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  • Ceux qui croient croire (ou ne pas croire)

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    Celui qui te propose de croire en l’existence de Dieu à la façon dont un banquier joue à la Bourse / Celle qui croit à son pouvoir de séduction sur la base d’expériences à validité scientifique limitée / Ceux qui sont juste malins et s’arrangent pour mettre le Hasard dans leur camp / Celui qui a la foi comme d’autres ont la carte du Parti Unique / Celle qui tient à son nid de convictions qu’elle défend bec et ongles contres les athées et autres imams / Ceux qui substituent l’hypothèse à la thèse / Celui qui se demande ce que sont au fond les particules réellement élémentaires / Celle qui a intégré la « fonction d’onde » au début de ses études de physique subitement interrompues sur intervention de son beau-frère salafiste / Ceux qui ne croient pas que le modèle du big bang soit vrai mais savent que l’hypothèse transitoire est assez cool pour qu’on fasse avec / Celui qui a toujours pensé que le Titanic avait été coulé par Dieu afin de punir les protestants irlandais / Celle qui croit que son papa va rentrer à la maison alors qu’il est entré dans les ordres après avoir acheté des Camel filtres au tabac d’à côté / Ceux qui ne croient pas dur comme fer  au rayonnement résiduel estimé à 3 degrés absolus mais savent qu’il a été vérifié par expérience / Celui qui préfère les approximations indécidables genre Dieu est amour aux articles de foi fantaisistes de l’Eglise doctrinaire / Celle qui croit savoir que l’infini des nombres entiers et moins infini que celui des nombres réels comme le prouve son attachement réel incalculable au caniche Lula / Ceux qui ne croient qu’en un seul Dieu masculin et teigneux au mépris de celle qui lave ses caleçons longs / Celle qui pense que le nom de Dieu désigne le cœur d’une circonférence parfaite au pourtour invisible sauf aux yeux de quelques jeunes gens purs et autres vieilles peaux impures / Ceux qui pensent que la question médiatique « Et Dieu là-dedans ? » relève de la mondanité parisienne sans les empêcher de creuser la chose à fond / Celui qui aime assez cette approximation d’Emmanuel Levinas selon lequel « le monothéisme n’est pas une arithmétique du divin » mais bien plutôt « le don, peut-être surnaturel, de voir l’homme absolument semblable à l’homme, sous la diversité des traditions historiques que chacun continue» / Celle qui continue à dire « mon Dieu » sans faire exprès / Ceux qui admettent que le nom de Dieu n’est approchable que par ses affects à l’image de la coccinelle numériquement modélisée par un aveugle mal entendant mais bien informé des merveilles de la nature par la revue en braille Tout Savoir / Celui qui ne s’agenouille pas du fait de la putain d’arthrose de ses genoux / Celle qui s’agenouille volontiers devant le Brésilien Ronaldo beau comme un dieu et bigot comme sa mère / Ceux qui sont qualifiés d’essentialistes par leurs détracteurs existentialistes qui déplorent d’autant plus  objectivement la hausse de la Super sans plomb, etc.  

    Image : Philip Seelen  

  • Fragments d'un homme ordinaire

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    Inédit

    En interné

    Par François Debluë

     

    Au dortoir de l’internat, ils sont plus de quarante.

    Chacun a droit à son box ouvert. Les parois de bois sont à hauteur d’épaules.

    Plus de quarante boxes en bois, cela fait déjà une belle écurie. Mais l’écurie est propre : on la balaie tous les matins et on n’y laisse rien traîner. Il n’y aurait d’ailleurs pas de quoi y laisser traîner quoi que ce soit.

    Chaque box contient un lit équipé d’un oreiller et d’une couverture. Une tablette étroite tient lieu de table de nuit, mais on n’a pas le droit d’y rien déposer, ni verre d’eau, ni livre ni aucun objet personnel. On n’est autorisé à lire qu’à l’étude ou en classe. L’étude commence quand il fait encore nuit, à jeun, une heure avant le petit-déjeuner ; il y en a deux autres, entre les cours, en début et en fin d’après-midi ; il y en a une dernière après le repas du soir. On n’est pas là pour plaisanter.

    À peine séparé des boxes du dortoir, un long bassin de zinc surmonté d’un long tuyau d’eau froide tient lieu de lavabo collectif.

    À l’extinction des feux, le soir, il est strictement interdit de parler.

    Un surveillant surveille. Un prêtre. Un de ceux qui leur donnent des cours pendant la journée, un de ceux qui surveillent l’étude et disent la messe, chaque matin avant le lever du jour.

    Chacun d’eux a sa semaine de garde du dortoir, ses nuits de corvée durant lesquelles, quittant sa chambre habituelle, il est tenu de dormir dans une petite cellule près de l’entrée du dortoir.

    À l’extinction des feux, seule demeure allumée une unique et faible veilleuse bleue.

    Le surveillant parcourt les allées entre les boxes, s’assure que personne ne bouge, ne bavarde ni ne lit en cachette. Il est interdit de murmurer. Il n’est pas interdit de prier ni de pleurer.

    Souvent, l’enfant pleure.

    Sa solitude est immense.

    Un soir, un prêtre plus jeune que les autres et récemment affecté à l’internat, retour d’Algérie où il a été soldat de l’armée française et où il a peut-être tué des hommes, un prêtre l’a entendu qui pleurait. L’enfant avait pourtant enfoui sa tête sous l’oreiller. Il craignait d’être entendu  – de ses camarades d’abord. D’instinct, il se cache. Mais le surveillant l’a remarqué.

    Doucement, il s’est approché. Il s’est assis sur le rebord du lit. Il ne dit rien. Il passe sa main dans les cheveux de l’enfant, penche son visage vers celui de l’enfant qui pleure et qui a bien dû se retourner à son approche.

    Des traits du visage penché sur lui, dans la pénombre, l’enfant ne peut rien distinguer. Mais il sent glisser sur ses joues à lui les larmes d’un jeune prêtre qui garde le silence.

