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  • Faut-il lire René Char à genoux ?

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    Et si l'on mettait un bémol à l’adulation du poète ?
    C’est entendu : la poésie de René Char est souvent magnifique. Je ne dirais pas émouvante, mais splendide jusqu’en ses obscurités, d’un lyrisme et d’une plasticité remarquables, d’une sensualité procurant de vrais bonheurs de lecture presque physiques. Une pensée y travaille le corps de la langue, une éthique et une estéthique s’y modulent en images fulgurantes contre les instances du mal et de la dissoulution, de la vulgarité et de la laideur, mais parfois aussi en formules solennelles, voire sentencieuses. Entre seize et vingt ans, pour ma part, j’ai gravement aimé cette poésie : Les Feuillets d’Hypnos me fascinaient comme les notes éparses d’un héros de l’Illiade, je savais par cœur Lettera amorosa, j’ai lu et relu, entre autres, le grand recueil de Commune présence, et fait miennes ses maximes qui me semblaient belles et profondes sans que je ne les comprenne toujours. En tout cas je comprenais et j’aimais : « Au tour du pain de rompre l’homme, d’être la beauté du point du jour », ou j’aimais et je comprenais : « Dans la boucle de l’hirondelle un orage s’informe, un jardin se construit », j’appréciais gravement « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience » ou « si nous habitons un éclair, il est le cœur de l’éternel », ou bien « Les pluies sauvages favorisent les passants profonds », et aujourd’hui encore je retrouve, avec le meilleur de René Char, un Midi de soleil et d’eau vivifiante que j’aime arpenter, comme la terre un peu plus au nord de Philippe Jaccottet ou celle, du Jorat vaudois annonçant le romantisme allemand, de Gustave Roud.
    Cela noté, le déferlement actuel des hommages à René Char me laisse songeur, et la vénération convenue qui entoure le poète ne me semble pas du meilleur aloi. Certains propos de Marie-Claude Char elle-même, qui ordonne la commémoration du centenaire avec autant d’autorité que de compétence et de goût, incitent à la même réserve et désignent, par ailleurs, un « usage » du poète qui laisse perplexe: «Il faut avoir à l’esprit que Char a été abondamment utilisé, par le monde politique, par le monde littéraire, notamment avec les aphorismes, souvent cités, et que trop souvent on le pense comme un monument, la statue du Commandeur. Mais je suis frappée par la présence régulière de ces citations dans les carnets du Monde ou du Figaro, pour accompagner l’annonce d’un décès, rendre hommage à la personne disparue. Cela tient, je crois, au fait que c’est une poésie qui touche tout le monde, qui peut aider tout le monde à vivre.
    Or, comme je m’apprêtais à y aller, à mon tour, de mon papier de circonstance, je me suis rappelé la parution, à la fin de 1992, d’un pamphlet de François Crouzet intitulé Contre René Char et paru aux Belles Lettres, qui avait le mérite de rompre l’unanimité et la conformité en soulignant cruellement la part fumeuse ou pontifiante de cette poésie. Ainsi de citer cette belle horreur : «Le poète fonde sa parole à partir de quelque embrun, d’un refus vivifiant ou d’un état omnidirectionnel aussitôt digité ». Ou cette autre qui n’est pas mal non plus : «L’homme criblé de lésions par les infiltrations considéra son désespoir et le trouva inférieur. Autour de lui les règnes n’arrêtaient pas de s’ennoblir comme la délicate construction du solstice de la charrette saute au cœur sans portée»...
    Avant l’impertinent, d’autres contempteurs, et pas des moindres, avaient également égratigné la statue du Commandeur, tels Etiemble et le grand Ungaretti, qui n’y allait pas de main molle en écrivant : « Char est charmant quoique ses poèmes font parfois l’effet de couilles empaillées ou de fatras de liège ».
    Et l’horrible Jacques Henric de nouer la gerbe d’épis noirs : «Char : passé politique impeccable, grand résistant, volontaire exilé du délétère Paris, carrure paysanne promenant ses souliers écolos sur des chemins fleurant bon le romarin et la crotte de brebis, et surtout, surtout, l’auteur d’une œuvre suffisamment absconse, alambiquée, pour permettre aux interprètes des textes sacrés de plancher toute une vie, avec des frissons d’horreur sacrée, sur la moindre éjaculation poétique du Maître…

    Tout cela manque de nuances et de finesse, cela va sans dire, mais il me plaît assez de revenir à la poésie de René Char, aujourd'hui, avec la liberté d'esprit et l'humour sans lesquels un goût risque de n'être qu'une adhésion mimétique ou une affectation de surface...

  • Les Bienveillantes de A à Z

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    LITTELL Jonathan Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.


