Hermann Hesse à Montagnola, et ces jours au Kunstmuseum de Berne.
La belle saison se réfracte dans ce livre solaire: «Cet été est une fournaise digne de l’Inde, y lit-on par exemple. Même le lac a perdu depuis longtemps sa fraîcheur, mais tous les jours, en fin d’après-midi, une brise souffle sur notre plage; il est alors rafraîchissant de se baigner dans les vagues puis de rester debout, nu, en plein vent. C’est l’heure où, souvent, je descends ces pentes qui mènent à la plage. Je prends parfois avec moi un bloc de papier à dessins, une boîte d’aquarelle ainsi que des provisions et un cigare pour rester là toute la soireé.»
Ces lignes sereines, préludant à l’évocation sensuelle et pudique à la fois de jeunes filles au bain, Hermann Hesse les écrivait en été 1921, deux ans après son installation dans un petit palazzo baroque, «mi-comique, mi-majestueux» de Montagnola, au Tessin (Suisse méridionale) où il allait positivement renaître. Après le désastre de la guerre, durant laquelle il s’était épuisé en tâches humanitaires et en écrits pacifistes, l’écrivain avait quitté sa femme (internée dans un hôpital psychiatrique de Zurich pour schizophrénie) et ses trois jeunes fils (confiés à des amis ou placés en internat) afin de donner la «priorité absolue» à son travail littéraire. C’est au Tessin, où il vécut la seconde moitié de sa vie, qu’il écrivit la plupart des livres qui établirent sa renommée mondiale, consacrée en 1946 par le Prix Nobel, et c’est à Montagnola qu’il s’éteignit en 1962.
Au charme du Tessin, consommant la fusion du nord et du sud (il dira même y retrouver l’Inde, l’Afrique et le Japon...), Hesse avait déjà goûté en 1905, lors d’une randonnée pédestre, et en 1907, où il suivit une cure naturiste au fameux Monte Verità d’Ascona. Lorsqu’il y revient en 1919, après le «grand naufrage», l’ex-père de famille propriétaire n’est plus qu’un «petit écrivain sans le sou» qui se sent «étranger miteux et vaguement suspect», se nourrissant de lait, de riz et de macaronis, «portant ses vieux costumes jusqu’à ce qu’ils s’effrangent et ramenant, à l’automne, son souper de la forêt sous forme de châtaignes.» Loin de se plaindre, au demeurant, le poète célèbre les bienfaits de la vie en «amoureux du monde» porté à la sublimation de ses pulsions.
«Nous autres vagabonds, écrit-il alors, sommes rompus à l’art de cultiver les désirs amoureux précisément parce qu’ils ne sont pas réalisables, et cet amour qui devrait revenir à la femme, à le dispenser par jeu au village, aux lacs et aux cols de montagne, aux enfants du chemin, au mendiant près du pont, aux troupeaux sur l’alpage, à l’oiseau, au papillon. Nous détachons l’amour de son objet, l’amour lui-même nous suffit, de même que, dans nos errances, nous ne cherchons pas le but mais la joussances, le simple fait d’être par monts et par vaux.»
Ces accents lyriques préfigurent Le dernier été de Klingsor (1920), où la magie tessinoise sera très présente, et le sentiment de la nature romantico-bouddhiste qu’on retrouvera dans Siddharta (1922). On pense aussi aux émerveillements et aux pointes de rebellion d’un Robert Walser (très apprécié d’ailleurs par Hesse) en suivant l’écrivain au fil de ses promenades et des digressions jamais conventionnelles qu’il en tire dans ces écrits publiés par les quotidiens alémaniques ou allemands de l’époque. Loin de se dissoudre dans la jouissance égotiste, Hermann Hesse reste en efet bien virulent contre les philistins, notamment dans la cinglante Lettre hivernale envoyée du midi à ses amis berlinois où il fustige les «profiteurs de guerre» et autre bourgeois encourageant le poète crève-la-faim d’un sourire hypocritement paternaliste.
«Je ne suis pas un très bon peintre, écrit Hesse dans un texte de 1926, je ne suis qu’un amateur; mais dans toute celle vallée, ajoute-t-il aussitôt, il n’y a pas une seule personne qui connaisse et aime mieux que moi les visages des saisons, des jours et des heures, les plissements du terrain, les dessins de la rive, les caprices des sentiers dans les bois, qui les garde comme moi précieusement en son coeur et vive avec eux autant que je le fais». Dans un des poèmes émaillant ce recueil de proses, intitulé Le Peintre peint une usine dans la vallé, la vision plastique de l’écrivain-aquarelliste se prolonge tout naturellement par les mots d’une feinte naïveté: «Tu est très belle aussi dans la verte vallée,/Usine, abri pourtant de tout ce que j’abhorre:/Course au gain, esclavage, amère réclusion». Ainsi salue-t-il le «tendre bleu, /bleu passé sur les murs des modestes demeures/A l’odeur de savon, de bière et de marmaille!», avant de lancer en finalement que «le plus beau, c’est bien la rouge chemineée/Dressée sur ce monde stupide,/Belle, fière, jouet ridicule,/Cadran solaire de géant».
Or, se défendant de poser au maître (même si certaines de ses aquarelles ont parfois la grâce lumineuse de celles d’un Louis Moillet ou du Klee des paysages stylisés, en beaucoup plus gauche), Hermann Hesse ne transmet pas moins, par la couleur, une vision du Tessin qui enchante le regard.
Partiellement inédit dans notre langue, ce livre dense et limpide est à la fois une plongée roborative dans l’univers d’un poète au verbe pur et bienfaisant, et une conversation passionnante avec un homme libre et formidablement vivant. La remarquable postface de Volker Michels, qui a dirigé la présente édition, ajoute encore à l’intérêt de cet ouvrage plus que bienvenu.
Hermann Hesse, Tessin. Proses et poèmes, avec 16 aquarelles polychromes et 2 photos hors texte. Traduit de l’allemand par Jacques Duvernet. Editions Metropolis, 345pp.
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Le cauchemar de l’homme fini
Retour sur Les Bienveillantes, cinq ans après...
Pour Bruno, qui a 18 ans, et pour Alban qui en a 20, et pour Quentin qui en a 22.
Je suis sorti de la lecture des Bienveillantes avec un sentiment d’insondable et froide tristesse qui m’a rappelé le muet effroi que j’ai éprouvé, à vingt ans, en découvrant Auschwitz. Pour la première fois de ma vie, à Auschwitz, m’est apparu quelque chose de réel que je ne pouvais concevoir dans mon irréalité de jeune idéaliste des années 60. Quelque chose d’immense et d’écrasant. Pas du tout les baraquements minables que j’imaginais : d’énormes constructions en dur, de type industriel. L’usine à tuer : voilà ce que j’ai pensé ; et je remarquai que dans la cour de l’usine à tuer désaffectée se débitaient des saucisses chaudes. Surtout : quelque chose d’impalpable, d’invisible et de non moins réel. Quelque chose d’impensable et d’indicible mais de réel.
J’avais vu, déjà, les images terribles de Nuit et brouillard, je savais par les livres ce qui s’était passé en ces lieux, dont je découvrirais plus tard d’autres témoignages, tels ceux du film Shoah. Mais ce que j’ai ressenti de réel à Auschwitz, comme je l’ai ressenti en lisant Les Bienveillantes, tient non pas aux pires visions mais à ce quelque chose d’impalpable et d’indicible, plus quelques pauvres détails : ces tas de cheveux, ces tas de dentiers ou de prothèses, ces tas d’objets personnels. Ces saucisses aussi. Et dans Les Bienveillantes : ce pull-over que le protagoniste a oublié quand il se rend, en Ukraine, sur les lieux d’un massacre de masse où il risque d’avoir un peu froid, pense-t-il soudain…
Or songeant à l’instant à la façon la plus juste d’exprimer le sentiment personnel que laisse en moi la lecture des Bienveillantes, je repense à ces mots notés par mon ami Thierry Vernet dans ses carnets : « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou biens ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».
