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  • Maurice G. Dantec, poète tragique

    De Cosmos Incorporated au Théâtre des opérations  

    A La Désirade, ce dimanche 2 octobre . – Jamais je n’aurais imaginé, avant de lire Cosmos incoporated de Maurice G. Dantec, le choc profond et sans précédent, depuis ma découverte à vingt-cinq ans de l’œuvre de S.I. Witkiewicz, qu’a représenté pour moi cet extraordinaire voyage intérieur, que je prolonge depuis quelques jours par la relecture intégrale de cette œuvre à côté de laquelle j’ai passé à peu près complètement jusque-là. J’avais certes vu qu’il y avait quelque chose dans Les racines du mal, sans dépasser la cinquantième page, ensuite de quoi Babylon Babies et Villa vortex m’avaient attiré-repoussé sans plus de succès, alors que Le théâtre des opérations me semblait essentiellement mégalomane, sans que je n’y regarde d’assez près, sans doute dérangé par les apparitions médiatique du personnage, les polémiques qu’il a suscitées ou, plus récemment, ses prises de position pro-américaines lors de la guerre en Irak et ses déclarations dans un journal israélien, où il se présentait en "guerrier chrétien-sioniste", me paraissant d'une pose extravagante et peu crédible... disons à la Marc-Edouard Nabe.
    Or, reprenant plus sérieusement la lecture du Théâtre des opérations, après celle de Cosmos incorporated , je découvre un tout autre homme, que je dirais essentiellement tragique et candide, qui cherche avec acharnement une base solide sur laquelle fonder son œuvre, où il se sent appelé à « tout dire », exactement comme le fut mon cher Witkiewicz, et qui travaille inlassablement à concilier ses intuitions majeures et les contradictions de son intelligence et de sa sensibilité hyper-poreuse, de sa culture de rejeton d’un monde déstructuré et de ses aspirations plus profondes, telles exactement que je les ai vécues, comme d’innombrables jeunes Occidentaux, depuis ma propre adolescence imbibée de rock et de contre-culture autant que de grandes lectures à rebrousse-temps.
    Et voici ce que je lis à l’instant en écoutant sonner les cuivres du 2e Concerto brandebourgeois qui nous suggère si fort que l’être humain est plus qu’un tas de viande avariée : «Toute ma vie, et je crois toute ma jeunesse surtout, c'est-à-dire jusqu’il y a peu, fut marquée par cette terrible contradiction : je vécus partagé entre l’attirance pour les « matrices » fusionnelles positivistes et révolutionnaires, et la nostalgie d’un ordre inconnu et originel, oublié depuis longtemps, et dont seules d’infimes traces nous parviendraient encore, comme par miracle, dans quelques vieux textes, d’ultimes traditions en voie d’extinction »…
    Au moment où il a découvert Les Particules élémentaires, comme il le raconte dans le même livre, Dantec a éprouvé un ébranlement profond, qui l’a paralysé pendant plusieurs jours. Sans partager du tout les positions philosophiques de Michel Houellebecq, il reconnaît la bonne foi et l'originalité de son pair avec une générosité qui l’honore. Or tous deux font également horreur à toute une smala de gens de lettres, en France d’aujourd’hui, et je me l’explique ainsi : c’est que tous deux ont mal à leur époque et le disent sans précautions, tous deux, avec des moyens très différents, ont conservé cette révolte et ce sens du sacré et du tragique qui ne suscite plus , chez tant de nos contemporains, que sarcasme - tous deux étant, sous le couvert de leur épouvantable pessimisme, en quête d’une île possible qui ne soit pas le fadasse « coin de ciel bleu » de la positivité béato-nihiliste…

