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  • À la croisée des chemins

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    Pour Lady L., Olivier, Louis-Georges et Jean Z.

    Dans les rues sonores de La Chaux-de-Fonds, ce samedi 21 avril, 2 heures du matin. – Me retrouvant seul par les rues glacées de la ville à la montagne, la tête cognée d’absinthe mais le pied léger sur le pavé lisse, dans le défilé de murs de pierre répercutant les voix de la jeunesse passant de pubs en bars ou en cercles, tout le jour me revient en mémoire et c’est une dernière jubilation au lendemain de la parution de mon vingtième livre dont je me suis réjouis, comme du premier, je ne sais trop pourquoi, avec Lady L. et mes nouveaux amis l’Editeur et l’Imprimeur.

    Morattel5.jpgTout l’heure je me trouvais, avec  Olivier Morattel, dans cette espèce de café-cercle, comme il y en a des centaines dans cette ville sociale et sociable, au milieu d’une dizaine de tables occupées par une cinquantaine de mecs, rien que des étrangers jouant aux cartes, visiblement tous habitués du lieu, des Turcs et des Balkaniques, de probables Somaliens aussi, ne se mélangeant pas tout à fait mais visiblement tous chez eux, l’aimable patron passant seul de table en table – et c’est là qu’Olivier Morattel et moi nous sommes un peu dévoilés l’un à l’autre, mais pas trop, tout naturellement et en confiance, juste ce qu’il faut. Le meilleur de notre relation, jusque-là, s’est établi à travers nos choix et nos rejets communs. J’aime que ce type sensible et très attentif, comme le lièvre aux aguets ou le kangourou flairant le vent de Nullarbor, en rupture de carrière bancaire et se cherchant de nouvelles marques dans l’édition littéraire sans être « littéraire » du tout au sens dont je me méfie, soit à la fois un timbré de rock, un fan de Bécaud et une  espèce de chrétien de gauche  lecteur de Maurice Zundel. L’olibrius pourrait être mon fils par l’âge (il va sur sa quarantaine) mais je le sens aussi vieux que moi et moi aussi jeune que lui, j’ai bien aimé sa façon de se sentir illico à l’aise avec ma bonne amie, j’aime son inexpérience anxieuse et sa frénésie entreprenante, nous avons dépassé l’autre jour une première crise en grands garçons surtout soucieux de La Chose, à savoir le travail fait avec soin et l’amour de la littérature vivante que cristallise non seulement mon livre mais ceux de Quentin Mouron - lequel est pour beaucoup aussi dans notre rapprochement -, bref ce début de collaboration est aussi un début d’amitié et il était juste et bon, au bled natal de Cendrars, que l’absinthe vînt sceller ce début de pacte au milieu d’un concert de langues rocailleuses…

    Avant cela nous avions mangé, et bien, et bu mieux que bien, à la brasserie de l’Hôtel de Ville où nous avons fait plus ample connaissance, Lady L. et moi,  avec l’imprimeur Louis-Georges Gasser qui nous a raconté, après ses débuts en Alémanie et ses tribulations en Afrique du Sud, sa dure expérience des missions d’observateur de l’ONU, à Sarajevo et sur les lieux des massacres et autres charniers de la guerre en ex-Yougoslavie. Comme je venais de lui offrir L’Ambassade du papillon où je détaille mes propres observations, en Croatie et en Serbie, alors que ma bonne amie a elle-même  enseigné notre langue aux jeunes gens victimes de cet affreux conflit, la conversation n’avait décidément rien des mondanités littéraires. Louis-Georges est par ailleurs le type de l’artisan de vieille souche, amoureux de son métier et se déployant également dans l’édition à l’enseigne de G d’encre.

    Je connaissais un peu la Chaux-de-Fonds jusque-là, mais pas du tout assez. Or il ne nous a pas fallu longtemps pour en retrouver le ton de ville horlogère  sans autre banlieue que les forêts et les hauts gazons, dont la construction en quadrilatère à rues se croisant à angles droits, à l’américaine, et l’architecture, combinent les genres montagnard et art nouveau, petite industrie et ateliers indépendants, France voisine et Jura suisse, dans un mélange original et tonique. Il y a, à La Chaux-de-Fonds, une place des Brigades internationales et un Boulevard de la Liberté. Comment dire mieux ?

