UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • La fille de feu tombée du ciel


    Lecture de Cosmos incorporated (4)
    J’étais sur le point de laisser tomber. Dantec me semblait en train de se planter. A la page 264 de Cosmos incorporated j’ai buté sur cette phrase : «L’extension maximale du surpli dévoilé au « monde », l’expansion soudainement formatée de sa « conscience » au sein d’une matrice de signifiants ne surcodant plus qu’eux-mêmes, provoquaient en réaction une condensation infinie du point de rupture, c’est-à-dire le moment où tout dans son corps-esprit devenait point de rupture, le moment où le Néant-Être qu’elle était devenue faisait place à l’invasion globale du Monde, et de la souffrance – physique, psychique, absolue – qui lui est corrélative ».
    Allais-je donc avaler cette sorte de galimatias ? Avant que je ne me décide à renvoyer Dantec à ses fumeuses cogitations, celles-ci se dissipaient soudain par un retournement du récit où tout, de la première partie du roman, allait prendre un sens nouveau, tandis que le voile se levait sur la genèse même et le projet du livre. Tout à coup on comprenait d’où venait le protagoniste, qui le guidait et à quoi rimait sa mission… On a dit que Faulkner consommait l’irruption de la tragédie grecque dans le roman noir. De la même façon, on pourrait dire que Cosmos incorporated marque la fusion du roman d’anticipation, de la contre-utopie polémique et de la mystique judéo-chrétienne.
            Plus précisément on découvre, dans la seconde partie du roman, que celui-ci est né dans l’imagination fertile d’une jeune fille de feu tombée du ciel, née sur un Anneau orbital sis à 500 km de la terre, sérieusement versée dans les arcanes de la Tradition spirituelle, autant que son frère est imbibé de littérature, et qui a entrepris de créer un Golem avec la complicité momentanée d’un agent logiciel qu’elle baptise Métatron, ange gardien de Sergueï constituant la réplique futuriste du prophète biblique Enoch… Vous suivez camarade Fellow ?
            Une fois encore, je ne suis pas très bon public en matière d’ésotérisme à la petite semaine, et guère non plus adepte de littérature mystico-politique, dans la lignée des René Guénon et autres Julius Evola. Mais Dantec est un fameux conteur combinant admirablement la part « naïve » de la SF populaire (avec intrigue, stéréotypes, décors et autres gadgets) et sa vision catastrophiste d’une humanité devenant machine-esclave d’elle-même, une interrogation latente sur le phénomène humain et la projection d’une nouvelle geste créatrice, où le récit de la Genèse (qu’il re-déchiffre avec pénétration, imaginant en outre que Dieu a créé l’écriture le huitième jour) se rejoue par l'homme-sacrifice Sergueï, mercenaire de métier voué à une nouvelle destinée d'homme libre...
     

     

     

  • Avec un grain de poivre


    L’humour grinçant d’Etgar Keret

    On pense à la fois à Woody Allen, pour l’humour juif «au quotidien», et à Dino Buzzati, dont l’auteur partage l’imagination fertile voire délirante, en lisant cette trentaine de nouvelles faisant suite à l’excellent Crise d’asthme.
    A partir de situations souvent très ordinaires, comme celle qui consiste à faire l’amour pour la première fois, dans Un beau couple, Etgar Keret développe des observations à la fois cocasses et tendrement grinçantes. Ainsi la petite affaire du «beau couple» est-elle racontée à la fois (in petto) par les deux amants «en rodage», le chat, le téléviseur vexé qu’on zappe avant de ne plus le regarder, et la porte qui espère que le «coup» d’un soir se prolonge afin d’ajouter une «touche féminine» à l’appartement du monsieur…
    Entre autres multiples trouvailles narratives, on retiendra celle de la première nouvelle du recueil (Un grassouillet), qui évoque l’amitié du narrateur avec le petit gros féru de bière et de sport en quoi, toutes les nuits, sa femme se transforme… ou encore, dans Deuxième occasion, celle du bureau spécialisé en rattrapage existentiel, qui vous permet de pallier, sur commande, toutes les occasions manquées de votre modeste vie.
    Drôle et souvent mordant, voire scabreux mais sans vulgarité, genre Deschiens à l’israélienne «up to date», mêlant angoisses et raillerie, Un homme sans tête ne nous la fera pas perdre à notre tour, bien au contraire…
    Etgar Keret. Un homme sans tête, et autres nouvelles.
    Traduit de l’hébreu par Rosie Pinhas-Delpuech. Actes Sud, 202p.