Au moment où il commence son récit, Max Aue, le narrateur et protagoniste des Bienveillantes, est un homme fini qui a contribué à empiler les hommes et à en faire n’importe quoi. Celui qui nous interpelle d’emblée en tant que « frères humains », affirme qu’il a vu « plus de souffrance que la plupart » et qu’il est une « usine à souvenirs », mais ce n’est pas pour témoigner ou pour se disculper qu’il se met à parler à un interlocuteur imaginaire. C’est plutôt pour passer le temps, pour mettre un peu d’ordre dans le chaos de ses pensées que cet ancien SS de haut vol, médaillé à Stalingrad et chargé à Auschwitz d’enquêter sur la rentabilité des détenus aptes au travail, miraculeusement réchappé des bombardements de Berlin en 1945, revenu en France sous l’uniforme d’un déporté du STO (assassiné par son meilleur ami qu’il a dû liquider lui-même pour sauver sa peau) et désormais directeur d’une fabrique de dentelles en Alsace, entreprend de raconter sa monstrueuse saga, qu’il banalise aussitôt en affirmant que ce qu’il a fait, tout homme ordinaire l’aurait fait. Et de se replier, jouant le nihiliste glacial (on verra quels abîmes cela cache), derrière la parole attribuée à Sophocle et reprise par Schopenhauer : « Ce que tu dois préférer à tout, c’est de ne pas être né ».
Max Aue est-il jamais né à lui-même ? Un seul épisode amoureux avec sa sœur jumelle Una, à l’adolescence, a cristallisé une passion absolue qu’il tentera vainement de revivre. Sodomisé à l’internat où sa mère et son beau-père, qu’il hait également, l’ont casé pour le punir de son inconduite incestueuse, l’homme jouira par le cul, c’est le mot cru et vrai, sans aimer quiconque, jusqu’à la rencontre d’Hélène, à la toute fin de la guerre, à l’amour de laquelle il ne parviendra pas à répondre après être mort à lui-même sans être né. Sa fantasmagorie infantile culminera dans l’Air d’avant la Gigue finale, où Max se retrouve seul dans la maison vide de sa sœur, en Poméranie, en proie à un délire onaniste autodestructeur.
Il y a de l’impubère ressentimental et du voyeur impatient de vivre toutes les expériences-limites, chez Max Aue, comme chez le Stavroguine des Démons de Dostoïevski. Ce chaos intérieur de l’avorton affectif, fils oedipien d’un grand absent dont on lui révélera les propres crimes de guerre, n’a pas empêché Max Aue d’accomplir de bonnes études de droit (en Allemagne, d’où il est originaire par son père), suivies d’une carrière dans la SS qui le conduit du front de l’Est aux plus hautes sphères de l’Etat, où il finira dans l’entourage immédiat du Reichsführer Himmler et autres Eichmann ou Speer. Vu par ses pairs, Max Aue fait figure d’élément compétent, du genre « intellectuel compliqué », juste un peu froid et rigide, et décidément lent à se marier. Mais rien chez lui du fanatique obtus ou du sadique. Lors des premières « actions » auxquelles il assiste, Max est de ceux qui vivent mal les massacres. S’il y participe, c’est par devoir et soumission à la visée civilisatrice du national-socialisme, au nom du Volk sacro-saint. Pourtant on perçoit à tout moment la fragilité idéologique de cet esthète plus attaché à la philosophie (il lit Tertullien), à la musique (Bach et Couperin) et à la littérature (Stendhal, Blanchot et Flaubert) qu’aux dogmes racistes du régime. Tout au long de la guerre, sa spécialité consiste à rédiger des rapports : sur la loyauté de la France (un premier séjour à Paris le fait rencontrer les collabos Brasillach et Rebatet), la nécessité ou non de liquider les Juifs du Caucase, le moral des troupes dans le « chaudron » de Stalingrad ou l’utilisation des déportés dans la guerre totale. Une scène inoubliable exprime la dualité schizophrénique du personnage : lorsque tel vieux savant juif tchétchène, avec lequel il s’entretient en grec ancien, le conduit sur une colline où un songe lui a révélé l’endroit de sa mort, qu’il tue sans comprendre la parfaite sérénité du saint homme.
D’aucuns ont reproché à Jonathan Littell le choix de ce narrateur, dont la complexion personnelle risque de « distraire » le lecteur du grand récit des Bienveillantes consacré à l’entreprise de destruction et d’extermination des nazis. Quoi de commun entre le matricide de Max Aue et l’extermination des Juifs d’Europe ? A cette question centrale, Georges Nivat a commencé de répondre dans l’article magistral qu’il a consacré aux Bienveillantes (cf. Le Temps du 11.11.2006), en affirmant que «Littell nous dérange monstrueusement parce qu'il a retourné l'histoire de la violence du XXe siècle comme on retourne un lapin écorché, et qu'il a jumelé sa réponse au viol de l'humain par les totalitarismes à une autre réponse, déjà donnée par Freud quand il évoque la levée des censures du surmoi, et cette réponse est le sadisme psychique, la récession sexuelle, l'inceste, auquel déjà deux grands romans avaient attribué le secret du devenir: L'Homme sans qualités de Musil, et Ada de Nabokov. Mais ici inceste et holocauste se nourrissent l'un l’autre ». Et d’ajouter : «Le lapin retourné et écorché, c'est nous, c'est notre rempart rompu contre l'éboulis de tout ce qui constituait l'humain dans la civilisation européenne, c'est notre classement au rayon du crime imprescriptible (et donc oubliable) de la fabrique d'inhumain, de la monstruosité du camp, le docteur Mengele, les bourreaux de la Kolyma d'Evguénia Guinzbourg ».
La lecture des Bienveillantes est une épreuve difficile et décisive, pour moi centrale, réductible à aucune autre lecture contemporaine. On a comparé ce roman à Vie est destin de Vassili Grossman, et sans doute y a-t-il maints rapprochements à faire entre ces deux livres, mais Jonathan Littell, d’une monumentale masse documentaire, a tiré tout autre chose qu’un roman historique « de plus », un témoignage de plus sur la Shoah : au vrai, le cauchemar des Bienveillantes se poursuit tous les jours sous nos yeux dans le monde de l’homme fini qu’on empile et dont on fait n’importe quoi.
Jonathan Littell. Les Bienveillantes. Gallimard, 903p. Réédité en Poche Folio en décembre 2007. No 4685. 1401p. -
Ceux qui naviguent aux étoiles
Celui qui reste fixe comme le pivot de l’éventail / Celle qui veille à l’heure de l’Oiseau / Ceux qui entendent la flèche à sifflet retomber dans la mer après avoir atteint sa cible / Celui qui reste ZEN dans la confusion ambiante / Celle qui progresse à l’intuition et régresse au raisonnement / Ceux qui ne se laissent pas démonter par la mer hors d’elle / Celui qui évite de monter les tours quand la sous-offe s’énerve / Celle qui te rappelle volontiers la scène de Chaplin où l’Adolf et le Benito se défient sur leurs chaises de coiffeur / Ceux qui en reviennent toujours à l’apparente impassibilité (tu parles !) de la Nature / Celui qui consacre une minute matinale quotidienne devant la fourmilière de la forêt voisine pour se rappeler qu’oncques agitement ou branle jamais n’arrangea que pouic / Celle qui ne se laisse pas entraîner sur les voies du stress en dépit de sa qualité d’entraîneuse de l’équipe féminine de freeride Les Battantes / Ceux qui détendent l’atmosphère en rotant dans la télécabine bondée / Celui qui pratique le rap mental dans les transports communs où le silence est d’or / Celle qui a perdu sa boussole mais pas le nord pour autant / Ceux qui savent s’orienter d’après la mousse des troncs et se retrouvent donc becs dans l’eau dans la forêt calcinée / Celui qui consacre sa vie à l’étude d’un seul papillon en pleine conscience polyphonique de la multitude des espèces y compris dans les fosses océaniques / Celle qui dit qu’elle jouit chaque fois que l’hostie se dépose sur le bout rose de sa langue par ailleurs bien pendue et tendue dans le French Kiss / Ceux qui ont cru trouve The Guide à l’école coranique d’à côté avant de découvrir les mérites du Routard / Celle qui ne voit point d’insulte dans l’expression « bosser comme un nègre » en tant que nettoyeuse sénégalaise exploitée par la firme Guerlain / Ceux qui ont fait de l’antiracisme un nouveau fonds de commerce pseudo-moral ou littéral / Celui qui traite volontiers ses amis de négros (hein Bona, hein Maxou ?) juste pour faire chier les ennemis de la liberté / Celle qui prétend que les Suédois ne sentent rien et les évite par conséquent mais il y a des exceptions Votre Honneur / Ceux qui évitent de dire que les Français ou les Suisses sont cons vu que c’est pas tous et pas tous les Danois non plus ni les Sénégalais ni même les Belges enfin quoi, etc.