    Toccata
    - Première invocation au début de cette Toccata : « Frères humains ! Frères humains, laissez-moi vous raconter comment ça s’est passé. »
    - Un personnage qui cherche aussitôt à s’inscrire sous le signe de la banalité. Du nom de Max Aue. Double nationalité. Bilingue.
    - Il dit écrire pour lui-même.
    - Pas pour se justifier, mais pour clarifier le chaos de ses pensées et de ses souvenirs.
    - Pour s’occuper aussi. Pour passer le temps.
    - Alors même que c’est un homme occupé. Patron d’usine.
    - Il se dit une « usine à souvenirs ».
    - Se dit constipé chronique.
    - Sa raison d’être : manger, boire, déféquer et chercher la vérité.
    - Il se défie cependant de trop de pensée.
    - N’éprouve aucune culpabilité, dit-il à ce point.
    - Il va vomir de temps en temps.
    - Ecrit dans le bureau de son usine de dentelles.
    - Description précise des machines et du travail, de ses rapports avec les ouvriers. Qui ne l’aiment pas. Et que lui n’aime pas non plus.
    - Il est docteur en droit.
    - Mais aurait préféré étudier la littérature ou la philo.
    - D’éducation française.
    - Mais il a fait son droit en Allemagne, avant de s’engager dans la SS.
    - Est revenu d’Allemagne, en 1945, sous un uniforme volé à un ouvrier français du STO.
    - Se dit « tombé en bourgeoisie » en se refaisant une vie honorable, marié avec une femme qu’il n’aime pas.
    - Dit avoir vu « plus de souffrance que la plupart », mais le dit froidement, avant d’ajouter que les gens s’y font.
    - Commence à parler chiffres, très importants à ses yeux.
    - Commente les chiffres comparatifs des pertes humaines pendant la 2e Guerre mondiale.
    - Met en parallèle les pertes allemandes, les pertes russes, les pertes juives et les pertes françaises en Algérie…
    - La pensée de la mort le hante tous les jours.
    - Lance à son interlocuteur (le lecteur) : « Si jamais vous arriviez à me plaire pleurer, mes larmes vous vitrioleraient le visage ».
    - Cite Sophocle : « Ce que tu dois préférer à tout,c’est de n’être pas né ».
    - Un nihiliste, mais refusant le suicide.
    - Persuadé de vivre dans le pire des mondes possibles.
    - Dans lequel tout peut se répéter.
    - Ne prétend pas avoir agi par soumission aveugle aux ordres, mais par sens du devoir.
    - « Le génocide moderne est un processus infligé aux masses, par les masses, pour les masses ».
    - Un processus « segmenté par les exigences des méthodes industrielles ».
    - Prétend que ce qu’il a fait, tout homme l’aurait fait.
    - Pensent que les brutes et les psychopathes, les sadiques et les fous ne sont pas les plus dangereux dans un système totalitaire.
    - « Le vrai danger, our l’homme, c’est moi, c’est vous ».
    - Il n’a pas demandé à devenir un assassin.
    - Il rêvait d’être pianiste.
    - Mais le talent lui a manqué.
    - Et sa mère ne l’aimait pas.
    - Aurait peut-être préféré être une femme.
    - N’en a vraiment aimé qu’une sa vie durant : sa sœur jumelle Una.
    - Il dit avoir été « au cœur de choses affreuses ».
    - La guerre n’a pas été pour lui une solution mais une question. Cependant elle a contribué à la révéler à lui-même.
    - Se prétend une fois encore un homme comme les autres.

