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  • Ceux qui se défilent

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    Celui qui dit n’être pour rien dans les tractations foireuses et frauduleuses de l’Union de Banque Scélérate quoique faisant partie de son gang directorial / Celle qui ne dira rien de ce qu’elle a appris sur l’oreiller du banquier scélérat Gospel vu qu’on ne crache pas dans la soupe / Ceux qui estiment qu’un procès public fait à l’Union de Banque Scélérate serait dommageable aux privés dont toi et moi mon p’tit gars / Celui qui ne dira rien à son homologue chinois vu que c’est pas avec des droits de l’homme qu’on fait tourner la boutique et surtout pas une fabrique d’horlogerie à complications / Celle qui ne comprend rien aux lois du marchés mais estime que si le ministre en charge estime que les lois du marchés sont les lois du marché alors faut lui faire confiance vu qu’il a quand même fait l’école de commerce celui-là / Ceux qui renoncent à changer de banque vu que toutes sont soumises au lois du marché les pauvres / Celui qui te plume en souriant du fait que tu n’as jamais rien pigé aux lois du marché / Celle qui t’a épousé en toute connaissance de cause en se disant qu’elle pourrait te revendre le cas échéant conformément aux lois du marché / Ceux qui se couchent devant les puissants et se justifient en se tortillant devant les médias innocents / Celui qui n’ose pas dire en public que le tabloïd qui l’emploie le fait gerber en privé / Celle qui n’ose pas dire même ce qu’elle ne pense pas vu qu’on sait jamais / Ceux qui n’osent pas dire que ce qu’ils préfèrent dans la vie est leur travail et ceux qu’ils aiment et la sieste et la volière d’à côté / Celui qui n’ira pas à la réu des anciens militants / Celle qui se faufile plus qu’elle ne se défile / Ceux qui se défaufilent avec l’âge et même sans / Celui qui ne prend plus l’avion sans son parachute doré / Celle qui excuse les banquiers scélérats qui vont quand même à l’église et tout ça / Ceux qui concluent que nous sommes tous des banquiers suisses allemands, etc.

    Image : Philip Seelen  

  • Ceux qui tombent des nues

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    Celui qui surprend son fils Poulou en train de boursicoter sur Internet / Celle qui comprend ce qu’est un pacte de stabilité en dépit de ses sept ans / Ceux qui découvrent que leurs kids en savent plus qu’eux en matière de géostratégie virtuelle / Celui qui n’en croit pas l’œil de sa webcam / Celle qui constate que l’encéphalite de son fils aîné est du type islamiste / Ceux qui se mettent à l’écoute du Chien / Celui qui dialogue franchement avec son clone Paul-André / Celle qui parle du concept d’éternel retour à ceux qui ne reviendront jamais / Ceux qui se sont perfusés ensemble pour arriver ensemble Là-Haut / Celui qui vit un conflit ethnique à chaque réu de la smala / Celle qui gère une Bulle de soutien psychologique que son propre malaise fait éclater un mercredi après-midi de foehn / Celui qui pense que donner c’est danser et qui donne par conséquent pour danser par conséquent en dépit de son pied-bot / Ceux qui ne supportent pas la moindre résistance à la Grande Libération / Celui qui s’étant foutu à poil dans la Party se sent tout à coup si mal qu’il se rhabille / Celle qui prétend qu’y a pas de problème au niveau sexe alors qu’y en a vachement quand même mais c pas des choses qu’on dit / ceux qui sont tout moroses dans la Love Parade / Celui qui se dit que la vie est comme une partie de rollerskate et qui n’ose pas demander à son vieux de lui en payer un vu qu’on est trop serrés avec son salaire d’ouvrier même pas spécialisé / Celle qui trouve tout ce matin moche et beau dans l’Oxymore amoral du monde moralisant / Ceux qui vont à la fois de l’avant et de l’arrière ça dépend du critère / Celui qui dit que les jeunes sont paumés sans en être sûr / Celle qui affirme que la jeunesse est l’espoir du monde sans trop savoir lequel / Ceux qui disent tout et son contraire de ce monde où tout se vaut et son contraire / Celui qui dit que seul son désir compte et se retrouve assez seul en fin de compte / Celle qui fait d’autant plus la morale à son fils qu’elle en jalouse la liberté / Ceux qui affirment qu’il faut interdire tout ce qui n’est pas obligatoire et inversement / Celui qui plaint ses cinq frères siamois de ne pas s’étonner en ajoutant que cela ne l’étonne pas / Celle qui réduit tout à l’Amour avec une sorte d’agressivité / Ceux qu’accable une grande fatigue / Celui qui se rend à la prochaine Fête en traînant un peu / Celle qui a passé des Pampers aux Poppers / Ceux qui se réfugient dans les films d’animaux / Celui qui entrevoit le Nouvel Homme du ressentiment / Celle qui continue de s’émerveiller d’un peu tout malgré les pluies acides et les pesticides et les tabloïds / Ceux qui établissent la liste infinie de ce qui les réjouit ce matin du 9 octobre 2010 où se fête la Saint Denis torturé sur ordre de Fescennus à la pointe orientale de la Cité (« Allez-y ! Prenez-moi ce glouton / Ne l’épargnez pas plus qu’un mouton, / Rompez le cuir et la ventraille ! /( Que de partout le sang lui saille » ) et rendant grâces à Dieu avant d’être frit sur le gril (le gouverneur jubile : « Foi que je dois Torche Moireau, vous le verrez tantôt fumer. Faites grand feu sous ce vieillard ! »), livré aux fauves puis au four et s’en relevant le sacripant, donc envoyé finalement le lendemain au Mont Martre où l’on le décapite, mais Denis reprend ensuite sa tête et s’en va se purifier à la source d’à côté », tant que la mort se sent petite, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui sont dans le Trend