  • Catacombes du futur

    Lecture de Cosmos incorporated (3)

    L’exergue de William Blake annonçait la couleur : « There is a Melancholy, O how lovely ‘tis, whose heaven is in the heavenly Mind, for she from heaven came, and where she goes heaven still doth follow her »… Et c’est ainsi qu’on parcourt un labyrinthe qu’on découvre initiatique au fur et à mesure que se précisent les signes et les symboles, comme sur un chemin de Damas, et l’on se rappelle aussi bien que Sergueï est soldat lui aussi, aux ordres de l’Ordre.
    Le seul nom de Blake évoque des visions, et c’est la dominante aussi de Cosmos incorporated, dont les tableaux successifs établissent une atmosphère poétique tout à fait particulière, aux résonances portant au-delà de la seule tension du thriller futuriste. Cela pourrait faire kitsch ou toc, et d’autant plus que s’y greffent moult références au rock des années 80 que le lecteur n’ « entend » pas forcément, et pourtant on avance là-dedans avec une curiosité croissante, comme happé par ce dédale spatio-mental envoûtant, produisant l’effet hyperréel des rêves. Le parcours de la Heavy Metal Valley, où s’entassent un million de carcasses de voitures du siècle précédent, et dans lequel Sergueï découvre des reliques de culte chrétien, semble ainsi communiquer avec ses rêves, comme le feu de ceux-ci se prolonge dans l’hôtel Laïka où il découvre une postadolescente en flammes qu’il vient d’apercevoir en songe. Or tout cela, une fois encore, qui pourrait être lourdement symbolique ou carrément insupportable, dans le genre chromo new age, dégage un mystère et une beauté crépusculaire réellement prenants.
    Au seuil de la deuxième partie de Cosmos incorporated, je suis à la fois perplexe et très intéressé par la suite de ce curieux roman, mêlant l’attrait apparent d’un récit de SF et, crescendo, l’enjeu d’un autre type de littérature à caractère symbolico-mystique. Dieu sait que le wagnérisme artistique, les pompes symbolistes à la Gustave Moreau, pis encore: la littérature de prétendus Initiés, ne m’ont jamais transporté, mais une fois encore je suis curieux de voir où nous conduit ce drôle d’apôtre de Dantec…