    Allemandes I et II

    - On le retrouve sur le front de l’Est, en pleine confusion.
    - Les SS sont envoyés en appui de la Wehrmacht pour le « nettoyage ».
    - Se trouve au milieu d’une mêlée de gradés qui attendent un nouveau chef, après qu’un certain Blobel a pété les plombs.
    - Un ancien flic de Düsseldorf à tête de vautour, brutal et grossier, que Max n’aime pas.
    - Dans le château de Lutsk, on retrouve 1000 cadavres de Polonais et d’Ukrainiens exécutés par le NKVD. Les nazis disent : et les Juifs.
    - Le Sonderkommando commence à agir.
    - Problèmes pratiques. Les chefs n’aiment pas la méthide russe, consistant à viser la tête à bout portant. Trop éprouvant pour les hommes.
    - Blobel affirme qu’il faut « labourer les Juifs ».
    - Ordre est donné de liquider 1000 Juifs.
    - Mais l’ordre provoque des remous chez les officiers.
    - Pour trouver les Juifs, on les convoque en prétextant le travail obligatoire.
    - Max Aue trouve ça une « belle saloperie ».
    - Se refuse, à ce point, d’agir en automate.
    - Le récit est rapide et tendu, très vivant, saturé de dialogues enchâssés dans les paragraphes.
    - Max évoque ensuite les humiliations infligées aux Juifs.
    - Traversée de Lamberg.
    - Visite le musée des religions d’une église uniate, où la tradition juive reste très présente.
    - Raconte ensuite comment son ami Thomas l’a aidé à s’engager sur le front de l’Est, après une mission en France dont il est revenu avec un rapport jugé « trop honnête »…
    - Il est allé étudier le degré de combattivité des pro-nazis français et a rencontré les idéologues fascistes Brasillach et Rebatet.
    - A conclu que le doute français n’était pas favorable à la guerre sur le front Est. On n’apprécie pas ses conclusions.
    - C’était un mois avant l’invasion de la Pologne, en août 1939.
    - Evoque l’opportunisme cynique de Thomas.
    - Qui le persuade de le suivre en Pologne où on « va s’amuser »…
    - Il rit en constatant que c’est « ainsi que le diable élargit son domaine ».
    - « Quel homme sain d’esprit aurait jamais pu s’imaginer qu’on sélectionnerait des juristes pour assassiner des gens sans procès ? »
    - Thomas est l’homme fort, le mentor, le jouisseur sans scrupule, l’arriviste de toutes les entreprises.
    - Max est plus statique, observateur, curieux.
    - Il a postulé à la SS pendant ses études pour économiser les frais d’inscription à l’Université…
    - A Berlin, Max a partagé sa passion entre Kant et les jeunes prolétaires.
    - Un soir, il est appréhendé dans un parc de Berlin, lieu de rencontre pour homosexuels.
    - Scène de l’arrestation (p.71)
    - Thomas lui sauve la mise, une première fois.
    - Il entre au SD « le cul encore plein de sperme ».
    - Puis il se retrouve avec l’armée du front de l’Est.
    - On arrive dans les plaines ukrainiennes.
    - Les peuples sont tiraillés entre Russes, Magyars et Allemands.
    - Les prisonniers juifs croient encore que les Allemands vont les libérer.
    - On lui propose d’assister à une Action.
    - « Fermer les yeux, ce n’est jamais une réponse ».
    - Mais il a encore des doutes, comme beaucoup.
    - Il observe les Ukrainiens, contraint de tirer sur les Juifs.
    - Se demande comment ils en sont arrivés là.
    - Scène de boucherie- pagaille épouvantable.
    - Cela le dégoûte, mais il souffre surtout de s’être planté une écharde.
    - Déplore l’amateurisme de ces exécutions.
    - Mais celui-ci sera corrigé.
    - Il assiste à une exécution. On appelle ça Exekution-Turismus.
    - Il note : « Depuis mon enfance, j’étais hanté par la passion de l’absolu et du dépassement des limites ; maintenant, cette passion m’avait amené au bord des fosses communes de l’Ukraine ».
    - Toujours se rappeler que le récit de Max Aue se passe des années après les faits et que c’est une reconstruction, adressée à un auditeur sans visage.
    - Pour Max, le nazisme doit être une Loi vivante.
    - Il refuse de considérer les Russes comme des sous-hommes.
    - Il ressent « comme une haine triste ».
    - On l’informe à propos du Führervernichtungsbefehl. L’ordre du Führer portant sur l’élimination.
    - On lui propose d’être muté ailleurs.
    - Mais il refuse.
    - Il rencontre Yakov, petit pianiste juif virtuose. Avec lequel il parle de Bach, Couperin et Rameau.
    - L’ambiance du Kommando se dégrade. Les hommes craquent.
    - On développe la méthode du Sardinenpackung pour l’entassement des cadavres dans les fosses.
    - Il classe ses collègues en « voluptueux », « dégoûtés » et « obéissants ».
    - Il ne cesse de les observer et de s’observer lui-même, « avec effroi ».
    - Observe ce jeune père soldat qu’un Juif supplie de fusiller ses enfants « proprement ».
    - Lui-même ressent de la colère contre une petite fille qu’on va tuer. Cette réaction est typique : l’horreur ressentie pousse à la précipiter et l’amplifier.
    - Il fait de plus en plus de cachemars.
    - Le récit clinique, évoquant un rapport objectif, alterne avec des plongées dans les rêves de Max ou dans les épisodes de son passé proche ou lointain.
    - On approche de Kiev.
    - Son travail est de pure bureaucratie. Des chiffres.
    - Kiev abrite environ 150.000 Juifs.
    - Un officier supérieur propose d’en fusiller 50.000.
    - On aménage les Grands Ravins.
    - La Grande Action va se dérouler, dont Max ne sait pas qui l’a ordonnée.
    - Lorsqu’il va y assister, il se reproche d’avoir oublié son pull-over. Il le regrettera ( !)
    - Il se rappelle « une grande transgression qu’il a commise » et un horrible pensionnat dans lequel on l’a casé pour le punir, où il a été humilié.
    - Il participe à la Grande Action. D’effrayantes pages (p.124-125).
    - Il en est dégoûté. Se rappelle les latrines et les cafards.
    - Retourne sa pitié en férocité sauvage en achevant une belle jeune fille (126).
    - Porte alors un jugement sur ce que le nazisme a inventé.
    - Page importante à cet égard (p.127)
    - Max constate qu’on peut tuer ou ne pas tuer, au nom de l’Etat nazi, sans encourir forcément de blâme. Chacun sa place.
    - L’Etat utilise chacun selon ses compétences, sachant que le réservoir des tueurs est sans fond.
    - L’utopie d’Himmler, première version.
    - Le soldat-cultivateur allemand et ses esclaves. Une vision futuriste proche des visions d’E.R. Burroughs.
    - Le kitsch de tout ça.
    - Max pourrait donc quitter le Sonderkommando.
    - Mais il reste.
    - Cite Chesterton à propos de mauvaises fées.
    - « C’était donc cela, la guerre, un pays de fées perverti, le terrain de jeus d’un enfant dément qui casse ses jouets en hurlant de rire »
    - Après la Grande Action, Max prépare un Album rassemblant les photos de massacre.
    - Blobel s’extasie. Le voit comme un trophée.
    - Tandis que Max le considère comme un « rappel solennel »…
    - Il rencontre l’ingénieur-officier Osnabrugge, bâtisseur de ponts et imbu de la mission « culturelle » de ceux-ci.
    - On rebaptise les rues de Kiev.
    - Max va être promu à un grade supérieur pour son album, qui a plu à Himmler.
    - Il fête son anniversaire avec Thomas.
    - Thomas sur la Grande Action, qui a coûté la vie à 100.000 Juifs : « C’était vraiment très dur, très désagréable, mais c’était nécessaire. »
    - Mac évoque sa sœur jumelle, qu’il n’a plus revue depuis sept ans.
    - Thomas est optimiste sur la conquête : se voit bientôt à Moscou.
    - Max est plus sceptique.
    - Pense que les soldats n’ont pas assez de vêtements d’hiver…
    - Il est entrain de lire une chronique da la campagne napoléonienne en Russie.
    - Affirme par ailleurs (p.137) que « le meurtre des Juifs ne sert à rien », que c’est « du gaspillage ».
    - Pense que ce « sacrifice définitif » oblige le Reich à gagner…
    - Sur quoi le besoin de vomir le reprend.
    - Thomas lui recommande de ne pas afficher ses opinions, puis le sonde sur ses rapports avec les femmes.
    - Max évoque son amour d’Una à mots couverts.
    - Fait toujours petit garçon à côté de Thomas le mec cynique.
    - La Grande Action a provoqué des remous dans la Wehrmacht. Nombre de soldats sont perturbés.
    - Himmler répond par un sévère rappel à l’ordre, invoquant le danger bolchévique et juif.
