UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Virée matinale

    3cd5969fc9d13fb8baba5debddb1af9e.jpg
     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

    La Dent de Jaman en une heure pile 
    De la baie de Montreux en levant les yeux, nombre d’étrangers croient y voir le Cervin, dont elle a vaguement le profil busqué. Rendant visite à Nabokov, Daniel Rondeau a fait de cette bévue un trait perdurable de son entretien publié en recueil. Le Maître n’a pas dû relire sa copie, ou a laissé la bourde par malice. Bref : ce n’est pas le Matterhorn qu’on voit là-haut, c’est la Dent de Jaman, et c’est sur celle-ci que j’ai jeté mon dévolu pour ma virée de ce matin, profitant de l’embellie.
    f26a8ea518ff40b6e7276fe27dd35cd3.jpgOn peut en gagner le pied à pied ou par le petit tortillard grimpant en grinçant aux proches Rochers de Naye, mais le mieux est la voiture. En une vingtaine de minutes, de Montreux, visant d’abord le palace perché néo-gothique de Caux, fief naguère du Réarmement Moral, on gagne ensuite les Hauts de Caux où François Nourissier a longtemps eu son nid d’aigle perso, puis le Col de Jaman dont Ramuz a tiré parti des brouillards dans une petite nouvelle mémorable, évoquant l’homme perdu dans l’univers vague et semé d'embûches qui est le nôtre.
    Mais il fait ce matin grand clair, et voici le Manoïre, restau de montagne tenu (notamment) par un Malien affable. Tout y dort encore à sept heures : on attaque donc aussitôt l’arête droite de la Dent un peu pataude en son flanc ouest, par une sente rocheuse passant devant les installations de captage d’oiseaux migrateurs, dont les filets ne sont pas tendus pour le moment. On monte ensuite dans la forêt, la sente devient vite vertigineuse : on découvre par un créneau la soudaine immensité bleue du lac et la farouche face sud où divers jeunes gens pleins d’avenir se sont abîmés, on franchit des dalles, on traverses des barres rocheuses, on atteint ainsi une épaule herbeuse (trente minutes se sont écoulées) d’où se découvrent les Alpes vaudoises et fribourgeoises découpées dans un velours bleu sombre et gris taupe.
    221591542b44ecceb6ac1bc2d1edde0d.jpgReste le dernier ressaut, qu’on remonte par un sentier pierreux praticable par temps sec mais assassin dès la première pluie, et c’est alors de tous côtés que s’ouvre la vue jusqu’au Mont-Blanc à l’Est, au crêtes rosées du Jura de l’autre côté, où se creuse la conque bleutée jusqu’à l’autre bout du Léman, et voici la Croix du sommet, on souffle, on titube, on s’efforce de ne pas faire le pas de côté qui mettrait un terme à cette évocation, on se boit une gorgée de thé à la vipère, on envoie un MMS aux êtres chers, et c’est déjà le moment de descendre car le ciel menace.
    7ddc5ff70b82d5e565f39d1c31eceafb.jpgMise en garde à celles et ceux que cette brève et grisante virée attirerait : qu’elle ne doit être envisagée que par temps absolument sec, par des marcheurs peu sujets au vertige et de bon pied montagnard. L’accès à l’épaule est facilitée par le train de Naye ou le chemins agrestes du flanc nord. Certains y débarquent en parapente, lancés d'on ne sait où,  avant de rebondir dans le précipice tandis que de placides moutons mâchonnent l’herbe visiblement al dente de l'Être Suprême...

    Photos JLK: vue du sommet, la face "à vaches", le lac vue du sommet, la croix sommitale.

  • Le feu sous la glace

    Entretien avec Amélie Nothomb.

    "Si vous n'aimez pas Amélie Nothomb, offrez ses livres à vos ennemis !"

    Bide critique et succès public ont marqué la parution, en automne dernier, d’Acide sulfurique, quatorzième livre d’Amélie Nothomb révélée, en 1992, par Hygiène de l’assassin. Jouant avec le feu, la romancière imaginait une émission de télé-réalité se déroulant dans un camp de concentration, avec mise à mort réelle des participants au « spectacle ». Scandaleux pour d’aucuns, ce roman illustrait, poussée à l’extrême, une forme d’abjection médiatique bien réelle pourtant, relançant une réflexion sur le mal qui court à travers toute l’œuvre de la romancière. Celle-ci paie-t-elle, de la part de la critique, un succès aussi insolent que celui d’un Michel Houellebecq ? Ce qui est sûr, c’est qu’il en faut plus pour démonter cette petite dame apparemment toute fragile et qu’on sent, au fil de la conversation, comme dans ses livres, pleine de ressources d’intelligence et de malice…
    - Quel regard portez-vous sur le monde en ce début de l’an 2006?
    - Comme tout un chacun, je regarde ce qui se passe dans le monde avec effroi. J’écris des livres qui participent de cet effroi, dans lesquels j’espère me tromper. Mais on a vu se développer ces derniers temps, en France et en Belgique notamment, des violences électriques et inextricables, dans lesquelles il m’a semblé que tout le monde avait tort, et dont il se dégage l’impression que nous vivons un recul de civilisation inquiétant, qui risque de se concrétiser par des éruptions de plus en plus importantes. Ce qui me révulse le plus tient à un véritable déferlement de vulgarité. Dans mon dernier livre, je traite le thème de la télé-réalité, où la vulgarité atteint des sommets. Je suis effrayée par le fait que, de plus en plus, tout le monde méprise tout le monde, aboutissant à une vulgarité cosmique. Il est certain que les atrocités commises par l’homme au XXe siècle expliquent ce mépris, mais celui-ci ne résout rien.
    - Si vous redeveniez Dieu, comme en votre petite enfance, que feriez-vous pour améliorer le monde?
    - A ma toute petite échelle, ce que j’essaie de faire est de propager le virus de la lecture, qui peut constituer une forme de salut. Si je peux y contribuer, ce sera déjà ça de pris à la barbarie…
    - Quel a été le déclencheur d’ Acide sulfurique?
    - Une énième conversation sur la télé-réalité, que je n’ai du reste jamais regardée. Une énième personne me disait qu’elle trouvait ça lamentable mais affirmait que cela lui permettait de voir combien les autres peuvent tomber bas. Je lui ai répondu que trouver de l’intérêt à voir les autres s’abaisser était une manière de s’abaisser soi-même, ça m’a mise hors de moi et l’idée du livre m’a littéralement assaillie. Je me rendais bien compte de la monstruosité de cette idée, mais le fait d’être enceinte d’un monstre n’est pas gratuit pour autant. Mon livre n’est pas un livre sur la shoah, mais ce que j’ai voulu exprimer se réfère au mépris absolu de l’humanité.
    - Comment le livre s’est il construit?
    - De manière fulgurante. A partir du moment où j’en suis tombée enceinte, les choses se sont agencées en cinq minutes. Cette confrontation du bien et du mal à travers les deux personnages de Zena et Pannonique, et la contamination de l’un par l’autre, m’ont vite semblé évidentes. Il est toujours miraculeux de trouver un nouveau gisement en soi, mais celui-ci, complètement inattendu, me fait encore subir ses conséquences. J’ai écrit ce livre entre le 18 mai et le 2 août 2004, et aujourd’hui encore je me sens comme vidée de mon sang. Ce livre a représenté une débauche d’énergie, mais autant d’exaltation extrême, je dois le reconnaître, que de souffrance. Même si l’histoire semblait loin de moi, j’avais l’impression de régler des enjeux très importants pour moi.
    - N’aviez-vous pas la crainte de blesser certaines gens qui ont subi l’horreur des camps?
    - Ceux qui se sont dits blessés n’étaient pas les victimes directes de la shoah. J’ai reçu des lettres de rescapés. La plus belle m’est venue d’un vieux monsieur de 92 ans, Jean Kaufmann de Lyon. Bien entendu, je prie pour qu’une telle horreur ne se produise jamais. Il y a une règle de la science fiction, paraît-il, qui veut qu’une prédiction ne s’avère jamais. Mais à ceux qui me reprochent d’avoir «exagéré», je réponds que je préfère ne pas attendre qu’il soit trop tard. On peut rappeler ceux qui se sont tus à propos de la déportation, arguant qu’ils ne savaient pas ce qu’il advenait des déportés. Je ne sais pas comment j’aurais réagi moi-même, mais le fait est que là commence la résistance. Et à ceux qui me reprochent de parler de cela parce que je ne suis pas d’origine juive, je réponds que c’est l’humanité qui est en question et pas telle ou telle communauté.
    - Faites-vous une différence entre vos romans relevant apparemment de la fiction, comme Les catilinaires, et vos récits plutôt autobiographiques, du genre de Biographie de la faim ou de Stupeur et tremblements?
    - J’en suis actuellement à la composition de mon cinquante-septième livre, dont je n’ai publié que ceux qui me semblaient susceptibles d’être «partagés» avec le lecteur. Hygiène de l’assassin était mon onzième roman, que j’ai écrit à 23 ans, après l’expérience catastrophique du Japon relatée dans Stupeur et tremblements. Jusque-là, l’idée de publier ne m’était jamais venue, ma seule ambition étant alors de vivre au Japon. L’échec du Japon a donc été suivi par la composition d’Hygiène de l’assassin, qui est peut-être l’exorcisme de cette humiliation, même s’il n’y paraît guère. Après quoi je me suis posé la question de savoir ce que j’allais faire de ma vie… Quant à la distinction entre écrits «fictifs» et «autofictifs», je ne la fais guère. Ce n’est pas parce qu’on raconte une histoire qu’on connaît déjà que celle-ci n’est pas infiniment mystérieuse. C’est ainsi huit années après les faits, en écrivant Stupeur et tremblements, que j’ai enfin compris ce qui m’étai arrivé dans cette entreprise. Une phrase de Virgina Woolf dit tout à ce propos: «Il ne s’est rien passé aussi longtemps qu’on ne l’a pas écrit»…
    - Prenez-vous des notes, et tenez-vous un journal?
    - Rien de tout cela. J’entraîne démesurément ma mémoire depuis que j’ai 13 ans et l’une des façons de l’entraîner est de ne jamais prendre de notes. La note est la perte de la mémoire.
    - Quel rapport entretenez-vous avec vos lecteurs?
    - Je lis tout et m’efforce de répondre à chacun. Je m’impose d’écrire un minimum de huit lettres par jour et malgré tout mon bureau ressemble à celui de Gaston Lagaffe avec des piles de courrier en retard. Cela va de l’adolescent qui me confie des choses très intimes au prêtre qui me livre des considérations d’une profondeur infinie.
    - Vous sentez-vous faire partie d’une famille littéraire?
    - Est-ce à moi d’en parler. Il est toujours difficile de se situer. Tout de même, par rapport aux écrivains russes qui me semblent «juger» beaucoup, je me sens plutôt proche de la sensibilité française qui assiste à des faits sans trop donner de jugement. A tort ou à raison je ne me sens pas aussi perverse qu’un écrivain japonais.
    - Quels auteurs on compté pour vous de façon majeure?
    - Il en est tellement, de Stendhal à Mishima, de Tacite à Diderot ou Marguerite Yourcenar… Durant mon adolescence, expatriée et totalement «larguée» il faut bien le dire, j’ai vécu au cœur des livres comme peu de mes semblables.
    - La lecture nourrit-elle l’écriture?
    - Bien sûr: j’ai mes besoins journaliers qui sont très importants. Certaines lectures de mon adolescence font partie de mon vécu autant que mon vécu.
    - Relisez-vous certains livres?
    - J’ai relu Les jeunes filles de Montherlant plus de cent fois, et La Chartreuse de Parme 64 fois. Ma fascination pour Les jeunes filles tient peut-être à une terrible paranoïa que j’avais par rapport à la féminité. Quand on risque de devenir une femme, cette lecture exacerbe ladite paranoïa pour en faire à la fois une jouissance et un effroi. «Est-ce que vraiment je vais devenir ça?» me suis-je demandée, sans savoir à vrai dire ce que je suis devenue… Quant à La chartreuse de Parme, je m’en suis détachée pour me lancer désormais dans Le rouge et le noir.
    - Quelle est l’importance chez vous de la source belge?
    - Sûrement très grande. Déjà par le fait d’une identité peu marquée, qui donne une certaine porosité, peut-être favorable au roman. Et puis, et surtout il y a le surréalisme. Dans mon imaginaire en tout cas, il est là.
    - Vous parlez de vos livres comme de vos enfants. Avez-vous jamais éprouvé le désir de maternité?
    - Cela ne m’a jamais effleuré.
    - Quel rapport entretenez-vous avec votre enfance?
    - Du point de vue des responsabilités, je suis totalement adulte. Mais si l’enfance est la première démarche de définition du monde, je continue alors de la vivre avec la même intensité.
    - Que diriez-vous à un enfant qui vous demanderait de définir Dieu?
    - Tout ce que je peux dire, c’est que si Dieu n’est pas en nous, il n’est pas. Donc je dirais à un enfant que la seule façon de le trouver est de le chercher en lui-même.
    - Qu’évoque pour vous le nom de Dieu ?
    - C’est un mystère et une présence intérieure que j’ai ressentie depuis toute petite. Mais… «ce dont on ne peut parler, il faut le taire».
    - En quel animal aimeriez-vous vous réincarner?
    - En cormoran. Parce qu’il est à la fois du ciel et de la mer. Mais j’insisterais, pour être un cormoran dont le cou ne soit pas bagué. Parce que je trouverais très vache de pêcher des poissons et de ne pouvoir les avaler…
    - Quelle est votre ville préférée?
    - Paris.
    - Votre tableau préféré?
    - Le jardin des délices de Jérôme Bosch.
    - Votre roman préféré?
    - Le rouge et le noir.
    - Votre film préféré ?
    - Vertigo d’Alfred Hitchcock
    - Votre philosophe?
    - Nietzsche. Le Nietzsche de La généalogie de la morale
    - Votre regret absolu?
    - D'être un néant musical.
    - Votre compositeur?
    - Schubert.
    - Votre souhait pour 2006?
    - Ne pas exploser. Je me sens toujours en danger de grande déflagration et d’un excès de tout…

