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  • En lisant Alice Munro

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    À propos de La Danse des ombres heureuses

        

    1. Le Cowboy des Frères Walker 

    On entre dans le monde d'Alice Munro par la porte d'une maison décatie, dans les années 30. La mère de la jeune narratrice est en train, sous la lampe, de lui coudre des habits avant la rentrée des classes, faits de vêtements à elle qu'elle a retaillés. C'est le soir et le père propose à sa fille: "Tu veux qu'on aille voir si le lac est toujours là ?"

    C'est du lac Huron qu'il s'agit, que borde la "vieille ville" de Tuppertown dont la première évocation rappelle les images de la Grande Dépression vue par le photographe Walker Evans. Nul cafard pour autant, malgré la fatigue de la mère, dans cette première nouvelle, intitulée Le Cowboy des Frères Walker, du premier recueil d'Alice Munro, La danse des ombres heureuses, dont la publication originale date de 1968 et qui fut aussitôt gratifié du prestigieux prix canadien du Gouverneur général. Le présent recueil de sept nouvelles, traduit par Geneviève Doze et paru en 2002 seulement, est à vrai dire une compilation de deux livres. Mais illico se découvre un auteur hors norme par son ton, son don d'observation reliant sans cesse le moindre détail à l'ensemble, sensible en même temps au tragique de la condition humaine et au comique de la vie. Pas étonnant qu'on ait comparé Alice Munro à Tchékhov, dont elle a l'incisive acuité du regard et la tendresse non sucrée.

    Si la déglingue économique et sociale des années 30 est immédiatement perceptible dans Le cow-boy des Frères Walker, qui n'a rien du récit genre western, la gaieté du père de la narratrice contraste aussi bien avec ses difficultés économiques. Naguère éleveur de renards argentés, il en est réduit aujourd'hui à colporter, de ferme en ferme, tout un bazar de sirops pour la toux ou de vermifuges, d'épices diverses ou d'ustensiles de toute sorte. Sa femme en conçoit de la honte. Les écoliers se moquent de ses enfants, mais sa bonne humeur a le dessus même quand, du haut d'une fenêtre de ferme hostile, on lui balance le contenu d'un pot de chambre. Dans la foulée, accompagné cette fois de ses deux enfants, il va retrouver une vieille connaissance qui lui rappellera un autre temps et une autre vie ignorée jusque-là de sa fille qui conclut ainsi: " Alors, tandis que mon frère cherche des lapins sur la route, mon père conduit et je sens sa vie remonter son cours dans cette fin d'après-midi, de plus en plus sombre et étrange, comme un paysage sous l'emprise d'un sortilège qui le rend amène, banal et familier tant que vous le regardez mais le change, dès que vous avez le dos tourné, en quelque chose que vous ne connaîtrez jamais, avec des climats de toutes sortes et des distances dépassant votre imagination"...

     

    2. La danse des ombres heureuses

    La maîtresse de piano est une vénérable institution internationale, qui mérite d'être évoquée de pair avec le club occulte des  anciens élèves d'innombrables maîtresse de piano généralement célibataires et à chignons plus ou moins stricts, à dégaines plus ou moins victoriennes jusqu'au tournant de mai 68. Je me rappelle la nôtre au nom de Gill Moll, haute et stylée demoiselle au chignon serré et aux mains ailées, sans âge à nos yeux d'enfants, à la fois exigeante et compréhensive, à tout le moins fière de produire ses élèves en redoutées Auditions. Dans le même quartier des hauts de Lausanne où elle nous recevait processionnaient, les après-midi de soleil, les enfants handicapés d'une institution spécialisée dans laquelle la même demoiselle, adepte de la théosophie et des pratiques pédagogiques de Rudolf Steiner, donnait parfois des leçons.

    Or nous retrouvons très précisément, dans La Danse des ombres heureuses d'Alice Munro, deuxième nouvelle du recueil éponyme, cette confrontation, poussée à son extrémité avec une délicatesse de chaque mot, des mères plus ou moins accablées et des élèves plus ou moins enthousiastes d'une demoiselle Marsalles, et des enfant "pas comme les autres" qu'elle a invités pour la première fois, au jour de la fameuse audition qu'elle s'obstine à maintenir au calendrier en dépit de son vieillissement. L'attention extrême que la nouvelliste  porte à chaque détail physique ou psychologique - ici dans les réactions des mères accompagnant leurs mômes chez la vieille fille un peu clochette mais si bonne (elle a préparé pour chaque élève un cadeau de l'espèce la plus surannée, genre livres édifiants ou instructifs...), et leur vague effroi à l'arrivée des "petits crétins",  autant que dans la candeur de Miss Marsalle  semblant une créature angélique à peu près hors du temps - le temps du morceau de piano intitulé La Danse des ombres heureuses joué par une adolescente à l'air un "peu spécial" -, et l'inscription du récit dans le décor social merveilleusement suggéré lui aussi de la bourgade de province, vont de pair avec le sentiment plus intime et plus profond lié au temps qui passe, donnant plus de relief aux personnages très finement dessinés, avec quel humour délicieusement peste aussi, et quelle tendresse... 

     

    3. La Carte postale

    L'ironie du sort a plus d'un tour dans son sac, pourrait-on se dire en lisant la troisième nouvelle de ce premier recueil, si l'ironie avait un sac et si ce qu'on appelle "le sort" n'était pas, souvent, que le fait du hasard ou le fruit de la stupidité, de la négligence ou de la suffisance aveugle - chacun en jugera à l'évocation pimentée des relations entretenues par un gros type vieillissant (quoique pas mal conservé) au prénom de Clare, nettement plus âgé que la protagoniste, brave vendeuse au double prénom de Helen Louise (que sa mère s'obstine à prononcer alors qu'elle s'est défaite résolument de Louise), laquelle Helen consent à ce que Clare dispose de temps à autre de son corps (jusqu'à lui mordre les cheveux) en attendant que le décès de sa mère (à lui, donc) leur permette de se marier en dépit d'un léger décalage de rang social.

    Bien entendu, la carte postale que reçoit Helen de Clare, en voyage en Floride comme chaque année (et chaque année sans elle) est censée lui prouver que son prétendant (il l'a demandée en mariage une première fois mais elle l'a remballé à l'époque) pense à elle même s'il n'a rien à lui raconter de spécial, mais ce qu'on appelle le sort montre parfois de l'ironie - et c'est cette fois le cas dans la vie d'Helen quand celle-ci apprend que Clare vient de se marier en Floride. Or on pourrait en conclure que c'est "bien fait pour elle" ou que "c'est la vie", mais la nouvelliste a elle aussi plus d'un tour dans son sac...

