message de Jacques Chessex sur mon répondeur : « C’est Jacques, à Ropraz. Je voulais te dire que je relis complètement ton roman, Je suis persuadé d’avoir affaire à une grande chose. C’est un livre fondateur, c’est un livre non seulement de départ, parce que le départ tu l’as pris il y a de nombreuses années, mais de départ à l’intérieur d’une œuvre. C’est une sorte de plaque tournante. Tout est repensé, et l’avenir proche et lointain le prouvera. C’est un livre d’une fécondité, d’une richesse exceptionnelles et je pense vraiment très rare, et tellement rare que c’en est insupportable. J’ai eu de nombreuses émotions romanesques ces dernières années, mais c’est extrêmement rare qu’elles soient aussi fortes qu’à la lecture du Viol de l’ange . »

     

    °°°

     

    Très saisi par la (re)lecture de Mallarmé, dans ses Divagations. Quelque chose là-dedans de puissamment érotique dont je n’avais pas le souvenir. Et surtout m’épate l’énergie de la cristallisation. Là vraiment le summum de la transmutation poétique telle que je la comprends : fulgurance et cristal.

     

    °°°

     

    Ces gens qui vous aiment pour la vie parce qu’un jour vous avez dit un peu de bien d’eux.

     

    °°°

    Rien envie de lire ces jours. Commence le dernier livre d’Antonin. M’embête. Commence une nouvelle de Walter Vogt. M’embête. Reprends le Pasticcio de Gadda. M’y perds. Et pas tellement envie d’écrire non plus. À peine quelques bonnes lettres. Sinon, je songe à la peine des gens. Ma mère seule à l’hôpital : cela la vraie réalité.

     

    °°°

    Cette espèce de silence gêné qui accueille une vérité malséante.

     

    °°°

     

    Francis Bacon :« Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence. »

     

    °°°

     

    Hannah Arendt se plaint de « ces gens qui ont oublié ce que c’est que rire ; que les choses puissent être drôles ne leur traverse jamais l’esprit : des animauxsérieux ».

    Et ceci encore de décisif : « Le vice principal de toute société égalisatrice est l’Envie. Et la grande vertu de toutes les aristocraties, me semble-t-il, on la trouve dans le fait que les gens savent toujours qui ils sont et donc ne se comparent pas aux autres. Cette permanente comparaison est vraiment la quintessence de la vulgarité. Qui ne possède pas cette hideuse habitude se voit immédiatement accusé d’arrogance, comme si, en ne se comparant pas, on se plaçait d’autorité au sommet. »

     

    °°°

     

    Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils auraient voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et ont cessé d’apprendre. Penser à cequ’ils ont risqué ou pas. Penser à ce qu’ils ont osé ou pas. Penser à ce qu’ils pensent…

     

    °°°

     

    Le 2 octobre 1998. – Rencontre de Michel Butor À l’écart, sa belle maison de pierre des hauts d’Annemasse, face aux Aravis. Très aimable accueil en pantoufles, et très gentils propos sur Le viol de l’ange qu’il a lu entièrement et dit un très bon livre, intéressant et bien construit, qui lui paraît en outre « très chaste »…

     

    °°°

     

    Nous vieillissons, ma bonne amie et moi, comme des Rembrandt. Nous épaississons et nous dorons, dehors et dedans, surtout dedans. Nous serons, je le crois, de bons vieillards cuits à point, à la croûte agréable et à la douce mie.

     

    °°°

     

    Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi.

     

    °°°

     

    Calella, en octobre. - En reprenant ma lecture des Miettes demémoire de notre ami Henri Ronse, je note encore ces souvenirs personnels :

     

    Les raisins que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.

     

    Le premier corps réellement étreint (toute une nuit).

     

    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous scrutions à la jumelle, où se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.

     

    Le besoin de se perdre : dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans l’alcool.

     

    Ceux qui restent froids : révélation pour moi, et début de la prudence.

     

    Ma mère marchant d’un bon pas dans la rue et moi séchant un cours sur une terrasse : la fourmi, la cigale.

     

    Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit : chips, chips, chips, hourrah !

     

    °°° 

     

    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.


    À suivre…

     

  • Mémoire vive (7)

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    Ce 23 novembre 1996. – Il y a quatorze ans de ça, jour pour jour, et par une aube froide et belle comme celle de ce matin, je traversais la campagne en compagnie de mon beauf afin d’aller accueillir Number One en ce bas monde, la même Number One qui est en train de regarder Gone with the Wind à la télé, pour la énième fois. Le souriceau violet s’est transformé en jeune fille en fleurs, son père écoute Eighteen till I die de Bryan Adams, coqueluche des ados, et voilà la vie…

     

    °°°

     

    Good conversation yesterday night with my old friend G.J. who told me about his first sexual experience, at the age of 12, when another guy, having more money than he had, let him meet a young prostitute round the station of Montparnasse. He told me that he remebered quite well the face of the girl, coming from Britain. Other remembrance : some holidays in London, a bit later, when he met another young girl whose kisses à la fraise he never forgot.

     

    °°°

     

    Très intéressé par ce que dit Gilles Deleuze de la langue qui se forge au sein de la langue et se constitue en style. À propos de Céline, notamment : du Voyage au bout de le nuit àGuignol’s Band, Céline se débarrasse peu à peu de la syntaxe ordinaire pour aller vers la musique – le pur jazz verbal à rythme tagadam.

     

    °°°

     

    En relisant un texte que mon père avait écrit à mon intention, en 1981, sur son enfance et sa jeunesse, je suis frappé par la douleur non exprimée qu’il y a entre les lignes, et j’essaie d’imaginer, pour tant de gens coincés par leur éducation, ce qu’à été la vie. Mais a-t-on fait tant de progrès aujourd’hui ? Les décoincés sont-ils réellement plus heureux que leurs aïeux. Je me le demande.

     

    °°°

     

    Le provincialisme se nourrit de ragots et se complaît dans l’immobilisme. Le provincialisme a le mouvement et les confrontations en horreur. Le provincialisme préfère le ricanement à l’humour et se passionne pour l’insignifiance. À tout cela qu’il faut résister.

     

    °°°

     

    On apprend ce matin, par les médias, qu’une adolescente d’Evolène, violée par ses deux oncles, est publiquement accusée, par l’avocat de ceux-ci, de les avoir allumés et de n’être qu’une traînée. Mais vraiment, quelle créature hideuse que l’homme sur ses ergots, et combien la réalité dépasse toutes mes imaginations. Ah mais, autant la débauche ordinaire m’inspire d’indulgence, autant le viol me répugne !

     

    °°°

     

    Suis-je assez conséquent dans ma ressaisie de la réalité ? Ne suis-je pas trop léger dans ma façon detraiter une matière aussi sensible et tragique que celle du Viol de l’ange ? Je me fie beaucoup au pouvoir des mots et à ma capacité d’évocation, mais une langue trop riche ne risque-t-elle pas de noyer les faits ?

     

    °°°

     

    La Guadeloupe, enfévrier 1997.– C’est un pays assez étrange, à la fois attirant et revêche, qui tient en même temps du jardin originel et du chantier laissé à vau-l’eau, où la nature paraît à la fois nourricière et instable, généreuse et violente, et dont les gens sont beaucoup moins ouverts et joyeux que je ne me le figurais. J’en garderai ainsi l’image de ces cabanes à la Faulkner perdues dans les collines, devant lesquelles une femme ou un homme seuls semblent perdus dans je ne sais quelle âpre rêverie.

     

    °°°

     

    Je n’arrive pas à peindre en ces lieux, mais je me remplis de couleurs. Le nuancier des bleus est le plus riche et le plus mouvant sous ces latitudes, toujours lié à des rapports imprévus, au gré de véhéments contrastes. Ainsi du turquoise et du noir soudain cisaillés par des flèches de rose ou de blanc laiteux précipité en coulées huileuses ; ou de ces visions africaines de champs jaunes sous le ciel rouge, avec les taches rousses des vaches seules ou la pointe vermillon d’une crête de coq sur une clôture,  jusqu’à la mer étale entre les haies : une ligne bleu pervenche mais où l’on sait qu’il y a des requins.

     

     

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    À Montréal, en avril1997.– En me baladant par les rues mal famées, que je préfère aux cénacles littéraire mais où traînent beaucoup de pauvres hères et de jeunes à la dérive, je ne cesse de penser à ma situation de privilégié, moi qui suis aimé, qui aime et qui fais ce que j’aime.

     

    °°°

     

    Bacon regarde attentivement le pape de Velasquez, dont il tire un pontife à sa façon, qu’il réduit à un cri. Celui-ci était déjà en puissance dans le pape de Velasquez, mais sous un masque, ou plus exactement dans les traits du masque devenus coulures sur la face du pape de Bacon.

     

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    On peut se perdre à tout moment. Cela se passe comme ça : on ne sait comment. Parfois même, certains jours, on meurt physiquement ou psychiquement, disons : à l’essai.

    Aujourd’hui je me suis senti perdu, à un moment donné, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé.

     

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    Ravissante image que celle de Number One, assise en robe longue devant le chalet de Nermont et corrigeant, l’air pénétré, l’écrit secret sur lequel elle travaille depuis quelque temps.