    La version raccourcie de cet entretien, enregistré à Paris, a paru dans l’édition de 24Heures du 7 janvier 2006.

     

  • Ballade de la mal aimée

    Aude.jpg
    PREMIER ROMAN Au front de la relève française, Aude Walker, 28 ans fait son entrée en littérature avec un livre mordant et déchirant à la fois, d’une très belle écriture.

    Lorsque Lisa, serveuse à « cernes de panda » dans un hôtel parisien chic où elle joue les « sbires à limonadier », tombe un jour sur Vera, assise à la table 114 et qui, sans la regarder, lui commande une Grey-Goose-trois-glaçons-et-que-ça-saute, les six ans qu’elle a passés à essayer d’effacer ladite Vera, sa mère, de sa mémoire, lui sautent à la gorge alors que sa génitrice, très classe, lui balance successivement « C’est incroyable de te voir ici, ça fait si longtemps…», puis «Qu’est-ce que tu as changé. J’ai failli ne pas te reconnaître »…
    Lisa, vaguement mariée à Antoine, gentil garçon lisse qui ne sait rien du passé compliqué de sa conjointe, ressent un telle détresse et une telle rage en retrouvant par hasard celle qui l’a toujours humiliée en la gavant de cash sans lui donner rien de l’amour qu’elle attendait, lâche illico son emploi bidon et quitte nuitamment son attentionné compagnon pour entamer un retour à l’Origine (c’est aussi le surnom qu’elle donne à sa mère) que représente Black Lion, résidence de la tribu irlandaise friquée des McAllan dont le patriarche a établi la fortune en dessinant les plans des premiers ponts new yorkais. En bordure d’océan, sur la côte Est de l’Etat de New York, la propriété, flanquée d’une grange où le père de Lisa, le journaliste français Matthieu Duval, rangeait ses voitures de collection, est toujours habitée par Vera, qui va fêter son anniversaire, sa mère Trish, sa fille June d’un autre père, et Assan, son fils arabe d’un autre amant de passage, demi-frère de Lisa que celle-ci retrouve dans le grand vent fou de la plage voisine après qu’elle a passé sa première nuit dans le cabanon mythique de leur adolescence. C’est en ces lieux, notamment, qu’elle a vécu ses quinze ans de sauvageonne, entre jeux sexuels d’adolescents amoraux et parfois amoureux, quête d’un improbable Trésor sous-marin, dérives dans la drogue et bascule tragique du récit qui fait arrêt sur image à la mort d’un des « youngsters ». On pense alors à la jeunesse dorée de Moins que zéro de Bret Easton Ellis ou, plus encore, aux adolescente éperdus des films de Larry Clark. Mais Aude Walker a sa propre papatte, son univers et son vocabulaire à elle.
    Exorcisme romanesque du désamour maternel, gravure à l’acide d’un milieu pourri-gâté oscillant entre déprime et défonce (« Tox shootés au vide, les nantis vivent une éternelle crise de manque. C’est la croix des nantis »), chronique ravageuse des hypocrisies verrouillées par les conventions sociales et leurs bénédictions cléricales, frise de personnages magnifiquement silhouettés, ce récit très maîtrisé dans sa structure et d’une étonnante énergie dans sa modulation rythmique, révèle en effet un écrivain de race. Sans rien de mimétique du point de vue de l’écriture, la rage d’Aude Walker rappelle les récits d’enfance et d’adolescence d’un Thomas Bernhard (qu’elle cite dans ses remerciements, à côté d’Hubert Selby Jr), mais c’est par son ton personnel, son sens de l’image ou de la formule, sa verve et son humour, sa lucidité de vieille sorcière et sa grâce de jeune fée rockeuse et croqueuse (on sent aussi qu’elle aime Schubert) qu’Aude Walker en impose finalement avec ce premier Opus qui en appelle, souhaitons-le lui autant qu’à nous, bien d’autres…

    Aude Walker. Saloon. Denoël, 195p.


    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 23 août 2008.

  • Le Nothomb qu'on attendait

    Amélie7.JPG 

    Amélie souveraine dans Le fait du prince.
    Il y a toujours eu, dans les romans d’Amélie Nothomb, une pointe de génie, mêlée à un certain tout-venant de qualité variable, qui fait l’originalité indéniable de cet auteur que son immense succès dessert évidemment. Dès l’Hygiène de l’assassin, ce fait d’un génie propre, d’une folie propre, d’une complexion absolument originale m’avait paru évident, comme il me paraît évident chez un Pierre Gripari, à l’immense insuccès...
    Jamais cependant, il me semble, Amélie n’avait été aussi inspirée, et tout en légèreté, que dans Le fait du prince, son nouveau roman à paraître en septembre prochain, qui hante, pourrait-on dire, la profondeur de la surface chère à Oscar Wilde. C’est un roman d’une parfaite fluidité, qui m’évoque à la fois les romancières anglaises, du genre Ivy Compton-Burnett (pour le dialogue et le délire alerte) et Ronald Firbank (qui est une romancière délicieuse sous son masque d’homme distingué) ou le dandysme de certains post-futuristes italiens tels Bruno Corra ou Alberto Savinio, et je pensais aussi à certains écrit magiques de Cesar Aira en lisant Le fait du prince, qui tient à la fois du conte de fée et du polar hilare.
    C’est l’histoire, en somme, d’un Français de 39 ans fatigué de s’appeler Baptiste, assez médiocrement adapté à la mécanique des jours, à qui le hasard (ou la Providence, comme on veut) fait cadeau du prénom d’Olaf, riche et Suédois, après que le riche et suédois Olaf eut sonné chez lui pour y tomber mort après quelques instants, lui offrant sa vie en quelque sorte. Or cette vie continuant par le truchement de la jeune veuve d’Olaf, trouvée elle-même sur la rue et comme adoptée par le premier Olaf, la suite de l’histoire, baignant dans les champagnes de marque, réalisera non tant les bas fantasmes mais les hautes rêveries de « notre héros » et de celle qui le reçoit sans se douter qu’elle a déjà changé de mari... Vous suivez au fond de la classe ?
    Ce qui m’épate là-dedans est la qualité des phrases, ou plus exactement leur électricité, leur plasticité, le mélange détonant du songe et de la fiction qui font qu’elles font plaisir à l’œil et à l’esprit, même à l’âme qui est l’œil et l’esprit de dedans. Moi qui n’aime pas du tout le champagne, j’en redemande sous cette espèce sublimée de la rêverie narquoise et de la pensée imprévue. C’est cela : tout est imprévu, imprévisible et non convenu dans Le fait du prince. C’est le fait du prince de creuser un tunnel souterrain entre sa villa et la banque voisine quand il a besoin d’un peu de blé, le roman permet ça et pourquoi s’en priver si c’est pour dire autre chose ? On n’a pas assez vu qu’Amélie Nothomb disait le plus souvent autre chose, enfin: la critique établie ne l’a pas vu, que le succès dérange quand il n’est pas celui de Marc Levy qui, lui, ne dit jamais autre chose. Or le grand public, qui n’est pas la masse abrutie qu’on croit, est sensible à la pointe de Nothomb autant qu’à son humour. Celui-ci fait merveille dans Le fait du prince. C’est le fait du talent, il me semble, et peut-être d'autre chose encore…
    Amélie Nothomb. Le fait du prince. Albin Michel, 169p.

