UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Retour à Ozu

     0c119cd20b9efa7a5a997966a74f5491.jpg

    Ce qu'en disait Wim Wenders... 

    "Je vous parle des plus beaux films du monde. Je vous parle de ce que je considère comme le paradis perdu du cinéma. A ceux qui le connaissent déjà, aux autres, fortunés, qui vont encore le découvrir, je vous parle du cinéaste Yasujiro Ozu. Si notre siècle donnait encore sa place au sacré, s’il devait s’élever un sanctuaire du cinéma, j’y mettrais pour ma part l’œuvre du metteur en scène japonais Yasujiro Ozu…Les films d’Ozu parlent du long déclin de la famille japonaise, et par-là même, du déclin d’une identité nationale. Ils le font, sans dénoncer ni mépriser le progrès et l’apparition de la culture occidentale ou américaine, mais plutôt en déplorant avec une nostalgie distanciée la perte qui a eu lieu simultanément. Aussi japonais soient-ils, ces films peuvent prétendre à une compréhension universelle. Vous pouvez y reconnaître toutes les familles de tous les pays du monde ainsi que vos propres parents, vos frères et sœurs et vous-même. Pour moi le cinéma ne fut jamais auparavant et plus jamais depuis si proche de sa propre essence, de sa beauté ultime et de sa détermination même : de donner une image utile et vraie du 20ème siècle". Cette émouvante déclaration d’amour d’un cinéaste à un autre est signée Wim Wenders, extraite de son magnifique documentaire, Tokyo Ga.
    On y revient par le truchement de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, qui rend elle aussi un bel hommage à Ozu en citant plusieurs scènes de ses films et en donnant son nom à l’un de ses protagonistes, le seul homme fréquentable du roman...

    (noté sur un coin de table en regardant Crépuscule sur Tokyo, un Ozu bien sombre et bien tendre marquant un tournant de son œuvre)

  • Circulez, y a tout à voir

    cd0e415ca8ddb54c7b3c925cd861982e.jpg
    L’Art pris au mot

    Les passionnés de peinture et de littérature vont se régaler : c’est en effet un labyrinthe au parcours immédiatement captivant que nous propose L’Art pris au mot, réalisé par un quatuor de spécialistes (Alain Jaubert, Valérie Lagier, Dominique Moncond’huy et Henri Scepi), avec la participation d’innombrables auteurs cités dans la foulée, écrivains, poètes, philosophes ou fleurons de la réflexion esthétique de tous les siècles.
    Sous la forme de trente déambulations « transversales », qui ne cessent en effet de multiplier les échos entre peinture et littérature, dans leurs approches respectives des mythes ou des divers aspects de la réalité, l’ouvrage décline sept thèmes à partir d’œuvres proches ou non, dont l’énoncé ne dit pas bien l’originalité et la fécondité des mises en rapport : 1) Toucher le spectateur, 2) Raconter l’histoire, 3) Le monde des objets, 4) La figure, 5) Le spectacle de la nature, 6) Intimités, 7) L’artiste au travail.
    Répondant à une première question : Qu’y a-t-il à voir ?, dont les réponses enchaînent sur le projet de Voir et interpréter, les auteurs proposent la lecture à multiples entrées de trois illustrations du mythe d’Icare, par Carlo Saraceni , Pierre Paul Rubens et Pieter Bruegel, qui aiguise aussitôt le regard du spectateur sans pédanterie ni jargon.
    En regard du premier tableau de Saraceni (1600-1607), une page de Jean le Bleu de Giono module le thème en contrepoint magnifique que suivent, en alternance, des éléments d’analyse et d’interprétation, l’énoncé du mythe selon Ovide, un extrait des Emblèmes divers de Baudouin sur « la voie du milieu » que Dédale oppose à la témérité fougueuse de son fils, et diverses autres « amorces de réflexion ». Suivent, selon le même principe diachronique et arborescent, des approches du Saint Augustin dans son cabinet de travail de Carpaccio et de La conquête du philosophe de Giorgio De Chirico, avec des renvois à Daniel Arasse et Michel Serres, des extraits de Topologie d’une cité fantôme de Robbe-Grillet et de Poisson soluble de Breton, avant un autre rebond sur le thème de la mélancolie.
    Tout cela pourrait risquer de saouler vite au dam des œuvres: c’est au lecteur de prendre et de laisser, en pratiquant l’attention flottante et en ne cessant de circuler. La mise en rapport est un art, qui suppose autant de savoir que de liberté dans l’échappée et de pertinence dans les associations. Or l’incitation à la lecture que déploie L’Art pris au mot me semble réaliser ces équilibres subtils dès ses premiers chapitres. Reste à espérer que cette belle entreprise tienne le même souffle sur son marathon de quelque 600 pages... A préciser enfin que, pour la commodité de la lecture, deux ensembles de quinze fiches détachées permettent d’avoir sous la main les reproductions des tableaux décrits sans revenir chaque fois à la page…