    Ce qui est sûr  est que je me réjouis particulièrement de voir paraître mes Chemins de traverses entre Le Locle, où est installée l’Imprimerie Gasser, désormais dirigée par Raphaël, fils de Louis-Georges, et la Chaux-de-Fonds où les éditions Olivier Morattel ont leur siège mondial, rue Jardinière, au troisième étage d’un immeuble en pierre sans ascenseur mais à véranda donnant sur le ciel. Le bureau international d’Olivier  se réduit au strict minimum, orné d’un grand poster de Che Guevara marquant l’accointance de l’éditeur de Chemins de traverse avec son postfacier Jean Ziegler…

    À cet instant où, seul dans les rues désertes pleines des rumeurs de derniers noctambules, je rejoins le petit Hôtel du 1er mars où nous créchons, avec Lady L, je me rappelle la vision, une nuit à Paris, de cet  autre homme seul, assis à l’écart sur un banc à attendre la dernière rame de métro, un soir de Salon du Livre. Quoique replié sur lui comme un presque clochard, la tête dans les épaules, visiblement vanné, je l’identifiai pourtant et me risquai à le déranger : ce cher vieux fou de Jean, notre Guillaume Tell gauchiste, cet enfoiré de marxiste mondialiste au cœur grand comme le monde en souffrance !

    Ziegler.jpgOr voici que ce matin même, sur papier à en-tête des Nations Unies, Jean Ziegler m’envoie un petit mot pour s’excuser de ne pouvoir se pointer au vernissage des Chemins de traverse le 2 mai prochain, étant mandaté une fois de plus à d’autres bouts du monde. Comme son père le colonel, j’ai toujours reproché à l’énergumène d’abuser du papier à lettres du Conseil national, à l’époque, et aujourd’hui de l’ONU. Che Guevara lui avait conseillé de mener la révolution en nos murs, « dans le cerveau du monstre ». Mais aller jusqu’à abuser du papier à lettres des pouvoirs constitués ! Sacré Jean… 

    Traverse1.jpgJean-Louis Kuffer. Chemins de traverse; lectures du monde 2000-2005. Olivier Morattel éditeur, 420p.

  • De la rencontre

     

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    Considérations sur un des beaux-arts...


    Pour Lady L. et pour celles et ceux que j'ai eu la chance de rencontrer à ce jour.

    La rencontre est à mes yeux l’un des mystères de l’existence, au même titre que ce qu’on appelle la création. Que tout puisse se transformer d’un jour à l’autre, dans notre vie, et que cela se fasse comme ça, par hasard, hors de toute volonté, par le seul fait d’une intersection non prévue : voici qui paraît à la fois merveilleux, confirmant que la vie a un sens, ou au contraire absurde, si l’on évalue la part d’arbitraire qu’il y a là-dedans.

    Miracle à vrai dire : que celle (celui) que j’attendais au fond de ma déprime soit apparu(e) ! précisément à ce moment où j’allais en finir. Et quelle dérision pourtant : une grève des transports en commun, un téléphone qui l’aurait retenu(e) à l’instant de quitter son studio semblable à un million d’autres (mais dans ce millions il n’y avait qu’elle ou que lui !), une brusque envie de me soulager qui m’aurait éloigné(e) de ce banc public, un détail et LA rencontre ne se faisait pas.

    Or la rencontre s’est faite, et toute ma vie en a été changée. Plus j’y songe, et plus je me dis que cette rencontre devait advenir à ce moment-là, et qu’il n’y a là aucun hasard. Plus même, en me rappelant les autres rencontres décisives qui ont ponctué mon bout de chemin, j’en viens à penser qu’elles participent d’une espèce de plan secret qui ordonne ma destinée.

