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  • Archipel de la présence

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    De la lumière de Pâques, d'un livre recu d'Yves Leclair, des écrits de Lambert Schlechter, de l'atomisation contemporaine et de la société des êtres.

    À La Désirade, ce dimanche 8 avril, jour de Pâques. – Il fait ce matin tout gris et tout bruineux sur nos monts, tout pluvieux et tout neigeux, mais le seul nom de Pâques me fait saluer ce jour lumineux. Cela noté sans qu’un instant je ne cesse d’éprouver et de plus en plus à ces heures le poids du monde, d’un clic je sais que je pourrais accéder à l’instant à toute la saleté du monde, mais à quoi bon y ajouter ? Je traverse la Toile et je passe comme, au même instant, des millions de mes semblables restent scotchés à la Toile ou la traversent et passent.

    Et voici que dans cette lumière pascale j’ouvre un petit livre qui m’est arrivé hier de Saumur, que m’envoie le poète Yves Leclair, intitulé Le journal d’Ithaque et dont la dédicace fait allusion à nos « chemins de traverse » respectifs. Je présume que c’est sur mon blog perso qu’Yves Leclair a pris connaissance de ce que j’écris, dans mes Chemins de traverse à paraître bientôt, à propos de son Manuel de contemplation en montagne que j’ai aimé.  Autant dire que c’est par la Toile, maudite par d’aucuns, qu’Yves Leclair m’a relancé après un premier échange épistolaire, et par un livre que nos chemins de mots se croisent, comme j’ai croisé ces derniers temps ceux du poète luxembourgeois Lambert Schlechter, ami de Facebook et compagnon de route occulte depuis des années dont je suis en train de lire les épatantes Lettres à Chen Fou.

    Tel est l’archipel du monde contemporain où nous sommes tous plus ou moins isolés et reliés à la fois par les liens subtils des affinités sensibles et de passions partagées. Je retrouve ainsi, ce matin, la lumière des mots d’Yves Leclair dont la lecture du Journal d’Ithaque m’enchante aussitôt et d’autant plus que je viens d’entreprendre, de mon côté, un recueil de Pensées en chemin qui prolongeront mes Pensées de l’aube. Je lis ainsi le premier dizain de ces 99 minuscules étapes d’Odyssée, sous-intitulé Sur la route d’Ithaque, 10 août, avec Tour opérateur pour titre, et tout de suite je marche :

    Tour opérateur

    «  Est-on dans une ville ? Où est-

    on ? Car ce sont des cabinets

    qu’on vous indique – d’expertise

    comptable. Vous tombez au fond,

    Par hasard, d’une avenue qui

    vous conduit de rond-point en rond-

    point entre les tours de béton.

    Sinon, on vous indique aussi

    la direction de l’hôpital

    ou du grand centre commercial.

    Sur la route d’Ithaque

    10 août 2008 .  

     

    Juste avant j’avais noté l’exergue à ces Belles Vues, de Constantin Cavafis auquel je pensais l’an dernier à Salonique et que j’ai retrouvé dans le recueil Amérique de William Cliff récemment paru, et du coup la lumière sourde, intime, tendre, trouble un peu que j’aime chez Cavafis m’est revenue par ces mots : «  Et même si elle est pauvre, Ithaque ne t’a pas trompé. Sage comme tu l’es, avec une expérience pareille, tu as sûrement déjà compris ce que les Ithaques signifient ».

    Et de fait je les retrouve, mes Ithaques de Toscane ou d’Andalousie, d’Algarve ou de Mazurie, dans les stations de ce petit livre d’Heures d'Yves Leclair où je sens que je vais m’attarder et revenir, avec cette Ordonnance pour la route :

    Ordonnance

    Attends un peu sur le vieux banc,

    au milieu du pré déserté.

    Contemple, car rien ne t’attend

    sauf la sorcière au noir balai.

    Admire la lumière bleue

    au soleil d’hiver généreux.

    Viens voir en volutes la laine

    de la fumée qui se défait

    sur les toits des fermes lointaines.

    Aime le calme instant de fée.

    Le Sappey en Chartreuse

    3 novembre 2008

     

    Or il y a des jours et des semaines, des mois et des années que je me promets de parler de Lambert Schlechter, lui aussi évoqué dans mes Chemins de traverse et que j’aime retrouver à tout moment, l’autre jour à Bienne – Ithaque de Robert Walser -, au bord d’un lent canal vert opale, à commencer de lire ses Lettres à Chen Fou, et d’autres fois sur les hauts de Montalcino où se situent précisément des pages à fragments de La Trame des jours, suite de son Murmure du monde.

    L’idée d’écrire à un lettré chinois d’un autre siècle est belle, qui convient tout à fait à la nature à la fois stoïque et contemplative de Lambert. Sa façon de décrire les choses du quotidien actuel (que ce soit l’usage d’un poêle à mazout ou d’une ampoule électrique) à un poète d’un autre temps pourrait s’appliquer aussi à l’usage de Facebook ou à la théorie des cordes, sans parler du monde des hommes qui n’est pas plus beau de nos jours que sous les Royaumes Combattants.

    « Le livre que j’écris, les livres que j’écris, ce n’est que ça. Juxtaposer sur la même page le visage de Chalamov et l’éclosion des fleurs du pourpier  dans la lumière du matin », note Lambert Schlechter dans La Trame des jours.