    L’Art pris au mot ou comment lire les tableaux. Gallimard, 570p.

    Carlo Saraceni (vers 1579-1620). La Chute d'Icare, 1606-1607, huile sur toile, 34x54cm. Musée national de Capodimonte, Naples. Elément d'un triptyque.

    Pierre  Paul Rubens (1577-1640). La Chute d'Icare, vers 1636, huile sur bois, 27,3x27cm. Musées royaux des beaux-arts, Bruxelles.d2cbfdbe7a2d3cb82b1ce4a51901e705.jpg

  • Moi je et moi l’autre

    medium_Bagnoud.2.jpg

     AUTOFICTIONS Trois auteurs romands, Alain Bagnoud, Guy Poitry et Germano Zullo, revisitent leurs souvenirs d’enfance.

    Les auteurs  français contemporains souffriraient de nombrilisme, à en croire le récent pamphlet de Tzvetan Todorov intitulé La littérature en péril, et ce même reproche a souvent été adressé aux écrivains romands, tous fourrés dans le même sac qu’un Amiel dont le monumental Journal intime fait figure d’emblème du repli sur soi. Or s’il y a du vrai dans ces observations, celles-ci risquent de devenir un cliché mortifère et un oreiller de paresse pour ceux qui jugent d’avance sans y aller voir, alors que la réalité détaillée et nuancée est évidemment bien plus intéressante, riche et variée que cela.

    A preuve : les trois récits récents du Valaisan Alain Bagnoud (né en 1959), du Genevois Guy Poitry (né en 1956) et de l’Italo-Suisse Germano Zullo (né en1966), qui évoquent leurs jeunes années pour mieux se définir par rapport à leur « tribu » familiale et à tout un monde en mutation.  Loin de se borner à de stériles ruminations, ces livres répondent au contraire au besoin légitime, dans un monde qui se dépersonnalise, de se situer dans son rapport avec le monde environnant.

    Avec son sixième ouvrage, après un portrait retouché de Saint Farinet qui rompait avec certaines idées reçues, Alain Bagnoud donne ce qui, de toute évidence, est son meilleur livre à ce jour, sous un titre qui annonce à la fois sa forme symbolique et son contenu: La Lecon de choses en un jour. A travers la journée symbolique d’un 19 mars de son enfance, sous le patronage de saint Joseph, Alain Bagnoud revit, en alternant les temps du présent des verts paradis et l’imparfait du ressouvenir, son entrée solennelle dans ce que son grand-père appelle « l’âge de rijôn », où va enfin commencer « la vraie vie ». Si le garçon rêve d’une « ordination officielle » à la façon des tribus archaïques, et s’il lui semble que son père et le père de son père, ce matin-là, le considèrent plus sérieusement que la veille, son initiation n’en sera pas moins tâtonnante et tiraillée. Ainsi, son désir d’hériter des secrets du vieux Milon, qui est un peu le sorcier du village, est-il contrarié par l’idéologie dominante du catholicisme de Monsieur le curé, des mères et de l’institutrice Augustine impatiente de former des ingénieurs, traquant le vice baveux des garçons que menace un avenir de « blousons noirs » ou de « socialistes », et considérant que les étrangers doivent être matés et que les Juifs ont été justement punis pour avoir crucifié Notre Seigneur…