  • Notes de La Désirade

    medium_PaintJLK31.jpgJLK. Vufflens-la-ville. Huile sur toile, 2005.

    Sur une affiche placardée à la Bibliothèque universitaire: «Pour un quart d’heure de méditation - Espace Dieu, salle X.»


    Le travail est le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.


    Bernanos: «L’homme de ce temps à la coeur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous».


    Je me suis réveillé avec un sentiment de frustration, à quatre heures du matin, après un rêve qui m’a fait rencontrer deux très beaux personnages imaginaires, le superbe Nicolas Fargo et son compère Haudincourt (noms trouvés par le rêve) tous deux vivant dans un univers d’amitié et de beauté où je me suis aussitôt trouvé chez moi. Avec Fargo, nous avons parlé de l’exposition que nous projetions de monter au Palais de La Malmeneur, consistant en une collection d’objets, dont un bel éléphant de cuir. Avec Haudincourt, c’est dans un univers parallèle que j’ai transité ensuite. Le cérémonieux notable, pensionné du royaume au titre de Marbatta (il ignorait la signification précise de sa fonction) m’a présenté ses tableaux et ses jouets animés en insistant sur la nécessité de divertir gratuitement les enfants au jour le jour, selon son expression.
    Sur quoi je me suis retrouvé les yeux ouverts dans un ruissellement de pluie de montagne en songeant à la jalousie que doit éprouver l’huître qui voit danser et parader les poissons des grands fonds, d’autant plus envieuse qu’elle ne voit rien du tout.


    Léon Bloy: «Tout homme est, en naissant, assorti d’un monstre».


    On peut se perdre à tout moment. Cela se passe on ne sait comment. Parfois même certains jours, on meurt, physiquement ou psychiquement. Aujourd’hui j’ai perdu pas mal de temps, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé.


    Très bel orage ce soir, avec, d’un côté, le décor gris sabre et noir bleuté des montagnes et du lac strié de lignes métallisées, et, de l’autre, le front jaunâtre tombant d’un dais noir profond, traversé de formidables éclairs étrangement silencieux, tandis qu’un tiède vent d’Afrique agitait les feuilles d’étain des bouleaux sous nos fenêtres. Après quoi, comme après l’amour, dans le désordre des draps, il commença de pleuvoir des trombes tandis que la grêle hachait rudement la salade.


    Sénèque: «C’est toujours avec du vrai que le mensonge attaque la vérité.»


    L’enfer est ce lieu où l’on ne sourit pas en regardant par la fenêtre.


    Les vicieux nous détournent du vice (de l’imbécillité du vice) autant que les vertueux de la vertu.


    La femme-enfant que j'ai rencontrée dans le train, qui m'a suivi et avec laquelle j'ai dormi tout habillé, en automne 1970.


    Les poissons Flaubert et Balzac que je tenais par la queue dans un rêve récent.


    La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.


    Mon premier amour impossible (à dix ans).


    Songer, dans nos rapports avec les autres, à ce que ceux-ci n’ont peut-être pas. Point d’énergie en réserve. Point d’enfants. Point de distance. Point de repères sociaux. Point de représentation d’eux-mêmes. Point d’appétit ou point de courage. Point de fantaisie ou point de suite dans les idées. Ainsi de suite.


    Smooth Sunday, snowy and bright. But feeling of illness. Maybe, some days, we are dying or having lost our soul. But what does it mean ? Perhaps this: lack of love.



    Ravissante image que celle de la petite fille (5 ans) assise en robe longue devant la maison et corrigeant, l’air pénétré, l’écrit secret sur lequel elle travaille depuis plusieurs jours.


    Comment les gens vivent-ils ? Comment font-ils pour supporter la vie, mais comment font-ils donc ?


    Réveillé ce matin tôt l’aube, dans un rêve mallarméen et de juvénile amour. Une voix disait: «Tout de suite on a vu que c’était vous le fiancé». Sur quoi me sont venus ces deux vers:

    Ma verte, ma vive, ma vulnérable
    Mon âme vocable, que ma vie délie


    Et sans peine aucune ensuite j’ai bondi de mon lit, et café, et vite aux mots!


    Ces gens qui vous aiment pour la vie parce qu’un jour vous avez dit un peu de bien d’eux.


    Bataille: «Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété». Bataille encore: «Orestie / rosée du ciel /cornemuse de la vie».


    Cette espèce de silence distrait qui accueille une vérité dite.


    Francis Bacon: «Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence».


    Galien: «La nature est un feu artiste marchant sur une route vers la genèse, et tirant de lui-même l’énergie de son mouvement».


    Commentaire du pape Innocent à Velasquez, devant son portrait: «Trop vrai».


    La vie s’est déposée et les mots la revivifient. On croit avoir tout oublié, mais il n’en est rien. Ou plus exactement: on n’oublie rien de ce qui nous a réellement marqué - de ce qui nous a rendu plus réel.


    La table cosmopolite de la Pension Pianigiani, à Sienne, juste à côté de l’Académie de musique, dans les années 70.


    Le vieux philosophe des Escaliers du Marché, en vieille ville de Lausanne, ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles.


    Le sourire d’enfant de l’enfant, comme éclairé de l’intérieur.


    Le décor de théâtre des murs de Sienne, la nuit, et le pas solitaire qui en peuple l’espace.


    La pièce policière du lundi soir écoutée en famille, mais chacun sur son poste (le poste à galène de mon frère aîné), il y a à peu près quarante ans de ça.


    Les tables aux têtes de porc alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon, cette année-là, à Sorrente.


    La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.


    L’odeur des escargots dans les haies de l’asile des aveugles, juste après la pluie.


    Le ruisseau Danube dans les prairies de Souabe, adolescent comme nous en 1961, l’été de la mort d’Hemingway et de Céline.


    Le couple classique de la mère très belle, et de son fils très beau, dans le train pour l’Italie.


    Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils ont voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et au moment où ils ont cessé d’apprendre. Penser à ce qu’ils ont risqué. Pensé à ce qu’ils ont osé. Penser à ce qu’ils ont pensé.


    Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi, et tellement mieux que soi.


    Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.


    Le premier corps étreint (toute la nuit).


    Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous observions à la jumelle, dans laquelle se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.


    Le besoin de se perdre (dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin).


    Ceux qui restent froids (révélation de quelque chose, naissance de la prudence).


    Ma mère marchant dans la rue et moi séchant un cours à une terrasse: la fourmi, la cigale.


    Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit: chips, chips, chips, hourrah!


    Le règne du plan, de l’horaire et de l’organigramme, tient lieu de nouvelle structure psychique à pas mal de gens. Mais là-dessous, quel chaos.


    Une folie comme la mienne se vit en douce, je ne veux pas dire sous le manteau mais plutôt sous cape, comme on rit.


    On ne devient réellement sérieux, aujourd’hui en littérature, qu’en risquant l’affrontement. Ou alors on fait des phrases. La plupart ne font que des phrases.


    Passer du miroir à la fenêtre.


    La pensée transforme.


    L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.


    L’aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le chaos de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.


    L'esprit classe moyenne a tout acclimaté et tout aplati. La Suisse en représente l'accomplissement. Le nain de jardin en est l’emblème.

  • L'arrachement

    Bonnard02.jpg 

    J’avais déjà vécu plusieurs vies avant de m’installer vraiment à la Datcha, en dépit de l’opposition des objets de Galia, mais dès notre première soirée au Caveau des artistes, et plus encore durant notre première nuit à la Datcha, tout ce temps de ce début de coup de foudre nous nous étions reconnus dans notre rire commun et d’abord dans le sourire de nos yeux – tu as les yeux qui sourient, m’avait dit Galia dans la fumée du caveau, je lui avais fait la même observation, et que notre rire aussi se distinguait du rire de ses amis artistes, et ce même rire, et tout ce qui allait avec ce rire et le sourire qu’il contenait dans sa partie douce, tout ce qui acquiesçait au monde dans ce rire et ce sourire qui contenaient la connaissance de l’horreur de ce même monde, autant dire l’humour de notre rire et de notre sourire nous avaient révélés l’un l’autre, l’humour de nos façons de vivre l’un et l’autre, et l’histoire de Volodia que Galia ignorait et que je me gardai de justesse de lui raconter jusqu'au bout, lui évoquant à peine la terrible histoire du petit garçon jaloux, propre à l’intriguer au milieu de nos rires et de nos sourires - tout cela nous lia l’un à l’autre cette première nuit, avant que Galia ne me prie, à cause d’Aliocha, de rentrer chez moi, crainte de choquer l’enfant à son réveil de petit prince à sa matiouchka..