    Mais comme cela paraît naïf ou prétentieux ! Pourquoi ne pas parler de prédestination tant qu’on y est ? Ou d’un divin entremetteur qui ménagerait à chacun THE Big Rencontre, en toute égalité et fraternité. Hélas c’est justement là que tout cloche, car LA rencontre est le cadeau le plus inégalement partagé qui soit. Tant de gens qui y avaient sûrement droit, et dont le préposé n’a pas daigné s’occuper un quart de seconde !

    Cela étant, je me refuse pour ma part à tout expliquer par le hasard. Il n’y aura jamais de science de la rencontre, mais une prescience me suggère qu’une occulte logique des désirs ou des aspirations, semblable aux lois qui ont fait émerger la vie et la conscience, le sentiment du beau ou la quête de la liberté, a bel et bien présidé à toutes les rencontres importantes qui ont transformé et vivifié mon existence.

    Au même instant, en outre, je me rappelle que le moment magique de la rencontre ne serait rien s’il ne se prolongeait à l’instant ; et que l’éclat du miracle, la figure du mystère comptent moins, en somme, que tout un processus de fertilisation qui s’inscrit dans le temps.

    Il n’est pas, à l’évidence, de vraie rencontre sans fécondation réciproque ni sans fruit vivant. Si je ne t’ai pas rencontré(e) pendant si longtemps, c’est que ma terre était une friche stérile ou que je n’avais rien à semer. Or, dans le temps ajouté au temps, il n’est pas non plus de vraie rencontre qui ne se travaille chaque jour. Tant de Grandes Rencontres présumées qui n’ont été qu’un éblouissement passionnel ou qu’une péripétie sociale. Et tant de rencontres, aussi, dans lesquelles nous croyons être engagés et qui s’épuisent ou s’étiolent au fil des jours faute d’être cultivées.
    Autant dire que LA rencontre n’est rien si elle ne se plie au lent travail constant que suppose tout acte créateur. De la rencontre considérée, alors, comme un des beaux-arts…

  • Les années de sang

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    … As-tu déjà caressé la main d’un pianiste après qu’il a joué, disons, la Sonate posthume de Schubert ? et la main d’une claveciniste, as-tu déjà senti cette douceur sur ta joue ? alors à présent imagine-toi les mains de la harpiste dont on a remplacé les cordes de l’instrument par des barbelés, imagine ces mains sur ton front et tu comprendras ce que mes soeurs et moi nous avons vécu là-bas ces années-là…
    Image : Philip Seelen

  • Gonzalo du lac

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    René Gonzalez a quitté son navire amiral. Mort dans la soirée du 18 avril, le directeur du Théâtre de Vidy laisse un « bâtiment » flamboyant. E la nave va… 

    Le Théâtre de Vidy « au bord de l’eau » magnifique bâtiment conçu par le génial Max Bill,  vient de perdre son capitaine. La « tribu » dont il était le patron incontesté - monarque absolu, selon l’expression de René Zahnd, son second à bord, mais à l’écoute de chacun -, est orpheline. Le public de ce vrai lieu de vie qu’était devenu Vidy en vingt ans, et la Ville de Lausanne, comme à la mort de Maurice Béjart, éprouvent la même tristesse. Finalement vaincu par son « crabe », entré dans sa vie en automne 2007, René Gonzalez est mort sans avoir jamais baissé la garde. Avec un courage exemplaire, à l’occasion de la Journée mondiale du cancer, célébrée au CHUV de Lausanne, il avait témoigné en 2010 de sa lutte contre la maladie. Tout récemment encore, fragile à l’extrême, il avait accueilli à Vidy des Assises de la culture qui ont fait date. Le vieux lutteur n’est plus mais son « œuvre » n’a pas coulé comme le Titanic à cent ans et quelques jours près : sa « nave va » et c’est le moment d’en reconnaître l’envergure exceptionnelle.

    C’est sous le signe de l’ouverture, peu après la venue  à Lausanne de Maurice Béjart en 1987, que René Gonzalez, directeur de théâtre déjà connu en France, a débarqué en nos murs en 1990 à l’appel de Matthias Langhoff débordé par les tâches administratives. Bénéficiant d’un savoir-faire et d’un réseau déjà « monstrueux », Gonzalez venait de refuser la direction du prestigieux Opéra-Bastille dont il avait assuré l’ouverture  quand il intégra l’institution lausannoise, où il allait vite trouver ses marques et, au fil des années, sa maison où il préférera rester en refusant nombre d’invitations plus prestigieuses aux quatre coins de l’Europe.