    - Max rencontre Eichmann qu’il a connu à Berlin (p.139)
    - Pour la première fois, Max entend parler de l’évacuation totale des Juifs d’Allemagne.
    - Eichmann parle déjà « d’autres méthodes ».
    - Eichmann, mélomane, lui a transmis un paquet de partitions de Couperin et Rameau, que Max veut donner au jeune Juif Yakov, pianiste prodige, et qui sera bientôt tué.
    - Revient aux sentiments qu’il a observés chez les bourreaux de la Grande Action, dont la conscience des souffrances qu’ils infligent retourne soudain la pitié en fureur meurtrière (p.142)
    - On commence à utiliser les camions Saurer.
    - Le gaz est jugé moyen « plus élégant ».
    - Grand rêve de Max, qui se voit en Dieu-calmar.
    - Inspecte ensuite les commandos SS pour évaluer leurs besoins.
    - Les partisans pullulent.
    - Scène atroce de la jeune fille enceinte qu’un SS massacre avant qu’un autre sauve l’enfant, fracassé par un troisième… (149-150)
    - Max est gratifié du jeune Hanika, comme ordonnance.
    - Les pendus de Kharkov lui remémorent le suicide d’un de ses condisciples, abusé dans l’horrible internat où on l’a casé en son adolescence.
    - Blobel débarque à Kharkov, fou de rage qu’on ne fasse pas plus de « chiffre » dans les exécutions.
    - Cette obsession de la rentabilité sera déterminante.
    - Une nouvelle Grande Action est mise sur pied pour Noël.
    - Max y assiste pour étudier les hommes qui tirent.
    - Constate qu’il s’habitue à ces horreurs.
    - Episode de la jeune fille pendue à Kharkov (170-171), où l’on glisse du réalisme le plus noir à une sorte de fantasmagorie baroque, où Max se sent prendre feu
    - Cette scène renvoie à la photo de la jeune martyre soviétique qui a servi de déclencheur aux Bienveillantes.
    - Rage folle de Blobel, soudard de 14-18, à qui l’on demande de ménager les officiers en les tenant loin des massacres. Son ressentiments envers les Junkers. Met toute la faute sur Himmler et le Führer.
    - Hanika, l’ordonnance de Max, est tué dans la rue.
    - On envoie Max se reposer en Crimée.
    - Les Boches ont perdu 12 divisions à cause du froid et des maladies.
    - Max rencontre le médecin-officier Hohenegg, qu’on retrouvera souvent.
    - Type de toubib philosophe très intéressant.
    - Max se retrouve à Yalta où il lit Tchekhov en allemand.
    - Rencontre le jeune lieutenant Willi Partenau, avec lequel il se lie.
    - Lui raconte un peu de son enfance de mal aimé.
    - En pince visiblement pour Willi.
    - Pense qu’on est homo par occasion plus que par nature (c’est son cas) et que Partenau lui cédera.
    - A La SS, le Führer a ordonné l’exécution des coupables de  tout fait d’homosexualité.
    - Mais le décret et peu connu.
    - Max fait la morale aux jeunes officiers qui se compromettent avec des filles des races inférieures de la région.
    - Son discours vise à impressionner Willi.
    - Célèbre l’amour fraternel et le caractère pré-fasciste de Platon (p.187) dont il évoque Le Banquet.
    - Ils vont nager.
    - Willi remarque que Max est circoncis. Affaire d’hygiène, lui répond Max.
    - Qui décrit précisément son érotisme particulier après que Willi a « fait le pas ».
    - Ensuite se rappelle son amour d’Una.
    - Dont sa mère l’a séparé après les avoir surpris, le traitant de cochon et de dégénéré.
    - Il a connu, avec Una, « l’amour, doux-amer, jusqu’à la mort ».
    - A l’internat, il a été battu et soumis par un plus grand.
    - Depuis lors l’habitude est prise.
    - Il aspire au sexe pur, à la baise dure, sans amour ni affect.
    - Willi sera tué l’année suivante.
    - A Yalta, il visite la maison de Tchekhov.
    - Retrouve Ohlendorf, nazi intelligent qui partage sa Weltanschaung.
    - Ohlendorf le veut à ses côtés.
    - Max rejoint donc Simferopol.
    - Sa mission est de recueillir des informations sur les minorités ethniques du Caucase.
    - Rencontre le jeune linguiste Voss, spécialiste des langues caucasiques (p.199)
    - Beau personnage d’érudit passionné.
    - Lui explique que le Caucase est la « montagne des langues ».
    - Exposé intéressant, où il est question de Dumézil.
    - Aborde les divers systèmes de conquêtes, par rapport à la langue.
    - La soviétique lui semble la meilleure : une nationalité, égale un territoire plus une langue.
    - Voss vante aussi les campagnes d’alphabétisation soviétiques.
    - Max est fasciné par le savoir vivant de Voss (p.205)
    - Ils multiplient balades et discussions.
    - Max interroge Ohlendorf à propos de la destruction des Juifs. On lui répond que c’est une erreur « nécessaire »
    - L’ordre d’extermination du Führer est comparé, par Ohlendorf, à une prescription biblique.
    - « Maintenant va, frappe Amalek, tue hommes et femmes, enfants et nourrissons ! » (Livre de Samuel)
    - En tant que commandant, Ohlendorf proscrit la cruauté gratuite, tout en exécutant les ordres.
    - Arrive un nouveau chef. Bierkamp.
    - Le Vorkommando gaze un asile d’aliénés (p.217)
    - Max rencontre le lieutenant belge Lippert, de la Légion Wallonie.
    - Raconte la piètre conduite de Léon Degrelle.
    - Max observe les nouveaux opportunistes, prêts à exterminer sans états d’âme.
    - Lui fait figure d’ « intellectuel un peu compliqué ».
    - Débarque à Piatigorsk.
    - On continue à liquider partisans, tsiganes et reprise de justice.
    - Lors d’une Action, un professeur juif, tenant un petit enfant à la main, lance à Max : « J’espère que vous serez incapable de regarder vos enfants sans voir les autres que vous avez assassinés » (228).
    - Max intervient contre Turek, en train d’achever un Juif à coups de pelle.
    - Retrouve ensuite Voss.
    - On approche des régions caucasiennes des Bergjuden (Juifs des montagnes)
    - Voss prétend que ce ne sont pas de vrais Juifs.
    - Certains officiers sont pour les épargner afin d’éviter des rebellions dans les montagnes.
    - L’Ostpolitik devrait accueillir les victimes de Staline.
    - Mais la tradition coloniale allemande est inexistante.
    - Discussion sur l’origine des langues.
    - Pendant qu’on envahit et massacre, Max fait ses rapports sur les langues du Caucase. Plus tard, au milieu de l’enfer d’Auschwitz, il fera ses rapports sur les rations insuffisantes des Juifs envoyés dans les usines d’armement, alors que l’Allemagne s’écroule. C’est cela Max Aue : un faiseur de rapports.
    - On amène un vieux Juif tchétchène à Max. Qui lui dit qu’il sait où on doit l’enterrer. Un soldat les escorte sur une colline.
    - Episode insoutenable, le plus fort du roman (261-265)
    - Ensuite Max va se laver aux bains et retrouve Hohenegg au casino : « J’ai eu une journée curieuse ».
    - Philosophent à propos des attitudes de chacun devant la mort.
    - Turek a insulté Max, évoquant ses mœurs (à cause de Voss).
    - Max le provoque en duel.
    - Qui n’aura pas lieu.
    - Une réunion de spécialistes se prépare, où sera débattu le sort des Bergjuden (6000 à 7000 individus).
    - Max a une grande discussion avec Voss, qui met en pièces les arguments « scientifiques » du racisme. (p.281)
    - Voss attaque les bases mêmes de l’extermination (p.283).
    - Max le met en garde contre ces déclarations, mais il pense lui aussi que le racisme et le nazisme sont affaire de foi plus que de science.
    - Les Soviétiques lancent une contre-offensive à Stalingrad,
    - Rommel a été battu par les Alliés.
    - Une spécialiste, type de l’idéologue pseudo-scientifique, débarque de Berlin. Portrait carabiné (p.293).
    - Des Bergjuden présentent leur folklore, leurs musiques et leurs chants.
    - La Frau Doktor conclut à la « ruse de Juifs ».
    - Coup de théâtre : Voss, qui a séduit une jeune indigène, se fait tirer dessus par le père de celle-ci.
    - Max assiste à l’agonie de son ami. (p.295)
    - Puis c’est la grande assemblée, durant laquelle les thèses de Voss défendues par Max, concluant à la protection des Bergjuden, prévalent. En réalité, c’est la rivalité entre la SS et la Wehrmacht qui fait la décision.
    - Le supérieur de Max, Bierkamp, qui se réjouissait de « faire du chiffre » avec un nouveau massacre, se venge en envoyant Max Aue à Stalingrad, dans le chaudron du Diable. (302)
    - « Finita la commedia »