    Le don des larmes se pressentait dans le rire et le sourire de Galia, et sans doute était-ce à cela que tenait l’émotion que dégageait sa beauté, à ce mélange de lumière et d’ombre qui m’avait rappelé une deuxième fois, devant la porte fermée du petit garçon, au moment du clin d’œil complice que m’avait adressé Galia, l’atroce histoire de Volodia. Son petit garçon dormait derrière une porte couverte de dessins de maisons, Galia avait souri tout tendrement, et nous avions titubé à travers les couloirs et les étages de la Datcha que Galia tenait à me présenter après m’en avoir parlé comme du type même de la maison artiste dont elle avait toujours rêvé, et l’idée m’était alors venue que je cherchais moi aussi une maison et que peut-être la Datcha serait ma maison à moi aussi, mais une troisième fois le souvenir de l’histoire de Volodia me revint, que je faillis raconter à Galia au risque de tout gâcher, et comme un frisson de terreur me parcourut et me figea, puis tout ensuite ne fut plus que douceur.
    Sa plus grande douceur, cependant, Galia la réservait à son enfant et j’en fus averti dès notre première nuit: que j’entrais dans un cercle où l’enfant primerait quoi qu’il se passât entre nous, Aliocha étant le seul de ses amours à ne pas lui avoir été arraché jusque-là, mais elle ne voulait pas en dire plus, elle m’expliquerait plus tard quelle vie fracassée avait été la sienne, pour le moment elle n’aspirait qu’à se laisser couler, elle et moi l’enveloppant de mes bras, nous deux comme un seul arbre frappé d’un coup de foudre qui se transformait en esquif dans un grand tourbillon qui le faisait tournoyer dans le courant, et le piano de Fauré roulait sa vague et nos corps à la fois aiguisés et alanguis par tant de fumée et trop d’alcool, se cherchaient et se trouvaient plus ou moins dans la dernière obscurité, et la vague nous emportait dans une mêlée confuse et véhémente, nous nous étions tout dit et nous étions reconnus mais nous devions encore nous connaître jusqu’à la dernière extrémité avant que d’un coup, après trois sommeils, Galia me commande, chaude encore, de décamper avant le réveil de l’enfant…
    La rue en pente que je descendais en lévitant plus ou moins était la même que mon père-grand, dit le Président, empruntait tous les midi pour remonter de son jardin, et je me rappelai la pelisse de poil de chamelle de ma mère-grand en passant devant la villa La Pensée, et le souvenir d’Illia Illitch l’étudiant me traversait alors et je me sentais fort, je me sentais Maciste et Rambo, j’avais rencontré LA femme, de toute évidence Galia était la femme de ma vie, selon l’expression qui me vint dès ce matin-là, des objets de Galia je ferais mon affaire et mon affaire aussi d’ensorceler son angelot, ce matin-là la ville était comme transfigurée, tout à coup je n’étais plus seul mais bientôt trois plus le chat d’Aliocha, c’était la vie bonne que relançait l’amour toujours et la vague obscénité de cette odeur de femme dans mes cheveux et sur mes doigts me comblait d’un bonheur suave dont mon corps charnel et mortel redemandait, cependant c’est à l’idée de l’arrachement que je n’ai cessé de revenir et de revenir depuis ce matin-là, et jamais l’émouvante beauté de Galia, aujourd’hui de Ludmila, jamais leur douceur ne sera pure de cette ombre, jamais l’arrachement de Lioubov ne se détachera de la mémoire de nos plus tendres après-midi, jamais non plus le sourire enfin conquis d’Aliocha, le sourire matinal et complet de l’enfant ne sera pur du souvenir atroce de Volodia se tirant une balle dans le coeur pendant que sa mère se fait caresser par un militaire.
    Tout le temps que j’avais été militaire, ces années-là, j’avais lu Tchékhov. Je l’avais raconté à Galia dès le début de nos confidences, après qu’elle m’eut parlé du projet de Laszlo, et cela la fit éclater de son rire éclatant, dans la fumée du Caveau des artistes, de m’entendre lui narrer nos équipées par monts et vaux, tout alourdi, pour ce qui me concernait, des œuvres de Tchékhov dont je remplissais les poches de ma tenue de combat. Le doux et terrible Anton Pavlovicth, le sombre et tendre Tchékhov avait été mon désarmant frère d’armes des mois durant. Le bronze des soleils d’été et l’onction rageuse de la pluie sur les hauts gazons avaient marqué les vingt volumes vert pâle à liseré rouge des œuvres d’Anton Pavlovitch Tchékhov, tout en m’imprégnant de l’esprit de vérité et de compassion de l’auteur de La Cerisaie désormais livrée à la déconstruction du sieur Laszlo…
    TCHEKHOV.jpgMa connaissance indéniable de Tchékhov en avait imposé à Galia dès les premiers instants où elle me parla du projet de Laszlo, me voyant d’abord me rembrunir quand elle prononça le mot de déconstruction, puis s’éberluant de la violence de ma réaction, d’abord encouragée à me rejeter illico par ses amis artistes, puis se ravisant, me faisant parler, comprenant que j’aimais autant qu’elle celui-là même qu’elle chérissait entre tous les auteurs russes, autant que Schubert ou que Billie Holiday, et qu’en somme je disais tout haut ce qu’elle pensait elle aussi, à savoir que déconstruire La Cerisaie, selon le projet de Laszlo, pour faire apparaître les contradictions idéologiques patentes de l’auteur, petit- bourgeois en somme, donc potentiel ennemi de classe, selon l’expression de Laszlo, ne pourrait que détruire le subtilissime entrelacs de sentiments et de féroces constats dont l’essentiel revient à dire l’arrachement et l’attachement d’une femme, comprends-tu Galia, disais-je à Galia qui vivait elle-même La Cerisaie depuis quelque temps, et Galia me regardait avec émotion car mon élan la transportait à son tour et loin de ses amis artistes ou prétendus tels, oui c’est cela me répondait-elle, c’est exactement cela, c’est l’arrachement et l’attachement absolu que veut exprimer Anton Pavlovich, La Cerisaie c’est LA pièce de l’arrachement et de l’attachement , et nos genoux se touchaient sous la table basse du Caveau des artistes enfumé, c’est tout le drame, la tragédie de l’arrachement et de l’attachement aux choses et aux gens, aux lieux et aux temps auxquels on s’est attaché et qui nous sont arrachés que Tchékhov concentre là-dedans, et j’te jure que je l’ai vécu et que je le vivrai en jouant Lioubov Andreevna, ça tu peux me croire, maltchik, mais quel fou tu fais, tu es aussi fou que moi ou quoi ? Et je lui disais quelque chose comme : tu es celle seule, Galia, qui peut incarner Lioubov Andreevna, ça ne fait aucun doute, mais pas en jouant contre elle, tu es sans doute une Lioubov Andreevna, je le savais avant de te rencontrer par ce que m’a raconté Sacha de toi, et tout de suite je l’ai senti en découvrant ton rire et ton sourire : tu es réelle, tu es bien plus réelle que tous ceux qu’il il y a là, tu es mille fois plus réelle que moi qui sais du moins que je suis irréel, et ce n’est rien d’autre, La Cerisaie, que ça : c’est ce qui est réel, ce n’est pas l’aliénation que veut montrer Laszlo, ni l’annulation qu’il prétend déceler et montrer, Lioubov n’est pas plus aliénée qu’elle n’est portée à l’annulation de la réalité : Lioubov est réelle et perçoit, plus que les autres, et avec sa douceur, la pesanteur terrible de la réalité, c’est cela et rien d’autre que tu devrais incarner à mes yeux, et ce n’est pas en jouant contre Lioubov que tu seras Lioubov…

    Galia ne fut jamais Lioubov que dans la vie, la déconstruction de Laszlo se fit contre Galia, bientôt remplacée par une blonde anguleuse, mais notre pièce à nous, notre film à nous se déconstruisait au fil des semaines et je vivais à la fois avec une Lioubov souriante et une Galia de plus en plus à cran, que mon irréalité croissante excédait.
    Galia se jouait maintenant le cinéma du cinéma, elle était pressentie pour un rôle de mater dolorosa, mais je sentais que jamais elle n’aurait l’aplomb d’affronter une équipe de cinéma sans houspiller les uns ou les autres, l’affront de Laszlo l’avait transformée ces jours-là, qu’exacerbait mon irréalité croissante, et déjà le réalisateur Manfred Mauser, LE Mauser de Sentiments indélicats, l’Auteur par excellence du nouveau cinéma, qui avait séduit Galia à leur première rencontre, se montrait plus distant et plus froid après les premiers essais, et Galia m’accusait de lui porter malchance, Galia m’en voulait de me retirer de son jeu, Galia m’en voulait d’écrire ailleurs que sur la table qu’elle m’avait préparée et de ne jamais peindre à la Datcha, Galia me trouvait froid et distant, Galia me trouvait de plus en plus étranger disait-elle en commençant de monter les tours, mais je ne me laissais pas faire, je lui disais qu’elle exagérait, Galia me reprochait de ne pas la défendre, Galia me reprochait d’avoir monté Laszlo contre elle en lui serinant qu’elle était la Lioubov idéale, Galia me reprochait de ne l’avoir jamais défendue vraiment ni vraiment aimée, Galia se demandait si je n’étais pas plutôt pédé, Galia me reprochait maintenant de regarder trop tendrement son frère Sacha dont on ne savait trop ce qu’il était, Galia déconstruisait à mesure tout ce que nous n’avions pas vraiment construit en quelques semaines puis en quelques mois, et je m’en allais comme Albertine s’en va dans La Fugitive qu’elle était en train de lire, je me cassais pour respirer en forêt ou dans mon atelier du Vieux quartier, alors Galia revenait, j’avais quitté la Datcha après une nuit d’excès et le même soir elle entrait par la fenêtre de mon atelier et nous nous retrouvions comme jamais, puis Galia pleurait comme Lioubov dans La Cerisaie à tout moment, nous nous pleurions dans le gilet et nous nous retrouvions comme jamais, Galia avait écrit une lettre terrible à Mauser et j’avais relevé le saisissant talent de polémiste de Galia, tu es un foudre de guerre verbal lui avais-je dit, tu as la même force poétique à l’écrit que dans l’oral de ta vie, et elle avait éclaté de son rire le plus éclatant, tu me fais du bien m’avais dit Galia, tu as très bien vu que je ne vaudrais jamais rien sur une scène ou un plateau entourée de crevards, tu as toujours été sincère, il n’y a que toi qui m’ait dit ce que je me disais au fond à moi-même, nous ne vivrons jamais ensemble et maintenant je sais pourquoi, je sais que jamais nous ne pourrons vivre dans un temps partagé, je suis trop moi et tu es trop toi, ça n’ira pas, ça n’ira jamais, tu vas voir, ça va casser un de ces soirs, tu vas me dire que je suis folle et je ne le supporterais pas, tu casseras donc de la vaisselle, c’est écrit dans le marc de café et dans les lignes de ta main, et quelques jours plus tard la prédiction de Galia s’était avérée alors que Manfred Mauser venait de tenter de réparer les pots cassés : j’avais fracassé la vaisselle de Galia, Aliocha s’était pointé comme au cinéma et j’avais libéré Galia du poids que j’ajoutais au poids de sa vie en dépit de mon irréalité.
    C’était cela : j’étais irréel entre vingt et trente ans et je ne fis rien que d’irréel avant que de retrouver Ludmila, un soir dans un bar…

    (Ce fragment est extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)

    Image: Pierre Bonnard.