    Au mitan des années 60, le Valais que Bagnoud décrit par le menu, au fil d’une véritable fresque ethno-littéraire qui rappelle Le village dans la montagne de Ramuz, est le lieu d’une mutation brutale dont ont déjà témoigné Maurice Chappaz ou Germain Clavien, entre croyances ancestrales et réfrigérateurs « trois étoiles », conservatisme verrouillé et fuite en avant dans la nouvelle économie que symbolisent les investissement d’une station de ski. Or le grand intérêt de ce récit tient à son mélange de candeur naïve, sous le regard du gosse qui rapporte ce qu’il voit avec une précision malicieuse pure de tout préjugé, et de lucidité critique quoique nuancée d’empathie par l’auteur approchant la cinquantaine.

    A la somme d’observations cristallisées par le truchement de personnages superbement dessinés s’ajoute, avec l’insertion de termes patoisants, une approche de la réalité à travers le parler des gens qui donne au livre sa pâte et sa vivacité proprement théâtrale. Autant dire qu’on est loin, très loin du nombrilisme décrié dans ce livre à l’écriture non peaufinée et  bruissant de bonne vie.

    medium_Zullo.jpgAmarcord Italo-helvète

    Le nom de Germano Zullo est déjà connu par les albums pour enfants que l’auteur co-signe avec la dessinatrice Albertine,  lumière de ses jours dont on apprend, dans la constellation de ses souvenirs, comment elle a relayé la « lampe »  maternelle. Imprégné de tendresse et d’humour, voici donc l’autoportrait kaléidoscopique de celui qui n’en finit pas,  depuis ses tendres années, de rêver d’écrire  un roman intitulé Des monstres sur Mars, qu’il lui faudra au moins deux cents pour achever… Quant au présent récit, plus à fleur de terre, il nous enchante par l’observation d’une allègre tribu italienne issue du village au nom prédestiné de Gioia (la joie…) où l’on parle le « gioiese » et dont la frise des personnages a son pendant italo-suisse à Genève, à commencer par une dame D. qui enseigne la musique avec la Méthode rose au risque d’enquiquiner le piano enfermé dans sa boîte comme un cheval triste…

    On pense au savoureux Amarcord de Fellini en assistant au « film » des souvenirs de Germano Zullo, égrenés dans une langue claire et nette, jusqu’à l’âge de pianoter sur de douces chairs en écoutant Let’s spend the night together des Stones. C’est frais et revigorant, à la fois très personnel et grand ouvert au monde.

    medium_Poitry.jpgDe différence en ressemblance

    Grandir sous le signe de Corydon quand on a une mère née à Croydon qui n’en finit pas de « lutter contre les hommes » fait figure, sinon de destinée : au moins de problématique programme existentiel, dont Guy Poitry détaille les tribulations avec autant de lucidité douloureuse que de souci d’émancipation et, dans un récit à subtil contrepoint, de juste distance. Quand on est né dans une « petite famille », à tous les sens du terme, qui ressemble terriblement à un million de petites familles d’un petit pays attaché à ses conventions sociales et morales, se découvrir « différent », parce que sensible, poreux, rêveur, et bientôt porté à raconter des histoires (donc forcément songe-creux et menteur pour les gens qui ont les pieds sur terre et le cataplasme pour panacée médicale), et de plus en plus décalé, et finalement confronté à un désir réputé « la honte », nourrit autant de souffrance secrète que de possibilités de liberté. Si le temps n’est plus celui de Gustave Roud ou de Jacques Mercanton, où l’homosexualité relevait du secret, excluant le « coming out », la préférence  que Guy Poitry se découvre et finit par affirmer n’en est pas moins vécue dans la difficulté, exacerbée par la vindicte maternelle. Or ce récit vaut aussi, surtout même, par tout ce qui porte à la ressemblance humaine : la poésie et le musique, l’amitié et l’amour quel qu’il soit ; enfin la justesse d’une voix frémissante de sincérité.

    Alain Bagnoud, La leçon de choses en un jour. L’Aire, 292p.   

    Germano Zullo. Quelques années de moins que la lune. La Joie de Lire, 97p.