    Celui qui a toujours le sourire approprié / Celle qui gère les nettoyeuses de couleur de la Top Clinique / Ceux qui décident parce qu’ils banquent / Celui qui s’est blanchi le faciès dans la clinique de la Forêt-Noire / Celle qui formate les stagiaires du tabloïd / Ceux qui se disent trop rebelles pour accepter ce salaire de sous-prolo / Celui qui dose les applaudissements enregistrés de l’émission Tous des Stars / Celle qui paierait de la thune rien que pour apparaître dans le public de Tous des Stars / Ceux qu’on a vus dans le public de Tous des Stars et qui sont retournés à l’usine le lendemain / Celui qui dit à sa mère qu’elle est une star sans le savoir comme Chef Cabrel à sa mum / Celle qui n’a manqué aucun concert de Patrick Juvet sauf ceux du Japon / Ceux qui louent l’ancienne villa nordique de Patrick Juvet au Vallon de Villard / Celui qui a observé une famille de blaireaux dans le jardin de l’ancienne résidence secondaire de Noah au Vallon de Villard / Celui qui habite incognito au Vallon de Villard alors qu’il est mondialement connu des numismates spécialistes du Bas-Empire / Ceux qui se sont pacsés en même temps que Noah sortait son premier disque et qui habitent maintenant dans son ancienne résidence secondaire du Vallon de Villard où il dit avoir eu des pannes d’inspiration les jours de mer de brouillard vu que  là-bas on est dessous et pas dessus comme chez nous / Celle qui garde les chats de son oncle dont elle n’évoque jamais les mœurs vu que ça ne la regarde pas / Ceux qui sont devenus millionnaires grâce à l’émission Devenez millionnaires et ont tout perdu à cause de l’émission Risquez Tout / Celui qui en fait un max pour être dans le coup sans y parvenir mais sans y renoncer non plus tant il est sûr que ça vaut le coup / Celle qui se peint les ongles en vert pour se la jouer Ophélie Winter qui y a renoncé entretemps / Ceux qui disent qu’Arielle Dombasle est une belle personne pour se donner à eux-mêmes un air glamour / Celui qui n’a pas lu le dernier Houellebecq mais qui affirme tantôt qu’il est top et tantôt que c’est du bullshit selon le lieu où il gravite / Celle qui prétend que les poèmes de Michel Houellebecq l’aident à croire en l’Avenir / Ceux qui en chient dans leur coin en essayant d’écrire un roman à succès genre Guillaume Levy / Celui qui a passé du bouddhisme zen à la poterie toltèque / Celle qui pense que ses poèmes gagneront à se voir traduits en chinois / Ceux qui ont été déçus d’apprendre que le Docteur Ruth n’était pas une personne / Celui qui a l’impression d’exister plus sur Facebook où il a pour amis un Darius Rochebin, une Amanda Lear et un Leonid Brezhnev / Celle qui égrène sur son blog L’Optimiste des sentences positives genre Ce Matin Alphonse Je Fonce  /  Ceux qui estiment que la reconnaissance ne leur viendra qu’après leur disparition qu’ils souhaitent entourée de la plus grandePanopticon11120.jpg discrétion comme il sied aux êtres d’humilité enfin tu vois le genre de parfaits raseurs, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Larry Clark et les Tartuffes