  • Sollers à Soglio


    Sur la ligne de partage nord-sud
    Tout est en somme égal à tout, et inversement, rien n’a d’importance, sauf ce que note Sollers à l’instant sur la ligne de partage du nord et du sud traversant le village de pierre de Violanta et de Pierre Jean Jouve où Rilke soupirait lui aussi dans le jardin suspendu, tout est air au-dessus des châtaigners transis et tout est roche bleutée vers les Monts de la Disgrâce et ça s'émiette aussi bien, tout est divin et de tout on se tape comme Pauliet, l’adolescent de la nouvelle Dans les années profondes, qui jette sa semence dans une fiole ensuite offerte à la sublime Hélène: voilà ce qui se dégage d’ Une vie divine, et plus encore de ce que dit Sollers dans ce livre : du corps du livre lui-même qui se prend et se déprend dans le même mouvement d’attention attentive ou inattentive, c’est égal, ça n’a d’ailleurs pas de corps, ça dit « ça bande » à tout moment mais le mot est affiché à proportion de la carence de la chose, ça brille mais ça n'éclaire pas plus que les reflets argentés du ciel bleu noir surplombant les vignes enneigées, ça brillerait de la même façon superficielle à Sils-Maria dont le lac est japonais ou à Salamanque dont la Plaza Mayor est une patinoire dans la brume, sur les lagunes de Venise ou de Stockholm, c'est partout pareil et de tout temps, il y a là-dedans plein de notations fines et de fines notations autant que de fines notations fines, c’est d’une parfaite fluidité mais c’est sans saveur, c’est apparemment improvisé et c’est concerté jusqu'au pédantisme, cela se veut intéressant à jet continu parce que Sollers se considère tel mais ce ne l’est à vrai dire que lorsque Sollers parle de quelqu’un ou de quelque chose qui le dépasse, et là Sollers se voulant Dieu tout se réduit à la brillance de vieil argent sonnant le creux du ciel suspendu au dessus de Stampa, le village de Giacometti renfoncé là-bas dans l'âpre gorge, Sollers est le Nietzsche retrouvé des temps de la facilité, Sollers est l’ectoplasme de la plasticité nietzschéenne retrouvée et surtout dépassée car Nietzsche n’avait pas encore compris que la maladie et la mort ça n’existe pas, or voici ce que nous annonce Sollers dans Une vie divine : que la maladie et la mort ne sont rien que faiblesses d’infirmes ou de bonnes femmes et que la vie est une vasque glacée sur laquelle esquisser mille figures habiles, tout est bon pour qui surfe et skate, je fais des phrases, je suis le Champagne de l’encrier, Ludi et Nelly m’escortent sur le papier et je gagne le Trône absolu sur lequel j’installe ce matin mon Altesse du Rien…

    Soglio, dans le Val Bregaglia, et le palazzo de Salis où séjournèrent Rainer Maria Rilke et Pierre Jean Jouve et dans lequel Daniel Schmid a tourné Violanta.