    Ce matin il y avait de la neige sur le jaune de forsythias. J’ai encore copié ce Rimmel d’Yves Leclair comme un écho à ce que je voyais devant la maison :

    Rimmel

    La route est une agate blanche.

    La course humaine ralentit.

    Le ciel floconne dans la nuit.

    La neige qui tombe en silence

    chuchote une étrange élégie.

    Comme si tout rimait sans peine,

    dessus mon bonnet bleu marine,

    mes cils, les pas de la vosine

    et même sur les chrysanthèmes

    La neige met l’ultime rime.

    Retour du boulot

    5 janvier 2009

     

    Yves Leclair. Journal d'Ithaque. La Part commune, 127p. 2012

    Lambert SChlechter. Lettres à Chen Fou. L'Escampette, 2012.

  • Ceux qui manient l'éteignoir

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    Celui qui dit que tout ça a toujours existé /  Celle qui estime que toutes les idées se valent / Ceux qui ne voient en Mozart qu’un produit de la culture occidentale au XVIIIe finissant / Celui qui ne supporte pas l’enthousiasme spontané Celle qui reproche à son conjoint de s’attarder devant ce Cézanne même pas fini avec tout ce blanc qu’on voit la toile / Ceux pour qui Rembrandt et Bernard Buffet se distinguent juste au niveau prix / Celle qui jalouse les engouements de son fils Nestor et le surprend même en train de se polluer (comme elle dit) sur des femmes nues de Rubens /  Ceux qui peignent d’après peinture / Celui qui vous rappelle que tous les goûts sont dans la nature comme le prouvent ceux de la blatte et du scolopendre / Celle qui lit juste pour faire bien / Ceux qui disent revenir à Shakespeare comme s’ils y étaient jamais allés / Celui qui bondit lorsque Berthe lui dit qu’elle s’est endormie dès le Prélude de Tristan et Isolde l’opéra connu de Wagner / Ceux qui refusent de lire Rabelais autrement qu’en vieux françois et sans les notes / Celui qui ne sait aucun poème par cœur et ne s’en trouve pas plus mal / Celle qui constate que l’employé de mairie Lepoirier est arrogant quoique mélomane / Ceux qui ont la mélomanie des grandeurs / Celui qui a disparu dans le tourbillon de Corryvreckam en dépit des mises en garde du pêcheur aveugle / Celle qui n’ignore pas que les puffins ont des nids en forme de terriers / Ceux qui reconnaissent en Orwell (George) un « anarchiste conservateur » / Celui qui prétend (à tort selon sa cousine Hildegard) que le souci de faire œuvre littéraire n’a jamais effleuré l’auteur de 1984 au cours de sa composition / Celle qui préfère Coming up for Air à tous les livres d’Orwell et surtout le passage où il déplore la pollution industrielle affectant la rivière de son enfance / Ceux qui aiment rappeler que Bernanos était fier de sa condition de vacher au Brésil / Celui qui respecte prioritairement les hommes « qui bâtissent quelque chose » / Celle qui abonde dans le sens de G.K. Chesterton qui affirme quelque part que « Si la simple lumière du jour n’est pas poétique, rien n’est poétique » / Ceux qui se rebellent contre les rebelles de salon / Celui qui considère le terrorisme avec un mélange de mépris et de pitié / Celle qui a toujours considéré le prétendu révolutionnaire comme un fumiste planqué / Ceux qui reviennent à Conrad par Orwell comme d’autres reviennent à Orwell par Simon Leys ou à Simon Leys par Le Studio de l’inutilité / Celui qui voit la Chine en pole position économique mondiale vers 2016 alors que son neveu penche plutôt pour 2015 / Celle qui considère que relativement à la Chine tout devient relatif / Ceux qui relativisent le relativisme ambiant avec une ironie relativement roborative un jour d’avril maussade comme ce matin qui « sent la neige » / Celui qui te scie chaque fois que tu affirmes quoi que ce soit / Celle qui ramène tout à du social ou du médical / Ceux qui traitent les Problèmes au karcher / Celui qui réduit toute quête de l’absolu à une prise de roupettes / Celle qui objecte que cela dépend des jours et des menstrues de la Lune / Ceux qui n’admettent aucune autre conviction que celle qu’ils n’ont pas / Celui qui ne voit dans les macérations de la sainte que compulsion de frustrée / Celle que son psy a définitivement formatée / Ceux qui ne sont sûrs que de leurs programmes y compris la gestion de leurs cendres / Celui qui invoque « nos valeurs » comme une ligne de mobilier Roset ou Ikea / Celle qui sait ce que signifie le mépris de la chair / Ceux que les nouveaux tabous ligotent autant que les anciens / Celui que toute forme de foi déstabilise sauf le foie gras / Celle qui stigmatise le manque de religion du religieux à quoi l’Abbé Reliquat répond mais non mais non / Ceux qui invoquent « les grandes choses » pour noyer le poisson / Celui qui stigmatise le relativisme comme il le fait de toute illusion non féconde / Celle qui reproche leur impudeur et leur mimétisme aux macaques de la cage s’agitant sur son écran plasma / Ceux qui se disent libertins alors qu’ils sont juste conformés au goût du jour / Celui qui pelote platoniquement ses catéchumènes du premier rang / Celle qui accuse Victor le moniteur d’école du dimanche de harcèlement au motif qu’il parle toujours de ce Jésus aux cheveux longs / Ceux qui cherchent l’originalité à tout prix sans considération d’aucune origine /  Celui qui se prostitue pour oublier ce qu’il est / Celle qui a changé de prénom avant de se mettre aux affaires au bar Le Crénom d’Outre-Meuse / Ceux qui ramènent la prostitution à une modulation postmoderne de la gâterie / Celui qui passe du machinisme au mysticisme avec le même esprit performant / Celle qui dit que tous les goûts sont dans la nature même le dégoût mais ça c’est pas sûr répond le toucan / Ceux qui préfèrent la médiocrité à la Qualité du fait que celle-ci se la joue à majuscule / Celui qui se réfugie dans le déterminisme pour donner un sens à sa condition de future victime de tel ou tel éboulement non prévu par le règlement / Celle qui prétendait que l’Homme a dominé la nature à l’apéro du Golden Beach juste avant que le tsunami n’engloutisse celui-ci  / Ceux qui te traitent d’essentialiste pour en finir avec tes chichis surannés / Celui qui sait que la seule vérité vérifiable est la plus basse / Celle qui transmet la vie sans (trop) se soucier de conserver la sienne à tout prix / Ceux  qui ne cherchent plus aucune forme d’assentiment / Celui qui compare l’écriture à une drogue alors qu’elle est exactement le contraire pour autant disons qu’elle ne soit pas coupée / Celle qui se coupe quand elle te dit qu’elle t’a défendu à ton corps défendant / Ceux qui sont relativement convaincus par cette liste d’un samedi matin nuageux à couvert à 1111 mètres au-desus de la mer, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • Contre les idiots utiles