    Si l'extrême sensibilité d'Alice Munro n'est jamais débridée ni méchante, alors que tout ce qu'elle voit et perçoit (à savoir tout ce qui est visible et perceptible sous les faux-semblants) pourrait l'y porter, jamais elle ne lénifie pour autant ni ne se contente de platitudes, justement, du genre "c'est la vie". De fait, c'est le détail, souvent incongru, et révélateur ô combien du plus trompeur "ordinaire" de la vie, précisément, qui l'intéresse et rend chacune de ses pages aussi surprenante et captivante alors qu'elle ne semble parler que du tout-venant quotidien, des choses et des gens comme ils sont - comme nous sommes tous alors que le temps passe...

    Lorsque Helen, folle de rage jalouse, va hurler nuitamment sous les fenêtres de celui (déjà presque chauve) qui a disposé de son corps sans qu'elle le considère tout à fait comme son amant, pas un instant on n'aurait l'idée de rire, ni de pleurer non plus, et plus que "c'est la vie" on se dit que "telle est la vérité" en pensant un peu à "ces gens-là" que chante Brel et auxquels, finalement, il n'est pas sûr que nous ne ressemblions pas un peu, n'est-ce pas...  

     

    Munro17.jpg4. Images

    L'amour filial est parfois un mélange d'attachement réel et d'autre chose de plus ou moins avouable, pas loin de l'effroi voire même de la haine, et c'est ce qui apparaît comme dans un éclair dans la scène "outdoors" la plus frappante de cette nouvelle à l'improbable titre d' Images, où l'on voit une adolescente assez farouche terrifiée, à distance, après l'apparition d'un homme aux airs agressifs, une hache à la main, par ce qu'elle croit l'attaque imminente du type contre son père en train de relever des pièges à rats musqués le long de la rivière: "L'homme s'est glissé entre les buissons, rejoignant mon père. Et à aucun moment n'ai-je imaginé, ni même espéré, autre chose que le pire"...

    Or rien n'indique, dans cette nouvelle aux accents faulknériens, aucune animosité réelle entre le père et sa fille, mais l'ambiance est à la dure, et si la scène de la confrontation entre les deux hommes tourne court, les relations liant les personnages évoqués restent marqués par la rudesse des conditions de vie, avec deux personnages particulièrement saillants à cet égard: la très envahissante Mary McQuade, type de soignante à tout faire qui a l'art de se rendre indispensable pour mieux régenter un peu tout le monde, et le sauvage Joe Phippen qui vit comme un loup dans un terrier puant après l'incendie de sa maison.

    Une bonne nouvelle a le plus souvent au moins deux "étages", comme les fusées à courte ou moyenne portée, ou disons deux "lignes", deux "motifs" qui s'entrecroisent ou s'imbriquent - à quoi Alice Munro ajoute souvent une sorte de "basse continue" liée au flux ou au reflux du temps.

    Ainsi, dans Images, du premier "motif" consacré à l'évocation truculente du personnage de Mary, figure centrale d'un tableau épico-familial qui se développera beaucoup plus amplement des années plus tard (notamment dans le recueil  Du côté de Castle Rock), se détache bientôt celui de la "fugue" en boucle du père et de la fille le long de la rivière, qui va faire apparaître tout le paysage environnant. Bien entendu, cette "construction" ne se voit aucunement au fil d'un récit bien fluide, mais la nouvelliste n'agence pas moins son récit avec un souci constant de lier le détail et l'ensemble et de les ressaisir dans une sorte d'orbe temporel impliquant la mémoire du lecteur...

     

     

    Munro27.jpg5. Quelque chose que j'avais l'intention de te dire

     

    La plus remarquable des sept nouvelles de ce premier recueil traduit (tirée du troisième livre d'Alice Munro, paru en 1974) est aussi la plus incisive et sourdement douloureuse, qui traite de la jalousie, travestie en sollicitude, et du mensonge calomnieux que la prénommée Ette improvise , à l'attention de son aînée plus belle et désirée qu'elle-même, prénommée Char, pour éloigner celle-ci de son premier amour de jeunesse. Il en va donc d'une secrète trahison faite "pour le bien" de Char, mais on verra qu'il n'est pas sûr que le mensonge de la jeune soeur n'ait pas été une bonne chose pour Char. "On ne sait jamais", dit-on en ces cas...

    Ce qui est sûr, c'est que Char, à l'approche de la vingtaine, à l'été 1918, était la fille qu'on remarque pour sa beauté à l'"harmonie dédaigneuse", la classant dans la même catégorie "à part" que son premier soupirant Blaikie Noble, né coiffé et dégageant un charme insolent, insupportable à la jeune Ette.

    À vrai dire c'est de soeurs ayant passé la cinquantaine qu'il s'agit en l'occurrence puisque plus de trente ans se sont écoulés depuis "les faits", à savoir par exemple l'épisode nocturne à la faveur duquel Ette a surpris sa soeur et son boy friend très étroitement enlacés sous un lilas - le visage de Char montrant une expression d'abandon qui, le temps d'un regard affolé, saisit sa soeur puînée: "De cette manière, Ette avait acquis une connaissance accrue, elle savait à quoi ressemblait Char quand elle était dépossédée d'elle-même, quand elle abdiquait". Or cette façon de conclure à l'"abdication", s'agissant d'une jeune amoureuse, en dit long sur le caractère d'Ette, du genre à ne "rien laisser passer", considérée comme une "terreur" dans sa boutique de couturière et restée à jamais "sur ses gardes".

    Alice Munro n'est pas du genre à dorer la pilule, pas plus qu'elle ne force le trait ou qu'elle ne pousse au noir comme c'est le cas, parfois, d'une Patricia Highsmith ou, en crescendo dans ses récits de plus en plus désespérés, du grand Tchékhov auquel on la compare souvent. Moins mélancolique que celui-ci, la nouvelliste décrit en outre ici un monde - le Canada des années 1915-1940 - évidemment peu comparable, socialement et culturellement parlant, avec  la Russie de la fin du XIXe siècle.

     

    Très finement nuancés et détaillés, dans une atmosphère évoquant en filigrane "ce qui aurait pu être et n'a pas été", les portraits contrastés d'Ette et de Char, d'Arthur qui est devenu l'époux "attentionné" de celle-ci, ou de Blaikie le fils à papa un peu déclassé trente ans plus tard, nous touchent également sous le regard songeusement souriant de la nouvelliste qui a passé dans sa vie, en ces années, le cap d'un divorce... 

