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  • On dirait le Sud

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    … Si je fais moi-même mon marché ? mais comment donc, mon chéri, le marché c’est la nature en ville – j’adore le marché, d’ailleurs regarde ces oranges là-bas, c’est tout le Sud les oranges, ah mais non, tiens, ce sont des tomates, mais c’est aussi le Sud les tomates, eh quoi ? tu me dis que ce sont des kakis, mais c’est encore plus le Sud, si ça se trouve, les kakis, mon chéri…
    Image : Philip Seelen

  • Top Forme

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    …C’est clair que le Surhomme, tel que l’a vu et incarné Nietzsche - cet athlète complet -, est à la Pensée ce que le ressort est au jarret : un esprit sain dans un corset qui le gaine et le tient et le presse et le soutient - non mais regarde cette cuisse et ce jarret d'acier, on sent que ça réfléchit là-dedans, et ce genou de marbre, et ce mollet qui bande et cet arc de la posture et ces barres de chocolat, nom de diou c'est là qu'on voit que la Sorbonne va se la jouer Dieux du Stade...
    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (15)

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    De l’allégresse. – Cela me reprend tous les matins, après le coup de noir de plus en plus noir, c’est plus fort que moi, c’est l’ivresse de retrouver tout ça qui va et qui ne va pas, non mais c’est pas vrai: j’y crois pas, ça pulse et ça ruisselle et ça chante - c’est pour ainsi dire l’opéra du monde au point qu’on se sent tout con d’être si joyeux…

    De l’obstination. – C’est dans la lenteur de la peinture qu’on entre vraiment dans le temps de la langue, je veux dire : dans la maison de la langue et les chambres reliées par autant de ruelles et de rues et de ponts et de voix s’appelant et se répondant par-dessus les murs et par-dessus les langues, - mais entrez donc sans frapper, nous avons tout le temps, juste que je trouve de quoi écrire…

    D'une fausse évidence. – Je ne suis bien qu’avec toi, mais la plupart du temps je n’y pense même pas, je me crois seul, je crains ton indifférence, je n’ose te déranger, tu as beau dire que tu t’impatientais de me retrouver : je me suis fait à tant d’absence de tous et à tant de distance de tous entre eux, loin des places et des conversations – et dans l’oubli de tant d’heures partagées j’allais me faire, sans toi, à cette prétendue fatalité de la foule esseulée…

    Image: En Engadine, aquarelle JLK.

  • Sciences Nat'

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    …Il en va, jeunes filles, de la mystérieuse séquence d'espace-temps suivant immédiatement le Big Bang, désignée sous  l’appellation conventionnelle de Mur de Planck, comme il en est de la non moins énigmatique sortie de la durée linéaire succédant à la rupture de votre Hymen - Mademoiselle de Fontenay, voulez-vous bien vous retenir de jouer l'effarouchée ! -, au point qu’il est  scientifiquement fondé, s'agissant aussi bien de  l’infiniment grand de l’Univers que de votre cursus intime à chacune, de conclure à l'indiscernable fusion/fission quantique d’un AVANT et d’un APRÈS…

    Image : Philip Seelen

     

  • Pensées de l’aube (14)

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    Pour Françoise Ascal

    De l’élitisme. – C’est en effet à toi de choisir entre ne pas savoir et savoir, rester dans le vague ou donner aux choses un nom et un nouveau souffle, les colorier ou leur demander ce qu’elles ont à te dire, les humer et les renvoyer au ciel comme des oiseaux bagués, enfin tu sais bien, quoi, tu n’en ferais pas une affaire douteuse s’il s’agissait de course chronométrée ou de progrès au Nintendo, tu sais très bien enfin que c’est bon pour tout le monde…

    De la page blanche. – Et maintenant vous allez cesser de me bassiner avec votre semblant d’angoisse, il n’y a qu’à vous secouer, ce n’est pas plus compliqué : secouez l’Arbre qu’il y a en vous et le monde tombera à vos pieds comme une pluie de fruits mûrs que vous n’aurez qu’à ramasser - une dame poète dit quelque part que «les mots ont des dorures de cétoine, des pigments de truite arc-en–ciel », elle dit aussi que «sous leurs masses immobiles vibre la vie», et aussi qu’«il suffit de les soulever, un à un, avec précaution, comme on lève les pierres au fond de la rivière pour voir apparaître ce qu’on ignorait», alors basta…

    Des parfums. – Ce serait comme une chambre noire dans laquelle il suffirait de fermer les yeux pour revoir tout ce que tu as humé dans la maison pleine d’odeurs chaudes de l’enfance, au milieu du jardin de l’enfance saturé de couleurs entêtantes, dans le pays sacré de l’enfance où ça sentait bon les ruisseaux et les étangs et les torrents et les lacs et l'océan des nuits parfumées de l’enfance…

    Peinture: W.H. Turner

    Pour lire Noir-racine de Françoise Ascal: http://remue.net/spip.php?article2517

  • Le souffle du roman anglais

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    Bien plus qu’en France, les romanciers britanniques captent la réalité multiple, intime ou collective.