    Avec l’appui d’autorités lausannoises éclairées (des syndics Paul-René Martin et Yvette Jaggi, à Marie-Claude Jequier aux manettes de la culture, et son homologue cantonale Brigitte Waridel), remplaçant Langhoff dès 1991, René Gonzalez a véritablement « construit » l’actuel Théâtre de Vidy en combinant une programmation artistique d’envergure internationale et une stratégie économique originale.

    Armateur et  flibustier…

    De fait, alors que les subventions publiques représentent le 80% du budget des maisons françaises ou européennes comparables à Vidy, René Gonzalez a « inventé » un système de coproductions et de tournées, dans le monde entier, qui lui permettent de générer assez de « rentrées » pour que les subventions ne représentant que 40% de son fonctionnement. Sa formule en raccourci : à 500 représentations à Lausanne, 600  à 700 s’y ajoutaient en tournées. Cet aspect peu connu du théâtre de Vidy, plus grand exportateur suisse de spectacles dans le monde, aura marqué l’apport du René Gonzalez « entrepreneur », ou « armateur » aux pratiques évoquant parfois le « flibustier », voire le « voyou », selon les termes de son second à bord…

    Mais il faut souligner aussi le  véritable « artiste de la programmation » qu’était René Gonzalez, dont le souci artistique passait souvent avant la « starisation » au goût du jour. De très grands noms du théâtre européen ont certes défilé à Vidy, des metteurs en scène Peter Brook, Benno Besson, Luc Bondy ou Thomas Ostermeier, mais cet amoureux du théâtre, qui avait compris tout jeune qu’il ne serait jamais lui-même ni comédien ni metteur en scène, était aussi à l’affût des « jeunes pousses », tels les Romands Julien Mages ou Dorian Rossel, autant que des nouvelles formes issues du cirque (de Zingaro à James Thierrée) ou des recherches de toute sorte.

    L’âme d’un lieu de vie

    Soutenu dans sa maladie par l’amour des siens (il était père de trois enfants et cinq fois grand-père), René Gonzalez, attaché à son théâtre au bord de l’eau autant qu’à sa retraite dans les Cévennes, incarnait l’âme vivante et vibrante d’un « paquebot » à l’équipage très soudé, avec René Zahnd et Michel Beuchat en grand artisan de la technique, l’omniprésente Barbara Suthoff pour l’ « international » et Thierry Tordjmann à l’adminsitration, entre beaiucoup d'autres.

    C’est d’ailleurs à Thierry Tordjmann, en duo avec René Zahnd, qu’a été confiée la direction intérimaire du Théâtre de Vidy, dont la prochaine saison porte encore la signature du patron. Une réflexion sera engagée par la Fondation pour le théâtre et la Ville de Lausanne, sur la succession de « l’accélérateur de poésie » que fut René Gonzalez

      

    Edito de 24 Heures: Blues au bord de l’eau

    Le capitaine est mort. Le paquebot du Théâtre de Vidy est ces jours en rade, le temps de faire son deuil - avec son équipage et ses milliers de « passagers » -, d’une belle aventure, avant de nouveaux appareillages.

    René Gonzalez, à 69 ans, a finalement succombé au « crabe » qu’il défiait depuis 2007. Resté presque jusqu’au dernier jour sur le pont du fameux théâtre « au bord de l’eau », dont il a fait un foyer de création théâtrale au rayonnement européen et même mondial, celui qu’un de ses pairs a qualifié d’ « accélérateur de poésie » a quitté sa tribu de Vidy qu’il préférait aux maisons prestigieuses lui proposant leur direction. Ainsi avait-il débarqué à Lausanne, en 1990, après avoir refusé de diriger le « monstre » de l’Opéra Bastille, qu’il avait inauguré. Comme Béjart avait tourné le dos à Bruxelles et Paris, René Gonzalez trouva à Lausanne un lieu propice à ses rêves d’ « armateur » de théâtre, artiste en programmation, passeur de talents éprouvés autant que de « jeunes pousses ».  