  • Sollers à Stampa


    Conversation de Moi l’un et moi l’autre (1)

    Stampa, ce dimanche 22 janvier, 10h. du matin. - La liberté du roman permet d’être partout à la fois et dans le même instant, et cela fait un des grands attraits d’Une vie divine qui m’apparaît ce matin, entre les hauts feuillets écartés de roche gris sabre surmontant le village de Stampa, lieu de naissance des Giacometti, comme un grand livre de conversation et de déambulation. Tout à l’heure j’étais, mille mètres plus haut, au-dessus du col de la Maloja dont les 22 virages en épingles à cheveux ménagent l’échappée au nord du val Bregaglia (dit aussi Bergell par les germanophones), au Val Fex où ont marché et conversé Nietzsche et Thomas Mann, Kurt Tucholsky (il a signé dans le registre de l’Hôtel Fex en dessus de Jouve et de Starobinski) et Alban Berg, ce val Fex qu’on n’atteint en hiver qu’en traîneau et qui est le lieu par excellence où lire Nietzsche et cette Vie divine.
    Nous nous demandions en nous chamaillant un peu, la veille sur un banc des rives du lac Silvaplana, le Professeur Alcovère (oui, le philologue bien connu de Montpellier) et moi, s’il fallait vraiment considérer Une vie divine comme un roman, lui étant plutôt pour et moi plutôt contre avant qu’une superbe créature emmitouflée de zibeline, genre Alina R. au défilé de mode des neiges, ne passe et ne nous fasse la boucler de béate béance adorative, comme au passage de la Gradisca dans les rues embrumées de Rimini, à l'époque de l'Amarcord de Fellini. 
    Or ce matin, dans le Grotto Alberto de Stampa où je me remets de la cuite d’hier soir à la grappa, la conversation reprend entre moi l’un, le moraliste vieille école du genre terrien tripal sujet à la mélancolie, et moi l’autre, l’Ariel des cimes et des îles bienheureuses qui sait que l’antidote de la moraline n’est pas la défonce mais la liberté, à propos d’ Une vie divine dont moi l’un prétend que c’est un livre sans corps diluant le tout un peu dans le n’importe quoi, et moi l’autre qui y voit de plus en plus un essai de mimétique nietzschéenne se la jouant roman en beauté…

  • Sollers à Salamanque


    Du French kiss - à propos de l’intimité


    Salamanque, ce dimanche 22 janvier, 11h. du matin. – J’ai retrouvé ce matin, dans les rues du vieux Salamanque, cette inimaginable brume, plus dense que le smog et plus fraîche à la fois, qui s'élève à mi-hauteur des murs et ne fait donc qu’envelopper la moitié inférieure des passants, semblant voguer comme les bustes d’un Magritte géant; et de loin en loin des chapeaux se lèvent, car le bourgeois de Salamanque est toujours poli, des sourires de femmes s’esquissent ou s’esquivent, et c’est comme un rêve éveillé dans lequel toute sensualité se dissout, sauf des mouvements de lèvres…
    Or peu après, ayant rejoint le Café Real de la Plaza Mayor, où je me suis assis juste à côté de l’effigie de bronze de ce taureau à clope de Torrente Ballester, siégeant là à perpète (enfin ce que dure la perpète des cafés littéraires), j’ai relu les pages superbes que Sollers consacre au French kiss, en lequel il voit l’essentiel de l’érotisme parce qu’il est affaire de langues et donc d’intimités mêlées, outre qu’il s’exprime « en langue » comme dans la Bible, préludant à la connaissance des corps et donc des âmes (l’âme étant elle-même le corps du corps, comme chacun sait) au sens biblique. « Et ils se connurent », etc. » Donc le cul sans la langue n'est rien que froide pornographie à la puritaine: telle sera mon homélie espagnole de ce dimanche matin...
    Il me plaît de lire cette page en Espagne post-franquiste, dont Javier Marias écrits cette semaine dans le Nouvel Obs’ qu’elle n’a pas fait encore son mea culpa, restant essentiellement hypocrite et frivole, selon lui, autant dire conforme à la dramaturgie romaine du catholicisme, savonarolesque en apparence et se foutant en réalité qu’on se foute par les glory holes des confessionaux. Moi qui reste plutôt un païen des hautes terres alpines dont le surmoi porte la robe noire des pasteurs luthéro-anglicans, j’apprécie ce décentrage qui est celui constant, aussi, du plus intéressant Sollers - l’essayiste polyphonique et transculturel, pour user du langage ridicule des temps qui courent. 
    Un peu plus tard je relirai, à ce propos, ce qu’en écrivait Dominique de Roux un peu plus tôt, précisément en 1969, dans L’Ouverture de la chasse. J’ai longtemps pensé, et jusque récemment, que notre cher mousquetaire avait tout dit de son compère, et que celui-ci restait épinglé pour jamais comme un trop beau papillon, Mais non : Sollers a bougé sur la photo. Plus exactement : il tourne à présent sa vidéo quelque part ailleurs, peut-être à Séville tout à l’heure ?

    Images ci-dessus: Torrente Ballester à Salamanque, et la Plaza Mayor.