  • Notes à la volée

    57e5f4e26e61f054f150abe76213abd4.jpg

    On dit qu'il n'y a pas de miracle. C'est signe qu'on y est fermé ou qu'on n'en veut pas. Tandis que pour qui y aspire il n'y a, du matin au soir, que miracle.

    Chassés par le premier coup de vent de l'hiver, les enfants ont déserté l'île de sable au milieu des pelouses dont on entrevoit le cercle magique entre les colonnes du temple d'arbres, et plus on s'approche et plus s'exacerbe le sentiment que c'est de force qu'ils ont été arrachés à leurs jeux, sinon comment expliquer cet air d'après le désastre que montre la dune sinistrée, de laquelle affleure un pied de poupée aux ongles peints, et là-bas, parmi les feuilles mortes, cet outil de plastique rose que le petit terrassier aura sans doute abandonné à l'instant de fuir le cataclysme ?

    A jamais lié au don de joie: le don des larmes.

    Après qu'on a refermé le dictionnaire, les mots continuent de chuchoter. César fait la cour à césarienne, la diva feint d'ignorer la divette qui s'en soucie comme de colin-tampon, se sachant plus proche que l'autre de dividende et de divinité; et là-bas, dans les allées d'hiver, snow-boot snobe socque: « Mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige ». (Marcel Proust).

    C’est peut-être dans la position de ces deux juifs méditant au pied de la Croix que je me reconnais le mieux aujourd’hui, touché par l’inquiétude du premier et la compassion de la seconde. Ce que Chestov appelle la « lutte contre les évidences » me semble toucher à la pointe d’un christianisme d’avant la théologie et d’avant les églises, à la fois opposé à l’épicurisme et à l’acceptation de la mort. Le Christ de Chestov échappe autant à Renan qu’à Nietzsche ou au pari de Pascal. Mais celui-ci est au coeur de La nuit de Gethsémani, le plus crucial des livres de Chestov. Quant à la sainte ouvrière, elle s’est elle-même crucifiée et représente par excellence, à mes yeux, cette conscience qui ne dormira plus « jusqu’à la fin du monde ». (Léon Chestov et Simone Weil)

    Je ne pratique pas la littérature comme une guerre mais comme une joie. Dès qu’on mêle la guerre (à savoir l’envie, la jalousie, l’arrivisme, la violence sous toutes ses formes) à la littérature, je décroche. Cependant il s’agit de rester en armes, car la littérature est bel et bien un combat.

    Je n’ai jamais su manœuvrer. Jamais su calculer ni ruser, et ne tiens pas à l’apprendre. Jamais je n’ai pensé stratégie, à aucun égard. Jamais je n’ai flatté pour avancer – d’ailleurs pas le sentiment d’avoir jamais avancé. Jamais non plus n’ai été capable de transiger en amitié. Mais à qui revient, je reviens. Tandis qu’à qui ne revient pas jamais je ne reviendrai.

    L’obsession d’être connecté risque de vous déconnecter de vous-même.

    La violence est du côté de celui qui fait le mort. Cette fausse douceur fait froid dans le dos.

    Aquarelle JLK: vers Donneloye

  • Défense de La possibilité d’une île

     

     Houellebecq9.jpg

    Dialogue schizo (3)

     

    Moi l’autre : Et tu dis que tu as aimé ce film débile ?

    Moi l’un : Débile, je ne sais pas mais c’est vrai que j’ai aimé.

    Moi l’autre : Mais il n’y a rien, là-dedans, c’est vide, pas de scénar, pas de personnages, pas de dialogue, pas de cinéma, foutaise ! Et c’est moche, en plus !

    Moi l’un : Ce n’est pas moche : c’est belge.

    Moi l’autre : Comment ça, belge ? Tu fumes du belge, maintenant ?

    Moi l’un : Tu ne t’en étais pas aperçu ? Nous vivons ensemble et tu ne t’es pas aperçu de mon goût pour le belge ? Ne me dis que tu n’aimes pas les Deschiens...

    Moi l’autre : C’est belge les Deschiens ? Première nouvelle !

    Moi l’un : C’est belge à outrance. Et dès les premières séquences du prêcheur en banlieue, le film est une merveille de belgitude. C’est-à-dire que c’est à la fois sinistre et irrésistible. Grotesque et délicieusement émouvant. Minable  à pleurer et néanmoins vrai. Ce prêcheur à camionnette, accompagné d’un accessoiriste incarné par un Jean-Pierre Malo à l’air plus ravagé que jamais, cette séance de propagande spiritualiste devant deux trois alcoolos et deux trois SDF dans un hangar pourri, tout ça est exactement ce qu’on peut éprouver, sous des apparences plus flatteuses, dans toutes les réunions de propagande spiritualisante. Souviens-toi de Billi Graham au stade olympique ?

    Moi l’autre : Tu trouves que ça a à voir ?

    Moi l’un. Je trouve que ça a très à voir. Avec le raccourci terrifiant de l’image, Houellebecq montre la misère spirituelle du chien humain qui mendie une chtite caresse. Et ce n’est qu’un début…

    Moi l’autre : Donc tu paries pour un Houellebecq surréaliste à la manière belge ? Un Buster Keaton des terrils ?

    Moi l’un : Pas du tout : j’y vois un réaliste. Un visionnaire de la nullardise. Tu te rappelles Cap d’Agde, les échangistes ?

    Houellebecq7.jpgMoi l’autre : Si je me rappelle !

    Moi l’un : Eh bien, c’est pareil. Houellebecq force un peu le trait, mais pas plus que Reiser en somme.

    Moi l’autre : Tu ne vas pas me dire que Reiser est belge ?

    Moi l’un : Reiser est belge au possible, et je ne me moque absolument pas des Belges, qui ont tout de même à leur actif C’est arrivé près de chez vous et Les convoyeurs attendent. Du cinéma, c’est vrai, bien plus élaboré que La possibilité d’une île. Mais du pur belge noir et blanc. Houellebecq y ajoute la couleur et l’horreur d’une espèce de Club Méd à Wellness pseudo-mystique…

    Moi l’autre : Bon, admettons le style Deschiens. Je n’y avais pas pensé, mais tu avoueras que le film reste mal fichu, décousu, nonsensique et finalement pourquoi ? Qu’est-ce que ça raconte, en somme ?

    Moi l’un : Ca ne raconte rien du tout. C’est comme un rêve : ça évoque, et je veux bien que tu entres ou pas. Mais ça n’est pas rien. Moi, j’ai été touché. Il y a là-dedans quelque chose de mélancolique et qui va, pourtant, vers une découverte, qui passe par l’image et la construction d’un espace, utérin d’abord, disons onirico-utérin, et ensuite cosmique.   

    Moi l’autre : Et quel rapport avec le livre ?

    Houellebecq8.jpgMoi l’un : Guère à mes yeux, à part ce sentiment très physique et métaphysique des limites de la vie, de l’extension et de la rétraction du temps, du comique insondablement dérisoire des menés festives de la crapule humaine (à Ibiza, c’est quand même d’une belgitude radieuse, entre Jeux sans frontières et Gala de Miss Suisse à la télé alémanique - c’est vraiment le bas bout du grotesque), et puis ça bifurque vers la nature et tout autre chose.

    Moi l’autre : Vers quoi donc ?

    Moi l’un : Vers la nature. Vers l’être-là de la nature. Vers l’être.

    Moi l’autre : Mais pourquoi pas de femmes ? Pourquoi ces zombies ? Pourquoi ce seul Belge taré et ces clones effarés ? Tu trouves ça passionnant ?

    Moi l’un : Pas du tout. Le film ne m’a pas du tout passionné. Mais il m’a touché. Une fois encore, c’est un film qui touche à l’être.

    Moi l’autre : Tu ne te prends pas la tête ?

    Moi l’un : Nullement compère, je le dis comme je le sens : c’est un film qui investit la clairière de l’être comme disait l’autre, et qui te le fait ressentir. Plus on avance, moins on a envie qu’il se passe quelque chose. Et pourtant il se passe quelque chose : on est au monde. Et s’il n’y a pas de femme, il y a le chien. Et l’on traverse  les ruines, dans ce paysage admirable, comme on traverserait les millénaires et les galaxies, et le chien te regarde avant de s’arrêter pour pisser. C’est grandiose…  

    Moi l’autre : Enfin, tu ne vas pas comparer ce fox à notre amie la femme ?

    Moi l’un : Dieu m’en garde : ce serait comparer Virgile, dans La Comédie de Dante, à Béatrice. Chacun son job…

    Moi l’autre : Non mais tu dérailles : Dante ! Tu ne vas pas comparer Houellebecq à Dante !

    Moi l’un : Eh, je serais curieux de voir l’adaptation de l’Enfer par l’amer Michel. Filmée avec une caméra de téléphone portable, cela pourrait donner quelque chose…

    Moi l’autre : Tu me fais marcher…

    Moi l’un : Je m’en voudrais. Mais allez, j’aimerais que tu retrouves l’humour qui me fait te supporter et te laisses aller à reconnaître, simplement, en quoi ce film apparemment mal foutu est parfaitement adapté, non pas au livre mais au génie très particulier de Michel Houellebecq.

    Moi l’autre : Génie, tu y vas de plus en plus fort !

    Moi l’un : Tu aimes Fellini ?

    Moi l’autre : Tu le sais bien : je suis fou de Fellini.

    Moi l’un : Et comment dit-on d’une scène qui est du pur Fellini.

    Moi l’autre : On la dit fellinienne.

    Moi l’un : Et voilà, c’est ça le génie, ma poule : Shakespearien, simenonien, tchékhovien, kafkaïen, houellebecquien. Non. Je ne compare pas Houellebecq à Shakespeare ou à Kafka, mais ce type a quelque chose d’unique, et c’est cela même qui fait de La possibilité d’une île un bric-à-brac de film absolument houellebecquien.