    Debluë.jpg(Ce texte constitue l'ouverture de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 88, d'avril 2012, dont la parution est imminente. Il est extrait du dernier livre de François Debluë, Fragments d'un homme ordinaire, à paraître à L'Age d'Homme)

     Gravure: Félix Vallotton

  • Le feu noir

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    …D’abord on aurait dit un crépitement sourd derrière les murs, avec de brefs éclats et cette odeur âcre mais indistincte, puis on l'a vu bondir sur le rayon noir, en un instant il a pris en tenaille toute la section polars, furieusement attisé par les Ellroy alignés comme autant de brûlots et culminant avec J’étais Dora Suarez de Robin Cook qui a cramé d’un cri et s’est calciné comme un arbre foudroyé…    

     

    Image: Philip Seelen  

  • L’idiot

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    … On l’a trouvé dans le placard cloué du cellier, il était resté bien conservé, nu dans une espèce de camisole de force, la peau toute brune, lisse et plissée, on aurait dit du cuir de portefeuille, les yeux sans yeux, le cheveu ras, une grimace d’effroi, à croire qu’il mimait le nôtre à l’instant de le découvrir là, lui qu’on disait enlevé à sept ans et probablement noyé par l’idiot de la maison du canal, avec ce rosaire d’ivoire dans sa petite main semblant une patte d’oiseau desséché…

     

    Image: Philip Seelen

     

  • La Porte

     

    760454855.2.JPG… Frappez et l’on vous ouvrira, était-il écrit, et nous avons lu et nous avons cru, et le soir du premier jour nous avions les poings en sang déjà mais nous avons frappé, encore frappé et frappé, notez le mot déjà et le mot encore, et les jours suivants nous ne nous sommes jamais lassés, bientôt nous n’aurons plus de force ni de sang mais nous frapperons toujours, notez les mots jamais et toujours

    Image: Philip Seelen

  • In Paradiso

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    …Elle crèche au treizième, pile en-dessus du parking et de là-haut tu vois la cour intérieure de l’hosto où les infirmières vont fumer leur clope, elle y va aussi alors qu’elle vient de passer cheffe de clinique, c’est dire qu’elle est pas snob, mais tu peux pas savoir ce que son studio devient quand on est rien que les deux là-haut, ça doit faire 20m2 mais quand t’es là-haut avec Wanda t’as le monde à tes pieds…
    Image : Philip Seelen

  • Désordre

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    … Ce qui est incroyable, c’est qu’ILS ont pris la peine de tracer des lignes impeccables qui se voient même la nuit, blanc sur bleu sympa, c’est pourtant clair, et tu vois encore des gens qui se mettraient en travers rien que pour se faire remarquer, sans aucun esprit citoyen, non mais c’est vraiment n’importe quoi…
    Image : Philip Seelen

  • Le sel des jours

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    De l’âge. - Ma bonne amie me dit  sa panique  à l’idée de se trouver plus près de soixante ans que de cinquante, alors que sa mère évoque de plus en plus sa propre fin. Du coup je la rassure en lui faisant valoir que nous sommes encore des jeunes gens et avons des tas de choses à faire, avec plus de compétences qu’à vingt ou trente ans. Nous sommes en effet, tous deux, en bonne possession de nos moyens, sans discontinuer d’apprendre - et cela seul nous maintiendra jeunes: tous les jours apprendre. Dans la foulée, nous avons fait ensemble une grande balade en forêt. 

    En ville, ce 12 août 2003. - En passant à la maison, touché de trouver, sur la table de la cuisine, une lettre à en-tête de l’Armée suisse adressée à Sophie et commençant par ces mots: « Coucou mon flocon ». J’aime bien que ma grande petite fille se fasse donner ainsi du flocon.          

     

    Celui qui n’a jamais eu de soucis vestimentaires vu qu’il vit nu dans la cage d’un mouroir psychiatrique / Celle qui a pris le voile pour échapper aux Tentations du monde / Ceux qui se retrouvent nus devant Dieu qui les prend comme ils sont, etc.

     

    À La Désirade, ce  15 août. - Il y a une année jour pour jour que je recevais, à Montagnola, un téléphone de ma bonne amie qui m’apprenait la nouvelle de l’attaque cérébrale de maman, qui la laissa sans conscience jusqu’à sa mort, dix jours plus tard. Un an qu’elle nous a quittés, et vingt ans notre père; mais l’un et l’autre aussi présents, pour moi, que lorsqu’ils étaient vivants, et parfois plus encore.  

     

    Il faut éviter d’être cynique, autant que d’être niais.

     Bernard Clavel et la postérité . - Parlé cet après-midi avec le romancier populaire Bernard Clavel, qui a fait plus de cent livres dont je crois bien n’avoir pas lu plus de deux ou trois. Comme je lui demande ce qu’il aimerait laisser à la postérité, il me répond honnêtement  qu’il ne se fait aucune illusion: que quelques années après la mort d’Hervé Bazin, on ne lit plus rien de cet auteur à succès des années 5o. Me cite également Marcel Aymé, et j’objecte alors que je le lis toujours. Alors lui: « Oui, vous, mais qui d’autre ? »   Et ce soir je me dis que souvent j’ai fait la même observation: quels auteurs contemporains survivront-ils demain ? La question pourrait d’ailleurs se poser pour beuacoup d’entre eux: quels survivront l’an prochain ? Et pourtant nous écrivons, nous écrivons...

     

    De la solitude. - Sentiment de grande solitude, même si je ne suis pas seul. Mais l’impression d’une atomisation croissante. Chacun sur son île. Très peu d’échanges réels. Je n’existe d’ailleurs,  pour beaucoup, que dans la mesure où je les mets en valeur. Drôle de monde. Il est vrai que je ne fais peut-être pas assez pour me mêler aux gens et à ce qu’on dit la société, mais tout de même: quel monde froid et quel ennui.   

    À Paris, ce  4 septembre. -  Dans le TGV de Paris, une fois de plus, pour quelques rencontres et surtout pour reprendre un peu de champ par rapport à ma vie suroccupée de ces derniers temps, où je me reproche d’avoir trop donné au journal et pas assez à mon livre.

    (Soir) - Retrouvé Pascale Kramer ce soir, avec laquelle j’ai longuement parlé de son dernier livre, Retour d’Uruguay. Décidément j’aime bien cette garçonne décidée et originale, dont les observations sur les sans-langage me font penser à celles d’un Philippe Djian.