Image : Philip Seelen
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La bataille de René Girard
Achever Clausewitz, par René Girard. Notes de lecture (1)
- Introduction de René Girard.
- Après un exergue de Pascal commençant sur ces mots : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité ».
- Annonce « un livre bizarre ».
- Excursion du côté de l’Allemagne et des rapports franco-allemands, à la lumière de la lecture de Clausewitz redécouvert », par delà la lecture de Raymond Aron.
- Resitue son travail, jusqu’à maintenant « présenté comme une approche du religieux archaïque, par le biais ’une anthropologie comparée.
- « Il visait à éclairer ce qu’on appelle le processus de l’hominisation, ce passage fascinant de l’animalité à l’humanité, il y a de cela des milliers d’années. Mon hypothèse est mimétique. C’est parce que les hommes s’imitent plus que les animaux qu’ils ont dû trouver le moyen de pallier une similitude contagieuse, susceptible d’entraîner la disparition pure et simple de leur société. Ce mécanisme, qui vient réintroduire de la différence lä où chacin devenait semblable à l’autre, c’est le sacrifice ».
- Rappelle son travail essentiel sur le thème du bouc émissaire.
- Evoque ensuite le passage du religieux mythique au christianisme, avec la dualité fondamentale du destin de celui-ci.
- « C’est le christianisme qui démystifie le religieux et cette démystification, bonne dans l’absolu, s’est avérée mauvaise dans le relatif, car nous n’étions pas préparés à l’assumer »,
- Paradoxe selon lequel le christianisme « est la seule religion qui aura prévu son propre échec. » - Cette prescience est omniprésente dans les textes apocalyptiques, le plus souvent inaperçus même dans les Evangiles synoptiques et les épîtres de Paul.
- Rapporte les textes apocalyptiques au désastre en cours en ce début du XXIe siècle.
- « Nous ne pouvons échapper au mimétisme qu’en en comprenant les lois : seule la compréhension des dangers de l’imitation nous permet de penser une authentique identification à l’autre. Mais nous prenons conscience de ce primat de la relation morale au moment même où l’atomisation des individus s’achève, où la violence a encore grandi en intensité et en imprévisibilité ».
- Affirme que le violence qui produisait du sacré ne produit plus désormais qu’elle-même.
- La réalité rejoint une vérité dite il y a deux mille ans.
- « Le paradoxe incroyable, que personne ne veut accepter, est que la Passion a libéré la violence en même temps que la sainteté. Le sacré qui depuis deux mille ans « fait retour » n’est donc pas un sacré archaïque, mais un sacré « satanisé » par la conscience qu’on en a, et qui signale, à travers ses excès même, l’imminence de la Parousie ».
- Rappelle le mot d’Héraclite : « Polémos est père et roi de tout ».
- Puis en vient à la « montée des extrêmes » perçue et décrite, théorisée par Carl von Clausewitz (1780-1831), dont il précsie aussitôt que De la Guerre déborde de tous côtés les kimites d’un traité technique.
- Annonce qu’il ne fera pas de Clausewitz un bouc émissaire, après qu’on l’a trop adulé ou trop attaqué, mais le sujet d’une discussion cruciale sur l’évolution de la guerre et ce qu’il en est aujourd’hui.
- « Clausewitz est possédé, comme tous les grands écrivains du ressentiment »
- Estime que le sens du De la guerre est religieux, et que seule une interprétation religieuse
- Clausewitz est le premier à montrer, presque à son corps défendant, malgré la raison des Lumières qui continue de l’éclairer, que « le monde va de plus en plus vite vers les extrêmes ».
- « Nous sommes la première société qui sache qu’elle peut se détruire de façon absolue. Il nous manque néanmoins la croyance qui pourrait étayer ce savoir. »
- Clausewitz a pressenti le lien entre la rivalité mimétique et la formule apocalyptique, sans le théoriser clairement.
- « Non seulement Clausewitz a raison contre Hegel et toute la sagesse moderne, mais cette raison a des implications terribles pour l’humanité. Ce belliciste a vue des choses qu’il est le seul à avoir vues. En faire un diable, c’est s’endormir sur un volcan ».
- Pour René Girard, qui invoque Hölderlin, il pense que « seul le Christ nous permet d’affronter cette réalité sans devenir fous. L’apocalypse n’annonce pas la fin du monde ; elle fonde une espérance ».
- Mais l’espérance n’est possible qu’à proportion de notre lucidité sur les périls de l’heure, et à condition de s’opposer aux nihilistes et aux réalistes cyniques de la gouvernance, de la banque et de l’industrie militaire…
- Montre ensuite la force et la fragilité de notre civilisation, qui découle de la force et de la faiblesse du christianisme
- Rappelle l’efficacité du sacrifice et du bouc émissaire dans le maintien de l’ordre social.
- « Pour rendre la révélation entièrement bonne, pas menaçante du tout, il suffirait que les hommes adoptent le comportement recommandé par le Christ : l’abstention complète de représailles, le renoncement à la montée aux extrêmes.
- Or nous progressons de plus en plus vite vers la destruction du monde.
- « Pour rendre la situation encore plus démente, la révélation chrétienne est la victime paradoxale de savoir qu’elle apporte. On la confond de manière absurde avec le mythe, que visiblement elle n’est pas, doublement méconnue et par ses ennemis et par ses partisans, qui tendent à la confondre avec une de ces religions archaïques qu’elle démystifie. Or toute démystification vient du christianisme ».
- Montre comment le christianisme tend à la sortie du religieux.
- Constate que « les sages et les savants » redoublent de furie contre le christianisme et se réjouissent de sa disparition prochaine.
- Rappelle quant à lui la fonction pacifiante des « niaiseries sacrificielles » dont le progrès prétend se débarrasser, qui nous manquent paradoxalement aujourd’hui.
- « Les seuls chrétiens qui parlent encore de l’apocalypse sont les fondamentalistes, mais ils s’en font une idée comlètement mythologique. Ils pensent que la violence de la fin des temps viendra de Dieu lui-même : ils ne peuvent pas se passer d’un Dieu méchant. Ils ne voient pas, chose étrange, que la violence que nous sommes en train d’amasser sur nos propres têtes a toutes les qualités requises pour déclencher le pire. Ils n’ont aucun sens de l’humour ».
- Rappelle enfin la place centrale qu’aura Hölderlin dans les conversations qui suivent.
- « Ce contemporain exact de Clausewitz et de Hegel est indéniablement celui qui voit, au cœur des conflits européens, que l’essentiel se jouera pour le monde dans le face à face entre la Passion et le religieux archaïque, entre les Grecs et le Christ.
- Evoque la « haine mystérieuse » qui a opposé la France et l’Allemagne.
- « Nous ne cessons de souligner, au cœur de ces entretiens, que la relation loge au cœur de la réciprocité, etq eu la réconciliation révèle ce qu’aura signifie la guerre en négatif.
- « Le primat de la victoire est le triomphe des faibles. Celui de la bataille, en revanche, prélude é la seule conversion qui compte. »
- « On ne pourra pas sortir de cette amibivalence. Plus que jamais, j’ai la conviction que l’histoire a un sens ; que ce sens est redoutable ; mais qu’ »aux lieux du péril, croît aussi ce qui sauve »… (p.21)
La montée aux extrêmes
- Benoît Chantre interroge RG sur l’origine de son intérêt pour Clausewitz.
- Découverte récente.
- Liée à sa réflexion sur la violence traversant toute son œuvre.
- A découvert que Clausewitz était un penseur beaucoup plus profond, par delà la technique, sur le dépassement de la raison politique par la guerre sans fin.
- A vu dans De la guerre l’amorce du drame du monde moderne.
- Jusque-là, l’analyse d’Aron lui avait masqué le livre.
- Aron appartenait encore à un monde (celui de la Guerre froide) où la politique avait le dessus.
- Pense que l’anthropologue aura désormais plus à dire que les sciences politiques.
- Pense que le rationalisme des Lumières est dépassé par la nouvelle radicalité de la violence.
- BC rappelle qui fut Clausewitz (p.27)
- RG date à Valmy la nouvelle ère de la mobilisation totale.