     

    6. La vallée de l'Ottawa

    Céline (l'écrivain, donc, l'irascible Louis-Ferdinand) affirmait que le roman de notre temps se réduisait en somme à la "lettre à la petite cousine", avec un mépris sous-entendant que ses seuls livres à lui  étaient dignes d'intérêt. Or en lisant cette nouvelle évoquant le premier essai, par sa narratrice, de parler de sa mère, je me disais qu'un tel récit relève tout à fait de ce que Céline qualifie de "lettre à la petite cousine", comme on pourrait le dire aussi d'une bonne partie des livres de Balzac, qui méprisait Stendhal, ou de Proust, qui méprisait Balzac.

    Il faut se méfier du mépris des écrivains, qui s'en tiennent souvent à la règle exclusive du "mon verbe contre le tien", plus que des petites cousines, des tantes et de nos aïeux terriens de la vallée de l'Ottawa ou de l'Oberland bernois.

    Les liens de famille intéressent beaucoup la nouvelliste, descendante de migrants écossais ou irlandais plus ou moins snobs ou crève-la-faim - comme on le verra dans divers récits ultérieurs -, et son intérêt nous intéresse, comme il a intéressé des nombreux auteurs de toutes langues, proportionné à l'intérêt que nous portons à nos propres liens familiaux. Ainsi l'effort que fait la narratrice de "ressusciter" sa mère, nous intéresse autant par ce qu'elle dit de celle-ci, en ses jeunes années ou diminuée par la maladie de Parkinson, que par la frise de personnages  que sa remémoration fait apparaître dans cette vallée de l'Ottawa qui n'a de "vallée" que l'appellation, révélant à mesure d'autres temps et d'autres moeurs que chacun rapporte à ses propres souvenirs - d'où la très large résonnance de ces nouvelles traduites en de nombreuses langues.

    Ainsi l'évocation des rudes paysans de ces régions m'a-t-elle rappelé une certaine Rose de Pinsec, vieille montagnarde valaisanne qui, lorsqu'on lui demandait si la télévision ne lui manquait pas sur son alpage, répondait simplement: "Pas besoin". Et les portraits des tantes Lena ou Dodie, entre autres petites cousines, n'en finiront pas de rappeler à chaque lecteur moult présences de naguère ou de jadis. Que vivent donc les "petites cousines", et que les écrivains s'opiniâtrent à nous en parler comme ça leur chante - pourvu que "ça chante..." 

    7. Le Matériau

    La première page de la dernière des sept nouvelles du premier recueil d'Alice Munro vaut la peine d'être citée en entier: "Je ne me tiens pas au courant de ce qu'écrit Hugo. Il m' arrive de voir son nom, à la bibliothèque, sur la couverture de quelque revue littéraire que je n'ouvre pas; il y a bien douze ans que je n'ai pas ouvert de revue littéraire, Dieu merci. Ou bien que je lise dans un journal, ou que je voie sur une affiche - ce peut être également à la bibliothèque, ou dans une librairie - l'annonce d'un colloque à l'université, auquel Hugo serait amené par avion pour débattre de l'état du roman aujourd'hui, de la nouvelle contemporaine, nu nouveau nationalisme dans notre littérature. Ensuite, je me demande: les gens  vont-ils vraiment y aller, des gens qui pourraient être en train de nager, de boire ou de se promener, vont-ils vraiment se déplacer jusqu'au campus, chercher la salle et s'asseoir sagement pour écouter ces hommes vaniteux et pinailleurs ? Des hommes bouffis, dogmatiques, débraillés, voilà comme je les vois, dorlotés par la vie universitaire, la vie littéraire, les femmes. Les gens vont aller les écouter déclarer que cela ne vaut plus la peine de lire tel ou tel auteur, et qu'il faut lire tel autre; les entendre rejeter, glorifier, discuter, glousser et choquer. Les gens, dis-je, mais il s'agit des femmes, des femmes  d'un certain âge comme moi, vives et frémissantes, espérant poser des questions intelligentes et ne pas se ridiculiser; des jeunes filles aux cheveux soyeux, noyées dans l'adoration, souhaitant accrocher le regard de l'un des hommes sur l'estrade. Les jeunes filles, les femmes aussi, tombent amoureuses d'hommes de cette espèce, s'imaginant qu'ils détiennent un pouvoir.

    Les épouses des hommes sur l'estrade ne font pas partie de cet auditoire. Elles sont en train de faire le marché, de mettre de l'ordre ou de prendre un verre. Leurs vies tournent autour de la nourriture, du désordre, des maisons, des voitures et de l'argent. Il faut qu'elles pensent à faire poser les pneus-neige, aller la banque, rendre les bouteilles de bière, parce que leurs maris sont si brillants, si talentueux, si incapables qu'il faut en prendre soin pour l'amour des paroles qu'ils vont proférer. Les femmes de l'auditoire sont mariées à des ingénieurs, à des médecins, à des hommes d'affaires. Je les connais, ce sont mes amies. Certaines d'entre elles se sont tournées vers la littérature de façon frivole, il est  vrai, mais la plupart viennent modestement, avec un immense espoir passager. Elles encaissent le mépris des hommes sur l'estrade comme si elles le méritaient; elles sont à demi convaincues de le mériter effectivement, à cause de leurs maisons, de leurs chaussures coûteuses et de leurs maris qui lisent Arthur Hailey".

    Pour un public francophone, on dirait plutôt que les maris philistins de ces femmes lisent Gérard de Villiers ou Sulitzer, mais peu importe. Ce qui importe, en revanche, est la suite à double fond (peut-être même triple ou quadruple fond) de la nouvelle où il sera question à la fois des motifs d'un divorce et de la rivalité entre gens de lettres, de la connaissance et de la méconnaissance réciproques scellant une relation conjugale, du point de vue d'une femme sur son ex et de la façon pour un écrivain de se servir du matériau de sa vie privée pour en faire des histoires apparemment objectives (Alice Munro en sait un bout à ce propos...) ou encore de ce que nous pouvons apprendre d'un proche par le truchement de ses écrits, notamment.

    On en a un peu soupé des écrivains-profs ou des écrivains-journalistes qui ne semblent capables  de parler que de leur milieu, mais tout dépend évidemment de ce qu'un auteur fait de ce "matériau", qu'il s'agisse de Nabokov observant son professeur Pnine ou de J.M. Coetzee racontant les faits et gestes d'Elizabeth Costello. Pareil en ce qui concerne Alice Munro, qui peut nous faire comprendre l'incompatibilité foncière de deux personnages en décrivant leurs attitudes respectives devant la problème d'une pompe à eau défectueuse qui risque de noyer l'appartement de la voisine du dessous...