     

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    Ce 1erseptembre 1997. – Niaiserie complète des médias, ce matin, à propos de la mort de Lady Di. Le pompon à 24heures : « Nous sommes tous responsables ».

    Et quoi encore, Ducon ?

     

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    Ce 30 septembre, surlendemain de la mort de mon frère aîné. - On ne s’yattendait pas, mais c’est comme une amputation. On n’avait pas vécu bien proches,on vivait à vrai dire sur des planètes séparées, et pourtant, soudain tout se passe comme si le silence de celui qui s’en est allé faisait affluer des torrents de paroles et d’image.

    Je me rappelle à l’instant les mots de Thomas Wolfe à propos de la méconnaissance qui sépare le père du fils et les frères entre eux, mais comment ne pas vivre aussi, à ce moment-là, cette autre évidence profonde des liens du sang ?

     

    « Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.

    Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul? »

    (Thomas Wolfe, Look homeward, Angel)

  • Mémoire vive (6)

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    À Vienne, en mars 1995. – Ce matin je vais tranquillement prendre mon Frühstück, et voici qu’il y a là, à une table, un horrible vieux  aux deux mains coupées, flanqué d’une horrible vieille aux yeux enfoncés  à coups de marteau sous son front buté. Or je pense aussitôt : bourreau, et non pas victime. À cause du visage. Et de la voix. Et des affreux moignons brandis. Visage horrible de criminel de guerre ou de bureaucrate sadique. Et voix cruelle, tout de suite hystérique (tout desuite voix d’Hitler) à l’instant où le personnage se met à houspiller un hôte qui n’a pas fermé la porte ainsi qu’il convient. « Das zieht ! » a sifflé le monstre, et sa conjointe de renchérir aussitôt :« Das zieht ! Das zieht ! ».

    Ou bien ai-je tout faux ? Après tout, ce pourrait être un ancien ouvrier mutilé par une machine, et qui souffre de rhumatismes ?

     

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    Dino Buzzati : « Vite, vas-y dans la nuit et le gouffre ! Mais au nomde Dieu, ne réfléchis pas, ne te laisse pas prendre par le sommeil ! Demain nous arriverons peut-être ! »

     

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    Très frappé par ce que dit Henry Miller à propos de la peinture, qui lui a rendu la joie de vivre. Or la perspective de peindre en toute liberté, ces jours prochains, ne laisse de me ravir. L’écriture ne m’a jamais été un bonheur simple. Il en va tout autrement de la peinture, par laquelle s’établit un rapport sensible, voire sensuel, à la fois psychique et physique, très intense, avec le monde.

     

    °°°

     

    À Nermont, en juillet1995.– J’aimerais entreprendre ces jours un roman portant sur la réalité contemporaine, et par conséquent aussi sur la pseudo-réalité médiatique et le simulacre sous tous ses aspects. Or tout serait possible dans ce roman virtuel.Tout ce qui peut être dit pourrait l’être. Mais tout, aussi, pourrait rester non-dit de ce qui devrait l’être. Tout serait exprimé qui pourrait l’être, par conséquent tout pourrait y être exprimé dans les limites des moyens d’expression classiques ou postmodernes, page blanche non comprise. Tout serait donc possible dans ce roman, à titre virtuel. Il y aurait là comme une recherche phénoménologique des éléments significatifs de la nouvelle réalité. Le principe moteur du roman serait la liberté de tout dire, et sa tonalité dominante une sorte d’humour panique.

     

    °°°

     

    Ily a, chez Antonio Lobo Antunes, tout ce qu’on peut attendre d’un grand écrivain. À savoir qu’il a le souffle lyrique d’un poète et la précision à tous égards d’un romancier, à la fois la vision large de l’Histoire en marche et de la société en transformation, et celle plus intime du peintre de mœurs et du médecin des âmes. En d’autre stermes, Antunes remplit tous les espaces qui séparent, selon l’expression de Dürrenmatt, le cendrier et l’étoile ; et je ne vois guère, aujourd’hui, d’auteur qui me donne, autant que lui, l’impression de capter et de restituer le monde qui nous entoure avec autant de pénétration sensible et de puissance.

     

    °°°

     

    À Nermont, ce 30 décembre 1995. – Après l’amour l’après-midi, j’ai pensé que sans L. ma vie n’aurait jamais connu la vraie poésie. C’est avec elle seulement que j’aurai touché à la plénitude physique, ou plus exactement : métaphysique, non du tout au sens de la seule satisfaction sexuelle, mais pour cette espèce de chute d’anges au fond de l’espace-temps, au sens de l’unité suprême devinée sinon atteinte, au sens de l’effusion et de la fusion – au sens d’une intimité tendre et vertigineuse à la fois.

     

    °°°

     

    Au téléphone, le vieux Théodore Monod me dit qu’il voit l’ère diabolique commencer le 6 août 1945, caractérisé par le fait que, désormais, les armes humaines sont en mesure de contaminer les générations à venir, signe selon lui de leur caractère démoniaque.

     

    °°°

     

    À Cologne, en mars1996.– Le ciel s’est couvert et le soir vient. Je me trouve, juste avant de reprendre le train pour Düsseldrorf, assis sur un banc donnant sur l’arrière du dôme, lequel forme comme une puissante carène de navire hérissés de clochetons aux dentelles se découpant sur le gris du ciel. Mais ce qui me frappe le plus, à l’instant, c’est la résonance qui s’établit entre le grand arbre noir aux magnifiques entrelacs de ramures qu’il y a là, et l’édifice devant lequel il se dresse, lui opposant sa propre évidence. Tout à l’heure m’a transi le grand froid de l’intérieur du dôme, et voici que la mince lumière des cierges éclairant un morceau de vitrail dans la muraille grise me touche comme un certain vers tout humble de Verlaine évoquant l’or d’un brin de paille…

     

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    Corot à la veille de sa mort : « J’aperçois des choses que je n’ai jamais vues. Il me semble que je n’ai jamais su faire un ciel. »

     

    °°°

    L’ambiance de l’époque est à une sorte de torpeur agitée et de parlote hagarde. Castoriadis parle, fort justement, de la montée de l’insignifiance. Les métaphores de la prison sans grilles et de l’hospice occidental, forgées respectivement par Dürrenmatt et Limonov, sont elles aussi pertinentes. Reste du moins, pour le romancier, à filtrer ces observations par le truchement de personnages et de situations adéquats.

     

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    L’intimité est un cercle magique qui doit être préservé contre toute intrusion. Il n’y ade réelle continuité entre ceux qui s’aiment que s’il y a don et abandon, confiance claire et protection mutuelle d’un secret qu’il n’est jamais besoinde formuler – d’ailleurs est-il même formulable ?

     

    °°°

     

    Le travail est un effort d’élucidation, tandis que la paresse consent aux ténèbres et à la confusion Le travail est tension, quand la paresse est flasque ; le vrai travail est source de joie créatrice, tandis que la paresse est délectation morose. Plus encore : la paresse est corrosive, il y a en elle un pouvoir délétère et même destructeur. La paresse ne se contente pas de ne pas faire, elle défait.

     

    °°°

     

    Les idées viennent en écrivant. Très peu de bonnes choses découlent de la seule cogitation. Le roman est une masse virtuelle de langage à travailler comme une sculpture.

     

    °°°

     

    À Nermont, en août 1995. – Très bel orage ce soir avec, d’un côté, le décor gris sabre et noir bleuté des montagnes et du lac strié de lignes métallisées, et, de l’autre, le front jaunâtre tombant d’un dais noir profond, traversé de formidables éclairs étrangement silencieux, tandis qu’un tiède vent d’Afrique agitait les feuilles d’étain des bouleaux sous nos fenêtres. Sur quoi, comme après l’amour dans le désordre des draps, il commença de pleuvoir des trombes tandis que la grêle hachait rudement la salade.

     

    °°°

     

    Toujours et encore impressionné, à la lecture de Simenon, par la saisissante profusion des observations qu’il a emmagasinées, et dans les milieux les plus divers. Aussi, la qualité morale de ses romans m’en impose. Il n’y a jamais là-dedans rien de vil, contrairement à tant de romans de gare ou d'aérogare qui visent bas et flattent les pires instincts, à commencer par ceux de l’immonde Gérard de Villiers,Tout au contraire il y a, chez Simenon, un fonds de fraternité et de noblesse qui dépasse, et de loin, le phénomène qu’on a dit, de l’éponge ou de la machine à fabriquer du roman. Gide avait raison : en matière romanesque, c’estl’un des plus forts. Et le fait de la simplicité de son écriture ne me dérange pas, bien au contraire. Avec si peu de mots, dire autant du tréfonds humain est incomparable. Simenon n’est peut-être pas un grand écrivain du point de vue de l’invention d’un style, encore que ça se discute, mais quel prodigieux capteur de sensations et d’émotions que ce médium sans pareil.

     

    °°°

     

    Au fil d’une conversation avec Christian Bourgois, j'apprends qu’il est désormais impossible de vendre, aux Etats-Unis, un livre d’un auteur blanc traitant de personnages noirs. Cela ne se fait pas : ce n’est pas conforme à la political correctness…

     

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    Il n’y a que la prière qui rassemble, et c’est cela mon Dieu, même ne priant pas.