- Rappelle ensuite le caractère fulgurant de la victoire d’Iéna.
- Traumatisme décisif pour la Prusse.
- Evoque la triste fin de Clausewitz, qui ne pourra concrétiser ses théories au service de son pays.
- Retour à Qu’est-ce que la guerre, premier chapitre du traité.
- Que dit Clausewitz ?
- Que la guerre en dentelles du XVIIIe est révolut.
- Que la stratégie indirecte est une erreur »due à la bonté d’âme ».
- Le duel devient une « montée aux extrêmes ».
- Celle-ci est théorique.
- Corrigée par la réalité de l’espace et du temps.
- Observe les effets de la masse.
- L’objectif politique est faible quand les masses sont indifférentes.
- « Ce sont bien les passions qui mènent le monde, n’en déplaisent au rationalisme de Raymond Aron ».
- Comment le darwinisme social a précipité les choses.
- Hegel a vue passer « l’esprit du monde » sous ses fenêtres, mais quel est-il ?
- « Moins l’inscription de l’universel dans l’histoire que le crépuscule de l’Europe. Non plus la théodicée de l’Esprit mais une formidable indifférenciation en cours. Voilà pourquoi Clausewitz me passionne et m’effraie à la fois ».
- Les interlocuteurs abordent alors les questions de l’action réciproque et du principe mimétique.
- Le ressort de l’imitation violente fait se ressembler de plus en plus les adversaires.
- La théorie mimétique contredit la thèse de l’autonomie : « descendre en soi, c’est toujours trouver l’autre ».
- On va vers la militarisation de la vie civile.
- Ce sont les guerres napoléoniennes qui ont provoqué cette mutation.
- Le terrorisme est l’aboutissement des « guerres de partisans2 qui justifient leur violence par l’agression dont ils le prétendent victimes.
- L’action réciproque contient une double virtualité : d’accélérer ou de freiner la violence.
- Napoléon obsède Clausewitz comme un « modèle-obstacle » à la Dostoïevski.
- Cite la scène de Charles V et de son fils Ferdinand auprès de l’Empereur, comme une scène d es Possédés.
- Clausewitz tire son ressentiment de sa passion venimeuse pour Napoléon. Le mimétisme le ronge lui-même.
- RG s’intéresse à la continuité de l’action guerrière, sur laquelle travaille justement Clausewitz.
- Revient à sa notion de « crise sacrificielle », qui risque de devenir le danger suprême au temps des armes nucléaires.
- L’action réciproque accélère la montée aux extrêmes dès lors qu’elle n’est plus cachée.
- Le christianisme a joué un rôle déterminant dans cette mise au jour.
- BC, rappelant les analyses de La violence et le sacré, observe que les guerres réelles masquent la guerre absolue à laquelle elles tendent de plus en plus.
- Evoquent les thèmes de l’attaque et de la défense.
- Force de la défense observée par Clausewitz.
- La victoire de celui qui attaque n’est souvent que provisoire.
- « Le conquérant veut la paix, le défenseur veut la guerre ».
- Rappelle la fuite en avant de Napoléon, contrainte par Alexandre.
- Clausewitz montre comment la défense « dicte la loi ».
- Les guerres modernes ne sont si violentes que parce qu’elles sont réciproques.
- Hitler mobilise tout un peuple pour répondre à l’humiliation de Versailles. L’attaque est entée sur une défense.
- Ben Laden répond aux USA en posant les siens en victimes agressées.
- Celui qui organise la défense est maîtrisé par la violence.
- En outre, différée, le choc n’en est que plus violent.
- Que l’agression ex nihilo n’existe pas.
- « L’agresseur a toujours déjà été agressé ».
- Chacun a toujours l’impression que c’est l’autre qui a commencé.
- Jusqu’à la Révolution, les instances de l’ordre et du désordre se trouvaient codifiées.
- Aujourd’hui, avec la mondialisation, la violence a toujours une longueur d’avance.
- Contrairement aux animaux, les hommes n’arrivent plus à contenir la réciprocité parce qu’ils s’imitent beaucoup rop.
- Revient à Œdipe vu par Sophocle.
- Qui voudrait nous faire croire qu’Œdipe est aussi coupable.
- Alors que c’est le groupe qui est coupable.
- Les petites sociétés archaïques ont canalisé leur violence par le sacrifice du bouc émissaire.
- La guerre d’extermination
- Selon RG, le principe de réciprocité, une fois libéré, n’assure plus la fonction inconsciente de jadis.
- La violence devient sa propre fin. On détruit pour détruire. « la montée aux extrêmes est servie par la science ou par la politique ».
- Principe de mort ou fatalité ? Il se le demande.
- Les massacres de civils sont autant de ratages sacrificiels.
- « Les rivalités mimétiques se déchaînent de façon contagieuse sans pouvoir jamais être conujurées ».
- On l’a vu au Rwanda comme dans les Balkans.
- « Bush est, de ce point de vue, la caricature même de ce qui manque à l’homme politique, incapable de penser de façon apocalyptique. Il n’a réussi qu’une chose : rompre une coexistence maintenue tant bien que mal entre ces frères ennemis de toujours ».
- Et d’entrevoir le pire.
- Qui mènera à l’affrontement sino-américain.
- Cite La guerre civile européenne de Nolte et Le passé d’une illusion de Furet, avant d’envisager une interprétation anthropologique du péché originel.
- « Le péché originel, c’est la vengeance, une vengeance interminable ».
- En revient à Pascal, contre Descartes.
- Parce que Descartes prétend commencer quelque chose alors qu’ « on ne commence rien. On répond toujours ».
- Revient ensuite aux instances opposées de la mimésis, en évoquant Durkheim et Gabriel Tarde et le moteur de la construction du social, à savoir l’imitation.
- Montre comment la mimésis est à la fois la cause de la crise et le moteur de la résolution.
- « La victime est toujours divinisée après qu’elle a été sacrifiée : le mythe est donc le mensonge qui dissimule le lynchage fondateur, qui nous parle de diux mais jamais des victimes que ces dieux ont été ».
- Passe emsuite à la mimésis paisible, qui a commebase l’appretissage et le maintien des codes cultureles dans la longue durée.
- « Pascal a très bien vu cela, quand il évoque la ruse de l’ »honnête homme » défendant les « grandeurs d’établissement ».
- Evoque la stérilité des « groupes de fusion » imaginés par Sartre.
- « La violence a depuis longtemps perdu son efficacité, mais on commence seulement à s’en rendre compte. »
- Clausewitz entre voit cette réalité qu’il n’y a pas de différence de nature, mais de degré, entre le commerce et la guerre.
- Les interlocuteurs vont parles des relations franco-allemandes, un des foyers mimétiques les plus virulents de l’ère moderne.
- Cite Clausewitz comme un curieux « avatar des Lumières » qui annonce « l’imminente dictature de la violence ».
- Il entrevoit « la lutte tragique des doubles ».
- « C’est au cercle vicieux de la violence qu’il faudrait pouvoir renoncer, à cet éternel retour d’un sacré de moins en moins contenu par les rites et qui se confond maintenant avec la violence ».
- Pense que le « religieux démystifié » du christianisme sera la seule issue de ce cercle vicieux. (p.65) René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p. A suivre...
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De Hegel à Pascal
Achever Clausewitz de René Girard. Notes de lecture (2)
Clausewitz et Hegel- RG s’oppose à l’hégélianisme plus qu’à Hegel.
- Clausewitz n’est pas philosophe.
- L’hégélianisme nous a masqué le tragique de la pensée de Hegel, qui se méfie des Lumières.
- Hegel parle d’un « Golgotha de l’Esprit.
- Hegel prend à la révélation chrétienne une double Aufhebung (élévation).
- Mais Hegel ne voit pas, selon RG, la montée aux extrêmes procédant de l’oscillation des positions contraires.
- « Je disais, comme Hegel, que nous désirons moins les choses que le regard que les autres portent sur elles : il s’agissait d’un désir du désir de l’autre, en quelque sorte », dit RG.
- Décrit ensuite plus précisément ce processus (p.73).
- « Le danger de la pensée hégélienne vient paradoxalement de ce qu’elle n’a pas au départ une conception radicale de la violence ».
- Et rappelle que Hegel n’a jamais participé à aucune opération militaire.
Deux conceptions de l’histoire.