  • Ceux qui se font la 7 tous les matins

    Vernet20.JPG

    Celui qui a appris à se taire pour ne pas blesser / Celle que tout renfrogne / Ceux qui se servent de toi sans que cela te dérange le moins du monde / Celui qui nie toute responsabilité dans l’accident de chemin de fer miniature qui a coûté la vie à la chatte de Mademoiselle Mauduit / Celle qui envisage l’acquisition d’un lot de colibris / Ceux qui s’inscrivent au cours de mandarin de l’université de Malmö dès leur retour des J.O. / Celui qui aime rire au milieu des retraités plombés par une journée de scrabble / Celle qui adapte son sourire à chaque circonstance / Ceux qui se lavent tout le temps les mains / Celui qui te taxe de fasciste parce que tu refuses de traiter les Juifs de nazis avant la lettre / Celle qui n’arrive pas à caser le barbecue des Koller dans son organigramme d’arrière-été / Ceux qui lisent Confucius au bord de la piscine du Hilton Shangaï / Celui qui milite pour l’éradication des écureuils gris de Toronto / Celle qui écrit des romans de science fiction féministe / Ceux qui estiment que les Roms sont indignes de la nouvelle Europe / Celui qui positive malgré l’œil au beure noir qu’il a ramassé dans une boîte de motards gays / Celle qui s’estime la nouvelle Ophélie Winter de la ZUP Les Mouettes / Ceux qui estiment que le nouvel aumônier de la Maison des Jeunes ne devrait pas peloter en public le jeune Letton qui fait le ménage chez lui / Celui qui rêve d’un cabanon à Perth / Celle qui prend franchement le parti des Russes dans le conflit ossète / Ceux qui te font une scène parce que tu sors une Lucky Strike devant leurs enfants /Celui qui observait Michel Houellebecq dans la foule de Locarno en se demandant s’il allait l’accueillir sous son parapluie / Celle qui a demandé un autographe à Nanni Moretti qu’elle a oublié sur la terrasse de la Trattoria Da Luigi juste avant la pluie / Ceux qui fraternisent volontiers avec les gens connus qu’ils hèlent par leur prénom / Celui qui se rend compte de cela que la ministre est plus petiote qu’elle ne paraît à la télé / Celle qui crève l’écran mais ne paie pas de mine dans le lobby de l’hôtel La Palma / Ceux que l’Alzheimer menace sans qu’ils s’en doutent tandis qu’ils prennent l’apéro dans les jardins du Bella Vista, etc.

    Image: huile sur toile de Thierry Vernet.

  • La comédie selon Anne Fontaine

    Fontaine2.jpg

    Présenté à Locarno en première mondiale, La fille de Monaco, le dernier film de la réalisatrice française, pétille, non sans observations pertinentes sur le désir et ses ivresses, ses égarements et ses incidences sociales.
    D'aucuns réduisent la comédie, au cinéma ou au théâtre, à un sous-produit frivole, alors que le genre, frottant d'humour les tribulations humaines, nous a valu maintes merveilles, de Molière à Billy Wilder ou Dino Risi. Sans atteindre ces sommets, Anne Fontaine nous revient avec un film à la fois enjoué et mordant, dont l'apparent clinquant ne fait pas oublier l'angoisse de vieillir d'un brillant avocat ni ne flatte l'arrivisme cynique d'une Miss Météo en mal de gloriole.

      - Quelle idée de départ vous a-t-elle lancée dans l'écriture de La fille de Monaco?
      - Le sujet du film est le désir, que j'ai déjà exploré, auquel je tenais pourtant à revenir en développant un personnage qui ne serait pas un séducteur ordinaire mais un prédateur verbal: à la fois un type qui séduit les femmes par la parole et qui, par sa fonction sociale, est l'interprète de la vie des autres. La figure du brillant avocat s'imposait doublement...

      - A partir de quel moment avez-vous pensé à Fabrice Luchini?

      - Le visage de Fabrice, qui est un ami de longue date, m'a accompagné dès le tout début. Je voyais en effet un homme brillant mais fragile, et d'un âge propice au retour sur soi de la comédie, correspondant à une période où on a construit sa vie. Le premier couple que j'ai imaginé n'était pas un homme et une femme, mais de deux hommes: à côté du «cerveau» un peu chancelant dans son corps, je voulais un type granitique, et c'est ainsi qu'est apparu son garde du corps, incarné par Roschdy Zem, le gars «qui assure» en apparence et n'en a pas moins lui aussi une sensibilité qui se découvre. Le lien qui se développe entre eux tient à la fois de l'amour et du maternage... Il fallait en somme conjuguer «une vérité» et «une nature»...»

      - Et comment la «fille» vous est-elle apparue?

    - Je l'ai pas mal cherchée! Il me fallait une jeune femme qui fasse bien ressortir l'opacité du désir, d'une part, et qui pète de santé, si j'ose dire, qui «surplombe» le protagoniste au double sens du terme, étant physiquement plus grande et psychologiquement plus gonflée. Comme c'était la première fois que je traitais ce genre de personnage, j'ai eu de la peine. Sur quoi Fabrice Luchini m'a parlé de la présentatrice de la météo sur Canal+, qui pourrait convenir selon lui. J'ai un peu hésité, car Louise n'avait aucune formation de comédienne, puis elle m'a convaincue du fait qu'elle avait en elle ce mélange de présence sensuelle et de réserve, de rouerie et de tendresse, de bêtise triomphante et de féminité plus complexe...

      - Comment Fabrice Luchini a t-il abordé son personnage?

      En premier lieu, il a été troublé. Le personnage de Bertrand, au premier regard, ne correspond pas à l'image ordinaire qu'on se fait de lui, et pourtant il a cédé à mon insistance et pour donner, je crois, toutes les nuances comiques et émouvantes d'un vrai personnage de comédie.

      - Qu'est-ce pour vous qu'une comédie?

      - C'est, et je l'entendais bien ainsi, un divertissement, mais celle qui m'intéresse suppose un décalage, avec un fond de vérité et de gravité. Vous savez qu'un avocat engagé dans un grand procès cesse toute activité sexuelle. Or l'irruption de la superbe créature dans la vie de Maître Beauvois, alors qu'il doit se concentrer sur sa seule affaire, est un élément de comédie, comme celle de Christophe, le garde du corps, quand il prétend «sécuriser le territoire» d'un homme aspirant à se retrouver seul...

     - La fille de Monaco est également une charge sur l'arrivisme médiatique et la télé-réalité...

      - Là encore, la comédie joue sur le décalage entre ce que vit l'avocat, qui le bouscule très intimement, et l'utilisation que la jeune effrontée veut faire de lui pour devenir elle aussi une star. Le côté complètement artificiel de Monaco, genre Las Vegas méditerranéen, avec lequel contraste
    Fontaine.jpg

  • Ceux qui écrivent sur des feuilles d’air

    fe47d3e088a67a18039bd5c4f2d3a331.jpgCelui qui a écrit : « Ce vent tout de même est si beau. Quand il traverse mon crâne, je suis tenté de me taire » / Celle qui aime se couler dans certaines phrases / Ceux qui savent où poser le point-virgule / Celui qui vit l’aube sans se laisser distraire / Celle qui a compris pourquoi le vieux chêne contemplait les fleurs de cerisier / Ceux qui savent que ce chemin personne ne le prend que le couchant d’automne / Celui qui regarde son bégonia comme s’il découvrait l’Etre en Tant que Tel / Celle qui compare les gesticulations des platanes à celles des boxeurs / Ceux qui ne font attention à rien / Celui qui estime que son cousin poète est un branleur / Celle qui fréquente les soirées de la revue L’Effacée / Ceux qui flingueraient l’éditeur pour une coquille laissée dans leur recueil à la gomme / Celui qui pense que la Poésie est un Sacerdoce / Celle qui drague les jeunes critiques fascinés par ses Sublimes Poëmes / Ceux qui baisent en écoutant murmurer Delerm junior / Celui qui peaufine son dernier poème minimal tandis que ses fils répètent avec leur groupe de Hard dans l’abri anti-atomique / Celle qui affirme que la poésie de Marc Levy lui a remis le moral au top / Ceux qui savent Verlaine par cœur / Celui qui tient le rôle d’ange aéropostal entre ses amis amoureux / Celui qui affirme que Baudelaire est son copilote / Celle qui se poile en lisant le poème d’amour que lui a écrit son collègue fondé de pouvoir Hervé Brousse de la Motte / Ceux qui connaissent la difficulté d’emploi du passé simple / Celui qui se dit tous les matins en se flattant le sac que rouler sur l’A16 est une ascèse / Celle qui ne porte que des tabliers jaunes / Ceux qui se rappellent l’odeur de chocolat de la gare du Sud à Bruxelles / Celle qui ne m’a jamais rendu le disque des Stones sur lequel figure Ruby Tuesday / Ceux qui voient du train le vieux cheval rongeant la barrière dans la brume automnale / Celui qui rend son salut à la branche de saule à la fenêtre / Celle qui n’aime pas le yucca que lui a offert ce con de Lucas / Ceux qui affirment que le thé les boit, etc.

  • Le retour des zéros

    778887432.jpg

    Dernières nouvelles de Bret Easton Ellis

    Que sont devenus les jeunes paumés de Moins que zéro ? Lesquels ont survécu à la drogue, au Sida ou au spleen de la Cité des Anges ? C’est ce que nous apprendrons, en américain dans le texte, au tournant de l’an 2010, en découvrant le nouveau roman de Bret Easton Ellis, d’ores et déjà intitulé Imperial Bedrooms.
    Après l’autobiographie fictive de Lunar Park, et la fresque grinçante de Glamourama, le ci-devant « enfant terrible de la littérature américaine », selon l’expression du New York Times qui mérite aujourd’hui un petit correctif puisque le jeune auteur passe le cap des 44 ans, celui-ci affirme que ce prochain roman pourrait marquer, aussi, son chant du cygne.
    Ce qui est sûr, c’est que les personnages de Moins que zéro, son premier roman minimaliste paru en 1985 (il avait à peine plus de vingt ans), à commencer par Clay, l’étudiant de retour à Los Angeles pour les vacances de fin d’années, où il va de défonce en défonce, ont eux aussi vingt-cinq ans de plus (même les personnages de romans vieillissent, paraît-il) et c’est à savoir ce qu’ils sont devenus que s’est intéressé l’écrivain.
    D’où tiens-je ces renseignements de seconde main ?
    D’un exemplaire, grand ouvert à la page 53, de l’édition du Corriere della Sera du jeudi 27 mars, reposant sur un des bancs de la Via dell’Amor, fine corniche piétonne reliant les villages de Manarola et de Riomaggiore, dans le site des Cinque Terre fort prisé par les jeunes Américains à backpackers…
    Sous la plume glamourameuse d’Alessandra Farkas, correspondante du quotidien lombard à New York, l’on y apprend également que Bret a fini par pardonner à son père d’avoir été un nul (comme le laissait entendre Lunar Park et maintes autres pages) et que sa mort l’a moins secoué que celle du jeune sculpteur Michael Wade Kaplan, « peut-être le plus grand amour de sa vie ». Passons sur quelques détails relatifs à la vie privée de l’écrivain, entre autres potins du gotha littéraire américain, (Bret correspond tous les jours par mails avec Jay McInerney qui a été l’un des premiers à défendre American Psycho contre la curée de l’époque) pour relever cette observation qu’il fait à propos de ce fameux brûlot : « Une allégorie de mon enfance dans une famille parfaite d’apparence, sous la surface de laquelle couvaient alcoolisme, folie et abus sexuels... »
    Pour ceux qui ont apprécié The Informers, ses premières nouvelles traduites sous le titre discutable de Zombies, et constituant l’un des meilleurs livres de Bret Easton Ellis, la dame du Corriere précise que l’adaptation cinématographique du recueil est la seule (sur une demi-douzaine) à laquelle ait participé l’auteur, avec un casting d'enfer (Winona Ryder, Kim Basinger, Mickey Rourke et Chris Isaak, notamment) et qu’on devrait la découvrir bientôt…