    ken-park.jpgKen Park de Larry Clark, ou la censure des Tartuffes.

     


    Je n'ai pas vu l'expo actuelle des images réalisées par Larry Clark, présentée à Paris et interdite aux moins de 18 ans. J'ai vu en revanche tous les films de ce réalisateur attentif à la misère affective et spirituelle du monde actuel, dont le regard sur la jeunesse n'a rien de pervers. Pour plus bel exemple: ce grand chant de tendrese et de révolte que figure Ken Park, où ados et adultes sont abordés frontalement, dans leur misère quotidienne, avec la même franchise blessée.


    Cela commence, sur une piste de skateboard ensoleillée d'une petite ville de Californie, par le suicide d'un garçon au visage enfantin grêlé de taches de rousseur, qui se tire une balle après une sorte d'envoi verbal tout enjoué. Son nom est Ken Park, on n'en apprendra guère plus à son propos durant le film, à la fin duquel on le retrouve cependant avec sa petite amie enceinte à l'air de petite fille elle aussi. Au demeurant, la figure immature de Ken Park reste présente, comme en creux, tout au long de ces scènes de la vie ordinaire qui constituent le quatrième film de l'auteur de Kids (1995), entremêlant les relations souvent pourries entre quelques jeunes gens et leurs parents.

    Il y a Shawn, que son petit frère déteste et que sa génitrice rudoie, qui se console dans les bras et les draps de la mère de sa petite amie, inquiet de savoir si sa « vieille » amante à tête de Barbie l'aime et s'il « le » fait aussi bien que le mari champion de football. Il y a Claude, le fou de skateboard, que son père rabaisse en lui reprochant son manque de virilité et ses fumettes, alors que lui-même picole après la perte de son emploi et en arrive, un soir de défonce alcoolique, à tenter d'abuser de son fils endormi. Il y a l'adorable Peaches que son père à elle, fondu en religion et vouant un culte à son épouse disparue, adule jusqu'au jour où il la surprend avec son petit ami — et c'est alors un déchaînement de violence justifié à grands coups d'anathèmes bibliques. Enfin il y a Tate au regard inquiétant, qui se livre à d'étranges rituels et se montre odieux avec les grandsparents « modèles » qui l'ont recueilli, avant de les massacrer.

    On pense à la fois à l'attachante frise de personnages de Short Cuts, de Robert Altman, et à la Middle Class évoquée dans American Beauty en découvrant cette suite de portraits en mouvement de Ken Park, qui traduit plus douloureusement les névroses d'une société et le désarroi de ses personnages, et nous confronte à leur intimité avec une sensibilité rare.