    La narratrice de cette nouvelle, qui travaille pour un éditeur et a épousé un ingénieur peu porté sur le roman après avoir divorcé de l'écrivain Hugo, relève à propos de celui-ci: "Cet homme était un mystère pour moi. Longtemps après qu'il fut devenu mon amant, puis mon mari, il est resté, reste encore mystérieux"...

    La conclusion de la nouvelle, qui ravirait un René Girard en ce qu'elle illustre, incidemment bien sûr, le dépassement d'une mauvaise rivalité mimétique, est finalement un hommage ironique à la vertu d'exorcisme de la littérature. On ne saurait mieux, par ailleurs, montrer les risques encourus par celles et ceux qui fréquentent de trop près ces drôles d'animaux que sont les écrivains... 

     

     

     

     

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    Alice Munro. La Danse des ombres heureuses. Traduit de l'anglais par Geneviève Doze. Rivages poche, 2004

     

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  • Ceux qui ont un Projet

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    Celui qui a eu la première Vision mais n'a pas déposé de brevet / Celle qui a mis au monde le prétendu Créateur / Ceux qui plus tard ont forgé le concept et le mot de Genèse ou d'Entête / Celui qui se rappelle l'Avant en amont du Quaternaire / Celle qui milite pour le droit de vote aux spermatos catholiques romains certifiés espagnols / Ceux qui se sont pressés aux portes des studios genre spermatos chez Madame de Lovule la voyante / Celui qui la même année a lu Le Temps retrouvé et vu Blade Runner / Celle qui voit le Cervin en rose et le Futur en prose / Ceux qui ont un grain (de sénevé) garanti bio / Celui qui s'est vu aller dans le mur et y a fait son trou / Celle qui a croisé la piste de Lynch au bout de la dune / Ceux dont le Projet a été conçu par plusieurs dieux avant le choix du scénar de ce Yahweh bien vu des producs / Celui qui est naturellement polythéiste et par contamination familiale chrétien de gauche ou de droite selon les jours et les fluctuations du nasdaq / Celle qui dit au talmudiste renfrogné que ça lui passera avant que ça la reprenne / Ceux qui ont bossé des siècles avant de se cuiter à Venice avec l'équipe de Ridley Scott et de signer de guerre lasse / Celui qui tenait à son Projet en trois temps imité de l'ancien  malgré le côté daté de la Commedia du Toscan barbant / Celle qui est entrée dans le film par une faille du mur de planque /   Ceux qui respectent les constructeurs et se méfient donc des pharmaciens juste intermédiaires mais certes moins arrogants que les critiques de cinéma parisiens ou zurichois / Celui qui n'a pas marché à l'épate deGravity ce sous-produit / Celle qui estime que la critique génétique est inopérante à la base en ce qui la concerne vu qu'elle écrit avec le sang de ses couilles / Ceux qui donnent raison aux créationnistes vu qu'il faut bien qu'un dinosaure naisse quelque part même à titre posthume / Celui qui envoie une lettre de cachet sous l'effet de l'esprit de vin / Celle qui aime bien les gens cool du type de l'intendant dans Timon d'Athènes ou de Philinte dans Le Misanthrope / Ceux qui te taxent d'artiste de la brouille alors que tu te défends juste des raseurs de leur sorte / Celui qui réunit le matériau d'un éventuel chef-d'oeuvre qu'on retrouvera après sa mort dans sa malle vide / Celle qui trouve qu'il y a trop de sexisme hétéro chez ce William Shakespeare à part quoi ses culottes de laine la grattent ce matin à l'entrepet / Ceux qui voient le Projet comme une feuille blanche sur laquelle tout reste à écrire selon l'image appropriée de John Locke cité dans Le Paradis des célibataires et le Tartare des jeunes filles de Melville, etc.  


  • Ceux qu'on affame

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    Celui qui constate que les affamés ont de grands yeux « étonnés de tant souffrir » / Celle qui entend dire qu’un enfant de moins de dix ans meurt de faim toutes les cinq secondes et compte le tas que ça va faire entre la bûche de Noël et la bombe glacée de Nouvel An / Ceux qui traitent les indignés de rabat-joie sûrement communistes ou pédérastes / Celui qui affirme que Jean Ziegler est un agent posthume de Khadafi payé par la NATO / Celle qui lit Destruction massive à l’insu de son paternel nabab de l’immobilier suisse romand / Ceux qui se sentent impuissants mais donneront la pièce au SDF du quartier des Oiseaux /  Celle qui a choisi un parfum d’ambiance santal à diffusion lente pour se rappeler l’Inde et sa spiritualité sensuelle / Ceux qui te disent comme ça que si les Africains manquent de grain c’est qu’ils baisent comme des lapins / Celui qui dénonce les Seigneurs de la Faim de la firme Cargill & Co / Celle qui a vu de ses yeux la ruine de la production avicole au Cameroun consécutive à la re-colonisation économique / Ceux qui estiment que les affamés n’ont qu’à se manger la main / Celui qui se demande s’il aura assez de foie gras pour son Record de Gavage du réveillon / Celle qui apprend que sur les 2 milliards de diarrhées recensées chaque année 2,2 millions ont mortelles mais là il lui faut encore pendre les boules du sapin / Ceux qui se font une bouffe avec Peter Brabeck-Letmathe le boss de Nestlé qui admet qu’avec les biocarburants nous envoyons dans la pauvreté la plus extrême des millions d’êtres humains, Celui qui remarque que parler d’être humains à propos de ces squelettes ambulants frise l’optimisme / Celle qui te crie dessus d’arrêter de dire ces horreurs alors que le Petit pionce dans sa crèche et que ça nous gâte la fête / Ceux qui estiment que parler famine fait d’avance vomir alors revenons aux nouvelles du canton / Celui qui ose dire à la table des Du Pontet de Sous-Garde que les corps des affamés constitueront bientôt un matériau de choix à recycler dans l’industrie familiale de biocarburant / Celle qui faisait rire le gros Claudel en se disant solidaire des humiliés et des offensés / Ceux qui se rappellent ces choses qui font prier écrites par l’ambassadeur champenois Claudel Paul / Celui qui marmonne que produire des agrocarburants avec des aliments est criminel sans être entendu vu le brouhaha (ah ah) de la salle des pas perdus du Palais Fédéral où vibrionnent les lobbyistes prédateurs / Celle qui noue la gerbe en gerbant dans le sac à main de la femme de Ziegler / Ceux qui peinent à fixer le nouveau porte-skis sur leur 4x4 Cherokee à consommation défoulée, etc.