  • Eloge de la force douce

    A l'école du chien Fellow

    A La Désirade, ce samedi 24 septembre. - Que pense le chien Fellow du Grand Djihad ? Estime-t-il que cette conjecture de Maurice G. Dantec, dans Cosmos incorporated, ait plus de consistance que celle des hordes chinoises déboulant sur les collines de Meudon telle que la prophétisait Céline ? Je me le demande, en cette matinée radieuse de votations démocratiques sur la libre circulation des personnes, comme je me l’étais demandé déjà en lisant Forteresse de Georges Panchard, où il était déjà question de la dévastation de l’Europe par une nouvelle croisade islamiste. Tout cela, cher Fellow, ne relève-t-il pas du fantasme délirant ?
    Le premier enseignement du chien Fellow, au lendemain de son entrée dans notre maison, a été de me rappeler la force de la douceur, retenant la main qui frappe. Nous étions en balade dans les bois, je l’avais rappelé trois fois, il n’avait pas obéi, gamin qu’il était encore, donc je le frappai de ma canne ferrée lorsqu’il revint penaud, et alors il me fit cet œil noir: on ne frappe pas le chien Fellow, disait cet œil. Sur quoi l’animal se ferma à toute négociation jusqu’au coucher, me réservant visiblement un chien de sa chienne. Le lendemain matin, aux aubes, une merde m’attendait au milieu de mon atelier, et Fellow assis sur ses pattes me toisait avec ce message triomphal dans son regard de scottish ressentimental : « Je t’emmerde ». C’était l’époque de la fin de la guerre balkanique, après les tueries de Bosnie et avant celles du Kosovo. Mes amis serbes me taxaient de fiote angélique, et moi je les emmerdais, prêt en somme à m’entendre avec Fellow. Mais que pense donc Fellow du Grand Djihad ?
    A l’instant Fellow reluque la mésange Zoé qui lui picore ses croûtons, tandis que je lis Du Jihad à la Fitna de Gilles Kepel, dont notre fille, étudiante en littératures espagnole et arabe, revenue de Damas ces derniers jours, m’a déchiffré l’inscription de couverture : « Il n’y a Dieu que Dieu, Mohammed est son prophète ».
    Aux dernières nouvelles, notre enfant semble moins que jamais sur la voie de porter le voile, mais c’est en somme à l’école de Fellow qu’elle a appris elle aussi la force de la douceur: connaître pour mieux comprendre. Or que dit Gilles Kepel ?
    Qu’il y a Jihad et Jihad. Que l'étymologie arabe du terme signifie effort, et d’abord dans la réalisation de la perfection individuelle. La dimension positive du jihad réside ainsi en cela qu’il « permet de se dépasser en tendant vers le Bien ». Comme on le sait cependant, cet effort implique aussi visée sociale, étatique, militaire et guerrière « pour étendre l’emprise de l’islam ». Or cette expansion est marquée dès l'origine par un conflit interne, désigné par le terme de fitna, ou discorde, désignant plus précisément la guerre à l’intérieur de l’islam dès le schisme entre sunnites et chiites. Rappelant les composantes spécifiques de l’expansion de l’islam, Gille Kepel en illustre à la fois la dynamique, soumise à l’autorité des oulémas, et - fait nouveau et déterminant selon lui -, la transformation récente de cette instance de contrôle et de décision.

    « Le droit et la logique du déclenchement du jihad ont été déstabilisés par la révolution de l’information et c’est là ce qui va nous amener à la situation d’excès, de désordre, de terrorisme, que l’on connaît aujourd’hui ». Et de montrer ensuite comment, niant l’histoire, les jihadistes contemporains s’efforcent de rejouer la geste du prophète en s’appuyant sur Internet «qui abolit l’histoire et l’espace ». C’est dans les années 80, lors de la défaite de l’URSS en Afghanistan, que Gilles Kepel situe ce « bouleversement complet à proclamer le jihad », alors que commençaient de proliférer les guérillas-jihads initialement soutenues par les USA et qui se retourneraient bientôt contre ceux-ci.
    Ce que montre ensuite Kepel, à la lumière des événements d’Algérie notamment, c’est comment la société civile s’est désolidarisée des jihads des années 1990. A propos de cet échec, il cite le grand idéologue d’al-Qaida, l’Egyptien Ayman Al-Zawahiri, lié à l’assasinat de Sadate puis devenu compagnon de Ben Laden en Afghanistan, qui publia en décembre 2001 un pamphlet dans un quotidien arabe de Londres où il affirmait : « Nous avons échoué à mobiliser les masses, nous n’avons pas réussi à faire comprendre notre mesage, les masses se sont détournées de nous et il faut que nous les réveillions par des opérations spectaculaires », ce qu’il appelle des « opérations martyres ».
    Celles-ci suffiront-elles à déclencher le Grand Djihad que prophétise Maurice G. Dantec dans Cosmos incorporated ? Je discerne un doute dans l’œil du chien Fellow. Va-t-on aujourd’hui, en Irak, vers un jihad qui va mobiliser les masses comme l’espère Zawahiri ? Ou bien est-ce ceux qui sont contre ce jihad, jugé comme relevant de la fitna, qui mobiliseront les sociétés civiles contre les fauteurs de violence ?
    Le chien Fellow se retient de se jeter sur la mésange Zoé, mais c’est avec une détermination guerrière que je vais me lancer, tout soudain, dans mon projet d’extermination des dernières berces du Caucase au lait venimeux qui prolifèrent le long de notre chemin de pacifistes. Sus à l’envahisseur !
    Gilles Kepel. Du Jihad à la Fitna. Bayard, 2005.