    Après Charles Apothéloz, grand « théâtreux » issu de notre terre, auquel succédèrent le  dandy rebelle Franck Jotterand et le génial et brouillon Matthias Langhoff, René Gonzalez a fait de Vidy un lieu de découverte et de partage sans pareil en Suisse romande. Avec une équipe plutôt restreinte (même ténue, comparée aux institutions mahousses des grands pays voisins), mais rodée et soudée, une capacité rare de concilier gestion inventive et aventure artistique, le « roi René », monarque absolu au cœur de communiste peu repenti, laisse un héritage encore ouvert au grand large. Et c’est ainsi que « la nave va »…

           

     Ces textes ont paru dans l'édition de 24Heures du 20 avril 2012.

  • Le mot CELA

     

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    Il faut tomber longtemps, avant de tomber sur sa propre image dans un miroir, pour s’apercevoir que le Nom qu’on entend prononcer à tout moment partout où on est correspond à ce que désigne le mot CORPS, qui ne sera d’ailleurs jamais bien clairement défini ni bien distinct de ce que désigne le mot ÂME. Or, on avance à tâtons, et chaque aube on retombe dans cette même difficulté d’exprimer ce que signifie le mot CELA, comme, tout enfant, lorsqu’on regarde une lettre inscrite sur un cube, dans son parc à barreaux, puis une autre, puis d’autres encore dans la soupe aux lettres ou sur les étiquettes des objets, et ces lettres accolées forment des mots comme Le Rêve et ces mots sont déjà des sortes de choses.

    Qu’est-ce que CELA? Cela seul à vrai dire, cette question et ce mystère, ce besoin de savoir et d’irradier ensuite me fait revenir avant chaque aube à ma table avec autant d’incertitude attentive que de curiosité de l’âme et du corps, puis de satisfaction du corps et de l’âme, comme à consommer une fusion ou une effusion – cela seul me lance en avant comme la première semence lance en avant l’impubère qui se demande devant son premier sperme: mais qu’est-ce diable que cela? Où s’arrête mon corps? Tiens, l’odeur de ma petite sœur n’est pas la même que celle de mon grand frère! Celui-ci sent plutôt le fromage frais, celle-là plutôt l’abricot, comme notre mère sent le matin la pommade Nivea et notre père la verte eau de Cologne 4711.

    Cela forme un premier cercle contenu dans le carré du petit parc délimitant le premier territoire où nous tombons, lui-même contenu dans le dédale de pièces et de couloirs et d’escaliers et de retraits de la maison, elle-même contenue par le quartier et le quartier par la ville et la ville par le pays et le pays par les autres pays et les autres pays par le monde et le monde par la mappemonde du Petit Larousse dans lequel je tomberai quand je serai sorti du parc, et le ciel désigné par le mot LÀ-HAUT qui désigne aussi la demeure de celui que désigne le nom de Dieu, censé contenir tout ça.

    Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges d’enfant et d’adolescent: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.

    Dieu te voit. Dieu t’écoute. Dieu te protège. Dieu te punira, si. Dieu va te récompenser, si. Dieu ne sera pas content, si. Dieu sera triste, si. Le bon vieillard chenu. Le proprio toujours malcontent. L’œil dans un triangle. Le doigt pointé. La terrible voix. Le père sévère, ou pas. L’attentionné pépère, ou pas. La petite voix ou le tonnerre. La petite voix plus intime à toi-même que toi ou le Jupiter tonnant, le Yaweh des nuées. Le Juge Suprême. Celui qui nous attend Là-haut.

    Alors que devant le mot CELA je reste seul et muet, comme si je me voyais moi-même sans miroir, de dos ou du dedans, visible les yeux fermés ou invisible à l’œil nu.

     (Extrait de L'Enfant prodigue, récit paru en 2011 aux éditions d'autre part)

    Image: Adolf Wölffli.

     

  • C'est arrivé près de chez nous

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    L’enfance volée de Markus Imboden, succès phénoménal outre-Sarine, dévoile une forme d’esclavage longtemps pratiqué en Suisse.