     

     

    À suivre…

  • Mémoire vive (5)

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    La vie habitudinaire et assez mortelle que vivent tant de Suisses nantis et rassis est pour chacun de nous une menace de tous les jours et de tous les instants. La non-rencontre est le signe de cette vie aisée et insipide. Penser que nous sommes riches et libres et que nous en faisons ça : cette télévision, ces journaux, cette prostitution policée d’un peu tout.

     

    °°°

    Il y a, dans nos pays de nantis, un homme nouveau qu’on pourrait dire l’Homme duTGV, qui fonctionne à l’aide de deux prothèses : calculette et portable.

     

    °°°

     

    Fuir la laideur, la seule imagination des convoitises basses et toute forme de décréation.

     

    °°°

     

    Deux retraités au café le matin. Elle la plus âgée mais rajeunie par ses atours vaguement écolo nuance chic, lui probablement ex-prof. Tous deux plongés dans les journaux avec une sorte de fièvre soucieuse, sans doute liée à leur sentiment d’être sur la touche, pour ne pas dire au rebut.

    Me rappellent cette réflexion de l’un d’eux citée dans une enquête de Ménie Grégoire : « Ce qu’il y a de terrible, avec la retraite, c’est qu’on n’a plus de vacances… »

     

    °°°

     

    Je reconnais mes vrais amis au degré d’intensité du sentiment de manque que j’éprouve en leur absence.

     

    °°°

     

    L’esprit petit-bourgeois tend à tout acclimater et tout aplatir. La Suisse en représente l’accomplissement propre-en-ordre, à cela près qu’un vieux fonds terrien populaire y résiste.

     

    °°°

     

    S itu veux savoir ce qu’untel pense de toi, écoute Madame.

     

    °°°

     

    À Salonique, en juillet 1933.– Au congrès de l’orthodoxie mondiale, les Serbes parlent en martyrs. Se disent victimes de trois génocides, le premier en 14-18, le deuxième en 39-45 et le troisième aujourd’hui. Mais les Croates parlent aussi de génocide, de même que les Kosovars. Logomachie balkanique. Et les popes d’y ajouter...

     

    °°°

     

    Ce mot de Hofmannstahl que volontiers je fais mien : « La joie exige toujours plus d’abandon, plus de courage, que la douleur . » 

     

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    Lautréamont, moins fou que d’habitude : « On dit des choses solides lorsqu’on ne cherche pas à en dire d’extraordinaires. »

     

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    Des êtres qui sont plus purs dans l’apparente abjection que d’autres dans l’apparente vertu.

     

    °°°

     

    Se purger de toute exaltation niaise, sans perdre sa capacité d’enthousiasme.

     

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    Haldas appelle la sagesse « une foutaise philosophique ». Trop vite dit àmon goût, mais comment, en effet, se dire sage au pied de la Croix ?

     

    °°°

     

    Je ne supporte pas la comédie dans les relations amicales, au sens d’un arrangement opportun. Autant l’hypocrisie courtoise, en société, me paraît aller de soi, autant le double langage, en amitié, m’est intolérable.

     

    °°°

    Au cinéma, en décembre1993.– The Snapper de Stephen Frears. Avec truculence, voici le bordel du monde actuel sublimé par l’amour-tendresse. À mes yeux la meilleure réponse, et combien évangélique, à ceux-là qui prétendent que plus rien ne sort de notre vieille Europe.

     

    °°°

     

    Dépasser l’ironie, la moquerie, la charge, la dégomme, piques et pointes : tout épinglage en somme facile, fauteur de remarques du genre : « Ah mais, tu l’as descendu ! », bref lavulgarité convenue, sans céder un pouce au consentement.

     

    °°°

     

    Dans les médias de ce matin, cette anecdote si caractéristique de l’esprit politiquement correct, qui raconte l’interdiction faite à ses élèves, par telle directrice d’un collège anglais, d’assister à telle représentation de Roméo et Juliette, au motif que cette story serait trop exclusivement hétéro…

     

    °°°

     

    Ily a,  je crois, une analogie profonde entre le narcissisme sexuel, un certain alcoolisme et la drogue, et c’est la jouissance pure, pleine de son seul vide.

     

    °°°

     

    D’où vient en nous la reconnaissance de la beauté ou de l’harmonie, opposées à la laideur ou au chaos ? Je ne crois pas qu’il s’agisse seulement d’éducation ou de culture. Je crois qu’il y a, au fond de nous, le sens d’un ordre secret et sacré que dérange et même que défait ce qu’on appelle le mal.

     

    °°°

    À Nermont, en novembre1994.– La montagne est d’une vieille beauté triste d’avant la tombe qui me rappelle ce sublime poème de Lamartine dont je ne me souviens pas d’un mot à l’instant. Les épilobes ont l’air de plumes d’autruche mangées aux mites au fond d’un grenier fleurant la souris morte, la cabane aux oiseaux penche plus que l’été dernier, les feuillus défoliés mettent du gris taïga dans les vestiges d’or et de pourpre qui rehaussent à peine le fond vert fané de la forêt, le petit funiculaire rouge ne grince plus de l’autre côté du val, la plupart des chalets sont fermés. Le silence se fait entendre, un chat haret s’enfuit là-bas dans les taillis,  je me demande vers quelle ingrate tanière. 

     

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    À Paris, en décembre1994.– Ce que me disait Ismaïl Kadaré hier soir, à propos du ressentiment mortel qui pourrait être attisé ces prochaines années par les intégristes musulmans montant en épingle le martyre de la Bosnie, me semble bien plus fondé que la satisfaction de certains chrétiens persuadés que les Serbes ont fait barrage à une avancée de l’islam; et je partage, aussi, le sentiment de Kadaré que quelque chose d’important nous échappe encore de l’affrontement réel à venir, qui nous apparaîtra peut-être trop tard. En tout cas je retiens cette observation du grand écrivain albanais : que la haine d’un milliard de musulmans est une chose trop grande pour le monde.

     

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    Il faut que je me persuade chaque matin que je ne suis pas nul. Que je me persuade chaque matin que mon travail est légitime. Que je me persuade chaque matin que ce que je fais n’est pas à jeter. Après quoi je n’ai plus qu’à m’y mettre.

     

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    Sur une affiche placardée à la Bibliothèque universitaire : « Pour un quart d’heure de méditation – Espace Dieu, salle X . »

     

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    Le travail est le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.

     

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    Bernanos :« L’homme de ce temps a le coeur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous ».

     

    Photo JLK: les hauts de La Désirade

  • Ceux qui se relookent

     

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    Celui qui se fait un faciès de délit pour draguer la critique littéraire snob à bas gris / Celle qui se peint les ailerons à la laque de carrosserie / Ceux qui se sapent de cuir pour aller "en signature" où Nothomb se pointe épilée et sans perruque / Celui qui a chez lui un jeu de masques dont celui de l'Auteur Sincère fait toujours fureur / Celle qui se refait une vertu qui vaut mieux que deux tu l'auras / Ceux qui prennent la pose même à la radio / Celui qui dit à Ariane qu'elle a du chien avant de se faire mordre à la fesse gauche / Celle dont le string s'est perdu dans ses chairs opulentes de diva fellinienne / Ceux qui peignent la girafe genre Christine Angot sur échasses / Celui qui se prend dans l'oeil un jet de salive possiblement contaminée vu qu'il mate le site grave de Webcamworld.com / Celle qui veut absolument savoir dans quelle tenue Arielle Dombasle se met au lit le vendredi soir / Ceux qui matent la chatte faute de muter mateurs de matous / Celui qui constate que l'indiscrétion mondialisée coïncide avec l'indifférence globalisée / Celle qui va aux renseignements sur Facebook en sorte de nourrir ses rêveries de fin d'après-midi à Interlaken / Ceux qui se flagellent après chaque séance de voyeurisme et ça maman c'est le plan géant /Celui qui estime que l'exhibitionnisme n'est pas un humanisme au sens existentialiste forgé à l'époque des caveaux de Saint Germain-des-Prés où des femmes nues dansaient sur les tables en tout cas c'est ce qu'on dit / Celle qui se prénomme Margot et n'a pas de chat ni de corsage ni de gougoutte mais un compte au Crédit lyonnais qu'elle alimente avec son salon de Grenoble à l'hygiène garantie / Ceux qui sont gais par nature et trouvent naturellement contre nature les gays qui font la gueule / Celui qui pense que l'amour dit romantique est contre nature au contraire des caresses de certains chimpanzés pratiquant la relation de tendresse genre vieux amants / Celle qui s'est demandé que faire lorsque son fils Rachid est venu au monde avec deux zobs alors que le père présumé avait rejoint les brigades du Jihad / Ceux qui veulent la peau du père Anselme au motif qu'il confesse les vierges à vue / Celui qui classe la curiosité au rang des péchés majeurs méritant un max de pénitence genre fouet à neuf queues / Celle qui montre tout à ses hommes mais pas en même temps / Ceux qui se font masser à l'oeil / Celui qui prétend que Dieu voit tout ce qui explique les tsunamis et autres séquelles de Sa Colère / Celle qui dénonce sa cousine effrontée à l'imam absolument opposé à la révélation publique des lèvres inférieures / Ceux qui obligent leurs épouses à se baigner en anoracks avec passe-montagnes et piolets contre les voyeurs obsédés / Celui qui fouette sa femme lui demandant d'allumer une bougie pendant l'Acte et gare si leur premier fils est une fille / Ceux qui ont vu le Surmoi calviniste pénétrer dans la boîte par la porte de derrière et faire ça comme je vous dis pas / Celui que scandalise le comportement inapproprié des amants sur la plage déserte qu'il observe à la longue-vue / Celle qui se fait empaler dans la boîte libertine en s'attendant à ce que ça jase demain mais faut assumer n'est-ce pas / Ceux qui se rincent l'oeil à l'eau de source en rappelant la Parole selon laquelle tout est pur à ceux qui sont purs, etc. 