  • Une passion partagée

    Au lecteur, amie, ami, de ce blog

    A La Désirade, ce samedi 1er octobre. – Il y a quatre mois que j’ai ouvert ce blog, sans trop savoir ce que je faisais. Cité dans La République des Livres par Pierre Assouline à propos du Passe-Muraille, le journal littéraire que quelques amis et moi publions à Lausanne, j’ai découvert ce nouveau moyen de communication et me suis aperçu, moi qui suis archinul en technique, que c’était un jeu d’enfant, gratuit qui plus est, de créer son blog dans une structure organisée à cet effet, en l’occurrence le domaine HautEtFort de BlogSpirit. Comme je me trouvais, alors, en train de transférer mes nombreuses archives (des milliers d’articles et de nombreux textes personnels publiés ou inédits) d’un ordinateur sur un autre, je me suis dit que certains écrits pouvaient intéresser encore des amateurs de littérature éparpillés aux quatre vents et ne lisant pas les journaux où je sévis. En outre, et surtout, ce vecteur me permettait de prolonger d’une nouvelle façon les carnets que je tiens tous les jours et dont j’ai publié déjà deux tranches de 500 pages, L’Ambassade du papillon en 2000 et Les Passions partagées en 2004. De moins en moins intimes, achoppant plutôt à mes lectures quotidiennes, à mes interrogations, à mes rencontres et multiples expériences, ces carnets pouvaient se vivre, sur un blog, dans une immédiateté qui correspond en partie à l’idée que je me fais de la littérature, non du tout d’un bavardage envahissant à propos de n’importe quoi mais d’une ressaisie dans l’instant de ce que Peter Handke disait la « sensation vraie », et que l’écrivain russe Vassily Rozanov pratiquait en notant ce qu’il ressentait, au besoin, sur une semelle de savate ou sur un billet d’autobus, sans fioritures ni retouches « sous la chandelle ».
    Or je me suis pris au jeu de cet exercice quasi quotidien, que j’essaie de tenir à égale distance du clabaudage salonard et de la rumination autiste. La participation, il y a quelques années de ça, à un Forum littéraire sur Hotmail, m’a fait découvrir les écueils de ces échanges plus ou moins masqués, où les discussions tournent souvent à l’aigre ou au malentendu, avec des jeux de pouvoir ou des embrouilles psychologiques assez vite lassants.
    Ce qui m’a encouragé à continuer, c’est le crescendo des visites faites à ce blog, soit un peu moins de 1000 à fin juin et un peu plus de 7000 à fin septembre, cela représentant à peu près 250 à 300 lecteurs quotidiens qui passent parfois des heures en « ma » compagnie. Je présume que ces chiffres sont dérisoires par rapport à d’autres sites, mais cela m’est complètement égal : je n’y pense même pas, sinon pour ce fait que cet embryon de public m’engage et, parfois, me répond. C’est un atout à mon sens capital du blog que son ouverture à l'échange. La tchatche ne m’intéresse guère, une fois encore, mais c’est par ce blog que j’ai rencontré Bruno, 17 ans, qui a publié son premier (et superbe) article dans Le Passe-Muraille, c’est par la communauté Littérature que j’ai découvert de vrais lecteurs éparpillés de Paris à Bergerac ou de Saint Julien en Genevois à Lausanne, du Pays d’Enhaut au Québec ou à Calgary, entre autres multiples zones, et je ne sais rien de plus vivifiant que d’entendre le moindre écho vivant dans l’océan d’indifférence et de blasement des temps qui courent…
    Autant dire que je vous remercie, lecteurs occultes, amis de la nuit et du jour qui partagez ma passion de lire…