    Leys.jpgDe la formation des rêves, de la jobardise des intellectuels et des enseignements de Simon Leys.



    À La Désirade, ce jeudi 5 avril 2012. – Longuement et bien dormi en dépit de sciantes crampes. Fait ce rêve curieux d’un nouveau journal littéraire publié par une poétesse genevoise connue, entièrement consacré à sa propre célébration, avec des portraits sophistiqués de sa chère personne dans le style glamoureux du Studio Harcourt. Or je me demande, une fois de plus, comment cristallisent les rêves et plus précisément, en l’occurrence, comment un contenu polémique si précis a pris forme à partir des sentiments certes peu tendres que m’inspire le bas-bleu en question. J’enquêterais si j’étais moins paresseux.

    Dans l’immédiat je préfère aborder le dernier recueil d’essais de Simon Leys, Le Studio de l'inutilité, dans lequel je trouve (notamment) un éclairant aperçu de la « belgitude » d’Henri Michaux, une approche de Simone Weil dont l’amicale admiration a rapproché Czeslaw Milosz et Albert Camus, et la mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel.

    J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...

    Or Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux : dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthe justifie sa servilité en donnant du galon à un « discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à « l’envie de silence en forme de discours spécial ».

    À ce « discours spécial » de vieille dame gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : « M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre « la sempiternelle parade du Phallus » de gens engagés et autres vilains tenant du « sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède ».

    Dans le numéro de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la « décence ordinaire » célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt « une indécence extraordinaire » et cite Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: « Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

    Mais il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’« anticommuniste primaire », même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, et qu’il incombe au très candide et très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui, dans le Nouvel Ob’s de cette semaine, comment devenir Chinois…

    Simon Leys. Le studio de l’inutilité. Flammarion, 301p.

  • Une visite à Patricia Highsmith


    medium_Highsmith110001.4.JPGAurigeno, 1989. 

    medium_Aurigeno99.JPGCette petite maison de pierre au toit couvert d’ardoises, serré dans ce bled perdu que surplombent de hautes et farouches pentes boisées de châtaigniers roux, sur l’ubac du val Maggia, est vraiment le dernier endroit où l’on imaginerait le gîte d’une romancière américaine mondialement connue dont le dernier livre paru, Catastrophes,  traite des aspects les plus noirs de la vie contemporaine. Pour arriver à sa porte, j’ai traversé toute la Suisse, hier, ralliant Locarno d’où, par le car postal jaune flambant, j’ai débarqué à l’arrêt du bord de la rivière, à vingt minutes de marche d’Aurigeno, après quoi je n’avais plus qu’à suivre les indications téléphonées à voix toute douce : le chemin du haut, la fontaine et, visible tout à côté, la porte verte dont le heurtoir est une délicate main de femme…

    Il y avait longtemps, déjà, que je rêvais de rencontrer Patricia Highsmith. J’avais à témoigner à cette dame une reconnaissance personnelle, parce qu’elle m’avait apporté, comme à tant d’autres sans doute, quelque chose de vital à un moment donné : ce regard vrai sur le monde, à la fois implacable et tendre, conséquent et générateur de compréhension.

    Et puis il y avait, aussi, le sempiternel malentendu à dissiper une fois de plus, de l’auteur policier aux succès amplifiés par le cinéma, et forcément déclassé dans les rangs de la littérature mineure alors que Graham Greene la tenait, à juste titre, pour un authentique médium poétique de l’angoisse humaine.

    Comme si le seul suspense épuisait l’intérêt du Journal d’Édith, ce très émouvant portrait de femme brisée par le manque d’amour de son entourage, sur fond d’Amérique moyenne à l’époque de la guerre du Viêt-nam. Et comme si L’Empreinte du faux, son meilleur livre peut-être, ou Les Deux Visages de Janvier, Ce mal étrange ou Ceux qui prennent le large, son préféré à ce qu’elle me dira, nous intéressaient par leur intrigue criminelle. En réalité, les livres de Patricia Highsmith, comme les récits de Tchekhov ou les romans de Simenon, constituent autant de coups de sonde dans les zones sensibles de la psychologie humaine, où les dérives individuelles recoupent les névroses collectives de notre temps.