     

    Celui qui défie toute curiosité / Celle qui voudrait en savoir plus sur le célibataire maltais / Ceux qui échappent au clabaudage à renfort d’airs mauvais, celui qui que ne se fera jamais au Système en dépit de sa santé de fer et de son énergie de feu / Celle qui vit en autarcie dans la cave provençale qu’elle partage avec une chèvre bottée / Ceux qui se morfondent dans les beaux quartiers, etc.

     

    Amiel.JPGÀ La Désirade, ce 18 septembre. - Je me trouve parfois bien seul, mais il suffit que je reprenne Amiel n’importe où pour me rappeler la plénitude  de ma vie, grâce d’abord à celles qui m’entourent, mais aussi grâce à mon propre élan aimant. C’est cela qui me protège en somme de tout: c’est que j’aime. Si je n’aime pas ou plus (Dimitri, notamment), c’est que mon amour a été blessé ou rejeté.

    Du puritanisme. - Repris le Journal d’Amiel avant de m’endormir, alors qu’il était déjà trois heures du matin, et souri en lisant ce qu’il dit à passé cinquante ans de ses pertes nocturnes, qui lui viennent quand il dort sur le dos, le vannent physiquement et le minent moralement. Combien, à lire ces jérémiades de solitaire, je suis content d’avoir partagé ma vie et de ne pas être resté dans le cercle morose de l’esseulement célibataire.

    À La Désirade, ce 20 septembre. - Très agacé, hier soir, par la lecture des Matins de plume de Germain Clavien, dont les pages qu’il consacre à L’Ambassade du papillon sont d’une rare mesquinerie paternaliste. Ses remarques de pion me voulant surtout journaliste alors qu’il se veut surtout écrivain ( !) ne font qu’illustrer son attention exclusive à sa chère personne de plumitif provincial aigri, dont la chronique de la Lettre à l’imaginaire se défaufile et s’aplatit depuis dix ans faute de la moindre substance nouvelle et de la moindre vivacité de plume. 

    Mes trois Suisses. -  Ma bonne amie m’apprend à l’instant la mort du pasteur Samuel Dubuis, qui était un homme de bonne volonté comme on les aime. Je lui avais dédié l’une des nouvelles du Maître des couleurs, reconnaissant en  lui l’un des mes Trois Suisses, avec Alfred Berchtold et Pierre-Olivier Walzer, et je lui serai toujours reconnaissant d’avoir été attentif à mes  écrits avec une attention délicate et fidèle.  C’était ce qu’on appelle un homme bien. Bon, droit, sérieux et souriant.

    Flannery28.jpgAffects du paon. - Flannery O’Connor avait 27 paons, dont elle observait le choix des postures et des positions dans la poussière, sur un arbre ou sur un tas de fumier. « Un paon n’est accessible qu’à deux types d’émotion », écrit-elle à une correspondante qui s’apitoie à propos du handicap de l’un d’eux. Et de préciser: « Où trouver quelque chose à se mettre sous la dent et comment éviter ce qui pourrait le tuer tout en tuant lui-même ce dont il a besoin ».      

    Traverse1.jpg(Ces notes sont extraites de Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005, à paraître ces jours chez Olivier Morattel)

    Image: découpage de Lucienne K., alias Lady L.

  • Pensée pratique et poésie du réel

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    Qu'une pensée par jour suffit. De la 5e lettre de Lambert Schlechter à chen fou. De la philosophie sur le gazon du campus avec Quentin Mouron. Du dernier roman dostoïevskien de Marc Dugain. Des adjuvants de Quentin Tarentino et de Bryan Adams... 

    À La Désirade, ce jeudi 12 avril. – La seule pensée qui m’intéresse est celle qui découle de l’expérience, disons pour faire court : la « pensée pratique ». Ramuz écrivant sur Cézanne ou Merleau-Ponty y allant de la même gamberge : c’est tout un à mes yeux d’amateur non patenté qui se méfie des spécialistes comme s’en méfiait l’excellent Chesterton rappelant qu’on n’est pas plus un « professionnel » de la philosophie que de la paternité. Bref la « pensée pratique », au sens où l’entendait aussi ce vieux sac de Montherlant, se confond pour moi à ce que j’appelle la « pensée poétique », fondée une fois encore sur l’expérience.

    Cela pour dire que je m’en tiens aux penseurs et aux écrivains-calorifères ou, quand il fait trop chaud, aux penseurs et écrivains à fonction rafraîchissante d’apéros.

    Cette question de l’expérience (l’Afrique ou la vraie lecture incarnée, s’entend, comme Alain Dugrand lit vraiment Conrad, ou comme Cowper Powys lit vraiment tout ce qu’il lit)    est à mes yeux essentielle, qui fait défaut à trop de ceux que j’appelle un peu par dérision des hommes de lettres – on m’afflige en me taxant d’homme des lettres autant que de Monsieur -, desquels se détachent quelques-uns dont un Lambert Schlechter, grand lettré érotomane et pétri d’expérience avérée ainsi que l’illustrent ses livres, telles ses admirables Lettres à chen fou.

    Luciana445.jpg Or Lambert écrit précisément ceci sur son cinquième feuillet  que je recopie tandis que le ciel se découvre sur l’immense lac s’incurvant sous mes fenêtres à l’indifférence impériale des monts de Savoie aux vieilles neiges embrumées ce matin à la traditionnelle manière chinoise :  

    «Il n’est pas toujours facile de suivre les penseurs, parce que souvent on ne comprend pas d’où viennent leurs pensées, je veux dire : pourquoi ils pensent ce qu’ils pensent. La plupart des penseurs m’ennuient & m’énervent. Je mets un soin particulier à choisir les penseurs avec lesquels je veux bien m’acoquiner. Il faut toujours bien examiner dans quelle posture s’installe celui qui s’apprête à vous soumettre ses pensées. Ce que j’apprécie, c’est quand je discerne, chez un penseur, un mélange égal de fermeté & d’humilité, je n’accepte pas que l’on me fasse la leçon mais je suis content quand on diminue mon ignorance. À une pensée je demande qu’elle me comble, m’apaise, qu’elle me console tout en fournissant une chiquenaude d’enthousiasme. J’ai feuilleté le recueil des Pensieri diversi de Francesco Algarotti et je tombe sur ceci : « Il cuore dell’uomo non è capace che di una certa quantità di piaceri ; lo spirito di una certa quantita di cognizioni, e non più : come l’aqua che non puo disciolere che una certa dose di sale ». C’est une pensée qui me plaît : elle me rend pensif. Au milieu de la mélasse universelle et des angoisses diffuses et omniprésentes, c’est une pensée qui apaise. Je suis d’avis depuis un certain temps qu’il ne faut pas amonceler les pensées, Une par jour suffit »,