  • Tu seras un mec, ma fille…



    A propos de Boys, boys, boys

    La trentenaire qui se raconte dans ce récit effréné nous quitte, larguée sans comprendre pourquoi (!) en chantant à tue-tête la chanson de Renaud « elle était socialiste, protestante et féministe, un peu chiante et un peu triste, institutrice » et c’est en effet son portrait craché de fille hyper-décidée à instaurer « la puissance pour tous » au niveau de l’individu (pas très important) et du couple traditionnel qui « prive un peu plus les filles d’une parole déjà confisquée », mais surtout à l’égard du collectif dont l’instance prime à ses yeux. Ce qui la fascine en effet, chez les garçons, par lesquels elle enrage de ne pas être traitée tout à fait en égale, c'est le groupe sainement coude à coude au fond du café, la discussion, si possible politique, le concret, le « réel », les fins de soirées aussi genre les héros sont jamais fatigués. Or elle-même se voudrait encore plus « virile » qu’eux, rêvant d’un couple « branché sur le monde » auquel elle donnerait le rythme en « gérant » la relation « dehors/dedans », excluant tout signe extérieur de tendresse. Ce volontarisme néo-féministe, établi comme un «programme » sur les cendres de ses relations (plus ou moins saphiques) avec les filles, se déploie en ces pages avec une crâne non moins que pathétique détermination, dénuée de tout humour et crispée sur les « on doit » et autres « il faut ». Très bien filé au demeurant, ce premier livre de Joy Sorman est à l’image de sa protagoniste : nerveux, teigneusement efficace, non sans candeur naïve et signalant, à son corps défendant, la misère de telle pseudo-libération…
    Joy Sorman. Boys, boys, boys. Gallimard, 134p.

  • Que la mort n'existe pas


    Lecture de Cosmos incorporated (7)

    J’étais en train de lire la fin de Cosmos incorporated en écoutant le Te Deum d’Arvo Pärt lorsque je suis tombé sur ces mots : « Vous savez bien que la mort n’existe pas ». Le contexte du chapitre dans lequel ces mots sont prononcés, autant que le fait que ces mots constituent le titre exact (Que la mort n’existe pas) de la dernière partie de mon propre dernier livre paru, Les passions partagées, où j’évoque les derniers jours et l’agonie de ma mère - tout cela m’a plongé dans un mélange de profonde mélancolie et de joie paradoxale, lesquelles  imprègnent aussi bien les cinquante dernières pages de ce livre complètement renversant, où je lisais encore une page plus loin «l’Amour tue la Mort, l’Amour est capable de vous rendre insensible, non à lui-même mais à son antimonde, à ce qui n’est pas réel, et qui pourtant modèle la réalité du monde. Seul l’Amour est réel… »
    Et de fait, malgré les multiples « prodiges » que ploie et déploie la narration follement complexe et non moins cohérente du roman de Maurice G. Dantec, qu’on pourrait dire une fiction nourrie de conjectures scientifiques plus encore que de la science fiction, c’est bel et bien de réalité qu’il s’agit là, en tout cas c’est ainsi que je le perçois, à la fois physiquement et métaphysiquement, comme je ne l'ai perçu chez aucun autre écrivain à ce point d’incandescence et de vertige depuis Witkiewcicz, génial visonnaire polonais des années 20 dont la conception de l'humanité future aliénée et massifiée restait essentiellement mécaniste dans son catastrophisme, sans rien de la composante poétique, religieuse et mystique des projections imaginaires de Dantec.
    J’avais pensé naguère, en lisant les déclarations de celui-ci dans les journaux, que sa position spirituelle affichée de "chrétien sioniste" relevait de l’idéologie d’emprunt ou du plaquage de pacotille, mais il n’en est rien : c’est visiblement un vrai converti, sous ses dehors d'allumé sauvage, qui emprunte autant au réalisme pur et dur de Thomas d’Aquin qu’aux positions de rupture d'un Giordano Bruno et à toutes sortes de visionnaires mystiques de l’Ancien Testament ou des premiers siècles et du Moyen Âge, via l’Apocalypse, pour fonder une approche trinitaire de la réalité, proche aussi de celle d'un Chesterton. Là-dessus, comme la lecture du monde de Dantec est très nourrie aussi de culture scientifique et littéraire, de spéculations sociales ou géopolitiques (les plus discutables à mes yeux), sans parler de ses multiples références de fan de rock, cet extravagant cocktail peut faire apparaître son discours "théologique" comme du pipeau folky.
    Or il n’en est rien: ce livre se tient sans donner dans le catéchisme tocard, comme sur un système de toupies vrombissantes, ou comme une féerie de sphères de sens et de "sons", tant au niveau de sa narration « triviale » qu’à celui de ses multiples résonances morales, poétiques ou téléologiques. Sa dernière partie, malgré sa vision catastrophiste que ma nature débonnaire refuse absolument d’admettre, est même poignante d’humanité, et notamment quand il évoque la naissance de l'enfant orphelin voué au désastreux à-venir, décrit la mort "réelle" du cher Plotkine, parle de « la beauté intrinsèque que ne parvenaient pas à souiller les abominations de l’homme » ou, tout à la fin, à propos du « texte » qu’il reste virtuellement au dernier écrivain vivant d'écrire « dans la clameur atroce des tueries et le vacarme tonitruant des foules livrées à elles-mêmes », quand il évoque cette ultime voix sur Terre «qui fait de chacun d’entre nous autre chose qu’une routine dans le programme, autre chose qu’une boîte dans un ensemble infini de boîtes, autre chose qu’une machine dans la mégamachine", avant de conclure que "cette voix, c’est tout ce que l’humanité n’ose pas se dire, tout ce dont l’humain ne veut pas entendre parler, c’est-à-dire lui-même et ses atroces défaillances», cette voix qui est de l’Origine et « qui permet au monde de se faire », cette voix censée se taire à la fin de Cosmos incorporated et dont la modulation du livre fait espérer, sinon prouve précisément le contraire…