  • Les animaux dénaturés

    Lecture de Cosmos incorporated (2)

    Quel intérêt y a-t-il à suivre un personnage programmé ? Un tueur de tueurs est-il plus digne d’attention qu’un tueur ? Et ne va-t-on pas s’enferrer dans ce morne enfer du bout du monde où tout semble consommé : « Plus de frontière à conquérir, plus de guerre à affronter, plus de limite à outrepasser, les gladiateurs professionnels avaient de beaux jours devant eux. Du pain et des jeux…» Mais où diable nous conduit Dantec ? se demande-t-on en poursuivant, avec Sergueï Plotkine, son protagoniste tueur à gages, l’exploration de Grande Jonction, en territoire mohawk, dont il est censé liquider le maire convaincu de trahison – de qui ou de quoi, on ne sait ?
    On ne sait pas non plus où on va mais on y va. Le premier être vivant que rencontre Sergueï à Grande Jonction est un chien, du genre cyberdog ex-militaire ; le premier homme un type qui le révulse (Ecce homo degueulando), gardien adipeux de l’Hôtel Laïka dans lequel lui est attribuée la capsule 108, au dixième étage d'où il a vue sur la ville-frontière dont on s'embarque pour le cosmos. Dans ladite capsule pressurisée, Sergueï se retrouve seul avec une sorte de djinn informatique qui danse autour de lui comme un esprit luciférien et lui envoyant des infos neuronumériques utiles à son repérage. Une douche sort du mur, des robots nettoyeurs s’activent à la vitesse de la poussière, il est question de valises-maisons en carton recyclo et l’on voit une navette Discovery quitter la terre par le hublot, bref on se croirait à la fois dans Brazil pour le décor futuro-déglingué et dans les Chroniques martiennes de ce vieux gamin de Bradbury, mais il y a autre chose qui se prépare et c’est cela qui nous scotche à cette étrange lecture.
    Devant le miroir Sergueï ne se reconnaît pas. Qui est-il ? Le catalogue des meurtres qu’il a commis aux quatre coins de la planète est-il réel ou construit par ceux qui lui ont reformaté l’espace mental ? On se le demande en entendant la musique sérielle de tous les bruits de l’hôtel Laïka, devant lequel le chien, lui aussi reconstruit (il parle) attend le protagoniste. Chien d’aveugle ou Cerbère ? Partout règne le visage froid de la Machine et voici qu’une parole du Christ cité par Luc traverse l’esprit du Terminator  Plotkine  : « Je suis venu jeter un feu sur la terre, et comme je voudrais qu’il fût déjà allumé ». Dans la foulée on apprend que l’ère du pétrole est révolue, au profit de l’hydrogène et qu'une espèce de paix a été négociée par l’Unimanité après le Grand Djihad, laquelle Unimanité a interdit toute religion « intolérante » au profit d’un nouveau polythéisme « portatif ». A l’horizon du Vieux Monde, l’Europe se divise en émirats soumis à la Charia et en Fédération européenne slavo-russe, tandis que le Cosmodrome de Grande Jonction cristallise, derrière un rideau de fer, les derniers rêves d’une humanité en perdition. Or tout est à venir au tournant de cette page 163 où, soudain, Sergueï choisit de marcher « vers un des possibles que le programme d’instruction n’avait pas prévu »…


  • Après le désastre

    Lecture de Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec (1)