    Image : Philip Seelen     

    (Liste jetée en marge de la lecture continue de Destruction massive de Jean Ziegler, paru aux éditions du Seuil.)

  • Amorosa dolorosa

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    Sept séquences d'une lecture  de Fiasco FM, de Flynn Maria Bergmann.

     

    1. Certains livres appellent, plus que d'autres, un écho, à leurs mots:  d'autres mots se sentent comme pressés d'ajouter à ceux-là, comme par affinité, et c'est ce qu'aussitôt j'ai éprouvé en commençant de lire Fiasco FM de Flynn Maria Bergman tant son écriture, ses images, l'allant rythmé de ses phrases et leur espèce de blues ont trouvé en moi d'immédiates résonances.   

    Cela commence d'ailleurs comme une balade bluesy se réclamant d'emblée d'Al Green et de Leonard Cohen, mais plus que les mélodies évoquées j'y associai d'abord des images, et me suis alors rappelé cette soirée passée chez des amis avec  Jérôme Lindon, l'éditeur de Marguerite Duras, qui nous avait raconté comment celle-ci, feuilletant les images, précisément, d'un ancien album de photos de ses années en Indochine, s'était mise  composer L'Amant.

    Dans Fiasco FM, la première image que je me rappelle est celle, pas exactement explicite au demeurant, d'un restau aux vitres floutées par la neige, au plan de laquelle succède un plan de soleil jaune kimono sous lequel apparaît un petit parapluie rose - avec l'accent porté sur ces objets qui prennent de l'importance quand quelqu'un nous manque...

    D'emblée, aussi, la contrainte d'une forme entre en jeu, comme au jeu du sonnet, de l'haïku, du pentamètre ïambique ou des mesures comptées du blues. En même temps se réalise, dans les limites données du jeu en question (une page par séquence), une suite de stances "musicales" d'une complète liberté et d'une constante inventivité dans ses inflexions narratives.

    Cela peut tenir la page en une seule coulée, comme dans cette longue phrase dont un seul point ne se voit pas: "Chaque soir je bois deux tasse de thé vert au jasmin parfois accompagnées de dattes ou de biscuits croquants et je pense très fort à toi comme si tu vivais encore là ma sublime Egyptienne, et chaque matin je lave ma petite tasse bleue et la tienne aussi, le reflet derrière tes yeux une barque irrésistible étendue sous les jambes de ma table, l'écho de ta bouche dessiné  sur une enveloppe clouée à côté de la porte d'entrée, ton nombril un écrin dans lequel j'ai disposé les douze carnets que tu m'as ramené de Berlin, tes narines deux sucres d'or que je glisse délicatement dans cette eau brûlante. Plus tard dans la journée, j'avale des choses un peu plus corsées, sans verre, mais avec infiniment de regrets".

    Scully.jpgVoilà pour la troisième page de Fiasco FM. Or il ne faut douter de rien pour déposer douze carnets dans un nombril ou comparer des narines à deux sucres d'or, mais l'amour ne doute de rien quand le chagrin lui scie  le coeur et lui électrise les sens: le monde alors lui devient à la fois plus que réel (le surréalisme est autre chose) et porte son expression au délire mêlé de constats surexacts: "Je commence à palper fébrilement toutes les poches de mon coeur, de mon corps, et de mon manteau bleu marine pour mettre la main sur le stylo qui putain de merde devrait bien se trouver quelque part"...

    Le mélange du très concret et du flottant qui divague, du très ingénu et du trivial, ou la soudaine fureur qui remplit toute la page de six lignes à typographie géante ("Lève toi ! Lève-toi! Lève-toi ! Ressuscite ! petit cactus de l'amour !"), la référence à des musiques ou des films partagés (Sailor et Lula pour une image de la jouissance réduite au plan d'une main de femme ouverte come une fleur sexuelle), ou le film qu'on se repasse à l'envers, le souvenir revenu du voyage en Romanie qu'on n'aura pas fait comme prévu cet été de merde - tout ça se constituant  en roman sous forme de lettera amorosa non moins que dolorosa mais sans glycérine fournie par l'accessoiriste - juste avec les mots justes , comme dans la version pédé du même fiasco, dans Fou de Vincent d'Hervé Guibert, ou, version déprime schubertisée, dans Le poids du monde de Peter Handke.

    Fiasco FM joue d'ailleurs à tout moment avec les références d'époque et de culture, mais pas pour l'épate: parce que les livres et les disques, entre autre, sont aussi des objets transitionnels, sans que la psy n'y soit pour rien dans ce poème; mais on baigne bel et bien, c'est pourtant vrai, dans ce magma sensible de mots et ces détails, les ongles de Deleuze ou les scies de Neil Young, les râpes de Tom Waits - toutes choses qui apaisent et relancent à la fois la douleur comme la brosse à dents qui n'a plus de sourire à quoi s'accrocher...   

    (Lecture à suivre)

     

    Flynn01.jpgFlynno2.jpgFlynn Maria Bergman. Fiasco FM. art & fiction, 2013

    Peintures: Foster et Sean Scully.

  • Piercings

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    2. Le type du poème au prénom de Flynn (à ne pas confondre tout à fait avec l'auteur) n'a plus une seule photo de son Egyptienne mais il a la tête et les couilles pleines d'images qui ne sont pas que des fantasmes. Une comptine (sept fois "P'tite culotte", suivies d'une fois "Ouvre-moi ta porte") est plus qu'un fantasme du seul fait de sa mise en forme même minimaliste. Le fantasme manque la plupart du temps de forme. C'est le limite du porno (je parle du porno hard, cela va sans dire, et pas du soft porno faux-cul) qui branle son monde à coups de tautologies. La poésie est autre chose.

    Le langage est un fourmillement de signes qui en disent bien plus qu'on ne croit pour peu qu'on le considère attentivement. Ainsi de la fonction particulière des parenthèses vues ici comme "deux petits bras courbés s'élevant vers le ciel" ou de "minuscules hanches formant le plus beau des nids", avec tout ce que ce qu'elles peuvent ajouter par façon de post scriptum incorporé. Mais on y pensera sans en faire un plat, sous peine de maniérisme ou de préciosité chichi.

    Flynn se dit poète mais je l'entends autrement qu'avec les ciseleurs de poésie poétique à pages pleines de blanc et ça de prétention. La poésie est une forme et d'une précision possiblement extrême et jusque sous des apparences mauvais genre style Bukowski ou William Cliff, et la p'tite culotte dont l'élastique claquait avant d'ouvrir sa porte comme au méchant loup, s'inscrit dans la poésie de Flynn comme un piercing sur la peau de la page, mais ce n'est qu'un tout petit début d'humour jaune alors que la poésie en veut plus évidemment: du corps et du souffle et de l'epos même minuscule (le haïku n'est pas autre chose) comme quand Bijou Bijou est partie avec l'eau du bain en oubliant sa brosse à dents et que ses joujous ne font plus rimer toy avec joy.