  • Plutôt rien

    Le Weyergans "tant attendu"

    A La Désirade, ce vendredi 30 septembre. - La France aime toujours la littérature, écrire un livre semble plus que jamais y signaler un « supplément d’âme », et même le personnage de l’écrivain qui n’écrit pas - l’écrivain « empêché », comme on dit,  y jouit d’une sorte de prestige, d’autant plus que toute Française ou tout Français se sent un peu dans ce cas, rêvant d’écrire un jour « son » roman et préparant, dans son bain, les réponses qu’elle ou il fera tantôt à Patrick Poivre d’Arvor ou à Guillaume Durand, après la parution de l’ouvrage rêvé chez Grasset.
    Chez Grasset justement vient de paraître le dernier roman longtemps « empêché » de François Weyergans, le type de l’écrivain en difficulté, à propos duquel ses proches ont toujours un peu peur (il est si fragile, le pôvchéri), et que Madame Public, quand elle lira enfin ce roman « que tout le monde attendait », n’aura de cesse de prendre dans ses bras pour le consoler.
    Dans Trois jours chez ma mère, François Weyergans explique comment François Weyergraf (son double romanesque, n’est-ce pas) n’arrive pas à écrire les divers romans (dont un qui parle de volcans) pour lesquels il a déjà reçu des à-valoir, et comment il est en train d’écrire Trois jours chez ma mère. Est-ce intéressant ? Pas moins que la voisine qui vous explique comment apprêter le homard à la nage ou le voisin qui vous confie, sous l’effet d’alcools divers, que sa femme accoutume de le branler dans les trains. Cela fait-il un livre ? Pas plus que la matière des chroniques de Bernard Frank en feraient des chroniques, sans le ton de Bernard Frank. Car François Weyergans a un ton. Et puis il a de l’humour, François Weyergans. Cela fait déjà deux bons points de plus qu’à Marc Levy, à cela près que celui-ci est mieux mal rasé que Weyergans et qu’il sait comme filer une intrigue combinant l’Amour, genre Love story, et le Drame, genre Urgences. Ainsi est-il douteux que Spielberg propose jamais à Weyergans de tirer un film de Trois jours chez ma mère. Celui-ci, en revanche, aura droit à une belle grande chronique de Jérôme Garcin, dans Le Nouvel Obs, où un élégant parallèle sera tiré entre ce livre « tellement attendu » et le fameux Paludes de Gide, vous savez, ce roman d’un auteur en train d’écrire Paludes
    Je suis, pour ma part, en train d’écrire n’importe quoi du fait d’une putain d’insomnie. J’ai dû relancer le chauffage tout à l’heure sur la position Hiver. Mes femmes vont partir ce matin pour le Midi tandis que je resterai à la niche comme un bon chien avec mon compère Fellow. Je vais passer trois jours avec mon chien. Trois jours avec mon chien: voilà le titre d’un roman dont l’écriture me demandera bien trois jours aussi…

    François Weyergans. Trois jours chez ma mère. Grasset, 263p.