    Le meilleur exemple en est d’ailleurs donné par le dernier livre de celle que je suis venu débusquer, intitulé Catastrophes et réunissant des nouvelles d’une même noirceur pessimiste, où l’auteur traite les thèmes des excès de la recherche médicale et de l’élimination des déchets nucléaires, de la pagaille sévissant dans les pays décolonisés, des conflits politico-religieux liés à l’apparition des femmes porteuses ou de l’ouverture cynique, dans l’Amérique des gagnants, des asiles d’aliénés déversant soudain sur le pays des hordes de fous à lier.

    On m’avait dit, bien entendu, que la dame n’était pas toujours commode. À supposer qu’elle fût, dans la vie, aussi féroce que dans ses livres, et précisément dans ce tout dernier, il y avait certes de quoi trembler. De surcroît, j’avais un peu de retard à l’instant de me présenter à notre rendez-vous, n’ayant pas prévu la complication des correspondances. Ainsi m’aura-t-on puni de près de trois quarts d’heure d’attente, au point de m’inquiéter d’avoir fait ce long voyage en vain. Mais non: la porte de la petite maison a bel et bien fini par s’ouvrir sur une frêle vieille dame lippue, aux traits ravagés et à l’air méfiant, qui m’a invité à la précéder dans un sombre escalier donnant sur deux pièces modestes, la première agrémentée d’une immense vieille cheminée et la seconde, minuscule, entièrement occupée par deux tables de travail guignant vers le ciel, par-dessus les toits et les monts enneigés.

    Comme je lui avais amené de petits cadeaux, à commencer par un joli dessin d’escargot de notre fille Julie et un jeu de tarots déniché la veille dans une brocante de Muralto, la redoutable ermite s’est bientôt radoucie.
    Deux heures durant, je me suis efforcé, avec mon pauvre anglais, de la faire parler de son œuvre, quitte à brusquer sa réserve pudique. De fait, Patricia Highsmith n’aime guère parler d’elle-même. En revanche, elle s’anime dès qu’on aborde d’autres sujets. Simenon, par exemple, qu’elle estime un auteur vraiment sérieux, et sur lequel elle m’a longuement interrogé, tout excitée par ce que je lui ai raconté de l’homme et de mes lectures. Ou bien le monde actuel, dont elle suit les événements avec beaucoup d’attention même si, m’explique-t-elle, sa peur du sang (!) l’oblige à proscrire la télévision de chez elle. Engagée dans la mouvance d’Amnesty International, elle se dit écœurée par ce qui se passe dans les territoires occupés par Israël. Stigmatisant l’attitude des dirigeants, elle clame en outre sa honte de ce que les États-Unis participent à l’écrasement des Palestiniens.

    Lorsque je lui ai demandé ce qu’elle aspirait à transmettre à son lecteur, elle m’a répondu modestement qu’elle aimerait lui suggérer une nouvelle façon de voir les choses, tout en espérant lui procurer le simple bonheur de lire. L’interrogeant sur les qualités humaines qu’elle met le plus haut, elle m’a cité la patience et l’honnêteté, et, loin de me snober lorsque je lui ai demandé en quel animal elle aimerait se voir réincarnée, l’auteur du Rat de Venise m’a répondu très sérieusement qu’elle aimerait être un éléphant dans son milieu naturel, à cause de son intelligence et de sa longue vie, ou bien un petit poisson dans un récif de corail.

    Comme nous évoquions le glauque personnage de Ripley, je l’ai interrogée sur ce qu’elle pensait des motivations qui poussent selon elle les gens aux actes criminels. Alors elle d’affirmer que la plupart des crimes s’enracinent dans le besoin profond, chez l’individu, de rétablir la justice foulée au pied.

    Sans redouter l’aspect incongru d’une telle question, je l’ai priée de me dire ce qu’elle dirait à un enfant qui lui demanderait de lui décrire Dieu. D’une voix douce, et avec le plus grand sérieux, elle m’a alors expliqué qu’elle dirait de Dieu, à l’enfant, que c’est un nom qui signifie beaucoup de choses. Que Dieu a été inventé par l’homme primitif qui cherchait à surmonter ses peurs élémentaires. Qu’elle chercherait à faire comprendre à l’enfant que chacun devrait être respectueux de tous les dieux que les peuples divers ont inventés et vénérés. Enfin qu’elle s’attacherait à expliquer à l’enfant que, tout au moins idéalement, un aspect important de l’idée de Dieu, exprimé par la Bible, se résume par l’injonction : « Aime ton prochain »…

    (Cette visite date de 1989. Son évocation figure dans Les passions partagées, recueil de carnets paru chez Bernard Campiche)

  • L'ombre du Mal

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    De la résistance. - Il s’agit de ne pas mépriser, sans cesser d’entretenir colère et révolte. La foutaise ambiante m’incline au décri, mais éviter le mépris. Pourtant il s’agit également de ne pas faiblir et de continuer à se battre. En ce qui concerne mes travaux, le recentrage est urgentissime. Je dois cesser de tout prendre sur moi, toujours au détriment de mon travail; mon activité alimentaire doit retrouver sa place seconde.