    Et bien sûr il faut, pour passer du poème au roman, là aussi minimaliste, un certain mimétisme triangulaire, sinon tintin pour la story d'amour qui n'est rien sans la griffe de la jalousie.

    "Je vous imagine", écrit alors Flynn en se figurant son rival en train de lire du Derrida sur un pouf tandis que la pharaonne s'occupe de farine - et du coup la rêverie s'amorce pour le lecteur.

    Ce qui passe ici par les mots est essentiellement de la mélancolie, mais sans trace de pathos. "Il y a deux siècles tu écrivais a thing of beauty is a joy for ever", note le poète à propos d'un pote disparu, se demandant ce que dirait aujourd'hui ce John. Or nous avons tous de jeunes morts à interroger et des éléments de réponse du genre du "petit poème très bel et très beau" qu'Anna confie à Jean-Paul à la fin de Pierrot le fou, autre citation à valeur de piercing.

    Et c'est ainsi qu'Allah est punk... 

     

    (À suivre...)

     

    Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM,  chez art& fiction, 128p. 

  • Les vieux ados

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    3. L'époque est aux ados prolongés plus ou moins à perpète, qui se reconnaissent plus ou moins à leurs jeans et à leurs bleus au coeur ou aux musiques qui n'en finissent pas de tourner en boucle depuis les sixties. Or il y a encore de l'enfance dans cette adolescence prolongée aux rites tribaux et aux fétichismes persistants, de l'enfance chaste comme on la trouve chez Flynn qui voit une de ses plus belles nuits d'amour dans une étreinte évoquant celle de "deux gamins sous une tente qui aimeraient chuchoter jusqu'à l'aube en construisant le monde, mais qui s'endorment bien avant tant ils sont épuisés par un bonheur qui n'en demandait pas tant".

    Les enfants aiment gravement, qui ne voient pas encore les nuances du tableau ni ne sont en mesure de relativiser leur peine, et les mots de cet âge reviennent au poète, quitte pour lui à en corser la candeur sinon à jouer l'ingénuité . "Tous ces textes que j'écris", avoue Flynn, "je les écrits pour que tu te dises merde le salaud, il m'aimait vraiment, mais aussi un peu égoïstement"...

    Ensuite la conscience et l'épreuve du temps nous feront passer de la comptine à la ballade ou au blues - aux récits de la mélancolie et aux imaginations, et c'est là par exemple qu'on se figure ce que la vie aurait pu être sans ce fiasco, l'enfant qu'on aurait peut-être eu ensemble ou va savoir: ce chalet "boîte à musique ornée d'une ballerine virevoltant à l'intérieur d'un monde de velours".  

    "Quelle douleur l'amour !

                                             j'ai vu un tas de types se réduire comme des mouches d'hiver, comme des flacons fêlés, comme des chewing-gums mâchés", s'exclamait Edoardo Sanguinetti dans ses Postkarten dont je me suis rappelé les collages d'une conception formelle assez proche de celle de Fiasco FM, à quarante ans d'intervalle ou encore évoquant d'autres cristallisations poétiques ou musicales (on pense au Dylan desChronicles ou au Gainsbourg d'Initials B.B.), avec des trouvailles à chaque page. Signé Flynn: "C'était juste une clé, et pendant quelques semaines la serrure de ma porte a cru que, mais non"...

    On se rappelle aussi la litanie hyperréaliste de Je mange un oeuf de Nicolas Pages, ici en bien plus tendre et inventif, ou les piécettes quotidiennes  de Marius Daniel Popescu, mais Flynn Maria Bergmann a sa propre musique nonpareille et ses rythmes, ses métaphores et ses obscurités ludiques, sa façon rien qu'à lui de se glisser, furet du bois joli, d'un plan de son film à l'autre...  

     

    Flynn Maria Bergmann. Fiasco FM, art & fiction.

  • Amours maudites

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    4. C'est une belle vieille  histoire que celle de l'amour malheureux en littérature, qui éclot souvent un livre à la main. Ainsi de Francesca et de Paolo, les deux amants surpris en train de lire ensemble par Gianciotto, le frère de Paolo et fiancé légitime de Francesca, qui les poignarde et les fait accéder du même coup au rang de figures légendaires de l'amour maudit,

     

    Dante les évoque dans une sorte de blues du cinquième Chant de L'Enfer, dans saCommedia, et voilà ce que ça donne en traduction peu musicale :

      « Je parlerais à ces deux qui vont ensemble […]

    / Il n’est pire douleur que se souvenir /

    Du temps heureux dans la misère […]

    / Nous lisions un jour par plaisir /

    De Lancelot et comment amour le saisit : /

    Nous étions seuls et sans aucun soupçon. /

    Plus d’une fois nous fit lever les yeux cette lecture, /

    Et pâlir le visage : /

    Mais seul fut un point qui nous vainquit. /

    Quand nous lûmes le rire désiré /

    Être baisé par un tel amant, /

    Lui qui jamais de moi ne sera séparé, /

    Me baisa la bouche tout tremblant […]"

     

    Or Flynn raconte, pour sa part, que, la dernière fois qu'ils se sont vus, elle et lui, ils avaient regardé ensemble, un film tiré d'un livre qu'elle avait adoré - plus précisément Villa Amaliade Pascal Quignard -, et c'est avec la même flèche au coeur qu'il se remémore cette fin de soirée et le pressentiment qui lui était venu, par ce qu'il avait capté du film, de ce qui leur arriverait, quitte à imaginer, après le désastre, qu'une autre histoire eût été possible. Mais cela aurait-il donné un livre ?

    En bon catho de son temps, Dante case les beaux amants en enfer, mais avec une tristesse qui  indique assez qu'il est de tout coeur avec eux, comme on trouvera, dans d'autres cercles plus cuisants encore, certains des amis du poète dont son propre mentor de jeunesse.

    On n'en est plus à ces dramaturgies codées par la théologie: la scène de crime est éclatée en milliards de fragments dont aucune société n'est plus le réceptacle comme il en fut de la Commedia récitée par coeur par des porchers toscans: Flynn en est juste à regretter de n'avoir pas été deux à voir à Berne, à l'expo de la plasticienne Tracey Emin le coeur de néon portant une inscription qui sur le moment n'aurait d'ailleurs pas fait tilt chez sa belle Egytienne: You forgot to kiss my soul...