- Hegel distingue l’histoire « vraie » de l’histoire « apparente ». L’histoire vraie est constituée par le sacrifice des individus.
- Pour Clausewitz, la seule réalité est l’histoire apparente.
- Ni l’un ni l’autre ne laissent beaucoup de place à l’espérance.
- Deux grands penseurs de la guerre, relève cependant RG.
- Mais à l’époque il y a aussi Schelling et Fichte, et tous regardent Napoléon.
- En vient à Germaine de Staël qui, comme d’autres à l’époque, a l’intuition que seul le religieux offre un recours.
- Se joue dans le face-à-face franco-allemand, « rempli de haine et de fascination ».
- Clausewitz est à la fois anti-napoléonien et napoléonien.
- La mort du héros participe chez Hegel à l’avènement de l’Esprit.
- Tandis que l’héroïsme pour Clausewitz est une exaspération du mimétisme. Il est à la fois attiré et horrifié par la guerre.
- « Clausewitz entrevoit le moteur essentiellement réciproque de ce que Heidegger appellera plus tard « l’arraisonnement du monde à la technique ».
- La montée aux extrêmes rend toute réconciliation impossible.
- Clausewitz est plus réaliste que Hegel.
- RG dépasse la vision d’un « christianisme essentiel » pour faire retour au réalisme de saint Paul : « Il faut penser le christianisme comme essentiellement historique, au contraire, et Clausewitz nous y aide ».
- « Nous sommes immergés dans le mimétisme et il nous faut renoncer aux pièges de notre désir, qui est toujours désir de ce que l’autre possède ».
- Rejoint la notion chrétienne d’auto-limitation de Soljenitsyne.
- Reste cependant très pessimiste,
- « Le mimétisme a ses raisons que la raison ne veut pas voir », observe BC en évoquant la fonction de la Réforme prussienne de réponde à la Révolution française.
- De l’ »irrésistible séduction » de Napoléon.
- Mais c’est contre Napoléon que Clausewitz pense.
- A l’origine d’un mouvement qui mène à Bismarck. A Lüdendorff (rédacteur du plan Schlieffen) et à Hitler.
- Le primat de la défense sur l’attaque devient le thème majeur.
- D’une citation de Bergson en 1914 (p.83) RG tire la conclusion que « la raison a du mal à envisager le pire ».
- Clausewitz est essentiellement réaliste.
- Il pressent l’avènement des guerres idéologiques.
- La boîte de Pandore s’ouvre plus grande avec le léninisme.
- La guerre idéologique nous fait passer à la violence imprévisible et indifférenciée.
- Evoque la montée aux extrêmes au Rwanda et en Irak : « Entre les coups de hache et les missiles, il n’y a pas une différence de nature, mais de degré », visant à l’extermination.
- « Clausewitz nous dit à sa manière qu’il n’y a plus de raison à l’œuvre dans l’histoire ».
- On en vient au dépassement de l’idéologique par le technologique.
- La militarisation totale de la vie civile s’opère avec le stalinisme et le nazisme, marquant la montée aux extrêmes qui a détruit le cœur de l’Europe.
- On en arrive à une totale imprévisibilité de la violence, que RG appelle la fin de la guerre, « autre nom de l’apocalypse ».
- « Nous sommes bien loin de la fin de l’histoire annoncée par Fukuyama, ce dernier rejeton de l’optimisme hégélien ».
- RG inoque la nécessité d’une histoire mimétique.
- Se déclare anti-maurassien et anti-positiviste.
- « Ce positivisme français qui perdure est d’autant plus ridicule qu’il se refuse à voir que la France a cessé d’être à l’échelle des superpuissances qui mènent le monde depuis 1940 ».
- « Ou l’Europe se fait, ou elle devient une poussière minable, comme les cités grecques sous l’Empiuire romain ou les Etats italiens jusqu’à Napoléon III ».
- RG en revient ensuite à la gémellité des islamistes et des occidentaux, pas nouvelle.
- Se demande si les excès des Croisades ne sont pas une réponse mimétique au djihad, dont nous subissons encore les conséquences.
- Affirme que le duel entre Chine et USA n’a rien d’un choc des civilisation, mais promet un affrontement mimétique en puissance.
- « A la différence près que les Chinois, qui ont une vieille culture miliaire, ont théorisé depuis mille ans le fait qu’il faut utiliser la force de l’adversaire pour mieux la retourner ».
- « En ce sens, le terrorisme islamiste n’est que le prodrome d’une réponse beaucoup plus redoutable de l’Orient à l’Occident ».
- Cite les vols de cuivre endémique, conduisant systématiquement à la Chine… (p.92)
L’impossible réconciliation
- BC interroge RG sur son pessimisme.
- « Beaucoup d’intellectuels essaient de me faire le bouc émissaire de leur aveuglement », répond RG.
- La leçon de Clausewitz, ou de la lecture de Clausewitz, est que la montée aux extrêmes démystifie toute Aufhebung, toute réconciliation.
- « Et les illusions fondées sur la violence créatrice de paix illustreront dans la réalité historique la folie de toute cette affaire ».
- Il a cru lui-même en l’enseignement pacificateur d’un savoir de la violence.
- Mais il en doute aujourd’hui, et cela l’amène au silence d’Hölderlin, poète immense « exact contemporain de Hegel et Clausewitz ».
- Sa retraite définitive à Tübingen équivaut selon RG à un rejet de l’Absolu, « une distance radicale prise à l’égard de tous les optimistes qui ont accompagné a montée du bellicisme en Europe ».
- G cherche aujourd’hui la vérité que Hegel ne lui a pas donnée.
- Evique la « tristesse invincible du protestant, moins protégé que le catholique peut-être ».
- Passe de l’univers chrétien à l’univers biblique.
- Pour désigner la continuité des deux traditions.
- « La pensée des Lumières, toutes les pensées de l’égalité, de la démocratie, les pensées révolutionnaires, sont essentiellement non-grecques, juives d’origine, car elles se fondent sur la vision ultime de l’identité, de la fraternité ».
- La réconciliation ne sera pas la suite mais l’envers de la montée aux extrêmes.
- « Le Royaume est déjà la, mais la violence des hommes le masquera de plus en plus ».
- « L’identité paisible gît au cœur de l’identité violente comme sa possibilité la plus secrète : ce secret fait la force de l’eschatologie ».
- Rappelle l’affrontement d’Etéocle et Polynice, qui ne se réconcilieront jamais.
- Voit en le christianisme « le pensée originelle de l’identité ».
- « Il est le premier à voir la convergence de l’histoire vers une réciprocité conflictuelle qui doit se muer en réciprocité pacifique sous peine de s’abîmer dans la violence absolue »
- Pense que nous sommes entrés « dans une ère d’hostilité imprévisible, un crépuscule de la guerre qui fait de la violence notre ultime et dernier Logos ».
- Voit en l’apocalypse l’expression du « neuf absolu» et de la parousie.
- « Il faut arracher l’apocalyptique aux fondamentalistes ».
- « La violence des hommes produit du sacré, mais la sainteté mène à cette « autre rive » dont les chrétiens, comme les juifs d’ailleurs, gardent la conviction intime qu’elle ne sera jamais entachée par la folie des hommes ».
- « Nous devons nous détruire ou nous aimer, et les hommes – nous le craignons – préféreront se détruire.»
- Pense que la réconciliation n’est pas immanente au mouvement de l’histoire.
- « C’est donc Pascal, beaucoup plus que Hegel, qui devient notre contemporain ». (p. 101)
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René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p.
A suivre... -
Races de la guerre
Lecture d'Achever Clausewitz, de René Girard. Notes (3)
- Le problème est de passer d’une mimesis violente à une mimesis paisible.
- Hegel fait du Dieu de la Loi celui qui écrase et domine.
- Sa lecture de a Bible est statique et « morte ».
- De même le rationalisme re-mythifie-t-il ce qu’il croit démystifier.
- Avec le Christ, Dieu est désormais aux côtés de la victime émissaire.
- Ce qu’il faut imiter dans le Christ, c’est son retrait.
III. Le Duel et la réciprocité
- L’enjeu de la discussion est d’envisager la possibilité d’empêcher la catastrophe.
- Clausewitz définit la guerre comme « étonnante trinité ».
- Mais il a du mal à convaincre qu’un frein politique peut encore contenir les guerres.
- L’« étonnante trinité », avec la Formule bien connue (« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens »), est la clef de sa pensée.