    C’est arrivé chez nous: dans notre pays « au-dessus de tout soupçon », entre 1800 et 1950, des enfants orphelins, de parents divorcés ou de « filles-mères », ont été placés dans des familles d’accueil contre rémunération et, parfois, utilisés comme des bêtes de somme, maltraités, battus, violés.

    Souvent occultée, admise pour des motifs de crise économique, cautionnée par les autorités civiles ou religieuses, cette sombre réalité nous revient aujourd’hui en pleine figure avec L’Enfance volée, le dernier film du réalisateur bernois Markus Imboden (né en 1955), déjà vu par plus de 220.000 spectateurs alémaniques.

    L’émotion, mais aussi l’indignation sont au rendez-vous de ce film parfois bouleversant, dont les beaux paysages  rassurants contrastent avec la dureté des paysans auxquels deux ados - un garçon et une fille dans la quinzaine-, ont été confiés.

    Sans donner dans la caricature opposant bourreaux et victimes, L’Enfance volée montre bien la difficulté de survivre des paysans, autant que leur misère morale ou sexuelle : le père trimant comme un damné et fuyant dans l’alcool, la mère compensant sa frustration par des claques, le fils beau et salaud exerçant son « droit » de cuissage sur la gamine pour se venger de sa propre humiliation.

    Baissant la tête en apparence, le jeune protagoniste (admirablement campé par le jeune Max Hubacher), orphelin placé dans cette famille avec l’assentiment aveugle du pasteur, ne vit que pour son accordéon, dont il joue merveilleusement ; et Berteli, enlevée à sa mère et confiée aux mêmes paysans, ne pense qu’à fuguer avec lui avant d’être violée.

    Pour les défendre,  il y a la jeune institutrice débarquée dans ce bled perdu de la campagne bernoise, que l’esclavage des jeunes scandalise et qui essaie d’alerter les autorités. Mais le pasteur est lâche, et les services sociaux lointains. Il faudra la mort tragique de Berteli pour « actionner » la police...

    Enfin le happy end du film fait penser à celui de Vitus, autre film suisse à succès de ces dernières années, signé Fredi M. Murer. Ainsi retrouvons-nous le jeune accordéoniste dans la figure d’un musicien adulé,  en Argentine, qui a réalisé son rêve de gosse humilié. Belle histoire où l’on sort son mouchoir, mais la réalité documenté de L’Enfance volée, représentant environ 100.000 enfants, secoue et scandalise au-delà du film ! 

    Le succès de celui-ci aura permis à de nombreux « enfants loués » de parler de leur passé et de se retrouver. 150 d’entre eux se sont ainsi réunis à Berne à l’occasion d’une projection spéciale. Nul doute que le public romand fasse à son tour bon accueil à ce film poignant et nécessaire…

     Imboden2.gifCote critique. ***

  • Yvette Z'Graggen pour mémoire

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    Comptant au nombre  des écrivains romands les plus appréciés du public, la romancière genevoise s’est éteinte dans sa 92e année.

     

    «Quand je ferme les yeux, un petit cinéma se met en marche dans ma mémoire, je regarde des images en noir-blanc que je croyais effacées», écrivait Yvette Z’graggen dans Juste avant la pluie, dernier paru de la vingtaine de livres que compte son œuvre, abondamment prisée et primée en Suisse romande. Evoquant un premier amour sans lendemain avec un bel Allemand, à l’été de ses dix-huit ans, ce récit autobiographique entremêle tribulations personnelles et péripéties de l’Histoire du siècle passé, comme il en va de la plupart de  ses ouvrages, dont les plus fameux : Un temps de colère et d’amour (L’Aire, 1980), Les années silencieuses (L’Aire, 1982), Cornelia (L’Aire, 1985), Changer l’oubli (L’Aire , 1989), La Punta (L’Aire 1992) ou  Mathias Berg (L’Aire, 1995, best-seller en nos contrées avec plus de 60.000 exemplaires vendus).