    Guy POITRY. Comme un autre. La Joie de lire, 224p.    

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 13 mars 2007.

     

     

  • Le suicide déjoué

    80f06b0105a30c62e11758707490fe05.jpg
    Du désespoir juvénile et de L’élégance du hérissson.
    Le spectacle m’a semblé tout à fait obscène, la semaine dernière, des médias se jetant sur la nouvelle de la double défénestration d’adolescentes corses amies. L’air profondément concerné des professionnels de l’information faisant illico recours à des professionnels de l’explication à l’air sincèrement préoccupé, semblait essentiellement destiné à ramener, au plus vite, ce double drame extravagant aux dimensions d’un phénomène accidentel d’ores et déjà pallié par la mise en place d’une cellule psychologique destinée à rassurer l’entourage des jeunes filles et, par voie de conséquence, tout le monde raisonnable et civilisé. Or toute l’agitation médiatique de ce soir-là et du lendemain ne m’a semblé destinée qu’à cela: rassurer les non concernés à l’air concerné. C’était d’autant plus incongru, pour ne pas dire hypocrite, que nul ne savait ce qui s’était réellement passé, qu’il me semble d’ailleurs impossible d’exposer ainsi sans trahir le récit personnel qui pourrait en être fait.
    Il y a deux chose qu’une mère ou qu’un père ne peuvent pas comprendre: le fait que leur enfant se drogue ou le fait que leur enfant soit tenté par le suicide. Je suis convaincu, pour ma part, que si j’avais basculé dans les drogues dures, vers ma vingtième année, ou que si j’avais mis à exécution mes pulsions suicidaires, vers la trentième, mes parents, probes et bons, auraient été les derniers à me comprendre, après avoir été les derniers à pouvoir m’en protéger. Je suis persuadé que ce sont mes parents, probes et bons, qui m’ont aidé à déjouer ces dangers, mais tout cela s’est fait malgré eux, ou plus exactement: parce que nous étions nous, parce qu’ils étaient eux, parce que j’étais moi…
    Le très beau livre de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson, parle de ces questions avec la délicatesse requise. L’un de ses personnages est une adolescente supérieurement intelligente qui a résolu, constatant l’absurdité de la vie et la mocheté des gens, de flanquer le feu à l’appart de luxe de ses parents (en leur absence) et de se donner la mort de la façon la plus douce.
    Paloma, douze ans, est une fille conséquente. Elle prend les choses tellement au sérieux qu’elle ne peut pas prendre au sérieux ce que les adultes tiennent pour leur raison de vivre. Je ne sais pas si les deux adolescentes corses se sont défénestrées pour des raisons aussi sérieuses, peu importe à vrai dire. Ce qui m’importe, c’est ce qu’elles (se) raconteront après, et comment on les écoutera et, rêvons, comment on les comprendra.
    L’élégance du hérisson raconte l’histoire d’une adolescente qui renonce au suicide. Ce n’est pas une romance faite pour rassurer à bon marché, mais un chemin, qui passe par l’attention à cela simplement qui est, à la beauté des choses, à la présence des « toujours dans le jamais ». Surtout : c’est beaucoup plus que l’histoire d'une adolescente qui renonce au suicide : c’est notre histoire de gens un peu perdus qui essayons d’apprendre à vivre, les uns avec les autres. C’est un livre à vivre autant qu’à lire que L’élégance du hérisson, et son succès me semble fait pour nous rassurer bien mieux que je ne sais quelle cellule de crise…