  • Les secrets de Palestine

    9d69992744138c1cabf5471171909594.jpg


    C’est un livre secret que Palestine de Hubert Haddad, un livre prenant et mystérieux, un livre qu’il incombe au lecteur d’ouvrir, au sens fort. Palestine n’est pas un livre fermé ni même hermétique : c’est une rose serrée dans sa concentration songeuse comme un poème de Rilke, ou une fleur de papier comme celle de Proust qu’il suffit d’immerger pour qu’elle s’ouvre ; et de même Palestine s’ouvre-t-il à qui s’immerge dans ses pages.
    Cham est une « bleusaille », un tout jeune homme dont on ne saura pas grand-chose si ce n’est qu’il a quelque part un frère peintre malade de solitude. Les hasards de sa naissance et des frontières humaines font que Cham, qu’on pressent de souche arabe, porte l’uniforme de l’armée israélienne et qu’il a ses amis à Jérusalem. Lorsque, s’apprêtant à partir en permission, il est retenu par l’adjudant Tzvi pour une dernière ronde, il ne se doute pas que celle-ci va le confronter à une réalité qu’il n’aspire qu’à fuir pour vivre comme un jeune homme et qui porte un nom : Palestine, où d’emblée on le sait et le sent : « la mort rôde ».
    Le destin fond sur Cham comme un rapace, s’engouffre pour ainsi dire dans la vie de Cham par le trou minuscule au front de l’adjudant Tzvi, tandis qu’un commando surgit de la nuit, qu’il tire et se fait blesser et traverser par « la douleur à tête d’aspic ».
    La lecture de Palestine doit se faire à une lenteur inversement proportionnelle à sa vitesse, comme celle d’un poème de Rilke ou d’une page de Proust. A trois pages du début Cham est déjà pris au piège dans une espèce de cave, au coté de l’assaillant qu’il a blessé et sur le cadavre duquel il s’endort. Qui était cet homme crevé ? On croit comprendre que le commando craint le Hamas autant que le Fatah et que Tsahal, autant dire que c’est à n’y rien comprendre, mais ce n’est qu’un début, après quoi le commando, sans avoir le temps de liquider Cham, se fait liquider, Cham perdant connaissance pour se retrouver nu dans un lit propre, veillé par une Palestinienne aveugle et un toubib, bientôt relayé par une jeune femme du nom de Falastin, la fille de la vieille aveugle, qui vient de se faire caillasser sur un chemin. Tandis que sa mère la soigne, Falastin se rappelle la mort de son père, dirigeant d’un front démocratique, dans un attentat auquel elle a miraculeusement échappé, éclaboussée cependant par le sang de celui qu’elle aimait autant que son frère Nessim, partisan d’une Palestine binationale… Nessim auquel ce type nu ressemble si étrangement. Nessim qui servira de « couverture » à Cham qu’il s’agira de planquer après l’avoir soigné.
    Le mystère de Palestine tient aussi à cela que ce livre lutte contre les évidences, selon l’expression chère à Chestov : cela signifiant que nulle explication n’en épuise le multiple sens.
    Fuyant par les collines en direction d’Hébron, Cham-Nessim et Falastin se retrouvent dans ce piège à ciel ouvert qu’est la Palestine quadrillée de murs et de check-points, qui inspire à Falastin des réflexions incisives (p.45) sur l’arbitraire et l’illégalité établie. Mais au discours politique, Falastin préfère, comme l’auteur, celui du conte et de la fable, telle celle du nabi et de l’oiseau (p.56). Et là aussi réside le mystère de ce rêve éveillé hyperréaliste et poétique à la fois : dans cette contiguïté de la tragédie et de la poésie, du coup de feu et des lavis aquarellés de terre sainte…
    Retour au drame dans une planque ménagée par un vieux photographe qui a bien connu le père de Nessim, où Cham fait la connaissance d’Omar, islamiste impatient de se faire exploser dans une foule « sioniste ». Or Cham ne pense qu’à Falastin. A laquelle on revient pour faire la connaissance de Layla, tante de celle-là, prof et intellectuelle engagée dont le mari, lui aussi résistant à la montée aux extrêmes de la violence, croupit pour lors en prison. Le lendemain matin, alors que le gardien de la maison de Layla est arrêté, Falastin l’est aussi après avoir pris sa défense, mais le major Mazeltof ne tardera à la libérer non sans lui avouer qu’il a envie de rendre les armes tant la guerre le dégoûte. Et l’auteur de préciser à propos de Falastin : « D’avoir touché un jour aux secrets, avec sur les lèvres un goût de cervelle humaine, l’avait rendue inapte à tout jugement »…
    A la contiguïté de l’horreur et de la beauté (l’écriture de Hubert Haddad réussissant aussi bien le mélange de l’évocation sensible ou sensuelle et du récit aux saillantes aspérités) s’ajoute la frise nuancée des personnages traînant avec eux leur bazar de mémoire, comme le photographe Manastir dans sa boutique, soudain saccagée par un commando israélien, ou le petit infirme Moha qui aide Nessim-Cham à retrouver sa route.
    Réunis et planqués dans la même pièce, Falastin et Nessim passent ensemble une nuit à parler et se rapprocher encore, sur un seul lit, sans que rien ne soit dit de ce qui s’y passe, étant entendu que dire qu’il ne s’y passe « rien » ne signifie rien en l’occurrence tant il passe entre eux de sentiments – et toute cette vie qui les unit et les sépare, notamment leur vision de l’avenir de la Palestine, pleine d’espoir confiant chez elle, plutôt désespérée à ses yeux à lui…
    La fin du livre semble donner raison à Cham-Nessim, qui ne cesse de fuir en pensée mais que Falastin ramène bientôt au cœur du drame collectif vécu par la Palestine, devant la maison rasée de sa mère, survivant cependant sous les décombres, mais que la nuit achèvera. Chaos de tout cela. Falastin ayant disparu avec sa mère emportée en ambulance, fuyant en camionnette au côté d’un sioniste effréné, Nessim-Cham va redevenir Cham lorsque, envoyé par Omar chez un activiste palestinien spécialisé, au milieu des ses machines à coudre Singer, dans l’appareillage des kamikazes, l’homme lui remettra un nouveau passeport… à son nom même. La boucle refermée, qu’adviendra-il du protagoniste censé se faire sauter au milieu d’un chœur de mômes israéliens ? Là encore, « rien » n’est dit du dernier geste de Cham, quand bien même le geste serait accompli.
    Nulle ambiguïté pour autant dans la conclusion de Palestine, dont le mystère réfracte la complexité d’un imbroglio historico-politique autant qu’il traduit la complexité humaine et le secret des êtres. A cet égard, Hubert Haddad, en romancier, participe du même effort de compréhension et de pacification qui marque les œuvres de Mahmoud Darwich ou de David Grossman et Amos Oz, entre autres hommes de bonne volonté…
    Hubert Haddas, Palestine. Zulma, 152p.

  • Au Magasin de l’Univers

    31b4c3c165c30c9ca345e9c5cbfa89f7.jpg

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     


    Le Labyrinthe de lecture hyperinteractive inventé par Hubert Haddad se multiplie merveilleusement dans son Nouveau Nouveau Magasin d'Ecriture. Mea culpa sur une découverte tardive, et propos d’un formidable écrivain.

    On a beau se croire un lecteur attentif : on passe, et plus souvent qu’à son tour, à côté d’œuvres importantes en train de se faire, et c’est ce qui m’est arrivé avec plusieurs auteurs contemporains auxquels j’ai « raccroché » tardivement alors que je constatais que ce qu’ils avaient à me dire était important. C’est ainsi que j’ai découvert tardivement les romans du Portugais Antonio Lobo Antunes, avec La mort de Carlos Gardel, dont j’ai tout lu ensuite « à rebours », de même que c’est après Dolce agonia seulement que j’ai commencé de lire Nancy Huston, par le truchement de laquelle je me suis également rendu compte que j’avais quasiment ignoré, à tort, l’oeuvre de Romain Gary.
    De la même façon, même si l’existence de Hubert Haddad m’était évidemment connue, dont j’avais lu Meurtre sur L’île des marins fidèles, La condition magique, Le Camp du bandit mauresque et de la Bragora et les très révélateurs essais littéraires réunis dans Les scaphandriers de la rosée, ce n’est que récemment, avec le Nouveau Magasin d’écriture, et, d’une manière plus ardente et urgente, avec Palestine, que l’extraordinaire engagement existentiel et poétique de cet auteur m’est apparu.
    Cette évidence, nourrie par une œuvre aussi dense (une cinquantaine de titres) et multiple que mal aperçue par les temps qui courent, m’a donné envie de rencontrer l’écrivain et de lui consacrer les pages d’ouverture du journal littéraire Le Passe-Muraille, modeste contribution à une défense et illustration très-nécessaire.
    Je reviendrai sur ma lecture, en plein cours, du Nouveau Nouveau Magasin d’écriture. Dans l’immédiat, cependant, j’aimerais partager le bonheur de lire les propos qui suivent.

    a785d828c60799859562646845dff37c.jpgDes rues de Ménilmontant à la Bibliothèque de Babel
    Il n’y a pas à le cacher : même si nous sommes rencontrés récemment à Paris, cet entretien a été rédigé par Hubert Haddad. Aux sept questions que je lui ai soumises, il a répondu comme suit. Qu’y ajouter ? sinon que c’est un beau cadeau qu’il nous a fait là…

    - D'où venez-vous Hubert Haddad ?