  • Petites aubes d'enfance

    Du cirque d'automne et de Thomas Wolfe

    A La Désirade, ce jeudi 29 septembre. – Les éléphants sont arrivés ce matin à Bellerive, sur la place du cirque jouxtant la plage fermée depuis peu. Ils étaient sept, encadrés de cornacs indiens, et cette apparition, au bord du lac embrumé, dans les premiers froids de la saison morte, m’a soudain rappelé l’évocation que Thomas Wolfe fait des petites aubes où, vendant son lot de journaux avant de se rendre à l’école, il assistait au montage du cirque dans sa petite ville d’Altamont, telle qu’on la trouve dans l’une des nouvelles de From Death to Morning (De la mort au matin), sous le titre de Circus at Dawn et commençant ainsi : « Thre were times in early autumn – in September – when the greater circuses would come to town – The Ringling Brothers, Robinson’s, and Barnum and Bailey shows, and when I was a route-boy on the morning paper, on those mornings when the circus would be coming in I would rush madly through my route in the cool and thrilling darkness that comes just before break of day, and then I would go back home and get my brother out of bed. »
    Ce souvenir du garçon courant chercher son frère à travers les ténèbres d’avant l’aube pour vivre avec lui l’arrivée des gens du cirque est immédiatement suivi d’une des ces scènes pleines de haut lyrisme mélancolique dont l’œuvre de Thomas Wolfe regorge : « Talking in low excited voices we would walk rapidly back toward town under the rustle of September leaves, in cool streets just grayed now with that still, that unearthly and magical first light of day which seems suddenly to re-discover the great earth out of darkness, so that the earth emerges with an awful, a glorious sculptural stillness, and one looks out with a feeling of joy and disbelief, as the first men on this earth must have done, for to see this happen is one of the things that men will remember out of life forever and think of as they die… »
    L’arrivée des éléphants, ce matin, au milieu des voitures bloquées, n’avait rien de cette magie crépusculaire ni de cette grandeur muette du silence matinal, mais la présence d’une petite troupe d’enfants escortant les sept sages m’a fait sourire à l’idée que, dans une trentaine ou une quarantaine d’années, cette matinée revivrait peut-être dans quelques mémoires comme un moment sauvé de la grisaille des jours…

  • L’Enfant-Machine ou l’Ennemi



    Lecture de Cosmos incorporated (6)

    Il est assez rare, par les temps qui courent, de se trouver en présence d’un génie créateur en activité (comme on le dirait d'un volcan), mais c’est exactement l’impression que me fait, en crescendo, la lecture de Cosmos incorporated, dont la réflexion qu’il développe sur l’à-venir de l’humanité, sur le Mal qui la menace d’anéantissement et sur le mystère de l’Être, me paraît sans équivalent dans le roman contemporain. Ce livre peut donner l’impression d’un fumeux échafaudage de conjectures techno-scientifiques et de spéculations mystico-philosophiques, voire d’indigeste brouet mêlant rogatons de contre-culture (de Burroughs aux Stooges), visions catastrophistes et relents de théologie patristique, dans le genre bric-à-brac new age, mais une lecture sérieuse révèle, je crois, un livre sérieux. Sans même parler de l’artefact, signalant une incroyable maestria dans la combinatoire narrative, c’est un livre qui danse en même temps qu’il pense, illustrant de manière presque ingénue (c’est le fait du genre investi, avec tout le décorum propre à la SF de haute volée, genre Frank Herbert ou Philip K. Dick) une réflexion aux fondements sûrs et des intuitions de véritable poète, au sens d'une poétique cristallisant tous les savoirs, au cap extrême de l’Aporie.
    Sous le titre de Process, la troisième partie de Cosmos incorporated introduit le personnage de l’Homme-Machine, planqué dans le dôme sommital de l’Hôtel Laïka, dans la forme d’un spectre d’enfant doté de tous les sexes et de 99 noms virtuels, le 100e étant à deviner par le lecteur féru en démonologie… On peut y voir en effet l’incarnation du Non-être (celui qui disperse) qui n’a plus de sexualité, juste bon à l’assouvissement virtuel par "actes absurdes" de son gardien pédophile, ni de nom personnel, l’Enfant-Machine étant la métaphore de l'Innommé ou de ce que Maurice Blanchot appelait « l’indestructible infiniment détruit ».
    Un chroniqueur distrait des Inrockuptibles a cru voir dans ce livre un illisible salmigondis: le contraire serait étonnant, s’agissant d’un roman qui jongle avec les dernières théories de la physique quantique et les intègre (comme le saut à la supercorde...) dans sa narration avec autant d’humour qu’il recycle à sa façon la théologie apophatique de Nicolas de Cues ou la controverse opposant Thomas d’Aquin et Averroès…
    Or ce qui est éberluant là-dedans, c’est que la vision globale du livre est d’une cohérence parfaite, mais que je dirais essentiellement poétique,  où la réflexion continue sur l’aliénation de l’homme à la Métastructure-Machine se vit comme dans un roman de chevalerie christo-futuriste, avec les Gentils qu’on aime et les Méchants dont on espère la défaite – ce qui s’appellera bientôt « baiser la Métastructure ». Jamais, depuis G.K. Chesterton, ou peut-être C.S. Lewis aussi, un auteur n’avait combiné ainsi la narration la plus « populaire » et la méditation la plus pure sous ses airs déjantés. J’en suis baba : je me pince. Mais non : je ne rêve pas : c’est écrit et c’est beau, cela pulse, c'est plein de savoir et de saveur, cela vit. Je me réjouis, demain, de finir ce livre ouvert sur  l'infini... 