    Le constat s’impose : en dépit de rentrées pléthoriques, le roman français fait pâle figure en regard de son homologue british. Manque d’ouverture au monde et de pugnacité critique, mais aussi de curiosité, d’empathie humaine et de souffle poétique, manque aussi du simple plaisir de raconter dont le récent roman de Salman Rushdie, L’Enchanteresse de Florence, est l’éclatant exemple. Autant que les « métèques » de sa Majesté, tel l’immense V. S. Naipaul ou le « Paki » Hanif Kureishi, dont le regard extérieur a été d’un apport décisif, la satire selon Swift ou le réalisme poétique à la Thomas Hardy continuent d’inspirer les nouvelles générations. Ian McEwan l’illustre bien, dont l’irrésistible dernier roman, Sur la plage de Chesil, ressaisit les prémices intimistes de la révolution sexuelle des sixties avec une tendre lucidité.
    Lucide, lui aussi : Jonathan Coe. Très caustique à ses débuts, avec Testament à l’anglaise, conjuguant immédiatement tableaux de mœurs et fresque d’époque marquée par la politique, le wonderboy du roman anglais des années 80-90 poursuivit sur cette lancée satirique avec Bienvenue au club et Le cercle fermé. Avec La pluie avant qu’elle tombe, le ton du quadra change en revanche. Son nouvel opus est baigné de mélancolie et conjugué au féminin comme un roman de Rosamond Lehman, grande romancière d’avant-guerre à laquelle il rend implicitement hommage. Voici de fait Rosamond, protagoniste du roman, qui vient de se suicider non sans s’être confiée au magnétophone à Imogen, son arrière-petite cousine aveugle, en commentant une vingtaine de photos qui « fixent » ce qu’elle a vécu depuis l’époque du Blitz anglais - trois générations de femmes revivant la même malédiction de la haine maternelle, entre autres. Sans pasticher l’auteure de Poussière, Jonathan Coe déploie une prose fluide et lancinante (l’ombre fugace de Virgina Woolf passe aussi entre les lignes) où la sensualité lesbienne le dispute aux peines et aux frustrations, au fil d’un récit très émouvant, mélodieusement noir.
    Jonathan Coe. La Pluie, avant qu’elle tombe. Traduit de l’anglais par Jamila et Serge Chauvin. Gallimard, coll. Du monde entier, 254p.

    LireMitchell.jpgDoux oiseau d’adolescence

    On pense à L’Attrape-cœurs de Salinger en se plongeant dans l’univers chevaleresque et candide, violent et doux de Jason le bègue, enfant de notre époque (plus précisément l’an 1982, sous le règne de Maggie Thatcher) zigzaguant entre la sauvagerie campagnarde et les nouveaux mythes de la télé, entre autres multiples références. Après son étonnante Cartographie des nuages, le quadragénaire David Mitchell revisite ici le passage délicat de l’enfance à l’âge d’homme avec une profusion truculente, du point de vue de l’observation, que traduit une langue jouant bien, malgré les écueils de la traduction, sur les registres de l’oralité «djeune», tout en modulant des sentiments tendres ou cuisants, ici liés à la mésentente des «vieux». L’adolescence a beau achopper aux nouvelles mœurs, avec l’attirance entêtante de la sexualité précoce (le protagoniste n’ayant que 13 ans), elle n’en reste pas moins romantique – Jason publie ainsi des poèmes sous le pseudo d’Eliot Bolivar dans le journal paroissial... Janus biface, le personnage, très attachant, rappelle enfin Mark Twain et Roddy Doyle…
    David Mitchell. Le fond des forêts. Traduit de l’anglais par Manuel Berri. L’Olivier, 473p.


    LireBurnside.jpgMon père, cette énigme…
    Qui a jamais connu son père ? se demandait le grand romancier américain Thomas Wolfe, et la question se charge d’une résonance cruelle, sur fond de trivialité coupable, dans ce roman sombre et magnifique de l’Ecossais John Burnside, dont on se rappelle Les empreintes du diable au climat fascinant, découvert l’an dernier. Il suffit de l’innocente question d’un autostoppeur du nom de Mike, en quête de son propre père, pour confronter le narrateur aux abysses des relations le liant à son paternel violent et alcoolique, qu’il entreprend alors d’évoquer en affabulant. Ce premier détour par le mensonge n’est qu’un premier pas dans un dédale où la dissimulation a empêché toute relation claire du fils avec le père, pour des motifs qu’on découvre au fil des pages, incitant de plus en plus à l’écoute indulgente.
    John Burnside. Un mensonge sur mon père. Traduit de l’anglais par Catherine Richard. Métailié, 307p.



    Sheers1.jpgAu cœur de l’humain

    Le premier roman d’Owen Sheers, poète gallois déjà reconnu, fait figure de découverte à la fois par sa thématique, relevant de l’histoire-fiction, son approche des êtres au plus vif des sentiments, sa prise en compte parfois insoutenable des tragédies individuelles, et la qualité de sa langue simple et belle, d’une poésie très évocatrice, sans effets ni chichis.