    Quentin13.jpgCurieusement, j’ai retrouvé cette pensée de vieille peau apaisée chez le jeune Quentin Mouron, avec lequel je parlais l’autre jour, sur le gazon du campus lacustre de l’Université de Lausanne où il bûchait par devoir sur la controverse opposant Lukacs et Adorno, en parlant simplement de sa lecture de Kant dans le désert de Joshua Tree, de ma lecture des Remarques de Wittgenstein à Passau, de sa lecture de L’été des sept-dormants de Jacques Mercanton dans un chalet des Alpes vaudoises, de notre lecture comparées des Deux étendards de Lucien Rebatet, de sa septième lecture de Madame Bovary dont la fin de Monsieur l’étreint toujours d’émotion, de ma lecture de Lumière d’août un après-midi d’été place Paul Verlaine à Paris où il commença de pleuvoir des gouttes chaudes sur mon livre, de sa lecture de Céline à Trona (California) enfin de ma lecture des Feuilles tombées de Vassily Rozanov au Pincio de Rome ou au jardin du Luxembourg ou à Central Park  ou sur un banc de Brooklyn Heights ou dans une librairie  tokyoïte du quartier de Kanda, et voici que je lui récite par cœur :

    « J’aime le thé, j’aime rajouter des petits bouts de papier sur ma cigarette (là où elle est trouée). J’aime ma femme et mon jardin (à la campagne). Le livre où je consigne les dépenses du ménage vaut bien les lettres de Tourgueniev à Viardot. C’est autre chose bien sûr, mais ça aussi c’est l’axe du monde, et dans le fond ça aussi c’est de la poésie ».  

    Quentin est verni. Il a eu le bol de naître entre une mère institutrice et un père artiste. Je ne les connais pas mais je vois le résultat : un garçon qui ne tuera pas sa grand-mère par énervement obscur. La grand-mère en question partage avec lui et son père le goût de San Antonio, que je lisais à dix ans moi aussi. Et maintenant j’écoute en boucle Let’s make a night to remember de Bryan Adams dont la voix rauque me rappelle je ne sais quelle orgie tabagique de mes seize à vingt ans, et me voilà reprendre la lecture d’Avenue des géants de Marc Dugain, autre chose sérieuse et riche de pensée expérimentale.   

    Dugain1.jpgMarc Dugain, né en 1957 au Sénégal (cette année où nous avions dix ans et fauchions des San A à la kiosquière des abords du collège de Béthusy, dite La Nénette, avant de les lui revendre), est un écrivain qui fabrique ses livres avec un grand soin d’artisan fabriquant une chaise, une belle et bonne chaise (parfois électrifiée) où s’asseoir pour livre ses livres. Les littéraires le snoberont peut-être parce qu’il écrit clair et net, direct comme on cogne, et que son histoire frise le polar, sauf qu’elle tire plus vers Dostoïevski (que son protagoniste lit dans sa cellule) que vers le thriller standardisé des temps qui courent. Le roman « travaille » la vie réelle d’Ed Klemper, terrifiante histoire relatée par Stéphane Bourgoin dans un livre sur les serial killers qu’il faut lire aussi. Tout cela bien loin de Lambert Schlechter et de ses Chinois ? Pas du tout, car tout de la pensée pratique et de la poésie réelle se tient, n’est-ce pas ?

                Moi qui me méfie naturellement de la mentalité psy, je me suis senti au chaud avec Leitner, le psychiatre qui, dans Avenue des géants, s’occupe du cas du jeune énergumène supérieurement intelligent et sensible qui a flingué sa grand-mère au motif qu’elle l’empêchait de respirer (une vraie calamité, pas meilleure que la mère sadique du garçon), avant d’exécuter le grand-père pour lui éviter trop de peine à survivre. Bienveillant, accompagnant le tueur de quinze ans dans l’exploration de ses enfers intimes, Leitner défend son patient devant ses collègues impatients afin de lui permettre de poursuivre des études, en affirmant que « son intelligence a besoin de fonctionner sur du réel ». Or le grand mérite de ce livre, comme le fut celui de La Malédiction d’Edgar, formidable roman du même  Marc Dugain consacré au malheureux Hoover, est justement de « fonctionner sur du réel ». Et voilà pour la pensée du jour…

    Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 2012.

    Quentin Mouron. Au point d’effusion des égouts. Olivier Morattel, 2011.

    Marc Dugain. Avenue des géants, Gallimard 2012.  

    Et pour la route : True Romance de Quentin Tarentino et Bare Bones de Bryan Adams

  • Dans la cour des abattoirs

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    À La Désirade, ce mardi 11 avril, au retour de cette putain de neige. – Quentin Mouron n’est pas qu’un talent : c’est une intelligence, et teigneuse, enfantine et plus que mature à la fois, solitaire et grave. Je l’ai constaté, encore plus vivement qu’à la lecture déjà poivrée de son premier livre, Au point d’effusion des égouts : au fil de ses aphorismes et, tout récemment dans sa réflexion consacrée à la peur de l’autre se muant en haine et au recours compulsif à une justice de plus en plus intrusive et vénale.

    Le titre de sa chronique, À l’abattoir on ne bande pas, m’a rappelé la tristesse de certaines aubes, quand je prenais le premier TGV de Paris, lorsque le train longeait la cour des abattoirs de l’Ouest lausannois encore en activité ces années-là, à la vue des bestiaux alignés dans le jour poignant, prêts à la tuerie. Je ne me sens pas vraiment l’âme hindoue, mais je ne me suis jamais fait à cette vision matinale, et quant à « bander » pour ça…

    Or à l’opposite, il m’a semblé très nettement, l’autre matin, durant la traque du jeune tueur « islamiste » de Toulouse à laquelle j’ai assisté alors que je regarde de plus en plus rarement la télé, que tout y était fait pour faire « bander » le public. Sans aucune espèce de pitié pour ce cinglé qui n’en a pas éprouvé la moindre pour ses victimes, je me suis senti de son côté plus que de celui de tout ce monde de politiciens et de policiers, de justiciers et de journalistes qui me semblaient littéralement « bander » en attendant l’abattage de la Bête. Tout ça pour dire les équivoques de notre attitude devant la mort annoncée, notre impuissance devant la violence acclimatée (les abattoirs « ordinaires ») ou nous fondant dessus comme l’éclair (le Satan quotidien de l’événement) et l’hypocrisie croissante de nos défenses.