    On entre dans Cosmos incorporated comme dans un cauchemar éveillé avec la sensation de participer psychiquement et physiquement à la genèse d’un espace-temps et d’un personnage se construisant à vue. D’emblée on ressent la même oppression que dans les premières pages de 1984, à cela près que la surveillance n’est pas ici que du Dehors bigbrotherisé mais de partout, puisqu’on vous scanne jusqu’à l’ADN et qu’on vous manipule du Dedans par contrôle et/ou injection d’information.
    Le cauchemar a des dehors fascinants de film psychique hyperplastique, dont le début est une genèse en raccourci, lumière rouge et matière blanche, œil émergeant de la soupe originelle avec un iris scellant l’identité de l’Adam apparu dans le portique de contrôle, plus exactement prénommé Sergueï Diego Dimitrievitch, Plotkine de son nom, né en 2001 en Sibérie et en principe âgé de 56 ans mais en réalité deux fois plus jeune à la suite de deux cures de rajeunissement transgéniques. Tout cela qu’il apprend en même temps que le lecteur, et c’est la première belle idée du livre : que le premier personnage émerge du chaos (des « années noires » qui ont fait 500 millions de morts en quatre décennies) sans avoir connu jusque-là que la guerre et se découvrant pourtant des souvenirs d’enfance en Sibérie et ailleurs (il aurait donc vécu en Argentine ?) avant de se rappeler sa première mission.
    Avec la première esquisse du personnage commence de se brosser une fresque spatio-temporelle assez saisissante, à la fois très maîtrisée dans les grandes largeurs et passionnante par les multiples observations qui la nourrissent. On est là dans une espèce de monde-fourmilière-cerveau, à l'enseigne de l'Unimonde Humain ("un monde pour tous - un Dieu pour chacun") où les hommes sont en train de se transformer en machines, à un point de l’Histoire où l’involution se concrétise à la fois par ce déficit de l’élément humain et par la dégringolade de la démographie, entre autres composantes du désastre généralisé, dont la régression du progrès lui-même. Les éléments satiriques émaillant les premières séquences de l'hypertexte historico-politique donnent du vif à la fresque en mouvement, et l'arrivée du protagoniste à Grande Jonction, type de la nouvelle ville-jungle genre Las Vegas des paumés du paradis orbital, antichambre du Far Sky où se situe désormais l'Avenir radieux, dénote un sacré pouvoir d'évocation.   
    Bref, je n’en suis à l’instant qu’à la page 67, mais cela me semble très bien parti, très dense et dégageant une espèce de sombre beauté…

  • Lectures croisées

    A propos de Chestov, Witkiewicz, Dantec et Larbaud...

    A La Désirade, ce mercredi 22 septembre. – « C’est un grand art, écrivait Léon Chestov à ses filles, un art difficile, que de savoir se garder de l’exclusivisme vers lequel nous sommes inconsciemment entraînés par notre langage et même par notre pensée éduquée par le langage. C’est pourquoi on ne peut se limiter à un seul écrivain. Il faut toujours garder les yeux ouverts. Il y a la mort et ses horreurs. Il y a la vie et ses beautés. Souvenez-vous de ce que nous avons vu à Athènes, souvenez-vous de la Méditerranée, de ce que nous avons vu lors de nos excursions en montagne, ou encore au musée du Louvre. La beauté est aussi une source de révélation ».


    C’est à propos des deux Tolstöi, du romancier brassant la vie à pleine mains dans Guerre et paix, et de l’auteur de La mort d’Ivan Illitch, marqué par le jugement radical qu’un bourgeois jouisseur porte sur sa vie au moment de la perdre, que Chestov met en rapport les « révélations de la mort » et tout ce que nous avons reçu de la vie.
    Or je pensais à cela ce matin en lisant simultanément Sur la balance de Job de Chestov (qui contient précisément l’insondable méditation du penseur sur Dostoïevski révélé à lui-même à l’instant précédant son exécution, soudain différée, et sur le dernier Tolstoï, dans Les révélations de la mort), les poèmes d'A.O. Barnabooth de Valéry Larbaud, les premières pages de L’inassouvissement de S.I. Witkiewicz et celles de Cosmos incorporated de Maurice G. Dantec.