    Ulysse fut une façon pour Joyce de recycler tous les débris de nos croyances et de nos savoirs explosés. Pour sa part, Joyce résistera au désenchantement par l’accroissement proportionnel de la jouissance du langage.


    William Trevor est de ceux qui nous prouvent, tout tranquillement, qu’il est encore possible d’écrire après Joyce.

    Celui qui se garde d’avoir le dernier mot par simple dandysme spirituel / Celle que les coqs insupportent sauf au lit ou au vin / Ceux que les débats binaires à la française ont toujours fait hausser les épaules, etc.


    De la grossièreté. - Dès les premiers récits du jeune Tchékhov, on sent, sous forme bouffonne, une protestation contre la grossièreté et la muflerie de la vie russe. Or j’ai autant d’observations à faire autour de moi sur la grossièreté et la muflerie de mes contemporains, à cela près que les modulations en ont changé. La vulgarité actuelle se couvre de termes accommodants, style relax, etc.

    Bush & Co. - Fahrenheit 9/11 de Michael Moore fait ressortir l’imbécillité de George W. Bush de façon saisissante. Terrible de penser que ce type est le maître du monde occidental. Terrible et significatif en cela qu’il incarne, avec une sorte d’arrogance inepte de fils à papa, le règne du Dieu Dollar et rien que cela.


    De l’avenir radieux. – Au lieu de jeter les mots usés tu les réparerais comme d’anciens objets qui te sembleraient pouvoir servir encore, tu te dirais en pensant aux enfants qu’il est encore des lendemains qui chantent, tu te dirais en pensant aux cabossés qu’il est encore des jours meilleurs, tu ramasserais vos jouets brisés et tu te dirais, en te rappelant ce que disaient tes aïeux : que ça peut encore servir, et tu retournerais à ton atelier et le verbe rafistoler te reviendrait, et le mot te rappellerait le chant du rétameur italien qu’il y avait à côté de chez vous, et tout un monde te reviendrait avec ce chant – tout un monde à rafistoler…


    Génie du mal. - En lisant Ripley et les ombres de Patricia Highsmith, je repense au paragraphe d’Ulysse que j’ai souligné l’autre jour, à propos de la quintessence du polar: «Ils regardaient. La propriété de l’assassin. Elle défila, sinistre. Volets fermés, sans locataire, jardin envahi. Lot tout entier voué à la mort. Condamné à tort. Assassinat. L’image de l’assassin sur la rétine de l’assassiné. Les gens se pourlèchent de ce genre de chose. La tête d’un homme retrouvée dans un jardin. Les vêtements de la femme se réduisaient à. Comment elle trouva la mort. A subi les derniers outrages. L’arme employée. L’assassin court toujours. Des indices. Un lacet de soulier. Le corps va être exhumé. Pas de crime parfait».

    Je relève la phrase: « Les gens se pourlèchent de ce genre de chose ». Mais plutôt que de « crime parfait», s’agissant de Tom Ripley, je dirais: meurtre utilitaire et presque indifférent, pour ne pas avoir d’ennui.

    A un moment donné, dans Ripley et ses ombres, il est question de Tom comme de la « source mystique du mal », et tout est dit je crois. Tom Ripley est une sorte d’homme sans qualités à la sauce américaine: sans conscience et sans désir, juste animé par une espèce d’instinct d’adaptation et de conservation, avec une touche esthète qui lui fait apprécier les belles et bonnes choses. Devenu tueur par inadvertance, ou peu s’en faut, il a continué de se défendre en supprimant les obstacles matériels ou humains qui l’empêchent de vivre tranquillement.

    Je n’avais pas du tout saisi, jusque-là, sa nature complexe, simplement faute d’être allé à la source du personnage, dans Mr. Ripley. C’est là, seulement, qu’on découvre l’origine de ses complexes et de son ressentiment, là qu’on voit que sa vision du monde distante et cynique découle de la carence, dans sa vie d’enfant et d’adolescent, de toute espèce d’affection – comme l’a vécu la romancière.

    C’est en somme un nouvel avatar de l’homme du ressentiment que Tom Ripley, qui s’arrange comme il peut avec l’adversité. Il a commencé de tuer à regret. Puis il a continué quand on l’embêtait. Graham Greene parlait, de Patricia Highsmith, comme d’un poète de l’angoisse. J’ajouterai que, comme Graham Greene, mais en agnostique, c’est également une romancière du mal.


    Du mariole. – Il a la gueule du vainqueur avant d’avoir livré le moindre combat : d’avance il piétine, d’avance il s’imagine qu’il dévaste et cela le fait saliver, d’avance il se voit campé au premier rang, le front crâne - il se sent vraiment Quelqu’un ce matin dans la foule de ceux qu'il appelle les zéros...


    Moralisme romand. - A tout ce que dit Alexandre Vinet de l’assèchement cérébral des philosophes de profession, je souscris. Mais Vinet voudrait moraliser la littérature, et là je ne le suis plus. Son côté vieille fille, qui prétend que seuls les esprits vulgaires veulent « toucher, palper », alors que ce sont ceux qui touchent et palpent, les Ramuz et les Cendrars ou les Cingria qui marqueront le renouveau de la littérature en Suisse romande.


    Me sens de plus en plus libre et, en même temps, de plus en plus lié à ma bonne amie - vraiment le coeur du coeur de ma vie.