    En fin de volume, Owen Sheers raconte dans quelles circonstances il a eu l’idée, en travaillant avec un vieux maçon du pays de Galles qui lui évoquait les préparatifs amorcés, en 1940, pour une éventuelle résistance contre l’invasion allemande, dans les « montagnes noires », d’imaginer cette Résistance anglaise dont on estimait alors l’espérance de vie à une quinzaine de jours. Or, à partir de cet improbable canevas, Owen Sheers développe une « uchronie » prenante et parfois bouleversante, où le point de vue des femmes de la vallée d’Olchon, qui découvrent un matin que tous leurs hommes ont disparu pendant la nuit, alterne avec celui des soldats allemands chargés de mission spéciale en ces lieux. Sous la direction de l’officier Albrecht, ancien d’Oxford, la patrouille des cinq soldats va nouer, avec les femmes, des relations inattendues, quoique naturelles, humaines, vraies.
    Dans Le complot contre l’Amérique, Philip Roth imaginait les conséquences d’une prise de pouvoir pro-nazie aux USA, Owen Sheers, lui, pose une question qui, de son pays, nous conduit au cœur de l’humain, comme dans Le silence de la mer de Vercors. A lire absolument…
    LireOwenSheers.jpgOwen Sheers. Résistance. Traduit de l’anglais par Bernard Hoepffner. Rivages, 411p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 31 janvier 2009.

  • Privilèges

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    …Tu te rappelles mai 68 à la rue Gay-Lussac ? De dieu ce que ça massait : c’était bien parti pour la Révolution, tu te souviens les barricades et tout le tremblement, le vieux monde qui s’effondrait, tout qui devenait possible, l’imagination au pouvoir et l’avenir radieux, et pourtant le gens de l’INETOP ont pas bougé, tu vois ça: quarante ans après y restent aussi vissés à leurs passe-droits que les camarades du CNAM ou du CEDEPRO…
    Image : Philip Seelen

  • Ma Seine et mon ciel

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    Lettres de l’Imagier (5)

    Paris, ce 28 janvier 2009.

    Cher compère de l’Alpe,

    Parti ce matin en bicyclette à la chasse aux images pour nourrir nos panopticons, du côté du Quai d’Ivry, j’ai surpris ma grande Seine pleine de ses eaux couleurs sépias messagères de mauvaises crues quinteuses. En ces jours frileux et tout pisseux de janvier où ses riverains se terrent at home, ravagés par le myxovirus influenzae, le teint terreux que charrie mon fleuve préféré inquiète ses rives qui, à l’égal des cordons de CRS, craignent des débordements.

    Certains jours, quand Paris et ses rues me saturent les yeux, j’aime bien venir là où le dieu Ra se fait plus libéré. Partant du Pont de Tolbiac, je remonte la rive droite plein soleil, je longe les quais du Port de Bercy à bicyclette, avec Montand en rengaine. Je pédale sur le sentier qui se faufile timide et coincé, entre les tentacules de l’échangeur engorgeant la pénétrante A 4 grouillante de véhicules qui fuient le périphérique, et les ponts jumeaux Nelson Mandela, pour rejoindre l’Ile Martinet et son quai aux chalands. Là je surplombe le i grec que forme le confluent de la Seine et de la Marne en bataille de célébrité avec sa sœur.

    En ce jour sale de janvier les couleurs ont viré au tirage noir blanc affiné par les nuances infinies de ses gris. Les nuages grisaillent lourds les deux bords du courant. Les Hachelems ouvriers d’Ivry, désuets et rabougris, avec leurs faces reblanchies à la va-vite, et les neuves tours vertes, vitreuses et prétentieuses abritant des blaireaux de classe moyenne qui leur font face, sur la rive de Charenton le Pont, affichent tous un sommet coupé au brouillard. Les nuages gorgés de pluies filent en pelotons serrés sans se désunir sous les coups appuyés du suroît.

    Imagier10.jpgCondamné sans sursis à subir les rincées, en fuite sur mon vélo, poursuivant des moinelles aux virevoltes culbutées et chahutées par les rafales, je cherche refuge dans l’abri de mes amis Sans-logis situé au dessous des structures lourdes et inquiétantes de l’A 4. Longeant à contresens le flux régulier des huit pistes bouchonnées par les multiples candidats aux Castorama et Mammouth du coin, je surgis à bout de souffle et trempé dans le trou béant, sous le courant incessant des bagnoles.

    Je crie un salut et le vide de la cavité me fait écho. Seul martèle le silence ce rythme typique, battu en basses sourdes, lancinant, émis par le roulement des essieux en résonance sur les joints du macadam routier au-dessus de ma tête. Les matelas humides, entassés là, sortent de leur solitaire langueur hivernale et m’observent, surpris de trouver si tôt dans l’année un candidat nouveau à leur crasseux moelleux… La caverne de Platon de mes SDF est vide. Nada et personne pour seule présence.