    A propos de ces deux derniers, cette lecture rapprochée m’a fait entrevoir tout à coup cette évidence : que tous deux, tous deux mégalomanes et catastrophistes, sont hantés par l’ambition folle de tout dire. Witkiewicz, plus artiste et plus cultivé à l’ancienne, est sans doute celui des contre-utopistes du début du XXe siècle qui a le plus génialement préfiguré notre époque de fuite dans le bien-être et cette folie généralisée que représente la norme actuelle, en englobant conversations essentielles et observations perso-collectives dans tous les domaines de la sexualité ou des révolution sociales, de la politique locale et mondiale, avec la montée des totalitarismes et la fuite dans les sectes religieuses – or on était en 1925. A l’autre bout du siècle, l’ambition de Dantec se veut plus scientifique et paramystique, sa mélancolie est d’un autre ordre que celle de Witkacy, mais le début de Cosmos incorporated impose une vision que je suis impatient de voir se déployer…

    A côté de cela, les grâces de Barnabooth n’ont-elles pas quelque chose de suranné et de futile ? Absolument pas. Larbaud est aussi "sérieux", à sa façon, que le fulminant Dantec à dégaine de prophète punk;  et là je rejoins Chestov qui nous rappelle que la littérature n’est « exclusive » que pour les niais ou les hystériques se jetant au feu pour UN poète ou pour UN philosophe.
    Mais non, et je donnerais bien des pages graves pour ces trois vers de Centomani, dans les poésies de A.O. Barnabooth où, évoquant la course des « lents et lourds et noirs express Naples-Tarente » le voyageur se remémore cette vision :


    « Il y a une maison de paysan, en ruines,
    Inhabitée, sur un des murs on a écrit
    En français, ces mots peut-être ironiques : Grand Hôtel.
    La prairie, à l’entour, est pâle est grise ».
    Et le poète de murmurer encore :
    « On  a dit que l’endroit était nommé centomani.
    J’y suis venu souvent, pendant l’été 1903.
    C’est une partie de ma vie que j’ai passée là,
    Oubliée, perdue à jamais…
    Arbres, ruines, talus, roseaux du Basento,
    Ô paysage neutre et à peine mélancolique,
    Que n’eûtes-vous cent mains pour barrer la route
    A l’homme que j’étais et que je ne serai plus ? »

  • Eloge du vaste

    A propos de La méthode Mila

    Le dernier roman de Lydie Salvayre est de ceux qui requinquent, comme on pourrait le dire d’une potion tonique. Dès l’attaque de ses premières pages, où le narrateur (homme de lettres bon teint) se met à vitupérer Descartes, accusé d’avoir tout soumis à la pensée unique et tout congelé dans le frigo de la Raison, le verbe cingle et caracole, jouant sur la rhétorique endiablée des pamphlétaires.
    A préciser que la rage de l’imprécateur s’ancre dans l’existentiel, avec la charge écrasante d’une mère malade et râleuse, du genre tyran affectif grave aussi impossible à « raisonner » que le phénomène même de la décrépitude.
    La philosophie nous aide-t-elle à vivre ? Telle est aussi bien la question qui se faufile entre les lignes de La méthode Mila, du nom d’une voyante haute en couleurs dont le protagoniste s’entiche et qui oppose « le vaste », à savoir la poésie, le baroque de la vie, la générosité spontanée et l’intelligence du cœur, à la contention frileuse et à la pétoche sécuritaire des temps qui courent. A ce propos, et en arrière-fond, une chasse aux Tsiganes menée par les bien-pensants du coin corse le jeu…
    Tout cela pourrait être convenu, sous l’égide du « politiquement correct », mais Lydie Salvayre est elle-même trop bonne sorcière – et sourcière de langage – pour ne pas nous « emballer » à force de pétulance rabelaisienne, d’humour savoureux et de vitaliste déraison.
    Lydie Salvayre. La méthode Mila. Seuil, 226p.