    Du roman actuel. - Dans une vaticination assez fumeuse de la fin des années 50, Céline affirme que le roman contemporain n’a plus rien à nous apprendre, dans la mesure où toute information est désormais filée par le journalisme, le reste relevant de la « lettre à la petite cousine ». Mais je crois, pour ma part, qu’il a tort, et les romans d’un Philip Roth, d’un J.M. Coetzee ou d’un Amos Oz en sont l’illustration.

    Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, en imminente voie d'impression aux bons soins de l'imprimeur Gasser du Locle, pour Olivier Morattel.

    Images: Patricia Highsmith et sa machine à écrire

  • Zigzags du Coyote

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    La terre est l'oreille de l'ours journal kaléidoscopique de Jil Silberstein, à valeur de « célébration du vivant »

    Jil Silberstein fut gratifié,  par la compagne de sa vie – son «Aimée» comme il l’appelle - du surnom-totem de coyote. «Mico», alias Monique Silberstein, prématurément arrachée à la vie  en 2006, avait vu juste. Il y a en effet du chien sauvageon en Jil, perpétuellement inquiet et curieux, affamé, à la fois hardi et peureux (c’est lui qui le dit), mélange de Rantanplan juvénile et de Croc-Blanc sans âge n’en finissant pas de perdre et de retrouver le Nord - le Grand Nord de préférence.

    Au commencement de cet extraordinaire bouquin (au sens propre de l’extravagance du vivant, rompant avec l’ordinaire mortifère) que représente La Terre est l’oreille de l’ours, Jil fume sa pipe à la lisière d’une forêt de Moudon, non loin de la ferme qu'il habite avec Mico. Nous sommes en mars 2005, départ d’une espèce d’immense journal éclaté, bousculant la chronologie et qui marque le premier rendez-vous du voyageur avec la forêt et sa décision de la retrouver, de l’arpenter et d’en dresser l’inventaire physique et métaphysique. Magique royaume et lieu  de retrouvailles avec les Esprits-maîtres vénérés par les Indiens  du Québec-Labrador qui, entre 1992 et 1996, lui ont appris la forêt, le dépeçage du caribou, la sagesse terrienne et les vertus calmantes du  tabac inspirateur. Les kids des Innus fument leur clope sans trop se soucier désormais du bois sacré: «Au mieux, le bois c’est le fun!». Mais notre coyote urbain n’en démord pas au seuil de ce «royaume conjuguant ombre, fraîcheur, silence, luxuriance, fragrances, pépiements, craquements, radieuses trouées de lumière»...

    De nouvelles racines

    Jil le coyote a pas mal trotté de par le monde au moment où, bientôt sexa, il entreprend  ce «journal» à double valeur de bilan et de nouvelle alliance avec le Vivant. Quand   il débarque de Paris, où il a vu le jour en 1948, à Genève puis à  Lausanne, c’est un jeune dingo fou de grandes lectures (il tutoie Bernanos et Simone Weil, Georg Trakl et Dylan Thomas) dont les premiers poèmes, incandescents et hirsutes - le premier recueil s'intitule Exacerber l’instant - paraissent à L’Age d’Homme. S’il a déjà de grands voyages derrière lui, le coyote jette de nouvelles racines en Suisse romande, publie un tas d'articles un peu partout (jusque dans les colonnes de 24Heures), dirige une revue, reprend la librairie La Proue aux escaliers du Marché, travaille dans l’édition (à L’Age d’Homme puis chez Payot), publie une vingtaine de livres oscillant entre poésie et réflexion. Entretemps il rencontre son alter ego féminin, journaliste de radio qu’il suivra aux Etats-Unis et avec laquelle il partagera ses passions et en développera une nouvelle, pour la Nature. Dans les années 90, les voyages reprendront et plusieurs séjours à valeur initiatique, chez les Innus , en Guyane et dans la taïga, où l’enquête anthropologique recoupe le plaidoyer pour les peuples menacés et la nature saccagée.  Autant d’expériences qui participant d’un grand voyage à consonances spirituelles, que marque soudain la maladie mortelle (lymphome de Burkitt) fatale à l'Aimée en quelques mois. Dans un petit livre bouleversant, Une vie sans toi (L'Age d’Homme, 2009), Jil Silberstein  a filtré  son indicible douleur. Or cette «tache aveugle» d’une vie joyeusement  partagée accentue, par contraste noir, le tableau du «vivant» retrouvé dans la vaste chronique kaléidoscopique de La Terre est l’oreille de l’ours. Le coyote nous fait pleurer quand il pleure son Aimée, et rire aussi de lui, avec son côté Bouvard et Pécuchet découvrant la forêt. L'écrivain-poète touche souvent à l’épiphanie, nous fait sourire avec ses résolutions de vieil ado moralisant, nous émerveille par ses curiosités infinies, de Kerouac à Li Po en passant par le singe capucin de Servion - enfin le coyote  nous fait zigzaguer dans sa foulée ! 

    Jil Silberstein. La terre est l’oreille de l’ours. Noir sur blanc, 480p.