    Dépité de ne pas trouver là les immuables Polonais de Jacek et de sa bande de zozos enchaînés à leur ivresse douce mais qui font toujours un accueil chaleureux à mon couple aguicheur de Krakowska, le populaire saucisson de Cracovie et de Vodka à l’herbe de bison que j’achète pour eux chez Bogdan Fedorczak, le traiteur de Lvov réfugié à Noisy le Sec.

    Même la si solide et si solitaire Irène, pourtant, toujours là au Nouvel An, s’est envolée, emballée dans son inséparable sac de couchage de l’armée américaine, sa deuxième peau, ce cadeau, dit-elle, de son Luis, un soldat républicain et ibère de la Buena, cette compagnie de pionniers espagnols de la Colonne Dronne qui la première libéra Paris, établi au Kremlin Bicêtre après la Libération.

    Ces disparitions soudaines sont l’œuvre d’une patrouille du Samu Social. Lucien Petit-Breton, venu piger qui poussait des cris dans le vide, vivant là à demeure dans sa cabanette toute faite de matos Ytong, ces parpaings synthétiques récupérés dans la déchetterie du Casto du coin, confirme. Petit-Breton, semblant vivre là à l’année, petit aristo des sans-logis, le visage disparaissant sous sa barbe densément hugolienne et sa forêt infinie de cheveux gris, est fier de son cabanon réfugié dos au mur monumental, soutien de la grande bretelle. Dans son neuf mètres carrés, il est au sec, il se chauffe, s’éclaire et cuisine avec le jus qu’il pique aux WC dames de l’aire de repos située juste au-dessus de son toit de papier goudronné, grâce à la complicité aveugle des hommes de l’entretien qui lui concèdent cette habile dérivation pendant les mois en r.

    - Philou, tu les trouveras tous aux Malmaisons, à l’hébergence d’urgence. La Maraude les a fait embarquer à cause des risques de gel et d’inondation par ici. Tu sais que le coin est précaire. Moi je reste, si je pars je perds tout et tout ce qui me retient dans cette vie est ici. J’ai ma Seine et mon ciel pour moi seul. C’est mon paradis. On cause un peu tous les deux. Lucien en a besoin, la solitude recherchée lui pèse aussi. Il me l’avoue. Son confort minimum lui coûte cher.

    Imagier9.jpgLe départ de ses voisins de cloche l’a laissé face à face avec une solitude trop ample à vivre pour lui seul. Ces jours ici, avec cette météo plus personne ne passe sur le quai. Pour la manche c’est comme pour le mercure proche du dessous de zéro.
    - Là, plus fort que ceux du Grand Bleu, je touche les grands fonds, qu’il me lâche. Il cache ses yeux sous le front posé délicatement sur les deux genoux, qui battent la mesure d’un air qu’il est le seul à entendre, ou il tremble de solitude, je ne saurais le dire.

    Touché par son accueil et ne trouvant aucun mot utile à lui dire, je lui réponds tout en silence lui laissant dans ses mains froides et noires de tristesse un des paquets de gris et le Rizla + de Luxe, papier à cibiche que j’avais amené pour Irène la rouleuse. Enfin je me déleste de la moitié des Krakowska prévues pour la bande à Jacek, tout en lui coulant le demi du litron d’Herbe de Bison dans un kilo de rouge usagé qui échappera ainsi aux gosiers des Slaves pour l’instant disparus.

    Resté bredouille à la recherche de mes autres amis de l’Ile Martinet, j’affronte alors de face, sur mon deux-roues à mollets, les coups de brise violents qui transforment mon retour sur la colline du XIIIème en col de première catégorie. Arrivé aux Malmaisons, je cherche mes amis, mais personne ne répond à mon appel. Il est 15 heures et le centre d’urgence est fermé pour ravaudage d’hygiène. « Il n’y aura personne avant la nuit tombée », m’informe d’autorité une gardienne qui me pense demandeur d’urgence. « Vous pourrez prendre votre douche, votre lit et votre paquet repas juste avant le 20 heures, qui n’est plus le 20 heures », me précise-t-elle, mais le JT de 19 heures 57. Tout en essayant de trouver un sens à sa remarque, j’ai déjà entamé une recherche géographique de mes nomades du bitume.

    Mais mon quartier n’est pas si vaste et les sans-logis qui le fréquentent ne sont pas si difficiles à retrouver, tant leurs habitudes quotidiennes sont attachées à des lieux précis et restreints. Je tombe sur Jacek. Il est seul. Il a déposé son impressionnante carcasse, aussi haute que large, à même le bitume de Massena, à la hauteur de la Tour de Messine, trente étages de HLM brut occupés par le petit peuple asiatique du quartier. La nuit est tombée, il bruine.