    Mais voici le texte copié/collé de Quentin Mouron : 

     

    « À l’abattoir on ne bande pas

    Le point commun entre le père d’élève qui poursuit le prof de son fils pour « mauvais traitement », la journaliste qui estime avoir été brimée par son patron parce qu’elle est gouine, l’unijambiste-chauve-noir-et-Juif qui réclame le droit à ses différences, les montagnards valaisans au tribunal contre « la plaine » après les votations, les bonnes âmes « censeurielles » coupant à grands ciseaux dans ce qui reste de la presse libre, le gauchiste de plus en plus à droite qui trouve que « cette fois Jean Ziegler va trop loin » ? Ils ne bandent pas. Je  veux parler d’une érection de caractère.

    Chaque jour, des faits divers s’étalent dans les journaux qui mériteraient tous mes rires gras s’ils n’étaient pas suivis de conséquences hideuses : les bottes des flics, des juges ou le lynchage du grand public. Pour me faire mieux comprendre, je vais à partir d’aujourd’hui tenir le compte de ces « affaires » – qui souvent ne sont que de petites blessures d’égo, mini-brimades montées en mayonnaise dans les cuisines mcdonaldisées des journaux à scandale ou dans les épiceries fines et biologiques des moralistes bobos. Et ma boîte de corned-beef, et ma bière en canette et mon sale caractère ? Je ne fais pas plaisir...

    C’est du dedans que l’on s’est ramolli. Qu’on ne peut entendre l’Autre sans lui flairer l’insulte, l’humiliation en coin, le racisme implicite – la bise sans l’attouchement, ni la parole sans harcèlement. Au nom – attention ! – du « vivre-ensemble » ou de l’entente entre les peuples. Et que l’insulte ou l’attouchement, quand ils sont établis, ne peuvent éviter le glaive sinistre de la justice. Et la brutalité policière n’est plus mise en question quand il s’agit de donner suite à notre « affaire ». On va s’entendre à la matraque !

    Le recours systématique au Droit (alors que souvent le coup de poing dans la gueule suffit très largement) est l’expression d’une société qui ne tolère la violence que lorsqu’elle ne peut pas la voir directement – la violence hygiénique des tribunaux et des prisons. Thierry Lévy, dans un petit volume autobiographique, raconte qu’à l’école des types l’ont approché pour lui dire qu’il était un « sale Juif ». Le gamin s’est plaint à son père – Paul Lévy, directeur de la revue Aux Ecoutes – qui lui a répondu : « cogne ». Thierry Lévy ne précise pas s’il a cogné ou non. Il n’a jamais pensé être une victime. Il a croisé des cons, c’est tout. 

    En pleine crise économique, il est singulier qu’on ne se plaigne pas plus frontalement de la paupérisation, de la baisse du pouvoir d’achat, de l’Etat Providence qui se disloque. Singulier que les journaux ne soient remplis que d’orgueils effeuillés. De petits drames d’égo. De harcèlements en demi-teinte. La crise est-elle oubliée, surmontée peut-être ? Ou la vacuité des ventres s’est-elle transformée en fringale juridique ? Bon Dieu ! Du caractère ! Du sang ! Le foutre ! S’indigner pour chacune des gifles que l’on reçoit revient à ne pas voir le les longs couteaux de l'abattoir où l'on est emporté ».

    °°°

                Quentin pointe une nouvelle forme de violence, larvée ou explosive, dans la société contemporaine, et notre façon de la traiter, ou plutôt de ne plus la traiter que par procuration – notre démission individuelle et notre recours à des instances plus ou moins officielles et des institutions actionnées pour tout et rien avec l’appui d’avocats qui en tirent un croissant pactole.

                La situation est confuse et l’on se gardera de trop d’amalgames (le lugubre court métrage de Vincent Ravalec établissant un lien douteux entre les techniques froides d’un abattoir et ceux des camps de la mort), mais la réaction à vif de Quentin me paraît bonne.

                Je me revois dans ce bus de Bruxelles, à sourire tout gentiment à un petit tendron blond, puis à lui dire bonjour Miss Minou, au scandale subit de la mère criant au monstre et au viol. Un geste de plus et c’était la plainte, les flics belges, que sais-je, la Cour royale ou tout de suite: le lynchage public ou médiatique – c’était, précisément, au lendemain de la Marche blanche…   

                Quentin a raison de pointer l’invraisemblable défection du sens des proportions, et l’abdication de tout bon sens, qui aboutit à tous les amalgames. Nos cousins d’Amérique, relayés par quelques auteurs sensés (Philip Roth dans La Tache, notamment) nous ont mis sur nos gardes. Les embrouilles scolaires déférées au Tribunal ne sont pas d’hier aux States. Bien quinze ans qu’un gamin de cinq ans s’est vu menotter et traîner en justice pour avoir joué au docteur avec une petite voisine. Des lustres que les avocats régentent écoles et cliniques, Et pas un jour d’aujourd’hui sans qu’un père d’aujourd’hui soit dénoncé parce que se baignant à poil avec ses enfants. Et voici que la punition pénale pour tout mot de travers à traversé l’Atlantique. Voilà-t-il pas qu’on traîne en justice un parfumeur écervelé qui ose dire qu’il a « bossé comme un nègre »…

                L’abattoir est partout mais c’est avec une langue de coton que nous en parlons. L’abattoir ne fait pas bander physiquement mais le fantasme n’y est que plus saillant. Moins on se supporte et plus on affiche le « vivre ensemble ». On édicte des prescriptions tout en grattant sa plaie. Et ma petite plaie de rien du tout vaut la Shoah, détail historique. Détails hystériques qu’on glane dans les polars pour se donner l’impression qu’on exorcise, alors qu’on s’excite et se surexcite.