  • Le rock des anges-quarks

    Lecture de Cosmos incorporated (5)

    Je vais de surprise en surprise à la lecture de Cosmos incorporated, et d’autant plus que je n’avais jamais vraiment mordu jusque-là à Dantec, qui me semblait trop touffu dans ses romans, trop mégalo dans son journal, vraiment trop tout. Mais j’ai dû mal lire : j’ai dû trop voir les défauts de sa prose à la masse, sans voir vraiment le projet de chaque livre et la vision de l’olibrius, que je classais dans la catégorie des timbrés éventuellement intéressants à la Philip K. Dick, parano à outrance et abusant peut-être de substances nocives...
    Or Cosmos incorporated correspond à ce que j’attends d’une nouvelle forme de narration, à la fois entée sur le Grand Récit des littératures et de la science dont parle Michel Serres, poreux au présent et pariant pour une possible écriture à venir, qui passe ici par la (ré)incarnation d’un personnage de notre monde déchu (genre tueur russe de téléfilm) en figure de héros vivant une « nouvelle enfance ».
    Il y a du génie visionnaire à la Tarkovski (salut la Zone…) et à la Burroughs dans l’exploration de la ville contaminée de Neon Park, à la fois dépotoir électrifié en surface et souterrain dostoïevskien, où Slotkine passe avant de repérer, au bord d’une rivière, une vieille voyante orphique fumeuse de pipe et le chien Balthazar qui « agit comme un chien » mais « parle comme un homme, au moment où les hommes se conduisent comme des porcs et parlent comme des machines ».
    Ce livre me rappelle une injonction qui me tient lieu de vieille conviction de postadolescence, résumée par le titre d’un roman de Miroslav Karleja lu dans ma vingtaine et intitulé Je ne joue plus. C’est cela qui arrive à Plotkine, à la fois à son corps défendant (il est choisi, désigné, inventé par Vivian) et ensuite de son libre choix assumé. Il sait maintenant qu’il doit trahir ce qu’il a été, « dépouiller le vieil homme » comme disait l’autre, reconnaissant la nécessité absolue de « la trahison de tout ce qui désintègre en permanence la liberté dans l’espace grand ouvert de la Métrastructure de Contrôle et de l’ensemble de ses rhizomes, mafieux, flicards, humanitaires, culturels, techniques ». Quand on se sent pris dans ce filet on sort son poignard et ensuite seulement on peut écrire…