    Jacek semble se réchauffer, son corps déployé sur une maigre et coupante ventilation du métro. Une impression de lointaine chaleur, empreinte des odeurs de pneus chauds exhalées par les rames bondées à ces heures et défilant toutes les trois minutes, à la verticale, trente mètres sous lui, semble le satisfaire. Emmailloté dans des dizaines d’étoffes coloriées et disparates, il s’est bordé de bouteilles vides ou à moitié pleines, il ronfle. Je n’ose le réveiller. C’est le Nouvel An chinois et les rafales de mille pétarades résonnent sur les vingt tours du quartier. Rien n’y fait.

    Jacek doit déjà être en Pologne à Cracovie, accoudé à son bar préféré, plaisantant lourdement avec sa bande de zozos sur la serveuse ukrainienne fraîchement débarquée. Je lui glisse le demi restant de vodka et sa part de Krakowska au milieu de son si maigre édredon d’étoffes. La bruine a cessé, un temps essoufflé, le vent froid s’est bien repris. Il est 17 heures 57 encore deux heures avant le JT de 19 heures 57 sur les écrans d’urgence aux Malmaisons, mais sans Jacek.

    L’Angliche, comme tout le monde le surnomme dans le quartier c’est Kenny. Il doit atteindre les deux mètres. A toutes les saisons, ce géant, rare survivant sans doute des anciens Britons, porte la même veste bleu matelassée, et les mêmes jeans. La tonsure épaisse de ses cheveux poivre et sel cache mal son front, ses joues, son nez et ses lèvres bouffies et rougies comme si un incendie couvait en permanence sous son visage. Du matin au soir il n’est jamais couché, jamais assis. Il est éternellement debout regardant un horizon qui nous échappe à tous. Le matin à l’entrée ouest de l’Allée Marc Chagall. Dès midi, tout l’après midi et pour la soirée à la sortie du parking de la Rue Gandon.

    Imagier8.jpgIl est debout. Parfois un cartable sous le bras contenant une bibine d’alcool fort. Il est debout. Il sourit quand on le salue ou qu’on lui adresse une pièce ou la parole. Il est debout. Il répond dans un sabir indéchiffrable rappelant un anglais lointain. Il est debout. Au milieu de la nuit il disparaît. Le matin on peut le retrouver à l’entrée ouest de l’Allée Marc Chagall. Il est debout. Et ainsi de suite années après années. Il est debout. Nul ne peut dire s’il se souvient quand il est apparu dans notre entourage pour la première fois. Il est debout. Sans doute il y a longtemps. Il ne manque jamais un jour. Toujours debout. Sentinelle de lui même.

    Irène je la retrouve devant son Picard, la succursale de la chaîne du froid de l’avenue d’Italie à côté du square du Moulin de la Pointe où est apposée la plaque commémorant les républicains espagnols de la colonne Dronne pénétrant Paris pour la libérer. Débrouille, elle a trouvé une tente Quechua qu’elle a fixée à la sortie de l’air chaud des climatiseurs de Picard. Elle est pénarde. Son visage encore un peu rose blanc de sa dernière douche accueille déjà, avec réticence les premières traces du souillon noir de la vie en rue. Ce soir elle chante à tue tête Les Rois Mages en Galilée, sa chanson préférée, dont elle connaît toutes les paroles. Son paquet de gris me vaut une pause dans le massacre du tube de Sheila et une accolade infinie. Je rougis devant les passants surpris par cette scène d’effusion toute en chanson. On se quitte.

    M’en retournant chez moi, par le Square Hélène Boucher, une silhouette à terre, appuyée contre la paroi de la station des bus desservant les banlieues sud, un gobelet à monnaie entre les jambes, me rappelle quelqu’un. C’est Lucien Petit-Breton. Il est de retour en ville au milieu des lumières muettes et de la course sourde des gens pressés. - Bonjour Messieurs Dames vous n’auriez pas une pièce ou deux s’il vous plaît ? Pour lui les affaires reprennent. On se salue de loin, un rien complices. Lui non plus n’ira pas aux Malmaisons assister tout propre au JT de 19 heures 57.

    La pluie s’est remise à mouiller. Il fait froid. Je suis trempé et transi. De retour ici pour t’écrire cette lettre, et avant de démarrer, je me prépare un café grande tasse.

    A bientôt le Préalpin,
    Philip.

    Images: Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (13)

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    De la lecture. – Moi c’est comme une lumière qui montrerait tout à coup les couleurs du vitrail, un livre, c’est comme une fleur de papier qui s’ouvre dans l’eau, ou c’est comme l’eau que tu découvres toute nue et toute fraîche et toute froide et toute belle après le coup de hache dans la glace du torrent…

    De la délicatesse. – Toi je vois que tu ne supportes pas les compliments et la lèche des médias et des gens importants, après ton concert, te retenant cependant de ne pas leur sourire de tes vieilles dents de divine pianiste à peu près aveugle, et c’est en souriant sans être vu que je reste si longtemps à t’observer de loin, te penchant à l’instant vers notre enfant qui s’excuse de te déranger avant de t’offrir son bouquet de pensées…

    De la bienveillance. – À ces petits crevés des fonds de classes mieux vaut ne pas trop montrer qu’on les aime plus que les futurs gagnants bien peignés du premier rang, mais c’est à eux qu’on réservera le plus de soi s’ils le demandent, ces chiens pelés qui n’ont reçu que des coups ou même pas ça : qui n’ont même pas qui que ce soit pour les empêcher de se vilipender...