    L'on sait que Larry Clark, 60 ans, a défrisé les censeurs (aux Etats-Unis et en Australie, notamment) par son parti pris de « tout montrer » de ce qui constitue la vie, y compris ce que la morale courante taxe d'obscénité. Ainsi certaines scènes dites « hard » sont-elles d'ores et déjà citées en exergue, comme si l'intention du réalisateur avait été de pimenter son film par telle séquence de masturbation ou telle autre de triolisme. Or lesdites « scènes » se distinguent absolument de la pornographie ordinaire en cela qu'elles s'incorporent naturellement — et innocemment, pourrait-on dire — à la vie des personnages. La scène durant laquelle Tate, autostrangulé par une ceinture accrochée à la porte, se masturbe le regard fixé sur une joueuse de tennis en action à la télévision, est essentiellement une représentation de sa solitude démente, comme la scène finale rassemblant Shawn, Claude et Peaches sur un canapé, relève de la sensualité pure et fait allusion à l' « ailleurs » paradisiaque qu'ils évoquent précisément, loin de ce sale monde. Selon le même parti pris du « tout montrer », Larry Clark choisit de cadrer à un moment donné le père de Claude, ivre, en train de pisser, avec gros plan sur sa verge pissant. Or cette image ajoute-t-elle quoi que ce soit à notre connaissance du personnage ? Peut-être pas, mais cette approche de l'intimité du père de Claude, reliée à la vision de son visage défait par sa propre détresse (« Personne ne m'aime », gémit-il lorsque son fils le repousse violemment), participe bel et bien d'un regard englobant et sans œillères, à la fois honnête et compréhensif. De la même façon, aucun des personnages de Ken Park n'est jugé en fonction de son âge ou de ses penchants particuliers. « Voici la vie nue », semble nous dire Larry Clark avant de nous faire sourire à la réplique de ce marchand de saucisses lançant à la fin du film, à Ken Park réapparu, que « le hot dog c'est la vie »

    Alors que la violence imbécile, et non moins hideuse, du talkshow de Jerry Springer se déchaîne sur le petit écran en arrière-plan, et tandis que le commerce du sexe mécanique envahit les médias et le réseau des réseaux, Larry Clark reste du côté des nuances tendres de la vie dont il tire, avec la complicité d'Ed Lachman son imagier, une lumière à l'étonnant rayonnement. Dans la foulée, on remarquera l'admirable travail accompli avec les acteurs, qu'il s'agisse des professionnels (les personnages adultes) ou la plupart des jeunes gens trouvés « dans la vie » par le réalisateur.

    Malgré tout ce qu'il y a de triste dans ce film où il est question, fondamentalement, d'une « famille » humaine en perte de sens et de lien social ou affectif, le plus surprenant nous semble enfin la beauté non accrocheuse qui se dégage de Ken Park, où les objets et les visages, les corps et le monde extérieur semblent exonérés du mal et de la saleté par une tendresse encore possible.

  • Vargas Llosa, enfin...

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    Le Prix Nobel de littérature, attendu depuis des années, consacre le romancier péruvien.

    La littérature latino-américaine compte, aujourd’hui, deux ou trois des plus grands écrivains vivants au monde. À côté de Gabriel Garcia Marquez (Nobel en 1982), les Mexicains Octavio Paz (Nobel en 1990, mort en 1998 ) et Carlos Fuentes (nobélisable depuis longtemps), le Péruvien Mario Vargas Llosa a produit une œuvre que même les ennemis idéologiques de ce «libéral» reconnaissent comme l’une des plus éclatantes. Traduite dans le monde entier, cette œuvre puissante d’artiste «mené par des démons», et non moins soumise à une vision éthique primant sur les idéologies, a d’abord exorcisé les cauchemars d’une jeunesse en butte à l’autoritarisme du père, des prêtres et de l’armée, avant de déployer des thèmes beaucoup plus universels.

    Né en 1936 à Arequipa, dans le sud bolivien, Vargas Llosa s’est fait connaître par un premier recueil de nouvelles, intitulé Les caïds (1959), évoquant son adolescence en butte à la violence marqué par l’influence de Sartre et de Faulkner. Dans la foulée, La Ville et les chiens (1963), La Maison verte (1964) puis Les chiots (1967), établirent sa première réputation internationale et lui valurent le prestigieux prix Romulo Gallegos, dans le discours duquel il affirma que « la littérature est feu ».

    Après 1975, c’est plutôt dans la postérité d’un Camus qu’il poursuivit son œuvre, répondant à la montée des intégrismes et du terrorisme par La guerre de la fin du monde (1981) et l’Histoire de Mayta (1984), notamment. Son expérience directe du terrorisme, en 1983, quand il enquêta sur le terrain, aboutit au roman « policier » Qui a tué Palomina Nero, autre titre « phare » de son œuvre.