  • Sollers à Séville


    Conversation de Moi l’un et moi l’autre (2)

    Séville, ce dimanche 22 janvier, Midi. « Dis-moi qui est ton Nietzsche et je te dirai qui tu es !» lance Moi l’autre à moi l’un, ce matin limpide sur les toits de Séville, où je me suis retrouvé dans la cellule vert céladon à terrasse en attique de l’Hostal del Pueblo, trente après ma découverte de cette ville de tous les reflets, entre Guadalquivir et Giralda.
    A l’époque mon Nietzsche était celui de La naissance de la tragédie, Zarathoustra me semblait du kitsch et je n’avais pas encore la liberté de vivre le probable partiel vrai Nietzsche que je vis à l’heure qu’il est en le redécouvrant par le truchement d’Une vie divine, tellement plus ouvert au propre mimétisme du lecteur que tant de gloses dont la dernière que je me rappelle est la Biographie d’une pensée de Rüdiger Safranski.
    A cette même époque de mon premier séjour à Séville, j’avais relu les pages de L’ouverture de la chasse de notre ami Dominique de Roux, dont le jugement porté sur l’œuvre de Sollers recoupait mon propre rejet des théories fumeuses et des postures foireuse de celui qui m'apparaissait essentiellement comme un fils de bourgeois et un révolutionnaire de salon - et c’est donc avec le plus vif intérêt que, ce matin, je confronte Moi l’un et moi l’autre à ces lignes retrouvées:
    « Mise à sa place aussi, l’œuvre de Philippe Sollers est magnifique. Mais projetée dans l’admirable miroir de la parfaite inutilité de tout quand quelqu’un – nous dirait-il – en vient à traverser le blank point de la néantisation de tout, cette oeuvre prend les allures aériennes d’une Sublime Porte, d’un néant vers l’autre dans l’éther universel. Soliman le Magnifique d’un anti-empire dont la grandeur est faite d’effacement, d’oubli et de poussière d’ombre, l’écriture de Sollers trace dans le vide foudroyé par l’éclair de son orgueilleuse indigence les significations sans signe et les signes béants de tant d’insignification qui le portent, au-delà de son entreprise de châtiment par le vide, vers je ne sais quel salut second, vers une immortalité à partir de la suppression de tout ce qui n’est pas l’instant présent, vers l’irrévocable passage du tout à la futilité totale. Mais n’est-ce pas la définition du Chasseur Noir, qui, pour échapper à la mort dans son domaine clos, accepte de devenir lui-même la mort ? Toute mort est dialectique. Toute dialectique sert la mort. »
    Géniale prémonition, mais que l’œuvre de Sollers déjoue aujourd’hui, avec ce qui a bel et bien été la quête d’un « salut second », autant qu’elle la justifie. Le Chasseur Noir, parfois, fait la peau à la mort et se tire du côté de la vie... 
    Autant dire que Moi l’un et Moi l’autre, mes frères ennemis, s’en trouvent un instant réconciliés, mais surtout ils ont la dent, alors vite, on va s'en casser une à la Punta Diamante...

    Dominique de Roux. L'ouverture dela chasse. L'Age d'Homme, 1968. Réédité aux éditions du Rocher en 2005.

  • Sollers à Stresa


    Palinodies de l’ex-maoïste

    Stresa, Albergo Hemingway, mercoledi 25 gennaio, sera. – C’est un bord de lac un peu mélancolique que j’ai retrouvé ce soir, comme en tout lieu de villégiature hors-saison, et le no man’s land du bar, sous la grande photo d’Hemingway en visite en ces lieux, ne pouvait qu’achever de me plonger dans quelque rêverie, lorsque j’ai capté, au telegiornale local, la nouvelle selon laquelle Google se couchait devant le Parti communiste chinois en acceptant de censurer toute information sur le Tibet. Faisant suite à l’affaire scandaleuse du journaliste Shitao, condamné à 10 ans de prison en avril 2005 après que la filiale de Yahoo à Hong Kong eut livré des informations le concernant aux autorités chinoises (cette condamnation portant sur un mail qui en appelait à plus de démocratie en Chine…), la nouvelle de l’autocensure de Google apparaît comme une nouvelle preuve de la lâcheté des affairistes occidentaux (industriels suisses en tête) face à un régime totalitaire que des millions de Chinois endurent et vomissent.

    A propos de la Chine communiste, Philippe Sollers a rejoint aujourd’hui les rangs des contempteurs, mais je me rappelle ce soir, à propos de son « maoïsme », un épisode que rapporte Julia Kristeva dans Les Samouraïs, si ma mémoire est bonne, qui en dit long sur la candeur de nos grands intellectuels en matière politique.
    Invités par la Chine populaire en je ne sais plus quelle année, les plus brillants esprits parisiens se trouvaient donc à contempler quelques millénaires du haut de la Grande Muraille, lorsque l’un d’eux se demanda soudain tout haut ce qu’ils faisaient là et ce qu’attendait le Gouvernement de cette invitation.
    Alors Philipe Sollers d’affirmer, bien grave, que la Chine populaire, ayant un message à délivrer au monde, avait sans doute pensé à corroborer celui-ci par l’Instance de Légitimation que représentait assurément l’intelligentsia française de pointe…
    J’ai l’air de me moquer, mais je n’en ai pas ce soir le cœur, me repassant mentalement le film de ce qu’on a dit pompeusement les grandes espérances des intellectuels du XXe siècle, de postures sincères ou calculées en déceptions, renoncements et autres palinodies. Or qu’en dire aujourd’hui ? Seules des nouvelles à la Carver ou à la Tchekhov, des films à la façon des Amants réguliers de Philippe Garrel, des romans assez poreux pour rendre toutes les nuances de la réalité en mouvement, pourraient en rendre compte me semble-t-il. Ce qu’a fait un Philip Roth avec sa Trilogie américaine, un romancier français de la nouvelle génération le fera-t-il un jour sans tomber dans les simplifications ou les partis pris polémiques d’un Houellebecq ou d’un Dantec ? Ou ceux-ci évolueront-ils dans le sens d’une plus large et profonde vision des réalités humaines ? Ce qui est sûr, en attendant, est qu’Une vie divine esquive absolument ces réalités-là, par trop vulgaires, n'est-ce pas, et que demain, à Sienne, je me trouverai plus à l’aise, à l’Accademia Chigiana, pour évoquer le Sollers fou de musique…