- En fait « l’action réciproque » est le moment crucial, soit provoquant soit différant la guerre.
- La montée aux extrêmes est devenue la règle dans la logique de la réciprocité.
- Ce que Clausewitz appelle l’action réciproque correspond à « la capacité des hommes de s’imiter de lus en plus en le méconnaissant absolument. »
- « Duel, action réciproque et montée aux extrêmes finissent ainsi par s’équivaloir. Ils correspondent précisément à ce que j’appelle indifférenciation. »
La guerre et l’échange
- Reviennent au duel comme structure cachée de tous les phénomènes sociaux, dot le commerce.
- Avant Marx, Clausewitz voit que le commerce concerne la même réalité que la guerre.
- Aux antipodes de Montesquieu, qui pensait que le commerce permettait d’éviter les conflits armés.
- « Louis XIX avait encore des visées impériales sur l’Europe, quand l’Angleterre, elle conquérait le monde de façon beaucoup plus efficace. Le commerce est une guerre redoutable, d’autant qu’elle fait moins de morts ».
- C’est par ailleurs une guerre continue, de faible intensité.
- La haine croissante vouée par Napoléon à l’Angleterre vient de là.
- Pense cependant que le commerce peut contenir la guerre « tant que nous restons dans un capitalisme raisonnable ».
- Le fétichisme de l’argent est un des grippages du mécanisme
- Lucien Goldmann l’a sensibilisé à la dégradation de l’échange, qui de qualitatif est devenu quantitatif.
- Aujourd’hui, le commerce peut conduite vite à la « montée aux extrêmes ».
- La confrontation Chine-States.
- Le commerce peut retenir la violence, mais la relation morale est d’un autre ordre.
- Eclairage sur la nature ambigüe et cachée de la réciprocité, et le risque de la découvrir (p.120)
La logique des prohibitions
- Stigmatise le rationalisme de Raymond Aron, qui l’empêche de voir la réalité réelle de la guerre.
- Revient à son ouvrage-clef : La violence et le sacré.
- Rappelle que les prohibitions archaïques étaient dirigées contre la violence.
- Non pas contre le sexe coupable mais contre «les rivalités mimétiques dont la sexualité n’est que l’objet ou l’occasion ».
- Œdipe est l’épidémie de peste.
- La « guerre de tous contre tous » et la façon de revenir à la paix par le sacrifice du bouc émissaire.
- « Chaque lynchage issu d’une crise mimétique accouche ainsi d’une nouvelle divinité ».
- Comment les prohibitions et le sacrifice ont permis aux sociétés pré-humaines de passer aux sociétés humaines.
- Le judéo-christianisme seul place l’humanité devant l’alternative : « ou continuer à ne pas vouloir voir que le duel régente souterrainement l’ensemble des activités humaines, ou échapper à cette logique cachée au profit d’une autre, celle de l’amour, de la réciprocité positive. »
- « Nous entrons donc dans une perspective eschatologique ».
- Nous ne croyons plus aujourd’hui à la catastrophe, alors même qu’elle est plus prévisible que jamais, remarque BC.
- RG : « C’est très juste. D’une certaine manière, le progressisme est issu du christianisme et le trahit ».
- Ce qui manque à Hegel autant qu’à Raymond Aron, c’est la dimension tragique.
La fin du droit
- La montée aux extrêmes va de pair avec les manquements croissants aux règles de l’honneur.
- Carl Schmitt annonçait la « théologisation » de la guerre, exactement visible dans le conflit entre Bush et Ben Laden.
- L’origine du terrorisme est bien vue par Carl Schmitt.
- Le terrorisme actuel serait l’intensification de la guerre totale au sens de Hitler et de Staline.
- Le modèe du partisan, selon Schmitt, illustre le passage de la guerre au terrorisme.
- Selon RG, Schmitt aurait sous-estimé le rôle de la technologie devenant folle. « Il n’a pas vu que le terrorisme démocratique et suicidaire allait empêcher tout containment de la guerre. Les attentas-suicides sont de ce point de vue une inversion monstrueuse de sacrifices primitifs : au lieu de tuer des victimes pour en sauver d’autres, les terroristes se tuent pour en tuer d0’autres. C’est plus que jamais un monde à l’envers. »
- Evoque Guantanamo qu’il taxe d’ignominie, contre tout contrat.
- « Nous sommes entrés dans un monde de pure réciprocité », dans l’époque du « tout ou rien ».
- « Bush accentue jusqu’à la caricature la violence guerrière dont les Américains sont capables, hors des cadres de toute raison politique – et ben Laden et ses imitateurs lui répondent de façon tout aussi « souveraine ».
- Rappelle l’observation de Heidegger sur « l’arraisonnement du monde à la technique ».
- Rappelle le drame vécu par Kennedy et ses proches lors de l’affaire cubaine.
- Me rappelle le témoignage terrible de Mc Namara dans Fog of War.
Retour à la vie simple ?
- Clausewitz nous apprend que la réconciliation n’est jamais acquise.
- « Il y aura toujours le risque de la montée aux extrêmes ».
- BC cite une lettre de Clausewitz à sa femme (pp.135-136).
- Où l’on voit que Clausewitz, jusque dans la religion, ne parvient pas à changer d’ordre.
- Au lieu de maîtriser le duel, il cherche à le servir « de droit divin »
- Le dieu de Clausewitz reste le dieu de la guerre.
- BC cite alors Totalité et infini de Levinas.
- RG voudrait dépasser l’apologie des différences pour mieux affirmer l’identité.
- « L’humanitarisme, c’est l’humanisme tari ! »
- Que la réconciliation est l’envers de la violence.
- Mais les hommes ne veulent pas l’entendre et serons de plus en plus violents.
- BC cite Bergson à propos de la « loi de dichotomie » et de la « loi de double frénésie ». (p.140)
- RG acquiesce mais va plus loin en revenant à Pascal qui pense que « la vérité livre une guerre essentielle à la violence ».
- Accentue encore sa perception réaliste et tragique de la violence humaine.
- Contre la sérénité bergsonienne, pense que « le pire a commencé de se produire ».
IV. Le duel et le sacréLes deux âges de la guerre
- BC rappelle l’enjeu de la discussion : penser la réconciliation en considérant toutes les données de l’action réciproque.
- Rappelle les distinctions de Péguy sur les deux « races de la guerre », lutte pour l’honneur ou lutte pour le pouvoir.
- Peut-on se battre sans haine dans la situation faite à la guerre moderne ?
- RG rappelle que les génocides du XXe siècle ont été planifiée calmement et froidement.
- RG, évoquant le ratage du christianisme historique, revient sa vision apocalyptique : « Le Christ impose donc une alternative terrible : ou le suivre en renonçant à la violence, ou accélérer la fin des temps ».
- Cite Pascal à la fin de la XIIe Provincale : « C’est une étrange et longue guerre que celle ou la violence essaie d’opprimer la vérité ; tous les efforts de la violence ne peuvent affaiblir la vérité et ne peuvent que la relever davantage. Toutes les lumières de la vérité ne peuvent rien pour arrêter la violence et ne font que l’irriter encore plus ».
- Note que Pascal dit « la violence » et non pas « la guerre », relevant déjà d’une pensée apocalyptique . (p.150)
René Girard, Achever Clausewitz. CarnetsNord, 363p. -
Face à l'abîme
Lecture d'Achever Clausewitz de René Girard (4)
Une religion guerrière
- De la loi de « double frénésie ».
- Relance du combat pressenti par Pascal, entre la violence et la vérité.
- Clausewitz comme antidote au progressisme : pour lever les illusions.
- « Achever ce qu’il n’a fait qu’entrevoir, c’est retrouver ce qu’il y a de plus profond dans le christianisme.
- Revient à Péguy et à sa façon de dépasser la notion de duel comme « lutte à mort ».
- « Clausewitz ferme tout de suite la porte qu’il a ouverte ».
- Trop mimétique et patriote pour tirer conséquence de ce qu’il pressent.
- Ne parvient pas au dépassement de la haine pour Napoléon.
- C’est même cette haine qui le fait théoriser, selon RG.
- Cite les exemples de Dostoïevski et de Proust qui vivent eux aussi la montée aux extrêmes mais la dépassent en l’exprimant.
- RG pense qu’il faut repenser le mimétisme de l’intérieur de celui-ci.