                J’ai relu bien attentivement, ces derniers jours, le deuxième roman de Quentin Mouron, intitulé Notre Dame-de-la-Merci, tout en regardant non moins attentivement les films de Quentin Tarantino. Chez l’un comme chez l’autre on use de la violence pour l’exorciser, avec le rire panique chez le premier et l’implication affective chez le second. Le livre de Quentin exprime en effet la détresse de quelques paumés, là-bas dans la tempête québecoise, entre forêt sûres et drogues dures, sans une once de sentimentalisme pour autant. Comme le vieil Hitchcock, le jeune Mouron pointe son museau dans le « film » afin de rappeler que la fiction est une façon de penser la réalité.

    Je retrouve cette même intelligence « poétique » du réel, qui n’a rien à voir avec la poésie poétique dont la sirupeuse mélasse n’est qu’un leurre de plus – et qui « positive » à nous asphyxier -, dans le nouveau roman de Marc Dugain, Avenue des géants, dont le protagoniste est un clone romanesque du tueur en série Ed Klemper. Mais attention les vélos : rien à voir avec un polar, dont le protagoniste exècre d’ailleurs les clichés et les situations stéréotypées. Marc Dugain est un type sérieux et c’est de ce sérieux qu’il nous fait aujourd’hui où les simulacres de sérieux valent les simulacres érectiles de Madame et Monsieur Godemichetons…

    Marc Dugain. Avenue des géants. Gallimard, 360p

  • Traduttore, tradittore

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    À propos de la traduction, laborieuse, du dernier roman de William Trevor, et sur une page de Lambert Schlechter consacrée au passage du chinois à notre langue.    

    Je viens d’aborder la lecture du dernier roman traduit d’un de mes auteurs contemporains les plus chers, William Trevor, intitulé Cet été-là, publié chez Phébus et dont la traduction rend immédiatement un autre ton et un autre son que celles de Katia Holmes. Je suis immédiatement saisi par les atmosphères que Trevor rend mieux que personne sans forcer sur l’adjectif, tout de suite aussi les personnages se dessinent, de cette petite ville de province irlandaise des années 50 où la religion corsète les corps et ratatine les esprits, et dont se détachent bientôt les deux personnages dont on pressent qu’ils vont s’aimer et souffrir. Bref, je retrouve le grand écrivain de Lucy, d’En attendant Tourgueniev et de tant de nouvelles qui lui ont valu, de la part du New Yorker, le titre de meilleur auteur anglo-saxon  de short stories, mais la « langue » de Trevor n’est pas là, je ne dis pas que la traduction est fautive mais à tout moment je bute sur des mots ou des expressions qui sont d’un traducteur laborieux et non d’un interprète transposant dans notre langue celle de l’auteur. Encore heureux que la puissance d’évocation de William Trevor, la poésie de son réalisme, et l’émotion passent en dépit de ces accrocs.   J’y  reviendrai…

    En attendant cela me ramène au 42e feuillet des Lettres à chen fou de Lambert Schlechter, où il est question précisément de cette grande question de la traduction – et d’autant plus cruciale qu’il s’agit ici du passage de la langue chinoise à la nôtre, et voici ce qu’en dit notre épistolier :

    « Nietzsche en français n’a plus toutes ses dents, Racine en allemand perd son âme, Keats en italien devient quelqu’un d’autre, et Ungaretti en flamand trépasse, - que dire alors des auteurs chinois quand on les transvase vers un idiome européen, eux qui écrivent une langue, comme disait Armand Robin, « sans substantif, sans adjectif, sans pronom, sans verbe, sans adverbe, sans singulier, sans pluriel, sans masculin, sans féminin, sans neutre, sans conjugaison, sans sujet, sans complément, sans proposition proncipale, sans subordonnée, sans ponctuation »…

    Wen Tingyun, pour évoquer le départ au petit matin d’un voyageur, écrit les vers suivants, mot à mot : Coq-chants, chaume-auberge, lune / Homme- empreinte, planches-pont, givre, deux fois cinq signes – et pour transmettre ces dix idéogrammes (dix syllabes) vers notre langue, Simon leys aura nesoin de 53 mots (71 syllabe) : « Tandis qu’on voit encore un restant de lune au-dessus du toit de chaume de l’auberge, partout déjà on entend le chant du coq. Le voyageur s’est mis en route dès avant l’aube : il a laissé l’empreinte de se spas sur le givre qui couvre les planches du pont », le traducteur interprète, établit des connexions précises  entre ces signes vagues & évocateurs, ce qui en chinois est diffus & ouvert, devient dans notre langue univoque & fermé, le lecteur qui a la prétention de lire des textes chinois en traduction ne devra jamais prétendre qu’il a compris tout ce que le texte chinois comporte, on ne saisit pas l’insaisissable.

    Or c’est ce que je me dis souvent en lisant ces écrivains qui sont plus que d’autres des musiciens de leur langue. C’est ce que je me dis en lisant Cavafis ou Robert Walser en français, et je souris en imaginant, mais peut-être à tort, les traductions de Céline en arabe ou de Proust en chinois…

    Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 2012, 116p.   

  • Au bonheur des enfoirés

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    De la petite histoire d'un livre à paraître. Comment son auteur et son éditeur ont évité un CLASH mortel. Du dépassement de la "montée aux extrêmes" et de la chance de vivre une belle aventure.

    Pour Olivier Morattel, dit le kangourou.

    À La Désirade, ce mardi 10 avril. – L’extravagante chose m’est arrivée en janvier de cette année, quand cet enfoiré d’Olivier Morattel m’a proposé de travailler avec lui. Je le voyais venir sur Facebook. Je me méfiais de lui mais le voir venir me touchait tant il se montrait enthousiaste. J’étais alors en train de composer des espèces de rhapsodies, qu’il se disait prêt à publier. Deux ans auparavant, il avait regimbé devant mon Enfant prodigue, dont la prose le saoulait, mais il avait raffolé de L’Ambassade du papillon et voilà que c’est lui qui revenait.

    Si je me méfiais d’Olivier Morattel, c’était essentiellement à cause de ses goût musicaux et de sa propension délirante au superlatif. Olivier Morattel est un fan absolu, selon son expression, de Led Zeppelin. Or ce groupe bruyant n’a jamais touché le délicat amateur de Schubert et de Bryan Adams que je suis. Le tapage amphigourique de Led Zeppelin offense ma sensibilité d’amateur de blues (surtout Lightnin’Hopkins) et d’opéra italien (surtout Puccini, et  Simon Boccanegra dans le genre hard), mais le mauvais goût du pauvre garçon se trouvait nuancé par sa référence aux écrits spirituels de Maurice Zundel, et puis il y avait cet enfoiré de Quentin.