    S’il refusa longtemps de s’engager politiquement, Mario Vargas Llosa fonda en 1987 le mouvement de droite libérale Libertad, qui l’amena à se présenter à la présidence de la République en 1990.

    Témoin des révolutions tournant aux dictatures, « frère ennemi » de Garcia Marquez dont il a fustigé la soumission aveugle à Fidel Castro grand humaniste cosmopolite, Mario Vargas Llosa a raconté son expérience politique dans Le poisson dans l’eau (1993) avant de produire de nouveaux grands romans, tel Lituma dans les Andes (1993), qui aborde la question du fanatisme à partir du cas particulier du Sentier lumineux, et La fête au bouc (2000), magistrale peinture romanesque de la dictature de Trujillo à Saint-Domingue. Déjà consacré par le Prix Planeta et le Prix Cervantès, sans compter une quarantaine de doctorats honoris Causa, l’auteur de Conversation à la « cathédrale », de La vie en mouvement et d’une trentaine d’autre romans et essais, nous reviendra sous peu - et cela vaut bien un Nobel - au fil d’un nouveau grand roman dont Joseph Conrad est l’un des héros…

  • La fête à Vargas Llosa



    Retour à Mario Vargas Llosa, Prix Nobel de littérature 2010, à propos de La Fête au bouc.

    «Bon, la politique, c'est ça, c'est marcher sur des cadavres», remarque l'un des personnages de La fête au bouc, et sans doute l'observation est-elle fondée pour ce qui concerne le règne de Son Excellence le docteur Rafael Leonidas Trujillo Molina, dit aussi le Chef, le Généralissime, le Bienfaiteur, le Père de la Nouvelle Patrie, qui régna sur la République dominicaine trente ans durant avant d'être abattu dans sa voiture en mai 1961 par des conjurés, dont plusieurs avaient été auparavant des «trujillistes» convaincus.

    C'est que Trujillo, longtemps allié privilégié des Américains, décoré par le pape Pie XII et considéré comme un héraut de l'anticommunisme, pouvait s'enorgueillir aussi d'avoir fait de son pays une nation moderne, dotée d'une armée forte. Passé maître dans l'art de donner leur chance aux plus capables afin de mieux les soumettre, il s'était également fait aimer de son peuple en grand démagogue paternaliste qui multipliait, par exemple, les parrainages personnels assortis de sommes rondelettes.

    Cela étant, la corruption et la férocité du régime se faisant de plus en plus criants, il fut l'objet d'un premier complot en juin 1959 et, en janvier 1960, d'une mise en accusation publique courageuse de la part de l'épiscopat dominicain. Or, c'est un an après que nous allons vivre sa dernière journée sous la plume de Mario Vargas Llosa, lequel décrira en même temps la préparation de l'attentat, les coulisses du régime et l'histoire, vécue par de multiples personnages, de cette dictature fondée sur la compromission de toute une société.

    Le règne de Trujillo, sa personnalité singulière de Titan du travail obsédé par l'hygiène et la bonne tenue vestimentaire, son fascinant regard d'iguane et sa voix de fausset, ses frasques de macho exerçant son droit de cuissage sur les femmes de ses ministres, les scandales provoqués par son fils débauché dans la jet set internationale, les millions planqués par son clan dans les banques suisses, la corruption de sa justice et la brutalité de sa police - toutes ces composantes de son régime ubuesque ont fait l'objet, déjà, d'ouvrages documentés. A cette base sûre et solide, le romancier ajoute ni plus ni moins que la vie et ses innombrables détails, la vie et ses petites misères (le tyran se compisse par faiblesse prostatique, et cela le mine...), la vie sur cette terre sensuelle de la Caraïbe et la vie dans le temps. Avec un art consommé, Vargas Llosa raconte ainsi, dans le même mouvement puissant, le présent du dictateur, l'évolution passée du régime et ce qui se passa après son exécution.