    Il n'y a pas d'amour heureux, chante le poète qui sait que ce n'est pas vrai, ou plutôt que cet amour-là n'existe pas - et que nous fait à nous le tournoyant char d'or du Paradis de Dante quand ce que nous désirions était juste de passer la nuit ou la vie ensemble ?

    En attendant un conditionnel exorcise une fois encore le fiasco: "Tu serais assise face à la fenêtre, ton éternel thé à la menthe devant toi. Ton visage serait songeur, le stylo entre tes doigts faisant des pirouettes sur les pages d'un petit carnet beige au papier quadrillé, et le crépuscule du trapèze sur le rebord de la table. Le serveur t'admirerait depuis le comptoir, essayant de calquer le rythme de ses gestes sur celui de tes pensées mais tes phrases courraient plus vite que le cliquetis des soucoupes de café et l'empilement des verres les uns dans les autres. C'est à cet instant que je serais passé devant la fenêtre de ce bar, d'un pas pressé et sans te voir, avec l'envie furieuse de te photocopier quelques poèmes de Pessoa et l'arrière-goût de l'écume avant qu'il ne soit trop tard"...   

     

    Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM, art & fiction, 2013.

  • Roman-photo

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    5. Le genre, et surtout le langage du photo-roman, exigent prompte réhabilitation ou tout au moins revisite, puisque là aussi, il faudrait dire là d'abord, gît la moderne modulation de l'amour en sa phase la plus pure, où la sténo-dactylo riche et le garagiste pauvre dictent le scénar.

    Flynn est à la fois auteur et personnage, chose rare dans le genre. Mais le plasticien mal rasé et tout à fait ingénu (n'est-ce pas...) peut entrer en ligne de compte pour peu que  la belle prof de lettres y aille recta de sa cruauté fatale.

    "Rouge est la vie,  blanche est la mort, rose est l'amour avec un zeste de noir et du gris tout autour", écrit-il. Ce qui passe plus ou moins bien dans le gris/blanc laiteux du fumetto où le sang est forcément plus noir que le rouge de la vie. Mais voilà: le cinéma de Flynn renvoie, assez naturellement, à celui de Fellini et bien sûr au Sheik blanc, pastiche insurpassable du roman-photo à l'italienne, traduit parfois par Courrier du coeur.  

    Flynn12.gifCelui-ci est au coeur aussi de Fiasco FM, littéralement truffé de petits messages et autres déclarations godiches de toute sorte. On peut être punk et resté nunuche comme une lectrice de Duras et de Confidences : le romantisme a ses raisons qu'Alberto Sordi justifie d'un baiser plein de lèvres quand la jeune mariée, lectrice précisément du roman-photo Le Sheik blanc, se pointe à Cinecittà pour voir l'idole qui répond, croit-elle, personnellement à ses lettres. On trouve le même genre de situation dans Miss Lonelyhearts de Nathanael West, où celle qui répond au courrier du coeur d'un journal se trouve être un teigneux littérateur féru de Dostoïevski.

    Flynn écrit: "Aplaudissements ! Je crois t'apercevoir dans le rétroviseur de ma voiture. Deux secondes plus tard je lève les yeux pour vérifier mais c'est un énorme camion noir qui défile dans le miroir, puis un autre, comme si c'était l'écho du premier". 

    Flynn13.jpgApplaudissements à tout rompre, aussi, à la fin du Sheik blanc de Fellini: quand la jeune mariée, de retour à Rome de Cinecittà, humiliée par le sordide Sordi en turban et décidée à en finir avec la vie au lieu de rejoindre son niais de mari tout neuf, se jette solennellement dans le Tibre, dont les eaux à cet endroit ont à peine plus de profondeur que celles d'un seau...

    Tel étant le tragi-comique du roman-photo, qui prête à sourire plus qu'à rire, si cher à nos plus chers souvenirs de fiascos...

     

    Flynn Maria Bergmann, Fiasco FM, art & fiction, 128p.

  • La vie au détail

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    6. Le type réellement attentif au détail ne peut que souffrir de la vie et j'ajoute aussitôt pour être juste: et en jouir. Et quand je dis le type j'entends évidemment Dulcinée dans le même panier. Cependant on remarquera qu'un type ne voit pas forcément les très longs ongles de Gilles Deleuze du même oeil que Dulcinée, qui pense caresse et câlins conformément au penchant de son sexe - même un homo ne peut craindre d'être caressé ou câliné par un Deleuze. Bref.

    De son côté Flynn remarque ce détail à propos du fameux Abécédaire du philosophe: "À la lettre J pour joie, Deleuze ponctue ses idées de petits toussotements par-ci par-là et ce sont des bruits que j'entends vraiment, t'imaginant mourir à l'extrémité d'une jouissance jubilatoire et journalière".

    On connaît la vieille théorie  de la guerre des sexes, enfin vieille: fin du XIXe, avec les discours exacerbés d'un Otto Weininger, d'un Strindberg ou d'un Kretschmar, sans compter les bonzes de l'église psy. Quant  à moi ma méthode serait plutôt: tout dans le détail et pas trop de cinéma, surtout pas d'abstraction lyrique ! Le type serait censé se montrer physiquement sadique et psychiquement maso, tandis que Dulcinée oscillerait non moins forcément entre le fais-moi mal physique et la tyrannie mentale, pour finir en Waterloo morne plaine de draps trempés de foutre et de larmes ?

    Or je dis, moi: non merci, sans pour autant me laisser pousser les ongles genre esclave chrétien dans le cachot romain. La vie est trop bien et des filles y en a plein et parfois rien qu'une qui reste à la maison si qu'on est gentil. Moi, quand je lui ferais de si beaux poèmes et qu'elle m'enverrait foutre, je n'écrirais plus (momentanément) pour elle, histoire de l'attiser comme Albertine quand Marcel fait semblant de bouder, adressant alors ma Littérature à l'ensemble des humains qui ont besoin - c'est connu -  d'un peu de sentiment, y compris "la masse"...

    Tennessee Williams l'écrit, ça aussi c'est connu: "Si tu élimines tous mes démons, l'ange en moi risque de mourir aussi". Et moi je dis: bien dit Tennessee, dont le nom m'évoque à la fois de grands espaces à stations d'essence rouges sur fond bleu noir, pas mal de souvenirs de rock et Marlon Brando luisant de lumière sexuelle, mais tout ça c'est du passé...