    - Sans doute d'une désignation pronominale résonnant dans un abîme, sur fond d'exil glacial. Les premières images qui me viennent sont les rues humides de Ménilmontant, l'hiver, et cette odeur de fumée rabattue et de misère du vieux Paris: j'avais tout oublié du soleil de Tunis. Je me demande si l'amnésie qui frappe souvent mes personnages ne vient pas de là, de ma stupeur d'enfant de quatre ou cinq ans jeté dans un monde sans secours. Mes parents n'avaient rien, ils s'isolaient dans leur mémoire faite d'arabité et de judaïsme. Nous vivions dans l'extrême dénuement, à quatre puis à cinq dans un taudis d'une pièce cuisine. Une nostalgie sans repère me travaillait, mêlée d'angoisse, d'un fond d'exclusion que je ne pouvais m'expliquer.

    - Quelles expériences fondatrices vous ont-elles révélé à vous-même ?

    - La première à cinq ans, un jeu avec mon frère aîné Michel, un duel à l'arc sur le terre-plein du boulevard Ménilmontant après le marché. On s'était fabriqué nos armes avec les roseaux des caisses abandonnées par les poissonniers. J'ai reçu une flèche dans l'œil gauche et je me souviens comme d'un voyage dans une dimension insoupçonnée le masque d'anesthésie, à l'hôpital. J'ai dû rester conscient trop longtemps, toucher à quelque seuil. Subir un décollement d'âme, comme on parle de décollement de la rétine. La seconde à 22 ans, rue Pastourelle où j'habitais. C'est pour moi l'expérience fondamentale dont parle René Daumal dans un texte sur l'Évidence absurde. Je ne connaissais pas Daumal alors, mais en le lisant plus tard, j'ai compris aussitôt l'identité absolue de l'expérience. Que chacun au demeurant fera au moins une fois à l'instant du désassujettissement, de la mort, à l'instant de tous les instants, quand toutes les mémoires, tous les univers se rassemblent pour disparaître en un éclair qui figure de manière adamantine la totalité. À côté de cela, il y a eu les rencontres bien sûr, les amours et les deuils dont on ressort mûri, blessé, changé. Mais la réduction à l'être nu, c'est-à-dire au savoir bègue, sans mots, qui laisse son ombre fantasque sur toute chose, c'est rue Pastourelle que je l'ai vécue.
    - Henry James parlait du "cercle magique de la fiction". Que cela signifie-t-il pour vous et comment le vivez-vous ?
    - Le romancier dès sa première fiction entre dans une aventure intérieure redoutable car il trace autour de lui une arène qui ne cessera de s'agrandir sans jamais perdre son caractère de cercle enchanté convoquant à jamais, avec les déplacements, les déformations et les condensations du songe, les mêmes figures emblématiques, monstres et doubles venues des origines individuelles et historiques, traumatiques et génésiaques. Il y a là comme un parcours, un jeu de l'oie initiatique, une danse de Thésée devant le minotaure, au gré bien sûr du degré d'implication de l'écrivain. L'écriture de fiction vous change au même endroit tourbillonnaire du fleuve. J'ai commencé par des histoires morbides et emportées, comme Un Rêve de glace, la Cène ou les Grands Pays Muets, après un premier récit relatant sur le mode fictionnel l'expérience de la rue Pastourelle (Armelle ou l'éternel retour), puis à force de fouailler les entrailles de l'inconscient, j'ai pu resurgir dans la réalité commune en ludion surchauffé et me pencher sur l'actuel, la guerre d'Algérie par exemple (Les Derniers Jours d'un homme heureux), les conflits du Moyen-Orient aujourd'hui (avec Palestine). Mais le cercle magique de la fiction, c'est surtout la provocation permanente à transgresser les conventions du réalisme d'époque, seule façon de se projeter dans cette surréalité qui fonde toute vie conséquente: nous sommes captifs d'un miracle mutable à l'infini, mais secrètement, par les chemins abyssaux de l'imaginaire dont tout ce qui est humain procède, depuis la pyramide de Kheops jusqu'à la théorie des supercordes.
    - Dans quelle filiation littéraire ou poétique vous situez-vous ?
    - D'emblée vers quinze ans, Pascal, Baudelaire, Lautréamont, Poe m'ont envoûté, sauvé à demi du désastre de la rue. La poésie pour moi fut vraiment nourricière dans le désert où j'étais. Cela grâce à Michel, mon frère aîné aventureux, qui déjà dessinait et peignait, achetait des livres, s'affrontait comme un damné à la loi archaïque du père. Moi, je m'isolais dehors, en modeste fugueur, trouvant dans l'école buissonnière l'espace pour lire et écrire. Les Hauts de Hurle-vent, le Loup des steppes, la Nausée furent mes premières découvertes avec Gide en précepteur de fortune et Homère en ancêtre fondateur . Puis très vite Mallarmé, les présocratiques, Apollinaire et Milosz, les surréalistes, Breton après Chateaubriand. Stendhal et Dostoïevski. J'évitais longtemps ce qui me ressemblait le plus par une sorte d'instinct, craignant à juste titre la lecture palimpseste, avec Nerval et Daumal surtout. Plus tard mon œuvre de fiction, dramatique ou romanesque, s'emparera de maints auteurs de prédilection: Racine (Le Rat et le Cygne), D. H. Lawrence et Katherine Mansfield (Tout un printemps rempli de jacinthes), Renato Descartes (La Condition magique) H.G.Wells (Visite au musée du temps), Thomas De Quincey (Le Robot mélancolique), Shakespeare (Loin de Wittenberg) entre autres. En fait, outre la poésie fondatrice, ma filiation littéraire fut anarchique et arborescente, toujours en état de mutation, ce que reflètent assez des livres comme l'Univers , roman dictionnaire, et le Nouveau Magasin d'écriture complété depuis peu par un Nouveau Nouveau magasin d'écriture.
    - Comment vivez-vous le rapport avec le Magasin. Que signifie-t-il et comment le remplissez-vous ?
    - Le Magasin, c'est ma pauvre tête d'autodidacte roulant jour et nuit entre les rayonnages de la bibliothèque de Babel. J'ai l'impression à la fois exaltante et effrayante que je pourrais ne plus m'arrêter de multiplier les circuits analogiques, de provoquer les découvertes, les croisements d'imaginaires. L'analogie universelle dont parle Edgar Poe dans Euréka est le secret adamantin de l'espace symbolique et des langages, je m'y attache en forcené ludique dans ces ouvrages, comme pour me défaire sans remords des mille fictions que je n'aurais jamais le temps d'écrire.
    510dfe982141fec83435975615e60844.jpg- Que signifie pour vous le mot "exil" ? Comment vivez-vous la société ? Que cherchez-vous dans la compagnie des enfants et des laissés pour compte ? Et qu'y trouvez-vous ?
    - L'exil, je l'ai connu enfant, mais sans référent, dans l'oubli de la traversée et de l'ailleurs, avec seulement le sentiment d'une grande lumière et de parfums perdus. Après l'expérience de la rue Pastourelle (que j'évoque dans un court récit, Les Indes de la mémoire, en clôture de La Vitesse de la lumière), le sentiment d'exil m'a envahi de la manière la plus intense, au sens platonicien: j'avais touché aux secrets ineffables, à l'impossible, et je revenais à moi, à ce moi pétri de ténèbres comme un aveugle de naissance après l'éblouissement qu'il ne saurait décrire. Mais l'exil est notre lot de créature de vent, la symbolisation y contraint: nous ne savons que nommer indéfiniment un contact perdu et cette distance en soi constitutive de l'humain (et que le soufi ou le cabaliste tente avec un succès mitigé de résorber) est en même temps sa grandeur et sa perdition. Le temps est l'étoffe même de cette relégation. Quelque chose d'absolument libre et salvateur a lieu pourtant à chaque instant perdu, hors de l'encéphalogramme plat des discours phatiques, comme si nous étions tous des bêtes obscures rampant sous un arbre de foudre et que chaque éclair soudain pourrait restituer au secret de l'univers, à la pure verticalité d'un savoir qui ne supporte aucune répétition. Cependant tout ce que je raconte là est d'ordre intime, à usage poétique ou secret. Dès lors que je rencontre les gens, amis ou inconnus, dans mes pérégrinations d'animateur d'atelier d'écriture par exemple, je n'ai qu'un objectif, aider chacun à dépasser les censures et les peurs réductrices, les handicaps de la formation, amener à prendre conscience que le langage n'est pas quelque chose d'hostile, d'extérieur à soi, mais qu'il est au contraire constitutif de l'individu, que nous sommes tous langage et qu'il s'agit de naître à lui, de naître à soi. Que toute la culture du monde ne suffit pas à séparer substantiellement l'analphabète de l'érudit, parce que la culture qui est tout n'est pourtant qu'une nuance entre toi et moi, nuance suffisante pour élever l'humain dans le règne mystérieux de l'inachevé, du temps, du salut.
    - Que raconte votre oeuvre au plus profond ? Comment en évoqueriez-vous la basse continue ?
    - Une persévérance musicale, je crois, aujourd'hui, une sorte de hantise. On pourrait arrêter après telle découverte ou tel accomplissement, arrêter d'écrire ou de malmener son piano, mais pourquoi le musicien cesserait-il de jouer une fois le concert donné? Et puis j'explore de livre en livre le sens de cet éloignement, toujours au bord de l'aventure extrême. Je voudrais aujourd'hui incliner cette tragédie de la connaissance du côté de la méditation. La sérénité, une fois le dépouillement accompli, ne vous garde certes pas des affres de l'incarnation, de la maladie et de la solitude. A travers l'art méandreux, je voudrais décanter encore et encore le secret qui m'habite et qu'il m'est douloureusement impossible de communiquer autrement. C'est là, un peu comme dans la musique baroque, la basse continue qui rythme les contrastes du récit au poème ou à l'essai dans mon travail. Un fond mélodique chiffré de métaphores.

    (Cet entretien constitue l’un des éléments du dossier consacré à Hubert Haddad dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No74. Commandes à Passe-muraille.admin@citycable.ch)

    d855c0a490b94336f0786f3b1b4607c3.jpgd29b0d8febcc306e8f15ad99685992df.jpgHubert Haddad. Le Nouveau Nouveau Magasin d'écriture. Editions Zulma, 634p.