    Image JLK: Savoie le soir. Huile sur toile.

  • Spleen

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    …Paraît qu’il s’appelle Manoel, il est super beau mais il a personne, parle à personne et personne ose plus lui demander ce qu’il fait là sans jamais utiliser les machines, personne non plus n’ose lui dire qu’il gêne, vu qu’il est trop beau et qu’il gêne pas, moi je me demande juste s’il va pas sécher avec toutes ces 10 minutes qui passent sans qu’il les voie passer…
    Image : Philip Seelen

  • L’été 77

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    …On l’avait trouvée par hasard dans un tas de gravats, derrière les chiottes du camping, ça faisait comme une grosse motte, on a cru que c’était une potiche, on l’a nettoyée, on trouvait ça plutôt spécial, même que ça faisait peur à Loute, moi je me suis dit que ça ferait un cendrier marrant, et puis quoi, c’était nos premières vacances en Turquie, ensuite à la douane on l’a planquée sous le panier de la chienne, jusqu’au jour où le parrain de Loute qui a fait des études nous a dit que c’était la Vache du Ciel et qu’il nous en donnait 1000 euros, alors là j’ai dit ça roule Raoul - et maintenant paraît qu’il est aux Arts Premiers, notre cendrier…
    Image : Philip Seelen

  • Pensées de l'aube (12)

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    Du miracle. – Ce n’est pas que tu n’attendais rien, car tout en toi n’est qu’attente, ce n’est pas que tu n’espérais ni ne désirais plus : c’est que c’est apparu tu ne sais comment, que c’était là comme au premier matin du monde, là comme un arbre ou un torrent, frais comme l’eau tombée du ciel, surprenant comme un chevreuil dans la lumière diaprée de l’aube, doux et léger comme la main du petit dernier que tu emmènes à sa première école, bon comme le pain sans rien, beau comme les vieux parents s’occupant des enfants de leurs enfants - enfin ce que tu veux qui te fait vraiment du bien, et à eux…    

     

    De l’envie.- Ne sachant pas qui ils sont eux-mêmes, et n’estimant rien de ce qu’ils sont, ils n’ont de cesse que de dénier aux autres le droit de croire en ce qu’ils sont ou à ce qu’ils font, et c’est alors ce ricanement du matin au soir, ce besoin de tout rabaisser et de tout salir, de tout niveler et de tout aplatir de ce qui menace d’être ou d’être fait, cependant ils restent aux aguets, inassouvis et vains, impatients de ricaner encore pour se donner l’illusion d’être…   

     

    De l’emmerdeuse.- Tu es France en ton nombril parisien, tu te prends toujours pour la référence au milieu de ta cour de pédants bien peignés, et je t’aime bien, mais on manque chez toi d’Irlande des champs et d’opéras villageois, on manque de paysans siciliens et de furieux Japonais, on manque de saine colère et de mélos indiens, on manque de vrais méchants et de vraies mégères, tu gardes tes gants jusque dans les mauvais lieux de tes romans guindés, tu es pincée et tu prétends désigner seule ce qui mérite de te mériter, sans voir que tu te fais seule, en effet, et que tu te fais ennuyeuse à ne pas laisser la vie de tes propres villes et villages te surprendre…

     

    Peinture: Thierry Vernet.

  • Fétichisme

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    …Et voici le cabinet secret de notre poète, qui en a toujours interdit l’accès à toute autre personne que lui-même, et encore ne se supportait-il qu’en pantoufles champenoises, or voici, Mesdames et Messieurs, le double secret du génie de Paul Claudel: la poupoule de peluche Violaine, flanquée de l’Amanite photophore…
    Image : Philip Seelen

  • Code CH

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    …En conformité avec la nouvelle réglementation de la circulation des personnes sur le territoire de la Confédération, les panneaux indicateurs de nos gares et aérogares, lieux susceptibles d’afflux de population étrangère incontrôlée, seront désormais lisibles par nos seuls citoyens et tout individu pourvu de la clef de décodage remise sur simple examen de solvabilité…
    Image : Philip Seelen

  • Du slam pour Vera

    Dorota3.jpgTchatche ou crève, de Dorota Maslowska, au Cabaret Tastemot. Découverte de l'enfant terrible de la nouvelle littérature polonaise. Suivie d'une rencontre avec Vera Michalski.