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    Peinture: Pierre Lamalattie. Dont la nouvelle expo est consacrée à notre amie la femme. Galerie Alain Blondel, du 25 septembre au 31 octobre. Paris, rue du Temple, dans le IVe.

  • Quelle petite phrase bouleversante...

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    Le concerto pour violon de Saint-Saëns en incandescence sensible sous l’archet de James Ehnes. C'était jeudi soir au Septembre musical de Montreux, avec le Royal Philharmonic Orchestra de Londres dirigé par Charles Dutoit.

     

    Certaines musiques, certaines mélodies, certaines phrases de piano ou de violon ou de quelque autre instrument n’en finissent pas de nous revenir à travers les années, on ne sait trop pourquoi, mais ce que je sais, pour ma part, c’est qu’il y a au moins quatre décennies que m’accompagnent les airs de violon du concerto  de Saint-Saëns, parfois snobé par les spécialistes. C’est vrai qu’il est d’une tendresse romantique , dans son deuxième mouvement, et d’une expressivité presque gitane, dans ses autres parties, qui peuvent paraître trop suave aux uns ou trop extravertie aux autres, mais je n’en ai cure en ce qui me concerne, et ce soir encore j’ai vérifié que j’avais raison : cette œuvre est une pure merveille de délicatesse et de vigueur. 

     

    Or jamais autant que ce soir, après divers illustres violonistes, cela ne m’était apparu avec une telle  finesse, dans les aigus presque imperceptibles à l’oreille, autant que par sa puissance expressive dans les timbres sombres ou les scansions véhémentes, qu’avec James Ehnes.

     

    Reprenant l’image de la « petite phrase » proustienne de la sonate de Vinteuil , Max Dorra fait allusion, dans le titre d’un de ses livres, à  « quelle petit phrase bouleversante au coeur d’un être », et c’est celle-ci même que James Ehnes a modulé ce soir dans le deuxième mouvement, avec un lyrisme intense mais sans ostentation, parfaitement accordé à l’orchestre de Charles Dutoit.

     

    Enesco disait, à propos de Bach, que celui-ci prouvait que l’homme, parfois, est capable du ciel. Or c’est ce que je me suis dit hier soir en écoutant le concerto pour piano de Beethoven  joué par Radu Lupu, et la même grâce « céleste » m’a semblé se dégager ce soir du violon de James Ehnes…

  • Ceux qui ne se plaignent pas

     

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    Celui dont les plaintes sont une plaie purulente / Celle qui se lamente dès que la caméra tourne / Ceux dont le seul regard est un reproche / Celui qui succombe au sourire de l’unijambiste russe toujours contente / Celle qui est devenue adulte pour cesser d’endurer les félicitations contraintes de son beau-père / Ceux qui ont beaucoup appris de l’impatience de leurs patients / Celui qui par respect de lui-même ne se lamente jamais ou disons : presque jamais / Celle qui vomit cette société de jérémiade /Ceux qui ont l’air frustré de ne point trouver à se plaindre / Celui qui a éteint les feux de l’envie à l’eau de source / Celle que sa nature porte à gifler les nantis se la jouant démunis  / Ceux qui se montrent polis et doux au dam de la muflerie généralisée / Celui qui s’abaisse dans l’espoir de voir monter sa cote / Celle qui fait étalage de sa franchise avec une cruauté pas franchement sympa / Ceux qui ne vont plus au casino avec des faux jetons / Celui qui demande à l’écrivain « alors toujours dans les écritures ? » sur un ton de vague reproche / Celle qui te demande si tu arrives à vivre de tes livres et semble mortifiée de t’entendre lui répondre que l’héritage de quelque argent te permet de vivre aux Bermudes la moitié de l’année et l’autre moitié dans un ashram de l'Himalaya où tu te ressources loin de ta gérante de fortune / Ceux qui trouvent du plaisir à délirer genre Rimbaud avant d’être un peu connu / Celui qui écrit que « le monde est assez vaste pour que chacun puisse s’y sentir malheureux »/ Celle qui dit préférer le business aux pauvres / Ceux qui se dégoûtent et se dégoûteraient encore plus de l’avouer à leur psy / Celui qui fait du stretching avec le pasteur du quartier des Muguets / Celle qui considère les politiciens de tous bords comme des « usuriers merdeux » / Ceux qui ont colporté la rumeur selon laquelle Ezra Pound le poète aux chaussettes rouges était à la fois « excentrique, chagrin et égocentrique » sans en avoir jamais lu une ligne à l’instar de la majorité des électrices de l’Etat du Kentucky /Celui qui estime que son apparence sociale est nulle et positivement malvenue / Celle qui rit de se voir oubliée dans ce tiroir / Ceux qui ont à la fois la pêche et une poire pour la soif, etc. 

     

  • Les crades et la gracieuse

     

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    (Dialogue schizo)

     

    Sur L’Enlèvement de Michel Houellebecq , la rentrée littéraire et le décolleté d’Alisa Weilerstein

     

    Moi l’autre : - Donc finalement, on a croché, toi et moi…

    Moi l’un : - Il s’en est fallu de peu, mais c’est vrai que cet Enlèvement de MichelHouellebecq valait, contre toute attente,  d’être vu jusqu’au bout…

    Moi l’autre : - Je t’ai pourtant senti à la limite de taxer ça de foutaise et de laisser tomber après un quart d’heure…

    Moi l’un : - Durant le premier tiers du film, c’est vrai que ça m’a paru vide et complaisant, dans le genre minimaliste intello. Je m’ennuyais et je trouvais Houellebecq cabot…

    Moi l’autre : - Cela t’a pas rappelé le début de Pater, d’Alain Cavalier ?  

    Moi l’un : - Comment ça ? Je ne vois pas…       

    Moi l’autre :  - Cavalier propose à Lindon de jouer au Président et au Ministre, et c’est parti. Avec Guillaume Nicloux, ça devient : et si on se faisait un enlèvement ?

    Moi l’un :- Ah oui ? Ah bon: non, vraiment, je n’avais pas fait le rapprochement. Mais il faut dire que l’image soignée de Cavalier n’a rien à voir avec l’esthétique à la Deschiens de Nicloux…   

    Moi l’autre : - C’est vrai. Et le rapprochement avec les Deschiens tombe pile. Ensuite, le foutoir prend forme.

    Moi l’un : - C’est ça : grâce à l’humour qui filtre bientôt, toujours au second degré s’entend.

    Moi l’autre : - Quand M.H. achète une carotte à une Noire qu’il embrasse ensuite…

    Moi l’un :- Au niveau docu c’est quand même un plus : Houellebecq qui achète des carottes...

    Moi l’autre : -  Ensuite ça devient plus culturel : il parle de Mozart. Et de Janis Joplin, il m’a semblé…

    Moi l’un : - Ce qui est sûr est qu’il a essayé ensuite un maillot rayé que lui offrait une dame d’un certain âge (sa tante ?) et s’est inquiété de savoir si ça ne faisait « pas trop gay »...

    Moi l’autre : - C’est normal : en Belgique aussi tu as des mecs qui se le demanderaient…

    Moi l’un :-  Et puis c’est l’enlèvement. Il y a là trois beaufs, l’un genre Gitan adipeux à longs tifs, les autres à dégaine de bodybuilders, et hop on bâillonne le Michel avant de le conduire dans un pavillon en banlieue.

    Moi l’autre : - Alors commence le calvaire…

    Moi l’un : - Tu parles d’un Golgotha, vu que c’est tout de suite le syndrome de Stockholm qui prévaut.

    Moi l’autre : - Ce qu’on remarque alors c’est le voussoiement et le respect des gros bras pour l’écrivain. On se sent en France, République de profs: même camionneur on se découvre devant un Prix Goncourt.

    Moi l’un :- Aussi Michel se montre patient avec ses ravissants ravisseurs…

    Moi l’autre : - J’aime beaucoup la séquence du bodybuilder qui se dénude pour faire rouler ses pectoraux. Où l’on voit que le narcissisme de l’artiste n’épargne pas le prolo.

    Moi l’un : - Tu ironises, mais on sent bientôt une certaine tendresse au niveau relationnel...

    Moi l’autre : - C’est que les garçons sentent la fragilité de l’écrivain. Le poète est une âme délicate, c’est connu…

    Moi l’un : - Ensuite il y a ce dialogue d’anthologie entre l’haltérophile soucieux de processus stylistique et l’écrivain qui dit que non : qu’écrire un roman c’est juste éviter de s’emmerder et dire n’importe quoi mais comme on le sent vraiment.