    Quentin3.jpgQuelques semaines auparavant, en effet, la lecture du premier livre de Quentin Mouron, Au point d’effusion des égouts, avait été mon plus grand bonheur de fin d’année. Je m’étais réjouis comme très rarement de rendre compte de ce livre dans les colonnes de 24 Heures et sur mes blogs, autant que je m’étais réjouis, en 1973, de publier mon premier livre à L’Age d’Homme. Je me sentais extraordinairement proche de ce youngster qui eût pu être mon petit-fils, déjà nous avions échangé une cinquantaine de courriels complices et souvent bien denses, et maintenant Quentin me disait : vas-y, fonce Alphonse, Morattel est un peu cinglé mais il fait son job. Donc je m’y suis mis : en trois mois j’ai bouclé ce nouveau livre à paraître dans quelques jours. J’ai laissé de côté mes rhapsodies qui n’étaient encore qu’un chantier, j’ai repris un ouvrage déjà pas mal avancé mais dont je ne voyais pas qui il pouvait intéresser, intitulé Le Souffle de la vie et constituant la suite, en plus largement polyphonique, de L’Ambassade du papillon, des Passions partagées et de Riches Heures.

    Or trois mois plus tard, alors que le livre, désormais intitulé Chemins de traverse, était achevé, tout a failli capoter entre les deux enfoirés que nous sommes, Olivier Morattel et moi.

    La faute en a été à notre commun souci de bien faire, à nos inquiétudes respectives, à l’organisation fragile voire acrobatique de l’éditeur et à un surplus d’alcool, de mon côté, ce soir-là où je sortais de chez mon cher voisin Pierre G. assez pousse-au-crime en la matière.

    Donc c’est le soir tard, je sors un peu titubant de chez mon voisin et que lis-je sur l’écran de mon Blackberry ? Que je suis censé balancer fissa les dernières épreuves corrigées et revues de mon livre avant Minuit faute de quoi le Bon à tirer le sera sans moi. Du coup le ton comminatoire du message me fait appeler l’enfoiré que je réveille, je lui dis que les épreuves sont encore loin d’être livrables à l’imprimeur, on me répond d’une voix inaudible (une sinusite virale a fait perdre son organe au malheureux) que seul mon retard est en cause, je me défends en arguant que le tapuscrit a été livré dix jours plus tôt que prévu et que c’est de son côté que ça a traîné, le ton monte, l’alcool me fait dire deux ou trois  choses probablement excessives, et le kangourou (c’est avec Quentin qu’on l’appelle comme ça, mais c’est strictement entre nous)  me boucle au nez. Alors je me retrouve dans l’air frais de la nuit préalpine, je me marre doucement, je rentre a casa où je fais un courriel tout conciliant au jeune homme (ce bougre-là pourrait être mon fils, né l’année de la parution de mon premier livre) et je vais me coucher en pensant qu’on rira de tout ça le lendemain.

    Mais pas du tout ! Car le lendemain me parvient un courriel courroucé genre constat de police morale, on me taxe d’inqualifiable et mon langage d’indigne d’un « homme de lettres », on ne veut plus envisager aucune relation amicale avec moi mais uniquement des tractations professionnelles, on me rappelle mes Obligations (alors qu’aucun contrat n’a été signé) et naturellement on annule notre vernissage convivial, point barre.

    Le cher garçon croit me tenir avec son « contrat oral » rappelé par écrit. Mais c’est l’oral que je choisis par téléphone immédiat où je le traite de franc fou dingo et son courriel de produit siphonné. Que s’il croit pouvoir se limiter avec moi à du « professionnel » il se goure. Que je vais tout annuler s’il ne quitte pas illico ce ton de chef des RH de je ne sais quelle Entreprise formatée. Que je lui interdis de publier mon livre dans ces conditions. Que s’il s’obstine dans sa psycho-rigidité j’en avertirai Radio-Vatican et raconterai cette foirade sur le blog de Nadine de Rothschild.

    Je ne vais pas en rajouter car je sens qu’on panique la moindre à l’autre bout du fil, où tout à coup l’on me demande ce qu’on fait alors ? Comme je sens de mon côté qu’on est au top de ce que l’un de mes directeurs de conscience, le bon René Girard, appelle la « montée aux extrêmes », je propose le calumet. On accepte là-bas de s’excuser pour ce courriel débile si j’accepte de m’excuser pour mes trois mots de trop. Ainsi l’enfoiré s’excuse, je m’excuse, nous nous excusons, ils s’excusent et c’est comme ça qu’est surmontée et dépassée ce que René Girard appelle une « crise mimétique », et pourquoi j’ai décidé à ce moment-là de tutoyer bientôt mon nouvel ami Olivier.

    J’ai choisi de publier cette anecdote pour qu’il en reste une autre trace écrite que le courriel énervé de mon éditeur. Quelques jours plus tard, nous nous sommes retrouvés au Locle chez l’imprimeur Louis–Georges Gasser, le type même du maître-artisan comme je les aime, et c’est en toute tranquillité que nous avons procédé ensemble, avec l’aide d’une jeune vestale de la Typo au prénom d’Ingrid, aux dernières corrections de mes Chemins de traverse.  Or je me réjouis de sa parution comme de celle de mon premier livre. La superbe lettre-postface de Jean Ziegler, excessivement louangeuse à mon goût mais généreuse et sincère, ajoute à notre bonheur partagé d’enfoirés convaincus de vivre ensemble une belle aventure. Et ce n’est pas tout : le deuxième livre de Quentin Mouron, meilleur encore que le premier, paraîtra en août prochain. Son titre est Notre-Dame-de-la-Merci. C’est un bref roman de poète réaliste au verbe merveilleusement ajusté et à l’empathie humaine sans faille, comme d’un fiston de Tchekhov ou de Raymond Carver. Et c’est ainsi que le kangourou rebondit !     