  • Au filtre du Temps

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    De la recréation. – Il est clair que c’est en Italie que vous avez écrit les meilleures choses sur l’Islande et dans ses carnets de Cape Code qu’elle a le mieux parlé de la foule japonaise - seul le Christ écrivait sur le sable hic et nunc : eux c’est toujours ailleurs et d’ailleurs qu’ils auront griffonné leurs poèmes : Walt Whitman claquemuré dans sa chambre et Shakespeare au pub, et chacun de vous est un autre, il y a plein ce matin de Verlaine dans la rue d’Utrillo, mais ce n’est que trois ans plus tard que je le noterai dans une salle d’attente d’aérogare, je ne sais encore où, alors que je note à l’instant ces pensées de l’aube devant une image de crépuscule…

    Tchekhov en vérité. - Il y aura juste cent ans, le 2 juillet prochain, qu'Anton Pavlovitch Tchekhov s'éteignait dans la Villa Friederike de la petite station thermale de Badenweiler, en Forêt-Noire, à l'âge de 44 ans, vingt ans après le premier crachement de sang que la tuberculose lui arracha. Durant la nuit du 1 er juillet, Tchekhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d'appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à 2 heures du matin, le malade lui dit simplement « Ich sterbe », déclinant ensuite l'offre qui lui fut faite d'une bouteille d'oxygène. En revanche, Tchekhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter, remarqua qu'il y avait longtemps qu'il n'en avait plus bu, s'étendit sur le flanc et expira.

    La suite des événements, le jeune Tchekhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits. De fait, c'est dans un convoi destiné au transport d'huîtres que la dépouille de l'écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, une fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n'était pas destinée à Tchekhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour. Une foule immense n'en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de l'écrivain porté par deux étudiants.

    En janvier de la même année, la dernière pièce de Tchekhov, La cerisaie, avait fait l'objet d'un succès phénoménal. L'interprétation de la pièce, à laquelle le metteur en scène Constantin Stanislavski avait donné des accents tragiques, déplut cependant à Tchekhov qui s'exclama: « Mais ce n'est pas un drame que j'ai écrit, c'est une comédie et même, par endroits, une véritable farce !»

    Ce n'était que le dernier d'une longue série de malentendus qui avaient marqué les rapports de Tchekhov avec ses contemporains, avant de se perpétuer à travers les années. L'image d'un Tchekhov poète de l'évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, survit en effet dans le cliché du « doux rêveur », qui vole au contraire en éclats dès qu'on prend la peine de l'approcher vraiment.

     

    En ville, ce 8 juillet. — Ma paranoïa se calme. Evoquant mon travail dans le journal, et plus précisément la présentation des livres, le rédacteur en chef m’a dit que j’étais irremplaçable. Voilà ce qu’il a dit à moi le rédacteur en chef: que j’étais irremplaçable. Irremplaçable il a dit le rédacteur en chef que j’étais. Et moi qui me trouvais proche de me mettre en situation d’être remplacé, que non pas: je suis irremplaçable. Et voilà comment on soigne la paranoïa : suffit d’un biscuit.

    Dispositifs. - Un père de famille, dans son chalet de La Lenk, abat son épouse et ses deux petites filles avant de retourner son arme contre lui. L’événement, inattendu dans ce bled touristique sans histoires, a traumatisé l’entourage du couple, bien connu et apprécié. Un cellule de soutien psychologique a été mise sur pied. En remplacement pour deux heures dans un établissement secondaire, un jeune homme de vingt-cinq ans a semé le trouble dans une classe de jeunes filles en parlant sexe et en regrettant de ne pouvoir montrer le sien à ces demoiselles. Diverses mères en ont été bouleversées. Une cellule de soutien psychologique a été mise sur pied.

     

    En ville, ce 9 juillet. - Notre grande petite Julie en pleurs hier. Son ami la traite en Balkanique. La délaisse de plus en plus au profit de ses copains, et lui reproche de ne pas s’occuper assez de lui. Elle doit pressentir qu’à long terme cette relation sera difficile, tant est énorme la différence entre eux qui va s’accentuer encore à proportion de l’incapacité du lascar à évoluer. Elle devra se conformer au modèle de la femme dominée et soumise au seigneur couillu, mais je la vois mal s’y résigner. Dès cet automne, elle s’émancipera au contraire en fréquentant la faculté de droit. Du moins sera-t-elle déjà mieux préparée à se défendre que n’importe quelle oie blanche.

     

    Fait d’été. - Le Matin de ce matin consacre une page à une vieille dame, à Genève, qui a coupé les ailes à un petit martinet qu’elle a recueilli, pour l’empêcher de la quitter. Touchant. Mais la femme de chambre a cafté. Les institutions animalières s’indignent.

    Lady L. - Un monde sans femme est une horreur, j’entends: sans ma bonne amie, qui incarne à mes yeux le contraire de l’emmerdeuse, genre chienne de garde ou patte à poussière.

     

    À Sempach, ce 20 juillet. —Parti en voiture de service à destination de Brunnen, pour assister ce soir à la répétition du Guillaume Tell de Schiller, sur la prairie historique du Grütli, j’ai fait étape dans cette charmante ville dont le lac est battu au marteau de forgeron par un vent noir. Terrasses à touristes. Prix exorbitants. Huit franc le verre de rouge. Vitello tonnato précédé d’un potage suisse allemand. En fait ne me sens pas tout à fait de ce pays, même si je lui trouve du charme. A côté de la Stadtkeller de Sempach, jouxtant le monumental monument au héros Winkelried, se trouve le restaurant chinois Ching Chang. Un peu plus loin un panneau indicateur annonce: Schlacht. Tellement plus évocateur, ce mot, que « bataille ».