    Lorsque Dantec écrit qu’ « amour et trahison du monde allaient de pair » et qu’il repère un « temps discret » courant de L’Aquinate et Leibniz à l’espace-temps d’un nouveau récit « en douce », tout cela censé marquer une « réunification poétique de l’être » en suivant humoristiquement la souple démarche d’un chien, je balance un clin d’œil à mon compère Fellow et je souris aux anges rockers psalmodiant leur cantique des corps quantiques …

  • L’esprit du conte


    Jean-Pierre Milovanoff parcourt Le pays des vivants

    Une cavale échevelée à travers la grande nature des hauts plateaux de la France du sud donne son rythme au début du dernier roman de Jean-Pierre Milovanoff, qui évoque à la fois Giono et Faulkner, et l’on attend beaucoup de la suite des tribulations de Martinez, qui a tué un homme en s’enfuyant d’un hôpital et dont le point de chute est le village perdu où il espère retrouver un compère qu’il a sauvé jadis, un certain Kochko, ancien boxeur du genre « grand fauve » humain, qui ne l’a pas attendu cependant pour aller rouler les mécaniques chez les anges… Du moins la dernière compagne de Kochko accueille-t-elle le fugitif, tandis qu’un autre personnage, du genre choryphée de populo, nommé Bichon, fait son entrée par la porte du cimetière du lieu, dont il est le fossoyeur, pour nous emmener le long d’un chemin à grands détours, en cantonnier philosophe du plus tendre pittoresque.
    Pittoresque et tendre : tel est aussi bien ce Pays des vivants peuplé de personnages qui ont plus de panache poétique que de réelle épaisseur humaine, au fil d’un récit qui relève à vrai dire du conte (et là nous pensons plutôt à Jean-Pierre Chabrol ou à Henri Gougaud, très en dessous tout de même de Faulkner et Giono…) plus que du roman, mais qui se lit non moins volontiers au demeurant.
    De fait, poète et romancier de grand métier, Jean-Pierre Milovanoff évoque les grands espaces et tel petit bled de la France méridionale avec autant de souffle que de chaleur, et son art du dialogue donne assez de vif à sa narration pour captiver le lecteur bon enfant. 
    Jean-Pierre Milovanoff. Le pays des vivants. Grasset, 288p.    

  • De la critique "scientifique"

    A propos des "ramuziens" et d'Alexandre Zinoviev

    Un cuistre teigneux, probable second couteau de la bande des « ramuziens » commis à la préparation des Œuvres complètes et/ou des deux volumes de La Pléiade à paraître ces prochains jours, m’attaque dans le courrier des lecteurs de 24Heures, ne supportant pas que j’aie ironisé sur le caractère « scientifique » du Chantier Ramuz. On voit de mieux en mieux que ce qui importe le plus à ces gens-là n’est pas de défendre et d’illustrer une grande œuvre littéraire mais de se poser en spécialistes exclusifs de la chose, tels les Docteurs de la loi.
    Je me suis bien diverti, en lisant le quatrième volume de la monumentale Histoire de la littérature romande, dirigée par Roger Francillon, de constater combien cet ouvrage à prétention « scientifique », précisément, dérivait autant que ceux des temps précédents dans le parti pris et les assertions arbitraires, voire parfois le règlement de compte, particulièrement sous la plume de jeunes doctes imbus de scientificité.
    Pour ma part, je n’ai rien contre les écarts « subjectifs » de tel ou tel critique, mais que celui-ci se prévale de son autorité « scientifique » pour légitimer ses jugements et ses lubies me paraît un peu fort de café. Cela me rappelle furieusement notre ami Alexandre Zinoviev, qui balayait toute la littérature russe contemporaine sous prétexte qu’elle n’était pas « scientifique », étant entendu que la sienne seule l’était. Or précisément, ce qui nous intéressait dans son œuvre était cela même qui échappait à la « science ». Au reste on la vu dans l’évolution de son travail littéraire autant que dans ses jugements sur l’époque: lui qui se  prétendait scientifiquement rigoureux a proféré tout et son contraire avant de s’enfoncer dans une spirale paranoïaque à mes yeux significative…