  • Rituel

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    Sur les Lettres à chen fou de Lambert Schlechter. De l'art de la citation. De la copie comme exercice de purification. De l'importance de votre prénom. À l'adresse spéciale de mes 1948 amis de Facebook et des 555 à 666 visiteurs quotidiens de ce blog...  

     

    À La Désirade, ce 9 avril, lundi de Pâques. –

    Si vous n’avez pas encore les Lettres à chen fou de Lambert Schlechter sur votre table de nuit, c’est le moment de vous bouger. Pas aujourd’hui puisque c’est jour férié (en tout cas chez nous) ou alors par Amazon.com, mais dès demain chez votre libraire le plus avisé (il en reste) et ensuite musique.

     

    Quant à moi je n’ai qu’une envie, plus encore que de parler de ce livre dont il me semble que bien des pages n’ont été écrites que pour moi, et c’est de tout en citer. Charles-Albert Cingria disait, à ce propos, que la meilleure critique consistait à coudre ensemble des citations, et c’est aussi l’art de Lambert, d’ailleurs, de citer à n’en plus finir les auteurs qu’il aime, Montaigne en tête de peloton. Hélas la place de plus en plus ténue accordée dans nos journaux à la littérature limite, évidemment, cette pratique. Du moins est-elle encore possible sur Facebook et nos blogs , aussi vais-je tâcher de partager un peu plus ce que j’aime des « proseries » de Lambert Schlechter avec mes 1938 amis, après quoi chacun filera sur Amazon ou chez son libraire.

    Je commence par le sixième feuillet de ces Lettres à chen fou qui parle, en somme, des « soldats inconnus » de la  guerre ordinaire que représente pour beaucoup notre simple vie, et qui me rappelle les enterrements de Molière et de Mozart, de Robert Walser ou de cet autre grand lettré que fut Georges Piroué, mis en terre par sa seule compagne et le préposé aux défunts du cimetière :

    « Une ficelle avec une étiquette autour de l’orteil, trois jours dans une armoire froide, puis au petit matin du quatrième jour le transport dans le camion frigorifique vers le grand champ à l’extérieur de la ville, quatre hommes portent la boîte oblongue en bois, puis s’arrêtent devant le caveau en béton, ouvert, les hommes qui portent des gants blancs posent la boîte par terre, passent en dessous deux grosses cordes, soulèvent la boîte, l’amènent au-dessus du caveau, la font descendre lentement en faisant glisser la corde dans leurs mains, puis ils retirent la corde et le caveau est couvert par une dalle de béton, étanchement. Le séjour dans le caveau dure trois mois, réglementairement, puis c’est la crémation. L’être humain est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de traces. Plusieurs fois par semaine le camion frigorifique fait le trajet vers le grand champ aux caveaux à l’extérieur de la ville. Ce sont les morts dont personne n’a réclamé la dépouille. Un groupe de volontaires accompagne le convoi, et quand les quatre hommes aux gants blancs ont fait descendre la boîte dans la terre, l’un des volontaires dit quelques mots à la mémoire du défunt, dont il ne sait rien mais dont il prononce le prénom ».

    J’ai beaucoup aimé recopier ce sixième feuillet des Lettres à chen fou, qui en comptent 103. J’aime beaucoup la description de ce rituel à gants blancs, et la mention finale du prénom me semble relever du sacré. Oui, c’est un rite religieux que Lambert décrit ici. Est-il le propre du Grand-Duché du Luxembourg ? Je l’ignore. Je le verrais aussi bien dans l’Albanie antique de Kadaré, chez Kafka, dans un film japonais ou en Chine. Oui c’est cela, cette phrase est chinoise : « L’être humain est semblable à un rêve printanier qui se dissipe sans laisser de traces. ». Et Lambert Schlechter, d’ailleurs, est un peu chinois, physiquement et spirituellement aussi.

    Je recopierai demain le 42e feuillet des Lettres à chen fou consacré à la traduction du chinois. Ce feuillet me donne le vertige et l’envie immédiate d’apprendre le chinois. Puis je recopierai le feuillet consacré à la musique de Bach que Lambert et sa compagne écoutent nus, ensuite celui qui évoque le peu de souvenirs d’enfance de Lambert. Tout cela rien que pour moi, comme exercice, n’ayant pas sous la main de chapelet…

    Lambert Schlechter. Lettres à chen fou. L’Escampette, 116p.

  • Ceux qui restent ZEN

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    Celui qui affirme que le dragon de printemps est inutile / Celle qui plie et coule et s’appuie sur les coups qu’on lui porte / Ceux qui ont pour devise : « épervier de ta faiblesse, domine ! » / Celui qui exploite ses carences plus volontiers que ses dons / Celle qui reçoit un SMS posthume du poète belge Henri Michaux lui disant : « Toujours garder en réserve de l’inadaptation ! » / Ceux qui se défient des mots prétentieux / Celui qui rêvait du martyre pour échapper à sa condition de Suisse alémanique propret / Celle qui se trouve ce matin une tête chafouine alors qu’un sourire genre Nadine de Rothschild arrangerait tout mais elle l’ignore hélas / Ceux qui ont manqué leur vocation de sainteté par goût excessif du tango / Celui qui recopie cette pensée qu’il va méditer tout à l’heure dans le sous-bois, comme quoi : « Les insectes civilisés ne comprennent pas que l’homme ne sécrète pas son pantalon » / Celle qui a étudié la psychologie du futur ex avant de se faire larguer / Ceux qui voyagent pour ne plus se voir qu’ailleurs / Celui qui se dit ermite (et parfois termite) non sans connaître par cœur les horaires du funiculaire / Celle qui est consciente de cela que la vraie poésie consiste à nommer simplement ce qui est, fût-ce ce fugace rayon de soleil sur la poubelle de l’impasse des Philosophes / Ceux qui savent la « terrible simplicité » genre Chesterton à la veille de Pâques au milieu des œufs peints par ses petits-enfants et leurs camarades de diverses races et couleurs / Celui qui apprend ce matin que le fameux Orwell (auteur de La ferme des animaux et de carnets personnels détaillés sur les faits de chaque jour) possédait une vache prénommée Muriel à laquelle l’herbe mouillée donnait la diarrhée / Ceux qui redoutent le virtuel pour ses effets délétères sur les esprits manquant d’imagination ou d’aptitude à l’allégresse naturelle, etc.

    Image : aquarelle JLK