    Soir.  — Après avoir maudit ce pays encaissé sous la pluie, je l’ai béni ce soir en assistant à la représentation du Guillaume Tell de Schiller sur la prairie mythique du Grütli. Des tribunes élevées face au lac et aux montagnes, j’ai appelé Alfred Berchtold qui m’a dit redouter la trahison à la mode. Mais non: contre toute attente, c’est simplement la pièce qu’on donne là en version certes stylisée, mais avec de bons acteurs et quelques moments de réelle densité émotionnelle. Avec les Mythen en toile de fond, tandis que le jour déclinait sur ce paysage romantique à souhait et tout chargé d’histoire, la pièce de Schiller m’est apparue comme un grand hymne à la liberté et non du tout comme une célébration patriotarde.

    Chassé-croisé. - Sous le titre d’Exit, le court métrage de Benjamin Kampf  raconte les derniers instants de deux vieillards décidés à en finir ensemble. Enfin « décidés »: on comprend que c’est la femme, dominant son jules, qui l’a convaincu de la suivre dans la tombe alors qu’elle-même est condamnée. En présence de l’envoyée de l’agence Exit, alors que la vieille a demandé à son conjoint de leur mettre  un disque, sur la musique suave duquel elle l’invite à danser une dernière fois, l’homme se cabre soudain et change d’avis. Du coup, la vieille, vexée et fâchée, avale son verre de substance létale et s’en va s’allonger comme prévu, bientôt suivie par son époux tout culpabilisé ; et les voilà gisant enfin tendrement l’un auprès de l’autre « malgré tout ». Cela traité avec une sorte de réalisme poétique, tendre et cruel, à la William Trevor.

    (Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître en avril 2012 chez Olivier Morattel).

  • Un chant de survie

     

    Ferrier2.jpgAvec Fukushima, récit d’un désastre, Michael Ferrier élève le témoignage au rang du grand art.

    «Ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», écrivait le philosophe autrichien Ludwig Wittgenstein.  Petite phrase énigmatique, sous son air d’évidence, qui ressurgit à chaque fois que nous sommes confrontés à ce qui est désigné désormais par la formule d’«horreur absolue».

    Comment dire celle-ci ? Comment dire l’atroce réalité d'un accident arrachant soudain vingt enfants à leurs parents. Comment  ne pas rester «sans voix» à  l’annonce de tels drames ?  À plus grande échelle, comment dire la triple catastrophe du tremblement de terre, du tsunami et des  explosions de centrales nucléaires  qui se succédèrent, il y a un an de ça, dans la région japonaise du Tohoku, dont le seul nom de Fukushima (étymologiquement «l’île de la Fortune»...) symbolise désormais la tragédie «civile», comme Hiroshima en reste l’emblème guerrier ?

    Or, voici qu’un livre, rien qu'avec des mots, les mots du coeur et les mots de la poésie, dit sur Fukushima ce que n’ont pas dit des millions d’images et des milliers d’articles. Voici que l’indicible stupéfaction, l’indicible malheur et l’indicible mélange de révolte et de résignation se trouvent exprimés par un lettré surfin pas vraiment «programmé» pour ça.  Prof  d’université à Tokyo depuis une vingtaine d'années, Michaël Ferrier, quadra d’origine franco-indienne,  s’est déjà fait connaître par quelques livres certes remarquables par leur qualité d’écriture et l’originalité des observations portées par l’auteur sur le Japon. Mais la date du 11 mars aura marqué, sans doute, un tournant décisif dans sa vie et son oeuvre. 

    Comme si, tout à coup, le tremblement de terre l’avait investi du génie d’exprimer  ce qui ne peut se dire:  «À tombeau ouvert, tout ça bourdonne et branle, mille crocodiles en cavale et des cataractes de rossignols». Comme si la puissance cosmique de la nature, que d’aucuns prétendent désormais soumise à l’homme, lui inspirait un nouveau souffle épique. En écrivain puissant, il décrit ensuite le déchaînement des eaux sur une côte aux paysages enchanteurs et l’engloutissement de villages et de villes réduits à d’inimaginables tas de débris.

    Comme une conversion

     

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    Et puis  c’est en homme solidaire, avec son amie Jun qui l’a rejoint sous une table dès le premier séisme, que le portera  le sentiment le plus faternel vers ses semblables. Sur le terrain, des côtes dévastées au sanctuaire de Fukushima, il revivra ce qu’en 1964 le grand Kenzaburo Oè vécut, comme une véritable conversion,  à la rencontre des victimes d’Hiroshima. Ainsi Michaël et Jun vont-t-ils écouter des rescapés de tous  âges et conditions. Ces témoignages sont parfois à pleurer, souvent aussi à hurler de rage en constatant l’omertà entretenue autour du nucléaire. Fukushima, récit d’un désastre, devient alors acte d’accusation, accumulant les preuves accablantes, autant pour les pontes japonais que pour un Sarko minaudant sur la «pertinence du nucléaire».

    A fines touches extrêmement incisives et sensibles, où l’horreur approchée fait d’autant mieux ressortir la merveille de vivre (jamais le couple  n’aura si bien fait l’amour qu’en retrouvant Kyoto, quelques jours après l’effroi), Michaël Ferrier achève son récit par une réflexion à valeur universelle  intitulée La demie-vie, mode d’emploi: «La demi-vie nucléaire: une mort à crédit, Une longue existence de somnambule, toute une vie dans les limbes». Inutile d’ajouter que Fukushima plaide pour la vie rendue à sa beauté et à sa fragile plénitude, contre la domestication consentie.

    Michaël Ferrier. Fukushima, récit d’un désastre. Gallimard, coll.L’Infini, 262p.