    « Hep, vous, là, il est temps, allez, réveillez-vous, écoutez un peu l’histoire d’un incendie dans une chaussure, écoutez, c’est l’histoire d’une jeune femme hideuse avec un corps de chien… »
    Ainsi commence, en trombe verbale, Tchatche ou crève de la jeune Polonaise Dorota Maslowska, roman très oral et choral d’une sale gamine des mauvais quartiers de Varsovie, dont le nom avait déjà fait le tour au cap de ses 20 ans, après la parution de son premier livre, Polococktail Party. On a comparé son apparition à celle de Sagan, et sa matière brutalement « sexy » à celle d’un Henry Miller. L’apparentement de son écriture et de son énergie au hip hop et au slam évoque également les petits-enfants anglo-saxons ou néo-russes du grand Céline. Dans un entretien publié par la revue Transfuge, Dorota Maslowska confiait modestement à Oriane Jeancourt Galignani : « La littérature polonaise, en dehors de moi, ne produit pas grand-chose en ce moment ». Passons sur la provoc, rappelant celle de jeunes Russes se la jouant destroy ou du vieux Bukowski pré-punk : par delà le turbulent phénomène, Maslowska a bel et bien un tempérament d’écrivain à cinglante « papatte », qui tire une prose vibrante et vivante, d’un lyrisme grinçant, du dépotoir actuel, partiellement localisé dans le Bronx varsovien que représente le quartier Praga. Autour de celui-ci, au fil d’une acid story gratinée, tourbillonne la « tchatche » du monde comme il va, entre paysans clochardisés et gens de médias « foutraques », mannequins à la peine et psychiatres à la gomme…
    Pour lire et dire la prose hyper-rythmée de Dorota Maslowska, la comédienne Delphine Horst et la rappeuse Zelga conjugueront jeudi soir leurs talents. En fin de soirée, l’éditrice Vera Michalski, patronne de Noir sur Blanc, où a paru Tchatche ou crève, parlera de son métier et de ses auteurs.
    Lausanne, Cabaret Tastemot, Théâtre 2.21, salle 2. Jeudi 29 janvier, dès 20h. Entrée libre. Bar.

    Dorota Maslowska. Tchatche ou crève. Traduit du polonais par Isabelle Jannès-Kalinowski.

    Editions noir sur Blanc, 2008, 141p.

    Dorota Maslowska. Polococktail Party. Noir sur Blanc 2004, et coll. Points No P1472.


  • L’empire d’une passion


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    Entre Lausanne, Paris et la Pologne, Vera Michalski développe, à l’enseigne de Libella, un groupe éditorial de plus en plus influent, regroupant Noir sur Blanc, Buchet-Chastel, Phébus, Maren Sell et Anatolia. Rencontre.

    L’éditeur parisien Jean-Pierre Sicre, qui lui en veut férocement… d’avoir sauvé Phébus, sa maison littéraire au prestigieux catalogue, l’appelle « la femme à la hache ». Vera Michalski « tueuse » ? L’appellation cadre mal avec le style et les choix de la co-fondatrice des éditions Noir sur Blanc, crées à Montricher en 1986 avec son mari polonais Jan Michalski pour jeter un pont vers ce qu’on appelait alors l’Autre Europe. De la même façon, le qualificatif de « riche héritière », que d’aucuns ressassent pour minimiser son mérite en rappelant son lien familial avec l’empire Hoffman-Laroche, ne saurait éclipser l’exigence intellectuelle et littéraire qu’ont fait valoir les Michalski en élaborant le catalogue de Noir sur Blanc avant de racheter les légendaires éditions Buchet-Chastel (où parurent Henry Miller, Lawrence Durrell ou Roger Vailland) et de les revitaliser complètement, sauvant en outre Phébus de la faillite et accueillant tout récemment la collection Anatolia de Samuel Brussell.
    Entre ses bureaux de Lausanne, la parisienne rue des Canettes où une cinquantaine de personnes collaborent à Buchet-Chastel, Varsovie et Cracovie où deux établissements publient les auteurs occidentaux en traduction (de Cendrars à Bouvier, en passant par Naipaul ou Eco), et la meilleure littérature polonaise, Vera Michalski « règne » en déléguant volontiers, tout en gardant la haute main sur la gestion et les choix décisifs. Ainsi est-elle en train de lire elle-même Les Bienveillantes de Jonathan Littell pour décider si, oui ou non, elle en assumera l’édition polonaise. Autant dire qu’elle reste très attentive à l’actualité littéraire internationale.