  • Jack le crack

    73beabbd26fdb1127b6db27b7b178321.jpg
    Hommage à un frondeur poète


    « La mort, ce serait le rêve si, de temps en temps, on pouvait ouvrir un œil », écrivait Jules Renard dans son Journal. C’est la phrase que Jack Rollan a fait reproduire sur le faire-part de son décès, survenu le 3 mai 2007 et annoncé aux médias après la dispersion de ses cendres à la surface des eaux du Léman.
    Jack Rollan, en Suisse romande, était connu comme le loup blanc. Ce fut le chroniqueur satirique le plus talentueux de nos régions, d’abord à la radio, puis dans les journaux où, durant près d’un demi-siècle, il distilla un Bonjour irrévérencieux envers tous les pouvoirs établis. Aventureux de nature, mais peu doué pour l’organisation durable, il fonda un cirque, une maison d’édition et, avec son compère Roger Nordmann, cette entreprise extraordinaire que fut La Chaîne du bonheur, par le truchement de laquelle des millions furent collectés, à travers les décennies, pour aider les victimes de toutes les catastrophes, guerres et misères. Il écrivit aussi des livres, composa des chansons, se mit beaucoup de gens « bien» à dos et ne s’en trouva pas plus mal, mais pas plus riche non plus. Souvenir très personnel : Jack Rollan habitait, au temps de sa popularité sulfureuse, dans une somptueuse maison se dressant non loin de la nôtre, toute modeste. Sur sa porte était apposée une inscription solennelle : ON NE REçOIT QUE SUR RENDEZ-VOUS. Jack devait avoir trouvé cette plaque dans une brocante, mais c’est au sérieux que mon père la prenait. Ah le saltimbanque, ah le Don Juan, ah le directeur de cirque à la manque, mais pour qui se prenait-il donc !? Les deux voisins étaient nés la même année 1916. Je présume que, le ciel se faisant étroit, ils ont dû se retrouver là-haut et rient ensemble de tout ça en fumant leurs clopes. Ce qui est sûr, c’est que, des années, nous n’aurons manqué aucun de ses Bonjour...

    On le revoit avec son chapeau sur l’œil, un peu canaille. On se rappelle la gouaille de son Bonjour légendaire à la radio, puis dans son canard du même nom, un peu boiteux. Ceux qui l’ont connu se rappelleront entre eux ses frasques et ses folies, si peu dans le grave goût romand, mais au fond qui était Jack Rollan ?
    Il y a quelques semaines, il m’avait envoyé une brassée de poèmes inédits, qu’il avait tirés « d’un grand désordre » dû à son « génie personnel et à celui des femmes de ménage ». Hélas j’ai trop tardé à lui en parler, ne connaissant pas sa mauvaise santé, mais d’emblée m’avait frappé l’élan amoureux qui les traversait (leur titre d’ailleurs est Je t’aime – et variations), et la grâce ciselée de leur forme, leur mélange de naturel primesautier et d’élégance à l’ancienne, de vitalité joyeuse et de mélancolie aussi.
    Jack Rollan écrivait ainsi dans un poème intitulé Coup de foudre, daté de 1998 : « C’est affreux de penser à vous/sachant qu’il faut y renoncer/puisque ma vie arrive au bout/alors que vous la commencez », et qui finissait sur ces vers exprimant bien le versant généreux de sa nature : « C’est affreux de penser à vous / mais plus affreux est de penser / que j’aurais pu mourir sans vous / avoir vue un instant passer »…
    Parce qu’il était gouailleur et batailleur, on a souvent considéré Jack Rollan comme un bateleur plaisant mais en somme sans consistance. Or la beauté intérieure se révélant dans ses poèmes, qui lui fait par exemple écrire « Je t’aurais fait l’amour /en écoutant Ravel /A genoux, sans bouger, comme on fait sa prière », dévoile un aspect plus secret de sa personnalité, entre fantaisie et nostalgie. Jack Rollan qui saluait toute une époque passée en chantonnant Addio Vespa, écrivait aussi : « Je n’aime pas mon cœur/tabernacle d’un culte/où mon enfance en pleurs/déteste cet adulte/qui rate son bonheur », ou sous le titre d’Insomnie : « Je ne supporte pas/le bruit de cette rue, où je m’endors tout seul/où je m’endors sans toi/Je ne supporte pas/mon drap de toile écrue/ qui me fait un linceul/ puisque j’y dors sans toi »…


    Coup de foudre

    C’est affreux de penser à vous
    Sachant qu’il faut y renoncer
    Puisque ma vie arrive au bout
    Alors que vous la commencez…

    C’est affreux qu’un regard si doux
    Puisse à ce point vous transpercer
    Que le cœur en a comme un trou
    Que plus rien ne pourra panser…