    Moi l’autre : - Et ce n’est pas ça l’écriture ?

    Moi l’un : - Honnêtement, e tJulien Green l’a dit à son confesseur : il y a de ça…

    Moi l’autre : - Puis on est à table et la fièvre monte avec le Gitan qui cherche M.H. sur une question liée à sa biographie de Lol Craft.

    Moi l’un : - Le conosaure croit avoir lu quelque chose que l’écrivain n’a pas écrit, mais il n’y a pas de raison de penser qu’un écrivain sache mieux de quoi il s’agit que le lecteur ou alors c’est quoi la démocratie ?

    Moi l’autre : - Ainsi de suite.Passons. Mais on retient la séquence ou le Gitan essaie de faire siffler la Marseillaise à un Houellebecq tout à fait incapable de siffler !

    Moi l’un : - C’est la limite du pouvoir intellectuel et littéraire. Constat : certains écrivains même à succès ne savent pas siffler…

    Moi l’autre : - Amélie Nothomb ?

    Moi l’un :      - Très joli coup de sifflet !

    Moi l’autre. - Donc on parle un peu de rentrée littéraire ?

    Moi l’un : - Volontiers. Juste après dire que, tout de même, L’Enlèvementde Michel Houellebecq dégage une espèce de charme crescendo et prend véritablement corps dans la seconde partie, après l’irruption de Ginette et de sa machine à coudre, de son conjoint polonais versé dans la mécanique et surtout de Fatima, très belle jeune fille que Ginette envoie à Michel pour lui adoucir le rapt, contre un poème. Dans la foulée on a droit à une fête masquée, autour de la table, qui touche à la dérision sublimée. Dans ses meilleurs moments, Houellebecq a l’air soit d’un jeune communiant à joli pyjama, soit de Céline à Meudon…

    Moi l’autre : - Sauf que la dentelle des impros verbales de Céline était d’une autre classe.

    Moi l’un : - Je ne te le fais pas dire. Et le film reste un assez informe fatras, ce que ne sont pas les livres de Michel Houellebecq… 

    Moi l’autre : - Et la rentrée littéraire là-dedans ?

    Moi l’un : - Elle commence par Dieu, et je suis curieux de lire Le royaume d’Emmanuel Carrère vu que, depuis que je lis, ce sujet m’a toujours passionné. Mais je doute que l’auteur nous mène plus loin que ses 600 pages, vu qu’il n’a ni la poésie ni la folie pour lui en dépit de son grand talent. Son Adversaire avait déjà buté sur  ce manque. Mais ne jugeons pas sans pièces en main…

    Moi l’autre : - Et qui d’autre ? Beigbeder ?

    Moi l’un : - Sûrement pas ! Son projet sent la retape biotruc à plein nez, comme il paraît que c’est tendance cette saison. Passons. En revanche Moisson de Jim Crace m’a déjà scotché, et j’attends trois étrangers dont-on-parle, à savoir Siri Hustvedt, Thomas Pynchon et Murakami. Bien entendu, j’aurai lu le dernier Nothomb et une heure et nous n’aurons pas un hiver de trop pour épuiser les méditations de Pascal Quignard dans Mourir de penser...  

    Moi l’autre :  -  Et côté Suisse romande ?

    Moi l’un : - Mon préféré du moment est L’Ami barbare du camarade JMO, qui a fait son livre le plus libre et le plus débridé, le plus tonique et humainement le plus fouillé, dans une prose galopante qu’il avait déjà rodée dans L’Amour nègre et  qui se déploie avec une énergie et une plasticité jamais vues dans le roman romand actuel, sauf chez Joël Dicker.  

    Moi l’autre : - Qui d’autre ?

    Moi l’un :      - J’aime beaucoup Inertie de Dunia Miralles. Son récit d’une espèce de clocharde de quart-monde chaux-de-fonnier est d’une justesse de ton constante et, sur un thème qui d’habitude me fait fuir dans les bois ou les bars (la femme qui en bave et fume pour oublier), la drôlesse réussit à captiver dans le même genre de narration lyrico-trash qu’Antoine Jaquier.  

    Moi l’autre :  - Et t’en oublies ?

    Moi l’un :      - Tu sais, pour m’avoir entendu le claironner déjà trois fois, que j’aime le nouveau roman de Max Lobe plus encore que le précédent. LaTrinité bantoue confirme un merveilleux talent de conteur-narrateur, drôle et d’une profonde humanité, qui parle de la réalité sans une once de démagogie et sait filer une chronique chatoyante à partir de son expérience personnelle transmutée, avec des personnages vivants et nuancés, tout ça porté par une langue métissant la français et lesparlers africains au fil d’une joyeuse musique.

    Moi l’autre : - D’autres encore ?

    Moi l’un :      - Bien entendu, et notamment le troisième tome du Manifeste incertain de Pajak, autour de la mort de Walter Benjamin, avec une ouverture de l’auteur en miroir.

    Moi l’autre : - Et pour sortir de la rentrée ?

    Moi l’un :      - Le premier concert, hier soir, des Semaines musicales de Montreux où nous ne mettons jamais les pieds. Mais là, des billets à 160 balles pièces nous ont été offerts par le boyfriend de notre fille benjamine, lequel gagne ce genre de lots en jouant sur Internet. Gloire à lui car  la Philharmonie tchèque, sous la baguette de  Jiří Bělohlávek, est une rutilante et somptueuse machine, mais à la slave passionnée, qui nous a balancé une 7e de Beethoven impressionnante de dynamisme ardent et de plasticité sculpturale (je parle comme Jean Yanne dans son camion) et, surtout, un concerto pour violoncelle de Dvorak aussi vigoureux que les épaules de la belle Alisa Weilerstein, et aussi délicatement hypersensible que ses doigts de fée - romantique à souhait  dans la modulation mélancolique...    

    Moi l’autre : - Je sens que tu brules de parler de son décolleté…

    Moi l’un : - De loin, Lady L. a cru voir une blonde, alors qu’Alisa est une brune intense, dont la robe rouge s’étalait autour d’elle telle une corolle de carmine fleur de prairie à la Smetana…

    Moi l’autre : - C’est d’ailleurs avec un apéro de Smetana que la soirée a commencé: épatante ouverture de La fille vendue…

    Moi l’un :      - Ne me coupe pas quand je parle d’un décolleté bateau…

    Moi l’autre : - Eh, tu n’as même pas osé lui faire signer le disque que vous avez acheté…

    Moi l’un :      - Tu me vois lui parler de ses épaules de fée et de ses doigts vigoureux ?

    Moi l’autre :  - Avec tes jeans crades qui plus est…

    Moi l’un :      - Les plus crades du parterre, a remarqué  Lady L.

    Moi l’autre : - Mais la musique est au-dessus de ça…

    Moi l’un : - Merci d’aggraver mon cas !

     

  • La vie cadeau

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    (Dialogue schizo)

     

    Rencontres au Livre sur les Quais. Littérature nouvelle à L’Âge d’Homme. Pilloud et la dormeuse. Max et Julien. Nos voisines de palier. Que JE est les autres…

     

    Moi l’autre : - Ce qu’on peut dire c’est qu’on est « décu en bien », selon l’expression  des Dames de Morges…

     

    Moi l’un : - Cette expression m’a toujours fasciné : c’est le nec plus de l’esprit vaudois, champion de la litote et de la malice du populo en terre occupée. Notre mentalité a été forgée par l’occupation bernoise. Merci à leurs Excellences ! Quant aux Dames de Morges, qui incarnaient jadis le moralement correct genre darbyste, elles parlent comme le peuple en nos contrées même quand elles se montent le collet. Voir Gens du lac de la camarade Janine Massard, ce magnifique tableau évoquant l’Occupation allemande d’en face et ses échos en nos contrées…

     

    Moi l’autre : - C’était cool d’entendre, hier, JLK parler en italien à la radio tessinoise, avec Anne Cuneo et Max Lobe…

     

    Moi l’un : - C’était coolissime, pour parler comme JLK quand il singe les youngsters. Surtout que Giorgio Thoeni avait bien préparé sa présentation des trois livres...

     

    Maxou10.jpgMoi l’autre : - Le Milou, comme Max appelle JLK avec son insolence de créature de la forêt, en a profité pour rappeler que c’est à Morges, précisément, qu’il a rencontré Max Lobe pour la première fois, avant de l’accompagner dans la composition de 39, rue de Berne. Et maintenant, le Maxou fait sa star sur les quais sans perdre de son bon naturel ni de sa lucidité de fils de sa mère. La Trinité bantoue est un autre sacré bouquin !

     

    Moi l’un : On a bien aimé, également, ce qu’Anne Cuneo a raconté sur son dernier livre, où il est question de ce Tessinois qui fait fortune à Londres…

     

    Moi l’autre : - Cette Suisse oubliée de nos immigrés vaut d’être redécouverte !

     

    Moi l’un : - Et comment ! D’ailleurs j’ai senti que JLK avait envie de la ramener avec ses deux grands-pères, tous deux montés en grade dans l’hôtellerie, l’un à Paris et l’autre à Moscou, pour finir au Caire où leurs familles ont commencé de frayer avant de se mélanger…

     

    Moi l’autre : - Ces doux mélanges sont le sel même de la vie !