    - Que vous inspire la pléthore de la rentrée française ?
    - J’estime qu’elle signale, malgré tout, la vitalité de la lecture autant que la propension à s’exprimer. Evidemment, je compatis avec les libraires, mais je pense que cette profusion reste positive. Cela étant, à la dernière rentrée de printemps, les chiffres ont été très mauvais dans l’ensemble de l’édition sur mai et juin parce que le public s’est focalisé sur certains titres, comme le Da Vinci Code, et cela n’est pas bon.
    - Qu’est-ce qui vous pousse à faire de l’édition ?
    - C’est une des métiers les plus captivants qui soient. Je reste fidèle à l’option que nous avions formulée avec mon mari dès le premier catalogue de Noir sur Blanc : découvrir de jeunes talents et rendre justice à des auteurs injustement oubliés. D’abord focalisés sur la Pologne et la Russie, nous avons élargi notre aire. Du vivant de Jan, il nous manquait ainsi l’ouverture à la littérature française. D’où l’idée de faire revivre Buchet-Chastel. Notre intention était surtout d’en relancer la partie littéraire en faisant appel à des gens compétents, notamment Pascale Gautier qui a donné une « ligne » claire à sa collection , avec des auteurs tels Cookie Allez, Philippe Ségur ou Philipe Lafitte. Nous avons également repensé la non-fiction, avec de la géopolitique et de la philosophie, des essais, des biographies de musiciens et de la poésie, ainsi que la série des Cahiers dessinés, que dirige Frédéric Pajak, qui me tient très à cœur et où vont paraître un ouvrage de Pierre Alechinsky et les dessins de Dürrenmatt. Enfin, j’ai été ravie de publier Robert Littell, le père de Jonathan, dont le roman consacré à la CIA, La compagnie, a été un succès.
    - Comment avez-vous vécu la campagne de dénigrement de Jean-Pierre Sicre vous traitant d’ambitieuse tyranique ?
    - Jean-Pierre Sicre est un grand éditeur et un piètre gestionnaire, c’est connu. Après que nous avons renfloué sa maison en difficulté, il m’a demandé lui-même de la racheter, en pensant qu’il pourrait continuer d’agir à sa guise. J’aurais aimé qu’il reste jusqu’à sa retraite, en ce mois d’octobre précisément, mais il s’est comporté d’une façon telle, en pratiquant les calomnies et la menace, que j’ai été obligé de m’en séparer et de le remplacer. Ce qu’il aurait aimé, c’est qu’on paie et qu’on se taise. Il nous a d’ailleurs longtemps considérés comme ses « banquiers suisses », avec une morgue humilmedium_Czapski8.JPGiante. J’ai pourtant gardé la confiance de Daniel Arsand, directeur de collection, et ma nouvelle directrice, Helène Amalric, travaillera dans la continuité du catalogue de Phébus. Sicre n’est pas le premier « fondateur » à mal vivre la fin de son aventure !
    - Jusqu’ou pensez-vous vous développer ? Visez-vous d’autres acquisitions ?
    - Non : je crois que nous avons atteint, aujourd’hui, une dimension qui correspond à mes possibilités. Mes moyens financiers me donnent la chance de faire ce que j’aime, et je n’ai de comptes à rendre à personne, mais je ne fais pas de mécénat pour autant. J’aime que des lmedium_Czapski70001.JPGivres difficiles à vendre, malgré leur qualité littéraire, soient « aidés » par des ouvrages de plus large intérêt public. Je ne suis pas contre les « coups » éditoriaux, mais ce n’est pas ma priorité. En fait, je continue à faire de l’édition comme j’y suis venue avec Ian, par goût, par curiosité, par plaisir et en essayant de propager cette passion.

    Joseph Czapski. Proust contre la déchéance, premier livre paru à l'enseigne de Noir sur Blanc, en 1987.

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24Heures du 4 octobre.

    Portrait photographique de Vera Michalski: Florian Cella.

  • Pensées de l’aube (11)

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    De l’attention. – Il ne sera pas de vraie vie sans prendre le temps de s’arrêter, rien de bon ne se fera sans observation – car «observer c’est aimer» disait ce poète qui y prenait tout son temps sur les sentiers buissonniers – rien de bien ne sortira de cette agitation distraite et de cette précipitation sans autre suite qu’un ensuite précipité vers sa propre répétition…

    De l’attente. – Je n’attends pas de toi le moindre compliment, tes congratulations ne sont pas une réponse, tes félicitations tu peux te les garder autant que tes révérences si tu ne t’engages pas à parler à ton tour, car c’est cela que j’attends de toi, mon ami (e), ce n’est pas que nous nous félicitions de nous féliciter parmi, ce n’est pas que tu me trouves ceci ou que je t’estime cela – ce qui seul compte est que tes questions répondent à La Question à laquelle j’ai tenté de répondre, et que tu vives de la lettre que je t’envoie comme je vivrai de la tienne, non pas en échos d’échos mais à se dévoiler l’un l’autre tout en se lâchant sans lâcher du regard La Chose qui seule compte…

    Des égards – Nous n’avons pas besoin de grades, mais de regards, nous n’avons pas besoin d’être regardés, mais nous avons besoin d’égards et de vous en montrer sans relever vos grades, nous ne serions pas à l’Armée ni à la parade de l’Administration : nous serions au Café des Amis et nous parlerions simplement de la vie qui va, à ton regard je répondrai par les égards dus à ton rang de personne, mon regard te serait comme une élection sans autre signe que mon attention, à parler sans considération de nos âges et qualités, nations ou confessions, nous nous entendrions enfin…


    Image : ce que je vois de ma fenêtre, ce matin.