    Avec Alice Rivaz, Anne Cuneo ou la Lausannoise Mireille Kuttel, Yvette Z’Graggen aura particulièrement marqué la littérature romande de la deuxième moitié du XXe siècle par un regard socialement « engagé », au sens existentiel plus qu’idéologique, et un double regard incisif sur la condition des femmes, observée au fil des générations,  et sur les «oublis » et autres dénis de notre mémoire commune, notamment dans les relations de la Suisse avec l’Allemagne. Son parcours personnel l’y aura aidée.

    Née en 1920, fille d’un dentiste d’origine alémanique et d’une mère issue d’une famille viennoise, Yvette Z’Graggen vit ses parents endurer la crise économique et, dès 1941 et après la guerre, accomplit diverses missions pour la Croix-Rouge internationale en Italie et en Tchécoslovaquie. Parus en 1944, ses deux premiers romans, L’Appel du rêve et La vie attendait, évoquent la vie des jeunes gens qui avaient vingt ans en Suisse pendant la guerre, où les femmes ne sont pas reléguées au second plan.

    «Mes sœurs de papier ne sont pas des féministes pures et dures, bien qu’elles aient vécu à une époque de militantisme, de révolution sexuelle », écrit encore Yvette Z’Graggem dans Juste avant la pluie. « Elles reflètent pourtant, chacune à sa manière, l’évolution de la femme pendant plus d’un demi-siècle. Elles ont essayé de combattre l’ignorance, l’hypocrisie, les préjugés qui régnaient encore à l’époque de leur enfance».

    « Grande fraternité »

    Très active dans le milieu culturel et littéraire romand, Yvette Z’Graggen fut une pionnière, à la Radio Suisse Romande, en sa qualité de productrice, de la défense et de l’illustration de nos auteurs alors qu’il n’était souvent de bon bec que de Paris. Touchant à tous les genres, du roman à la nouvelle, elle composa également de nombreuses pièces radiophoniques. Par delà la retraite, elle collabora encore sept ans durant avec Benno Besson à la Comédie de Genève. Maîtrisant parfaitement les langues allemande et italienne, Yvette Z’Graggen signa également diverses traductions, notamment de La Vallée heureuse d’Annemarie Schwarzenbach et des poèmes de Giorgio Orelli. Grâce à son fidèle traducteur, Markus Hediger, son oeuvre rayonne également dans les pays de langue allemande.

    « C’est une grande Dame qui s’en va », relevait hier son éditeur et ami Michel Moret, directeur des éditions de L’Aire. « Heureusement, il nous reste ses livres écrits avec limpidité et toujours empreints d’une grande fraternité. »

    Un temps de colère et d’amour

    Sur la base de deux tranches de journal intime, Yvette Z’Graggen revisite son enfance à partir du reflet que lui en donne l’image de sa propre fille adolescente. Comparant les circonstances historiques, elle évoque aussi les relations qu’elle entretenait avec sa propre mère. Il en résulte un aperçu de sa jeunesse et de la Suisse de l’époque face aux totalitarismes.

    L’Aire, 1980. Prix de la Bibliothèque pour tous ; Prix Alpes-Jura.

     

    La Punta

    Un autre très grand succès d’Yvette Z’Graggen : la plongée dans le rêve brisé des retraités petits-bourgeois qui espéraient gagner leur paradis dans un biotope idéalisé, sous le ciel clément de l’Espagne.  L’histoire d’un couple genevois qui vit, de manière opposée, la liberté et la nouveauté de leur condition. À partir d’une observation crue des rivages bétonnés, l’empathie de la romancière se fait émotion.

    L’Aire, 1992. Prix des auditeurs de la Radio suisse romande.  

    Matthias Berg

    En juin 1994, Marie, vingt-quatre ans, observe un vieil homme qui jette du pain aux moineaux : Matthias Berg. Elle est venue de Genève, où elle est née, pour le rencontrer. Tandis que le face-à-face se prolonge, des voix se croisent dans la tête de Marie: elles lui racontent une histoire dramatique qu’elle n’a pas vécue, de sa grand-mère allemande, Beate, et celle d’Eva, sa mère, devenue Suisse mais qui n’a jamais pu se libérer du passé.

    L’Aire, 1995