     

    Moi l’un : - Et les livres sont là pour le rappeler, non tant par devoir que par bonheur de mémoire.

     

    Moi l’autre : - La vie c’est vraiment cadeau, si tu en attends autre chose que du flafla…

     

    Moi l’un : - C’est ce que j’ai senti que se disait JLK en observant la ruée des gens Douglas Kennedy disparaissant sous la grappe grouillante,  le seul constat s’imposant alors, et les médias suivistes ne retiendront que ça avec l’énorme envie rampante qui fausse tout en la matière: que pour lui « ça cartonne »…

     

    Moi l’autre : - Tant pis ou tant mieux ? Tu ne vas quand même pas dire que l’insuccès est le rêve d’un écrivain qui se respecte ?

     

    Moi l’un : - Absolument pas ! Et d’ailleurs JLK a été le premier à se réjouir du phénoménal succès de Joël Dicker, après avoir apprécié son livre bien avant la ruée du public et des médias suivistes. Mais de quoi parle-t-on ?

     

    Moi l’autre : - Parlons de livres et de vraies rencontres…

     

    Moi l’un : - De fait, on peut être agoraphobe comme le pauvre JLK, et tout de même y retrouver son compte, recontsruire sa« cabane », sa sphère immunitaire dans le tapage et l’agitation. Le premier moment du processus, en l’occurrence, a été la rencontre de JLK avec son voisin de droite Julien Bouissoux, et ensuite avec son livre, Une autre vie parfaite.

     

    Moi l’autre : - Tu as aimé ces nouvelles toi aussi ?

     

    Moi l’un : -  J’en ai raffolé de part en part. En général, JLK  les notes de 0 à *****, comme les hôtels. Les nouvelles complète d’Alice Munro culminent entre *** et *****, rarement au-dessous. Sur les neufs récits d’Une autre vie parfaite, JLK a noté deux fois *** et sept fois ****.

     

    Moi l’autre : - Aucune***** ?

     

    Moi l’un : - Non,pas encore : faut pas pousser. On n’est pas encore dans la densité extrême d’un Paul Bowles ou d’une Flannery O’Connor, mais la justesse d’observation, la finesse de l’écoute de ce vrai médium, l’intérêt constat des thèmes qu’il traite et la justesse sans faille de son expression sont exceptionnelles. Ce type a un potentiel rarissime, comme d’ailleurs le Maxou dans un tout autre registre, mais il est le premier à savoir (et à dire) que ces nouvelles annoncent quelque chose plus qu’elles ne concluent.

     

    Moi l’autre : - Moi celle que j’aime le plus est Ma prunelle.

     

    Unknown-5.jpegMoi l’un : - C’est la plus Munro de toutes, et je sais que c’est ce genre d’histoires que JLK va raconter dans La vie des gens, son recueil en préparation. Le thème d’Alice Munro est : ce que la vie a fait de nous à travers les années. Et Julien Bouissoux dit ça merveilleusement dans Ma prunelle, récit d’une fille moche qui raconte son premier amour pour un type, un peu gauche à l’époque, devenu quelqu’un au cinéma. Tout ça dit en fines brèves phrases extraordinairement précises, limpides et pleines de blessures non dites. Mais quand on chiale,dans les nouvelles de Julie Bouissoux, comme le voiturier dans la plus mystérieuse de ces histoires, à Los Angeles, intitulée Valet parking, on chiale sec.

     

     

     Moi l’autre : - Andonia avait l’air de se réjouir que ce livre plaise à JLK…

     

    10458039_10204761383901307_1810959982002823768_n.jpgMoi l’un : - Y a de quoi, et moi je vois en Julien, comme en Dunia Miralles et en Olivier Sillig, dont j’ai commencé ce matin le roman noir, en Philippe Testa, en Antoine Jaquier et en Jacques Tallote – tous deux absents -, entre autres, un réel renouveau de L’Âge d’Homme qui ne peut que réjouir les vieux sangliers à la JMO ou à la JLK…  

     

    Moi l’autre : - Tu crois que JLK va se convertir, pour autant, à la cuisine végane ?

     

    Moi l’un : - Pas avant d’avoir mangé Snoopy, mais qui sait ?

     

    Moi l’autre : - Ce qui est sûr, c’est qu’on le retrouve cet après-midi au Mont-Blanc pour une table ronde sur le thème Je est un autre, à 16h.30. Il y sera question d’autofiction, de carnets intimes et autres marges de la fiction...

     

    Moi l’un : - Et je sens que JLK va se poser en défenseur farouche de la fiction. Mais en attendant, il faudra qu’il raconte Pilloud et la dormeuse dans ses carnets…

     

    Moi l’autre : - Deux histoires à la Munro-Bouissoux. Ce que la vie a fait de nous, ainsi de suite. Pilloud, d’abord…

     

    Moi l’un : - Hier après-midi, sur les quais, se pointant à la table de JLK, les yeux fixés sur lui. Se présentant : Michel Pilloud, de la classe de 

    Mademoiselle Chambovey, Chailly sur Lausanne, 1954-55.

     

    Moi l’autre : - Pilloud avait repéré le nom de JLK. Celui-ci ne l’a reconnu qu’au nom déclaré…

     

    Moi l’un : - Et là c’est le flash, soixante ans aprés, merde ! Cette tête de souris douce, ces yeux perçants, ces sourcils en circonflexe, les mêmes tifs mais tout blancs, ce sourire de la photo de classe, putain de souvenir précis comme une gravure. Et tu sais la mémoire de mammouth de JLK : tout de suite le son de sa voix, et le souvenir de lui-même sur la photo, en pantalon court qui lui fout la honte (sa mère n’a pas les sous pour du long), tenant à deux mains sabretelle en geste de timide…

     

    Moi l’autre : - Lesdeux vioques ont deux filles, Pilloud a été véto pendant quarante ans mais lebétail se faisant rare il a bâché. Ainsi de suite. JLK, en rupture de stock deson chef d’œuvre immortel, prend son adresse pour lui envoyer Le pain de coucou où il raconte leursenfances et la mort de Toupie, leur camaradefauché par la leucèmie – lesouvenitr de sa table vide dans la classe de Mademoiselle Chambovey…

     

    Moi l’un : - Etensuite  la dormeuse. Une heure aprèsMichel Pilloud, juste après avoir fourguéL’échappéelibre à son prof de philo du Gymnase de la Cité (il lui évoque Maveric et leurs échanges dans les coulisses de Facebook), voilà donc que se pointe cette Jacqueline, à peu près son âge, qui prétend qu’elle a dormi une nuit avec JLK, quand ils avaient cinq ou six ans !

     

    Moi l’autre : - Le pompon, vu que JLK ne se rappelait nib de rien !

     

    Moi l’un : - Elle lui a parlé de sa tante Madeleine instite, qui lui aurait rappelé une nuit passée entre enfants dans ce chalet de pierre des Ormonts, mais pour lui c’est le trou noir et ça l’étonne vu qu’il se rappelle l’année 1953 comme d’hier,quand l’incendiaire Gavillet courait les campagnes alors que la smala séjournait dans le Jura, du côté de Montricher…  

     

    Moi l’autre : - Mais la bonne dame s’intéresse à autre chose : à la littérature romande, dont elle voit que L’échappée libre parle pas mal. Donc c’est parti pour la dédicace à Jacqueline, à laquelle JLK enverra aussi son Pain de coucou que le susnommé Maveric,seize ans et la culture d’un dinosaure, détailles ces jours du côté du Ballon d’Alsace…

     

    Moi l’un : - Et JLK qui dit agonir les salons du livre, et que d’ailleurs celui-ci sera le dernier, et que je t’en fous !

     

    Moi l’autre : - On connaît ces définitive déclarations ! Et la vie te rattrape !

     

    Moi l’un : Tant mieux que la vie nous rattrape ! Même qu’elle nous dépasse c’est encore cadeau !

     

  • Sur les quais

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    Ma première découverte sur les quais de Morges: mon voisin de droite à la table des signatures: Julien Bouissoux. Et son recueil de nouvelles: Une autre vie parfaite...

     

    Je me demandais ce que j'allais foutre là-bas, pourquoi j'avais accepté leur putain d'invitation, comment je vivrais cette horreur de l'alignement de plumitifs lançant aux gentils lecteurs: "Et moi ! Et moi ¨Et moi !" ?

     

    Unknown-5.jpegJ'y allais donc à reculons, le noeud au ventre, mais pas envie du tout, et je me suis retrouvé là, très gentiment accueilli par les dames de Payot, et finalement très content du climat bon enfant de tout ça, content de faire connaissance avec Dunia Miralles, ma voisine de gauche, l'auteure d'Inertie, récit prenant d'une femme qui a de la peine à vivre, d'une écriture pure et dure à la Bukowski, et bientôt intrigué par mon voisin de droite, ce Julien Bouissoux dont il me semblait que le nom me disait quelque chose, en train de lire Seeland de Robert Walser. 