- Taxe la pensée de Raymond Aron sur Clausewitz d’ « irréalisme total ».
- Aron voudrait rester dans le seul politique, alors que cela se passe dans le religieux.
- BC passe à la question essentielle de l’héroïsme.
- Le ressentiment de Clausewitz contre la France va le faire s’inventer un modèle avec Frédéric II, piètre figure à cet égard.
- Joseph de Maistre, à la même époque, écrit que « toute guerre est divine », pressentant le caractère surnaturel de la montée aux extrêmes.
- Clausewitz, au principe mimétique, ne trouve qu’un frein temporaire.
- Clausewitz est plus du côté de Napoléon, malgré sa haine, que du côté de Frédéric II.
- RB souligne la modernité et la lucidité réaliste des pages de Clausewitz sur la réalité physique de la guerre, tout en pointant sa fascination pour la « mystique guerrière » de Napoléon.
- Pointe la « psychologie souterraine » de Clausewitz.
- Son ressentiment, plus fort que toutes les rationalisations, donne à son œuvre son tour tragique.
- Rappelle les relations entre Voltaire et Frédéric II, et l’humiliation de celui-ci par celui-là.
- L’humiliation de Versailles, en 1918, relancera le ressentiment mortel de l’Allemagne.
- Evoque Péguy, qui joue Polyeucte contre De la guerre.
- L’ « étonnante trinité de Clausewitz » établit la maîtrise du peuple par le commandant et la maîtrise du commandant par le gouvernement. Et, selon RG, démultiplie la violence plus qu’elle ne la contient.
- La violence, devenue automne, fait craquer la belle ordonnance du système glorifiant le « génie guerrier ».
- Cite le général de Gaulle comme incarnant la dernière geste d’une culture militaire avant la déroute en Indochine et l’impasse algérienne.
- « Il semble que toute culture militaire soit morte en Occident », dit RG après le constat des nouvelles formes de guerre, asymétrique ou « chirurgicales »
Le génie guerrier et le surhomme
- De la bataille , où la violence produit encore du sens à la nouvelle forme de violence de la guerre, stérile.
- Que la « bataille décisive » selon Clausewitz repose encore sur le duel, le corps à corps pour ainsi dire.
- Liddel Hart, un siècle plus tard, au temps des « escalades », conclut qu’il ne faut pas de combat.
- RG devant la nouvelle réalité : « Il n’y a rien à attendre de la violence ».
- Clausewitz identifie vérité et violence. Anti-Pascal à cet égard.
- Les thèses de Clausewitz absolutisent les intuitions de RG sur le mimétisme.
- Pour Clausewitz, « la guerre est le seul domaine où le métier et la mystique soient totalement unifiés, ceci dans les moments les plus intenses ». (p.172)
- L’homme ne deviendrait homme que dans la guerre.
- Une tentative de régénération «surhumaine» pour éviter de retomber dans les « sphères inférieures de la nature animale ».
- Cite alors l’aphorisme 125 du Gai Savoir de Nietzsche : « Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes », etc.
- Nietzsche prend le relais de Clausewitz, tout en décelant le mécanisme du meurtre fondateur.
- RG estime que Nietzsche « va trop loin dans la révélation. Il détruit son propre fondement »
- « C’est tout le drame de Nietzsche que d’avoir vu et de ne pas avoir voulu comprendre cette sape opérée par le biblique ».
- En pariant sur Dionysos, Nietzsche redonne un sens à la violence.
- « Il y a là un drame terrible, un désir d’Absolu dont Nietzsche ne sortira pas ».
- Clausewitz est « protégé » par la réalité et l’exutoire de l’armée.
- Nietzsche n’a devant lui que « l’abîme d’une volonté de puissance ».
- RG estime toute valorisation de l’héroïsme surannée ou dangereuse.
Cet ennemi qui me fait face
- BC en revient à Totalité et Infini d’Emmanuel Levinas.
- Se demande après Levinas s’il n’est pas vrai que « seule l’expérience de la guerre peut nous permettre de penser la réconciliation ? »
- Levinas ne croit pas à une régénération par la guerre.
- Envisage une relation à l’Autre qui serait purifiée de toute réciprocité.
- « Levinas s’en prend à l’Etat et au totalitarisme. L’hégélianisme est visé frontalement, c’est clair ».
- BC relève que la relation éthique rendrait possible cette sortie de la totalité.
- RG précise alors sa position par rapport à Levinas (p.179)
- BC montre à RG que Levinas est au cœur de leur discussion, en pensant la transformation de l’héroïsme en sainteté.
- RG revient à l’exemple du Christ
- « Levinas est peut-être au coeur de cette mystérieuse similitude entre la violence et la réconciliation. Mais à condition de bien souligner que l’amour fait violence à la totalité, fait voler en éclats les Puissances et les principautés ».
- Reviennent à Péguy pour penser la dialectique de l’indifférencié et du différent, l’autre en tant qu’autre.
- BC : « C’est parce que les combattants ne veulent pas voir leur ressemblance croissante qu’ils provoquent une montée aux extrêmes ». Reconnaître l’autre ouvrirait à la réconciliation.
- RG trouve BC trop optimiste. Craint le caractère irréversible de la montée aux extrêmes, la réalité du mimétisme.
- BC relève le paradoxe de la tradition biblique et évangélique, qui propose à l’homme de se diviniser en renonçant à la violence, ce que Nietzsche considère comme la pire des choses qui pouvait arriver à l’humanité.
- « Le christianisme nous invite à imiter un Dieu parfaitement bon (…) Il n’y a aucune aucune autre solution au mimétisme qu’un bon modèle. Mais jamais les Grecs ne nous ont invité à imiter les dieux ? Ils disent toujours qu’il faut mettre Dionysos à distance, ne jamais s’en approcher. Seul le Christ est « approchable », de ce point de vue. Les Grecs n’ont pas de modèle imitable de la transcendance, c’est leur problème, c’est le problème de l’archaïque. La violence absolue n’est bonne pour eux que dans le souvenir cathartique, la reprise sacrificielle. Mais dans un monde où le meurtre fondateur a disparu, nous n’avons pas d’autre choix que d’imiter le Chrust, de l’imiter à la lettre, de faire tout ce qu’il dit de faire. La Passion révèle à la fois le mimétisme et la seule manière d’y remédier. Chercher à imiter Dionysos, à devenir un « Dionysos philosophe », comme l’a tenté Nietzsche, c’est adopter une attitude chrétienne pour faire l’exact contraire de ce qu’invite à faire le christianisme » (p.185).
- Passe au terrorisme contemporain comme nouveau modèle de guerre asymétrique.
- BC : observe que RG substitue au projet héroïque un projet de maîtrise.
- Là encore, RG rejoindrait Soljenitsyne dans son appel à l’auto-limitation.
Le tournant apocalyptique
- RG en revient à la structure de décomposition figurée par Satan.
- «La violence ne fonde plus rien, elle n’est plus qu’un ressentiment qui s’irrite de plus en plus, c’est-à-dire mimétiquement, devant la révélation de sa propre vérité.
- Que le Christ « irrite les rivalités mimétiques ».
- Que nous ne voulons pas les voir quand il nous les montre.
- Que chaque nation pense que c’est bon pour l’autre mais pas pour elle.
- Que le christianisme historique a échoué pour cela même.
- Affirme que les textes apocalyptiques « vont maintenant nous parler plus qu’ils n’ont jamais fait ».
- Le volontarisme de Clausewitz prépare le pangermanisme, le sacré dévoyé et la destruction du monde.
- Sa notion du « dieu de la guerre » est significative.
- Le chaos dionysiaque a encore un aspect « fondateur » selon RG, tandis que celui qui se prépare est absolument destructeur .
- Décrie l’héroïsme dévoyé où «la canaille s’est introduite depuis toujours, d’une certaine manière, et en particulier depuis Napoléon ».
- « Si les hommes se battent de plus en plus, c’est qu’une vérité s’approche contre laquelle réagit leur violence. Le Christ est cet Autre qui vient et qui, dans sa vulnérabilité même, provoque un affolement du système ». (p.191)
- La vulnérabilité du Christ : à l’opposé de la figure du dieu de la guerre…
- Que les hommes sont désormais capable de détruire l’univers.
- Mais que cela ne concerne que le monde abandonné à la violence mimétique.