    Tandis qu'à l'instant Flynn écrit: "Il pleut des cordes aujourd'hui. Tant mieux. Ainsi je pourrai me pendre à l'une d'elles lorsqu'elle passera devant ma fenêtre, et si jamais elle se casse cela ne sera pas trop grave puisque je m'écraserai au sol trois secondes plus tard, une vraie bouillie. Je te laisse, la pluie est en train de faiblir".

    Bon, le type qui se pend à la pluie: mon oeil. Mais la pluie qui est "en train de faiblir", ça c'est bien.

    Au total on dira que le poète, les poètes, la poésie, même Baudelaire (surtout Baudelaire ?) exagèrent pas mal et en font des tonnes pour laisser filtrer quelques détails qui valent l'os, selon l'expression vernaculaire. Rimbaud par exemple: "La main d'un maître anime le clavecin des prés"...

     

    Flynn Maria Bergmann. Fiasco FM. Art & fiction, 128p. 2013.      

  • Tout doit disparaître

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    7. Il faut enfin que tout le poétique de la poésie disparaisse: du balai !

              TOUT DOIT DISPARAÎTRE ! est-il d'ailleurs écrit au fronton du grand magase Au Bon Marché, et c'est le dernier jour !

              Il y a du givre ce matin sur les oiseaux de pierre du Square Boucicaut, mais la chaleur d'un grand crème au coin de la rue de Sèvres va t'aider, Flynn, à finir tes stances.

              Hier soir en regardant un docu sur Hölderlin tu as noté ce détail: que dans le dico des frères Grimm en 32 volumes il y a 80 pages consacrée aux dents. D'où tu as conclu que le sourire resterait bien après l'affliction provoquée par l'attentat de Volgograd, et c'est alors que tu t'es rappelé les dits de Monelle.

              Ce que Monelle dit est aussi dans l'esprit zen du Bon Marché: à savoir que tout ce qui est écrit doit disparaître, pour que ne reste que le dit.

              Les dits de Monelle le petit trottin sont plus inspirés que ceux des poètes poétiques et des philosophiques zombies de la télé si sûrs de ce qu'ils gravent sur leur quotidienne épitaphe: que la vanité des vanités fut leur vie.

              Les dite de Flyn resteront, quant à eux, à titre de paroles en l'air comme celles de Little Nemo ou de Bécassine,laquelle eût aimé qu'on le lui envoie dire: "Au propre comme au figuré tu étais belle comme un savon".

              Monelle s'es mise aujourd'hui sur son 31, string rose aux doigts d'aurore pailletée d'or sans âge repérable qu'au Carbone 2014 des lendemains qui chantent, pour dire en gros ceciquine sera pas écrit

              D'abord à Flynn qui écrit qu'"il y a un poème entre nous qui aimerait fuir mais qui ne sait où et encore moins comment s'écrire", Monelle répond donc: "Que chaque noirceur soit traversée par la blancheur future", et Flynn soupire devant son auto rouge désertée par sa passagère.

              Mais faut pas croire que Monelle laissera le soupirant à cette humeur de soupirail, qui dit encore: "Regarde toute chose sous l'aspect du moment", et encore: "Que toute extase soit mourante en toi, que toute volupté désire mourir".

              Flynn le pirate, qui est sensible au détail des choses en piécette, sera particulièrement touché, disent les journaux du soir, par cet autre dit de Monelle. "Aie la contemplation atomistique de l'univers", et cela aussi devrait le brancher ce matin à ciel de traîne. "Tiens toute chose incertaine pour vivante, toute chose certaine pour morte".

              Ainsi Flynn repique-t-il, en face du Lutétia encore adorné de fioritures destives, pour l'estoc final qu'il note sur un ticket de parking où l'attend la Packard rouge: "Demande à la poussière"...

              Cependant il n'est point encore temps. Faut encore qu'il essaie deux trois recours pour amadouer la fugueuse, genre cultivé chaste: "Un jour je t'emmènerai dans un film d'Ozu, pas seulement parce que ses images sont des peintures et ses peintures des haïkus, mais surtout parce que ses oeuvres immortalisent la complexité de la condition humaine d'une façon si simple et universelle qu'elles se rapprochent de l'intelligence du vide".

              À quoi Monelle, qui en a vu d'autres, de rétorquer: "Contente-toi de toute apparence. Mais quitte l'apparence, et ne te retourne pas"...

              Flynn07.jpgMais Flynn s'obstine et cite maintenant Cioran, l'ascète (mon oeil) se gorgeant de chocolat sur son divan dont notre naïf poète est persuadé qu'il savait parler aux femmes, concluant cependant ceci qui tient mieux la route: "C'est peut-être ça, être un gentleman, dire simplementla vérité".

              Et Monelle de la ramener encore. "Ne crains point de te contredire: il n'y a point de contradiction dans le moment", ce qui rassure Flynn qui aime lui aussi le chocolat et la discipline artiste, Kathleen Ferrier et G Love..

              En gros ce que dit Monelle est donc qu'il faut se laver de tout ça, à commencer par la vanité de l'écrit. Et quitte àpousser un peu le bouchon de champagne à Minuit ("Ne te connais pas toi-même"), de conclure poétiquement au sens de la poésie non homologuée: "Les paroles sont des paroles tandis qu'elle sont parlées"...

              Alors Flynn de murmurer sans l'écrire: "Je suis un loup qui cherche une clairière. Tu es la route qui y mène. Notre amour est la voiture de laquelle je suis tombé alors que d'autres phares la dépassaient", ce genre de choses.

              Et Monelle: "J'ai pitié de toi, j'ai pitié de toi, mon aimé. Cependant je rentrerai dans la nuit; car il est nécessaire que tu me perdes, avant de me retrouver. Et si tu me retrouves, je t'échapperai encore. Car je suis celle qui est seule".

              Ce qui donne, à Flynn Maria, la force ultime de conclure au dam des oiseaux de pierre: "Lui, il est déjà mort. Le désert sur ses genoux, ses tibias décapités par l'amour, une lune rouge brodée à ses paupières qui aurait voulu chanter les vertèbres de la mer au sud de Napoli et tutti frutti à gogo.Les magnifiques masques de folie shakespearienne, les papillons de glace de Nietzsche,le saxophone de Coltrane,les étoiles d'Hollywood, les caresses de maman,tout ça n'était pas assez. Demande à la poussière, ou ne demande pas, mais exige tout de l'amour, toujours, tout"...

     

    (À La Désirade, ce 31 décembre 2013).

     

    Flynn01.jpgFlynno2.jpgFlynn Maria Bergmann, Fiasco FM. Art & fiction, 2013, 128p.

    Marcel Schwob. Le livre de Monelle. Allia, 1993.