     

    Unknown-4.jpegEt voici que revenant, hier soir, de cette première épreuve adoucie, après avoir écoulé sept de mes immortels chefs-d'oeuvre, je trouve le livre de Julien, Une autre vie parfaite,  dans les envois récents de L'Age d'Homme, pour commencer de le lire. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour. Je n'en ai pas encore lu les neuf nouvelles, mais j'affirme haut et fort que Janvier et Un homme à la mer, deux d'entre elles, relèvent de la meilleure littérature, du côté d'Alice Munro ou de Michel Houellebecq en plus fin, plus doux, plus tendrement mélancolique.  Si j'étais un jeune réalisateur, je ferais illico un court métrage de Janvier. Pour Un homme à la mer, ce serait plus coton vu que ça se passe dans la tête flottante du narrateur. 

     

    Mais bref, en attendant d'y revenir, dix ans après sa date de parution, je tombe sur cet entretien avec Julien Bouissoux. Relevons ce qu'il dit, à propos de Nancy dont Morges est la copie au bord du lac Léman, des salons du livre...

     

     

    Jeune auteur d'à peine 30 ans, Julien Bouissoux a vécu successivement à Clermont-Ferrand, Rennes, Paris, Londres, Toronto, Seattle, Budapest, avant de revenir à Paris. 

     

    Rencontre au "livre sur la place" à Nancy avec un auteur discret et charmant à découvrir à travers son troisième roman "Juste avant la frontière" qui parait aux éditions de l'Olivier, alors que ses deux précédents ont été réédités en poche.

     

    Comment es-tu venu à l’écriture ?

    En fait ’ai commencé à 17 ans à écrire dans l’optique d’un roman, c’était plus des petits fragments d’écriture comme ça. Je pensais que ça allait se raccorder un jour, mais ça c’est pas fait… mas l’envie était là. J’ai persévéré, et au bout du troisième manuscrit ça a commencé à prendre forme et puis voilà… y’a eu fruit rouge et la suite.

     

    Tes personnages ont quelque chose de mélancolique, on les sent un peu largué, un peu dépassés par la vie… c’est quelque chose que tu ressens toi aussi ?

    Oui par moment c’est vrai, et aussi par la force des choses… de ne pas avoir de boulot, de ne pas en chercher...

     

    Écrivain est donc ton métier ?

    Totalement ! J'ai fait fait mes études, mon service à l’étranger et maintenant Je vis de l’écriture… mal certes, mais c’est de ça que j'ai envie de vivre (rires).

    Pour en revenir à mes personnages et leur coté mélancolique, on ne peut pas dire que ça soit volontaire, souvent je le découvre seulement à la fin de l'écriture du roman. J’ai une lecture qui est très différente des gens. En fait avant tout j’essaie d’être honnête, de faire des personnages honnêtes, y’a pas ce coté "pipoteur" chez mes personnages. J’essaie d’écrire sans trop réfléchir, à l’instinct. Y’a pas vraiment de profil type, les traits des personnages se dégagent au fur et à mesure que j'écris.

    je pense que de la mélancolie découle parfois la drôlerie. C’est souvent le cas... regarde chez Chaplin par exemple, son cinéma est drôle et mélancolique à la fois.

     

     

    Tu dis dans Juste avant la frontière : "Il y a des villes où on peut commencer quelque chose, d'autres où refaire sa vie, et plein d'autres pour la finir. Sûrement Paris c'est tout ça à la fois."

    Paris n’est pas une ville qui me fascine ; En fait à Paris on apprend tout sauf l’humilité. J’habite Paris depuis 3 ans parce que  j’y ai un point de chute… mais plus ça va moins je m’y sens bien. Cette ville, plutôt que de stimuler mon écriture, la stérilise. Mais bon j’arrive à créer ma petite bulle malgré tout, à me préserver. Paris est une ville qui exclue je trouve, les ouvriers ont quasiment disparus, y’ a de moins de moins de mixité, de mélange. Et le coût de la vie, le prix des loyers fait que Paris devient une ville qui chasse ceux qui ont des moyens limités.

     

    Tu dis aussi : "Je rêve encore de changer les choses à l’intérieur et à l'extérieur de moi."

    J’aimerais par exemple que dans les salons du livre comme ici à Nancy, les gens ne soient pas effrayés par les romans qu'ils voient sur les tables, qu’il y ait plus d’échange, de contact entre les écrivains et les lecteurs. Les rapports deviennent de plus en plus biaisés je trouve, on se préserve de tout, on s’assure pour tout… les gens ne veulent plus prendre de risque... oui c'est vrai, tout ça j’aimerais que ça change un peu, que les gens arrivent à la table et sourient simplement. (sourire)

     

    Y a t-il des fils conducteurs entre tes trois romans ?

    Non pas vraiment… en fait comme je l'ai dit tout à l'heure, je veux que chaque personnage soit honnête. C’est quelque chose auquel je tiens beaucoup. Tu vois dans la vie si quelqu’un te dis « j’aime pas ton livre », qu’il te le dise franchement sans tourner autour du pot. Donc oui, peut-être retrouve t-on dans chacun de mes livres une forme d'honnêteté... au sens chrétien du terme presque, d’honnêteté intellectuelle envers soi.

     

    Qu est ce que tu pourrais faire si tu n’écrivais pas de livres ?  Euh, je sais pas... jardinier, diplomate, scientifique, chercheur au CNRS... être payé et faire un peu ce que je veux, je sais que c’est sans doute caricatural et réducteur… mais oui, avoir une grande liberté dans mon travail, être détaché des contingences matérielles. Et finalement écrivain correspond bien à ça.

     

    Pour terminer, dernier disque acheté :

    Le Murat A bird on a poire... sinon il y a quelques temps, mon concierge a mis la main sur des vieux vinyles dans une cave laissés là par un ancien propriétaire, une sorte de discothèque idéale… j’ai découvert des tas de disques de jazz et de classique… c’est vraiment bien de découvrir des choses comme ça par hasard.

     

    Dernier livre lu :

    Karine Reysset En douce: c’est une belle écriture.

     

    Dernier film vu 

    Exils de Tony Gatlif j’y allais un peu à reculons, mais j’ai été très surpris un film que j’ai trouvé très fort, très visuel, des cadrages très beau.

     

    Propos recueillis par Benoît Richard

     

    Le 18 Septembre 2004

  • A proposito dell'Echappée libre

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    Prova di presentazione nella lingua del Dante, prima dell’emissione in italiano su Rete Due.

    Domani saremo tre scrittori della Svizzera francese (Anne Cuneo, Max Lobe ed io) a parlare insieme dei nostri libri sulla Rete 2 della Radio svizzera italiana. Perricolo per me ! Ma cosa potrei dire del mio libro, io che difficilmente parlo la lingua del Pavese e del Berlusconi ? Prima di tutto dirò che questo libro è una specie di patchwork. Diario in parte, tra gli anni 2008 e 2013, ma il sottotitolo di Letture del mondo suggerisce che questo diario non è soltanto intimo al modo di un Amiel, ma fatto da pezzi vari : note di lettura, pensieri, incontri numerosi (Guido Ceronetti in Toscana), un importante scambio di lettere con un amico scrittore a Ramallah, evocazioni diversi, omaggi a parecchi scrittori spariti (Georges Haldas, Maurice Chappaz, Jacques Chessex), viaggi numerosi (in Italia, Grecia, Tunesia, Portugal o Congo, ecc.).

    Dirò anche, e sopratutto, che ciò che m’interessa dapprima è di restituire l’immagine composita della realtà e di modular la sua musica dalla musica dei vocaboli e delle frasi. Non è un libro di giornalista, sebbene la sperienza del giornalista può aiutare. È un libro che vorebbe trasmettere anche la musica del mondo, la musica delle voci, la musica del tempo. Un critico ha parlato di « capharnaüm » babeliano, ma penso che questo libro ha suo ordine forse segreto. Non è un ammasso azzardato. È un montaggio, et questo montaggio segue una linea costante se non evidente.

    Naturalmente, si può legger L’Echappée libre cosi come una cronaca sulla letteratura di questo tempo, riflesso della coltura, ecc. Si può becchettare là dentro al modo delle galline. Lettura superficiale insomma. Si può anche leggere questo libro una linea dopo l’altra, con personale presenza. Per me, la letteratura non è soltato evasione, ma anche invasione, presenza aumentata, concentrazione, lavoro sul serio ma anche fantasia, fantasticheria. In francese si dice : rêverie…

    Buzzati2.jpgMi piace il titolo del diario famoso di Cesare Pavese, Il mestiere di vivere. Un grande filosofo tedesco attuale, Peter Sloterdik,intitola il suo proprio patchwork Le linee ed i gorni. E Dino Buzzati : In quel preciso momento.

    Per me , l’idea, e la realtà, della libertà, fu sempre decisiva. Quindi ho intitolato mio libro L'échappée libre. Ma vorrei, anche, che non sia una scappatoia. Il lettore sarà giudice…

    Morges. Le Livre sur les quais, le samedi 6 septembre. Radio suisse italienne, Rete 2, Passatempo, de 15h.30 à 16h. Avec Anne Cuneo, Max Lobe et Jean-Louis Kuffer. Animation Giorgio Thoeni.