  • L'aristocratie du coeur

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    De L’Elégance du hérisson et de la mort de Didon
    «…parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié» dit une concierge à une femme de ménage, et le moment est émouvant puisque la concierge est en train de défunter après avoir été bousculée, rue du Bac, dans le VIIe arrondissement de Paris, par le véhicule utilitaire du Pressing Malavoin, alors qu’elle venait de rencontrer l’homme dont elle eût pu être l’ami et même plus…
    Or tels sont bien les thèmes dominants de L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery : l’aristocratie du cœur qui peut faire que, sous les apparences rugueuses d’une femme « de peu », vit une grande dame à côté de laquelle les pécores se figurant de l’élite ne sont que de pauvres choses ; l’amitié liant ici deux serves, et qui fait se reconnaître aussi, émanés de la même « société des êtres », une adolescente révoltée et un Japonais stylé. L’amour enfin, mais bien au-delà d’une modulation sentimentale ordinaire, qui traverse les êtres et les choses et par la prose paraît irradier tout le réel au point de le rendre, en dépit du poids du monde, bonnement habitable.
    C’est en effet un livre d’amour que L’élégance du hérisson, qu’il faut habiter, où il fait bon vivre quelque temps, quitte à y revenir comme à un poème ou à une musique. A l’instant j’y resonge en écoutant, pour la énième fois, la ritournelle de Belinda du Didon et Enée de Purcell, Thanks to thes lonesome vales, que je me repasse depuis tant d’années en attendant le moment d’infinie mélancolie de la déploration, parfaite en somme pour accompagner, je viens de le découvrir, l’agonie d’une concierge à l’âme assez simple pour se farcir tout Ozu sur son magnéto et qui se fait buter au moment où elle va faire l’acquisition de détergents pour cuivres – ainsi va la vie.
    « L’art, c’est la vie, mais sur un autre rythme », est-il suggéré dans la foulée de ce roman alerte et pensif à la fois, débonnaire apparemment voire carrément rilax, et si tenu, si précis, si raffiné dans ses observations, si délicatement lié dans ses enchaînements, si naturellement primesautier dans ses transitions, si riche d’idées et d’observations non convenues, tellement épatant dans ses rebonds . Par exemple cette façon de vous demander, tout à coup, si vous savez ce que c’est qu’une pluie d’été…
    Le poète du cinéma qu’est Alain Cavalier, à qui je demandais un jour ce qui fait pour lui la spécificité, le génie particulier et la difficulté suprême du cinéma, me répondit que c’était le passage d’un plan à un autre, et c’est à cela que je pensais en lisant L’élégance du hérisson, qui est d’un poète à la fois concierge et philosophe, bonne fille un peu blessée (l’auteur nous la fera même aux sentiments, mais comme dans la vie, sur un autre rythme), d’une sale gamine à l’âme non moins délicate, d’un chat réincarnant Tolstoï et d’un Japonais japonisant, de bourgeois aussi puants que le clodo du coin de la rue doit être bon pote - bref d’un vrai ramassis de clichés qui tiennent en équilibre sur le fil de la mélodie et des sentiments, par on ne sait quelle miracle ou quelle grâce.
    C’est cela sûrement, comme Purcell ou la musique des plans d’Ozu : ce livre c’est la vie et la grâce en bonus, mais sur un autre rythme, et voici que Renée nous échappe à tous et que nous allons la pleurer, darkness shades me… no trouble in thy breast… et cette supplique mes enfants, remember be… ô que nous nous la rappellerons, remember me, douce comme pétales de camélias sur sa tombe…
    Muriel Barbery. L’Elégance du hérisson. Gallimard, 359p.

  • Grandeur et ruine de Mokhor


    Une épopée poétique flamboyante de René Zahnd
    C’est l’histoire éternelle de la grandeur et de la ruine d’une cité humaine, qui devrait sa fortune à l’exploitation d’un gisement de sel. La Mokhor de René Zahnd fait évidemment penser aux royaumes disparus de l’Afrique d’avant la colonisation, et les échos de celle-ci, les tribulations des indépendances et des dictatures qui en sont issues se perçoivent également au fil de ce poème épique, mais le palais décati dont le narrateur est le gardien pourrait être celui de L’automne du patriarche, et ses décombres évoquent à la fois ceux de la récente Guerre de Lars Noren. L’ample chronique qui se déploie, tissée d’épisodes à la fois réalistes et légendaires, de contes et de petits dialogues frottés d’humour où apparaissent notamment une petite fille aux questions candides, un guérisseur charlatan, un chef de guerre et un militant désespéré, saisit par son pouvoir d’évocation et son mélange de vitalité et de tristesse, rappelant les écrits de maints auteurs du tiers-monde, tel Le pleurer-rire d’un Henri Lopes. En crescendo prenant, l’histoire aboutit à l’affrontement symbolique du poète-rebelle Bakour et du guerrier Yarko, qui se disputent les faveurs d’une Meryem rappelant, non sans emphase, une certaine Hélène antique…
    Fou d’Afrique, dont il aime et connaît les couleurs, les oiseaux, les femmes (superbement célébrées en l’occurrence), les gens et leur culture, René Zahnd a composé Mokhor, sans doute son plus beau texte de théâtre à ce jour, pour Hassane Kouyaté, lequel se réapproprie physiquement la partition, entre murmure hypersensible et clameur, avec autant de naturel malicieux que d’intensité dramatique. Dans un beau dispositif scénographique de Gilles Lambert, évoquant un campement sommaire que domine une échelle-tour dont le relief s’accuse sous les éclairages clair-obscurs de Liliane Tondellier, Philippe Morand règle une mise en scène à la fois rigoureuse et limpide, rendant la poésie de l’ouvrage, et ses multiples flèches de sens, avec générosité.
    Lausanne. Théâtre de Vidy, en reprise.