    C’est affreux de savoir que tout
    Nous sépare et peut vous blesser
    Qu’un mot trop fort, qu’un mot trop fou
    Pourrait à jamais vous chasser…

    C’est affreux de rêver de vous
    Vous caresser, vous enlacer
    Et de se réveiller debout
    Tandis que vous disparaissez…

    C’est affreux de penser à vous
    Mais plus affreux est de penser
    Que j’aurais pu mourir sans vous
    Avoir vue un instant passer…

  • Neige à la Désirade


    e5df33fa3c6299fd504af493b77aa66f.jpg
    Du meilleur moment de parler de l’été selon Audiberti. De L’élégance du hérisson et d’une apparition onirique de René Char et d’Eric Rohmer barbu.
    « Le meilleur moment pour parler de l’été c’est quand la neige tombe », écrit Audiberti au début de L’Opéra du monde, et c’est en regardant la neige tomber ce lundi de Pentecôte sur La Désirade que, me rappelant deux rêves de la nuit passée, je me suis enfin lancé dans la lecture de L’ Elégance du hérisson de Muriel Barbery, sous l’impulsion de la foule du premier rêve.
    Ils étaient 200.000 à scander sous mes fenêtres : « Hérisson Pré-si-dent, Hérisson, Pré-si-dent », et du coup je me suis rappelé ce roman que j’avais commencé de lire une première fois à la rentrée d’automne et qui m’avait immédiatement fait sourire, mais qui se trouva bousculé par l’arrivage suivant et, comme trop souvent, resta sur le rayon kilométrique des « à lire bientôt» alors que le livre, oublié des prix de fin d’année, faisait son chemin et caracole aujourd’hui encore, plébiscité par le public, en tête de gondole.
    Il y a dans L’élégance du hérisson tout ce que j’aime dans la France de Marcel Aymé : une écriture claire et fluide, un allant narratif apparemment débonnaire et qui bouge aussi aristocratiquement qu’une danseuse de Degas, un appareillage d’observation qui scanne illico les milieux contigus les plus divers (ici la loge d’une concierge et huit apparts de grande bourgeoisie où l’on croit comprendre le peuple), joue de malice avec les paradoxes (la concierge lit Marx pour mieux en relever les impasses et compte une petite fille géniale au nombre des enfants des ses patrons), satisfaisant en outre aux deux conditions que Pierre Gripari me disait le B.A BA du roman, à savoir : avoir des choses à dire et avoir quelque chose à raconter. Muriel Barbery, sous les apparences d’une femme française de notre temps, est une fabuliste alerte à la La Fontaine ainsi qu’une poétesse japonaise, une conteuse berbère des ruelles chics de Barbès et l’avatar dégraissé d’un Jules Romains lancé dans le premier tome des Femmes de bonne volonté…
    Son roman est un pur délice, que rehausse le confort de se trouver à l’abri quand la neige tombe à poings fermés. Je ne l’eusse pas lu avec autant de ravissement sur les dunes ventées de Cap d’Agde. Je vais l’achever et y reviendrai en ces carnets virtuels par le détail, car c’est le détail qui compte dans un tel livre. Fine mouche au possible, Muriel Barbery a quelque chose aussi d’Amélie Nothomb, mais c’est Amélie avec plus de détails et plus de pâte humaine, plus de grâce ailée dans la manière et plus de tonus dans le développé, plus d’élégance dans le hérisson.
    Le second rêve de la nuit dernière m’a fait me trouver à la table de René Char et d’Eric Rohmer, tous deux en manteaux d’hiver, donc ce devait être l’été. Tous deux faisaient plus de deux mètres et dépassaient donc toutes les têtes, dans ce café populaire de France latérale. C’est ainsi qu’ils se sont reconnus et embrassés par-dessus tout le monde. Eric Rohmer était barbu et souhaitait bon anniversaire à René Char. Donc ce devait être le 14 juin, jour de mon propre anniversaire et veille de l’anniversaire de Johnny Hallyday, sept jours avant celui de Jean-Sol Partre, mais je me la suis coincée…
    Muriel Barbery, L’élégance du hérisson. Gallimard, 359p.