  • En échappée libre

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    Du vendredi 5 au dimanche 7 septembre 2014, rendez-vous sur les quais de Morges, avec plus de 300 auteurs en signature au bord du lac. J'y présenterai mon dernier livre paru à L'Âge d'Homme, L'échappée libre, entre autres titres. 

     

    L'échappée libre constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique des Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013, et représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées.

     

    À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.

     

    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et  Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

     

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à  "ceux qui viennent".   

     

    L'Âge d'Homme, 424p.

     
    Extraits:
     À la vie à la mort On n’y pense pas tout le temps mais elle est tout le temps là. La mort est tout le temps là quand on vit vraiment. Plus intensément on vit et plus vive est la présence de la mort. Penser tout le temps à la mort empêche de vivre, mais vivre sans y penser reviendrait àfermer les yeux et ne pas voir les couleurs de la vie que le noir de la mort fait mieux apparaître.
    L’apparition de la vie va de pair avec une plus vive conscience de la mort. En venant au monde l’enfant m’a appris que je mourrais, que sa mère mourrait et que lui-même disparaîtrait après avoir, peut-être, donné la vie ?
    La première révélation de la mort est de nous découvrir vivants, la première révélation de la vie est de nous découvrir mortels, et c’est de ce double constat que découle ce livre.
    Le livre auquel j’aspire serait l’essai d’une nouvelle alliance avec les choses de la vie, au défi de la mort.
    La mort viendra, c’est chose certaine, mais nous la défierons en tâchant de mieux dire les choses de la vie avec nos mots jetés comme un filet sur les eaux claires aux fonds d’ombres mouvantes, ou ce serait une bouteille à la mer, ou ce serait une lettre aux vivants et à nos morts. 


    À L’ENFANT QUI VIENT
    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...
    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n’es pas censé le savoir.

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c’est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

    Du point de vue de l’ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C’est une vision très simple que celle de l’ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se troubleau fil des jours, mais qu’un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

    On ne s’y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c’est qu’un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l’enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c’est l’initial étonnement et tout revit alors — tout est béni de l’ici-présent.

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

    Du point de vue de l’ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C’est l’ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.

    Ensuite il t’incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu’elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

    Les mots te savent un peu plus qu’hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c’est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n’est que cela : ce qu’ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi le temps qui t’est imparti sous ton nom — les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s’écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.


    (À La Désirade, ce 30 juin 2013) 
    Ces textes constituent les exergues, le prologue et l'envoi final de L'échappée libre, qui vient de paraître aux Editions l'Âge d'Homme. 
     
     
     
    Falconnier3.jpgL'échappée libre vue par Isabelle Falconnier, dans L'Hebdo du 15 mai 2014.
     
    «Quel homme, quel livre. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans.»

    Extraordinaire. Quel homme, quel livre. Quels hommes plutôt! Quels livres, rassemblés en un seul long fleuve de 400 pages. Entrer en Kufférie, c’est rencontrer le journaliste qui lit comme d’autres respirent et converse avec tous les écrivains du moment, l’écrivain qui ne laisse pas passer une journée sans prendre la plume, galère pour trouver un éditeur, se fâche avec Dimitrijevic ou Campiche, trouve Rebetez ou Morattel, le lecteur fou de Dostoïevski soudain pris de fougue pour Sollers ou Houellebecq, le compagnon aimant de sa «bonne amie», le père de ses grandes filles, l’ami exigeant, le nomade qui baguenaude à Rome ou à Tunis, l’ermite heureux dans sa Désirade surplombant le Léman, le bon vivant qu’un verre ou un séjour naturiste au Cap-d’Agde rendent heureux et, surtout, surtout, le témoin de la vie culturelle foisonnante dans laquelle il est immergé: romande bien sûr, suisse évidemment, parisienne autant qu’européenne.

    Bien sûr, je suis ravie de figurer entre «Ezine Jean-Louis» et «Fallois Bernard de» dans son index, mais mon ego n’aveugle pas l’essentiel. Je n’ai qu’un mot à la bouche: merci. Merci d’être ce mémorialiste de la meilleure espèce depuis l’âge de 18 ans, de raconter la mort de Chappaz, Dimitrijevic ou Chessex, la naissance d’écrivains comme Aude Seigne, Quentin Mouron ou Max Lobe, de prendre au sérieux cette histoire littéraire non comme un sociologue ou un universitaire mais comme un être de chair imbibé de cette matière, qui la vit comme si la littérature lui coulait dans les veines et sa vie en dépendait, avec démesure, outrance, hypersensibilité, lucidité, modestie, patience et panache. Raconter au lecteur d’aujourd’hui, transmettre aux générations futures, ne pas oublier, rester vivant – rien de moins que sens de l’écriture. Sur 400 pages, ce patchwork de textes alternant journaux intimes, récits de voyages et chroniques littéraires coule comme un fleuve, reflet exact de la vraie vie lorsqu’elle n’est pas ailleurs.
    Isabelle Falconnier, cheffe de la rubrique culturelle de L'Hebdo et Présidente du Salon du livre de Genève.

    isabelle.falconnier@hebdo.ch
    Programme de JLK Sur les Quais... 
    Vendredi
    13h30-15h30 Dédicaces
    17h00-19h00 Dédicaces

    Samedi
    13h30-15h00 Dédicaces
    15h30-16h00 Passatempo : « Trois auteurs » (rencontre en italien) sur Rete Due, avec Anne Cuneo et Max Lobe
    16h30-18h30 Dédicaces

    Dimanche
    14h00-16h00 Dédicaces
    16h30-17h45 Je est un autre. Table ronde avec Raphaël Aubert, Alain Bagnoud et Stéphane Blok, animée par Alain Maillard. Hôtel Mont-Blanc.
    18h00-19h00 Dédicaces.
     
     
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    BookJLK2.JPGBookJLK4.JPGBookJLK6.JPGBookJLK7.JPGBookJLK8.JPGBookJLK12.JPGBookJLK15.JPGBookJLK17.JPGBookJLK16.JPGBookJLK20.JPGRicheCouve.jpgEnfant9.JPG
  • Soglio les yeux fermés

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    images-3.jpegNotes en chemin (127)

     

    Virée intérieure. - Je n’ai pas eu besoin de redescendre à Soglio pour y être: il m’a suffi de fermer les yeux, tout à l’heure, pour m’y retrouver entre Hélène de Sannis et Violanta. Et les fantômes diaphanes de Rilke et de Jouve fermaient les yeux de leur côté en écoutant pour la énième fois les chants du Compagnon errant de Mahler, et de l’autre côté de la vallée ils voyaient les créneaux gris sabre de la Disgrazia.

     

    Ainsi s’ouvre la nouvelle de Pierre Jean Jouve intitulée Dans les années profondes : « Il y a dans la rapport de ces régions quelque chose d’inépuisable et de mystérieux. Il y a une qualité qui ne parvient pas à son terme. Il y a plusieurs régions étagées, enfermées dans les cent vallées bleues des montagnes creuses, ou au contraire sur le piédestal de roc de lumière et d’abstraction, tout en haut. »

     

    Unknown-3.jpegSouvenir de Sogno. – En fermant les yeux je revois le plan-séquence au panoramique tournant de 360° scandé par un trot de cheval et marquant l’arrivée à Soglio, dans le filmViolanta de Daniel Schmid, du personnage incarné par François Simon, dont il me semble qu’il fermait alors, lui aussi, les yeux. 

     

    Comme le disent volontiers les médias en leur niaiserie récurrente: « Daniel Schmid a rejoint François Simon ». Autant dire que tous deux ont « rejoint » Rilke et Jouve, de même que Maria Schneider, l’une des interprètes de Violanta avec Lucia Bosè, laquelle fermait les yeux quand on a dispersé les cendres de Maria devant le rocher de la Vierge à Biarritz.

     

    Dans sa nouvelle, Jouve remplace le nom de Soglio par celui de Sogno, signifiant le rêve en italien. Et sans doute le film Violanta découle-t-il d’un rêve éveillé de Daniel Schmid.

     

    AVT2_Jouve_5435.pjpeg.jpegJouve à L’Âge d’Homme.– « Maladie ! Canicule ! Catastrophe ! », s’exclame Pierre Jean Jouve à son arrivée, dans la Rolls du palace lausannois Beau-Rivage, au pied de la tour du Métropole où l’attend Vladimir Dimitrijevic, qui vient de publier la traduction, par le poète, duLulu de Wedekind, adapté à l’opéra par Alban Berg.

     

    La catastrophe, en cet après-midi de l’an 1972, est liée à la fois à Blanche et Bianca : Blanche, l’épouse, vient en effet de faire une mauvaise chute dans l’escalier de marbre du Beau-Rivage, et Bianca, la mécène américaine, tarde à lui verser son chèque mensuel. Inquiétude, tourments, convulsions : terrible est la condition du poète !

     

    Mais nous rions, autour de lui, dans les fauteuils défoncés de L’Âge d’Homme, quand Jouve nous raconte les tourments et convulsions de Pierre Boulez, lors des répétitions de Lulu à l’opéra, à chaque fois qu’Alma Mahler, en communication spirite avec Alban Berg, harcelait le chef français pour lui faire corriger tel ou tel détail de son interprétation…