- BC cherche à tempérer, à nuance la vision par trop « globale » de RG, invoquant « notre résistance toujours possible au cœur des choses ».
- RG invoque son côté « romantique refoulé ».
- Et s’excuse par son besoin d’une eschatologie.
- Evoque les diverses « atmosphères du christianisme », notamment au XVIIe où l’eschatologie est peu présente.
- RG estime « qu’il est urgent de prendre en compte la tradition prophétique, son implacable logique, qui échappe à notre rationalisme étriqué. »
- « C’est la fin de l’Europe qu’annonce Clausewitz. Nous le voyons annoncer Hitler, Staline et le suite de tout cela, qui n’est plus rien, qui est la non-pensée américaine dans l’Occident. Nous sommes aujourd’hui vraiment devant le néant. Sur le plan politique, sur le plan littéraire, sur tous les plans ». (p.195).
- Evoquent encore la question cruciale du droit, à propos d’un texte de Marc Bloch.
- RG se demande si l’on est encore dans un monde où la force peut céder au droit.
- Le droit cède de toutes parts.
- RG rappelle comment le droit surgit. Dans les tribus archaïques. Dans le Lévitique, etc.
- « La violence a produit du droit qui est toujours, comme le sacrifice, une moindre violence. Qui est peut-être la seule chose dont la société humaine soit capable. Jusqu’au jour où cette digue cède à son tour ».
- Et l’on va passer, du pessimisme radical (s’agissant du monde) de René Girard, à la tristesse de Hölderlin. Joyeux compères !
René Girard, Achever Clausewitz. Entretiens avec Benoît Chantre. CarnetsNord, 363p. -
Chez les Jaccottet
À La Désirade, ce 1er janvier 2001. - Réveil un peu barbouillé dans les bras tout tendres de ma bonne amie, puis je me rendors après avoir lu quelques pages du Côté de Guermantes. Ensuite levé vers deux heures. Tout redevient intéressant.
(Soir). - Commencé ce soir de lire Pilgrim, du romancier canadien anglais Timothy Findley dont j’ai déjà lu Le dernier des fous et Chasseur de têtes, qui m’ont également passionné. En l’occurrence, ce roman modulant lui aussi une douce folie qu’on pourrait dire à la gloire de l’imagination romanesque, dans la filiation de Nabokov, avec plein d’anges et de papillons d’ailleurs, nous plonge à travers les siècles pour évoquer une sorte de présent perpétuel vécu par les avatars successifs de Pilgrim, alias le pèlerin, psychopathe selon nos codes qui commence par se pendre, dans les années 20 à Londres, au moyen de la ceinture de son peignoir de soie bleue solidement attachée à la solide branche d’un solide érable de la taille d’un solide immeuble de trois étages, et qui revit ensuite comme après tous ses suicides précédents, dès l’époque de Léonard de Vinci et de sa Joconde qu’il a bien connus. Dans le genre de l’éternel retour, qui m’a toujours paru l’idée d’un fou furieux, on ne fait pas plus entêtée malice car il y a là-dedans beaucoup d’humour tendre et d’intelligence incarnée.
Du romancier. - Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec le monde. Il ne doit pas être plus intelligent que le commun. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.
De l’obscénité. - Après cet assez obscène défilé de mode à la TV, inspiré par la danse de derviches-tourneurs, on se demande: à quand la messe en dessous affriolants ?
Celui auquel sa mère reproche d’être né et qui en meurt / Celle qui se sent si seule après la mort de son mari / Ceux qui ont désiré la baise à mort, et qui en sont morts, etc.
À La Désirade, ce 5 janvier. – Je m’attarde ce matin sur la page de Moravagine consacrée au règne de la femme - règne du masochisme selon le narrateur. En fait Cendrars confond (selon moi) guerre des sexes et relation amoureuse, passion maladive et compréhension réciproque. Je sais qu’il y a du vrai dans ce qu’il dit (que disaient déjà Strindberg et Weininger, ou l’ami Gripari) mais cette vision du monde est néanmoins réductrice (à mes yeux). C’est peut-être bien une des lois de l’antagonisme des sexes qu’elle désigne, mais ce qui m’intéresse est tout ce qui, dans le lien vécu, la transgresse et la sublime, l’acclimate ou la pacifie. Pour ma part je me contentais de lancer à celle que je croyais alors la femme de ma vie : « Arrête ton cinéma ! », ensuite de quoi j’ai lancé à celle qui l’aura bel et bien été: « Arrêtons ce cirque ! »
Celui qui a laissé venir l’immensité des choses / Celle qui a pris les lettres de bois découpé pour en faire des caravanes / Ceux que le mot CARAVANES a fait rêver, etc.
Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.
Montélimar, ce 14 janvier. - Passé l’après-midi à Grignan chez les Jaccottet, vingt-sept ans après notre première rencontre avec Emile Moeri, l’abbé Vincent et le peintre Pierre Estoppey, les facteurs de clavecins Wayland Dobson et son ami Jeannot l’oiseau. Ces gens sont à la fois avenants (elle surtout) et un peu pincés à la protestante (surtout lui), et la conversation, passée certaine crispation, est à la fois naturelle et intéressante, mais ce n’est plus la gaîté que je me rappelais.
En entendant Philippe Jaccottet me dire qu’il est de ceux qui ont choisi de viser haut, je me suis senti comme exclu, comme renvoyé aux basses zones du commun, loin du ciel céleste des poètes, et j’ai pensé à l’image de la rose bleue à laquelle, injustement et justement à la fois, Dürrenmatt réduit la poésie poétique de Suisse romande. Mais bon : je suis quand même venu rendre visite au grand poète, les Jaccottet m’ont très gentiment reçu et je ferai une belle page dans 24 Heures sans rien laisser filtrer de ma réserve de malappris.
Je note cela sur la table d’un restauroute nul où j’ai décidé de passer la nuit. Médiocre repas bon marché. Bergerac caillouteux. À une table voisine, une retraitée terriblement bavarde (la soixantaine finissante) fait une véritable conférence sur le cinéma (Marlon Brando, Orson Welles, la décadence actuelle) à son conjoint qui n’en place pas une. Tous deux en survêtements. Elle finit son cours ex cathedra par un exposé des moeurs du coucou. Je n’en perds pas un mot.
Pleine de retraités à 19h.30, la salle est quasiment déserte deux heures plus tard. Que font-ils à l’instant ? Regardent-ils tous le même film ?
L’écriture romanesque pour sortir de soi.
Chez les Jaccottet. - C’est à la lumière, déjà, qu’on se sent approcher du lieu. Là-bas, au sud de Valence, lorsque la vallée du Rhône s’ouvre plus large au ciel et que les lavandes et les oliviers répandent leurs éclats mauve-argent dans les replis intimes d’un paysage encore montueux, à un moment donné l’on sent que la lumière à tourné et qu’on va retrouver un certain «ton» pictural et musical (au sens d’une peinture et d’une musique mentales mais sans rien d’abstrait) qui émane pour ainsi dire physiquement des livres de Philippe Jaccottet.
La lumière de Grignan, un dimanche après-midi d’hiver, comme assourdie sous le ciel pur, dans les rues vides du bourg puis dans la chambre à musique de la vieille maison tout en hauteur où habitent les Jaccottet depuis plusieurs décennies - cette lumière du dehors se prolongeant à l’intérieur nous renvoie naturellement aux promenades du poète et aux tableaux de Madame. «Nous voulions vivre autrement qu’en Suisse, remarque Anne-Marie Jaccottet. Nous étions attirés par le Sud et, comme nous avions peu de moyens, nous avons imaginé cette solution».
Comme nous évoquons l’origine de la parole poétique, à propos de la rêverie sur laquelle s’ouvre le Cahier de verdure, où le poète parle de ce qui le pousse à écrire «pour rassembler les fragments plus ou moins lumineux et probants, d’une joie dont on serait tenté de croire qu’elle a explosé un jour, comme une étoile intérieure, et répandu sa poussière en nous», Philippe Jaccottet s’est mis à parler, non sans précautions scrupuleuses, avec son refus coutumier de toute certitude assenée, de ce qui s’est révélé dans la lumière de Grignan, et tout semble s’accorder.
De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit.
De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon : tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon.
De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est le lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.
Peintures: Giorgio Morandi; Anne-Marie Jaccottet.
(Ces notes sont extraites de Chemins de Traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril chez Olivier Morattel).