    Le roman commence, en effet, avec l'arrivée à Saint-Domingue, trente-cinq ans après la mort de Trujillo, de l'avocate Urania Cabral, fille d'un ministre du tyran qui ne s'est jamais expliqué la soumission de son père. Retrouvant celui-ci à l'état d'impotent à peine conscient, elle replonge dans ces années de honte sur lesquelles elle n'a cessé de se documenter après son exil prolongé aux Etats-Unis. En alternance avec ce récit d'une femme généreuse mais durcie par l'épreuve, qui vit ces retrouvailles comme une expiation et produit une sorte de vision cavalière de l'histoire écoulée, le romancier nous fait retrouver au présent, et comme pris dans la tenaille de la même journée, le tyran levé avant l'aube et les conjurés attendant le même soir l'arrivée de sa Chevrolet dans leur guet-apens.

    Au premier regard du matin, frais comme un gardon, et malgré le mépris humain que trahissent ses pensées, Trujillo n'a rien d'un monstre. Est-ce bien cet élève policé des marines américains qui fait jeter ses opposants aux requins du haut de falaises ou d'hélicos? Ce qui est sûr en tout cas, c'est qu'il est bien moins dégoûtant que les exécuteurs de ses oeuvres plus ou moins basses, tel le sinistre colonel Johnny Abbes Garcia, chef du Service d'intelligence militaire (sic), passé du journalisme à la délation et de la torture sadique aux exécutions; tel aussi le juriste expert Henry Chirinos, surnommé «l'ordure incarnée» par son maître, ou «l'ivrogne constitutionnaliste», qui n'a pas son pareil pour donner «une apparence de force juridique aux décisions les plus arbitraires de l'Exécutif» et qu'Urania Cabral, des années après l'assassinat de Trujillo, retrouvera à Washington.

    Au-delà de l'histoire particulière de cette dictature bananière, le roman de Mario Vargas Llosa aborde la question du consentement qui se rapporte à bien d'autres régimes de même nature, qu'il s'agisse de l'Allemagne nazie ou de la Roumanie de Ceausescu, notamment. Loin de le traiter en idéologue, le romancier module ce thème en racontant, dans l'atmosphère tendue de la planque, les destinées des quatre conjurés principaux. Pourquoi le plus jeune d'entre eux, le brillant lieutenant Amado Garcia Guerrero, qui fait partie de la garde personnelle de Tru
    jillo, a-t-il juré la mort de celui-ci? Parce que sa loyauté a été éprouvée au prix d'une exécution forcée qu'il ne pourra jamais se pardonner. De la même façon, tous ses compagnons ont été «mouillés», à un moment donné de leur vie, par un régime jouant systématiquement sur le chantage au consentement.

    On pense évidemment, en lisant La fête au bouc, au portrait d'un dictateur brossé naguère par Gabriel Garcia Marquez dans L'automne du patriarche. De celui-ci, le nouveau roman de Mario Vargas Llosa n'a peut-être pas la somptuosité baroque, alors qu'il nous semble aller beaucoup plus loin dans la ressaisie romanesque des tenants et des aboutissants personnels et collectifs d'une tragédie politique aux résonances universelles.

    Mario Vargas Llosa. La fête au bouc. Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan. Gallimard, Coll. Du Monde Entier, 604 pp.

  • La face cachée du propre-en-ordre




    Rencontre avec Martin Suter

    Il n’a fallu que trois romans à Martin Suter pour conquérir un très vaste public et l’estime de la critique internationale. Or, plus qu’un phénomène de mode, cet engouement nous semble découler de cette évidence: que les livres de Martin Suter sont intéressants. Comme John Le Carré dans son dernier roman incriminant les menées de l’industrie pharmaceutique en Afrique, ou à l’instar d’une Patricia Highsmith scrutant les désarrois de l’individu dans la société contemporaine, Martin Suter raconte, avec maestria, des histoires concernant chacun. Intéressants, ses livres le sont aussi pour l’image incisive qu’ils donnent de la réalité contemporaine, et plus précisément d’une Suisse dont les flatteuses apparences cachent les mêmes turpitudes que partout. Enfin le caractère très prenant de ces trois romans tient aussi à l’intérêt manifesté, par l’écrivain, pour les situations-limites vécues par ses personnages, que ce soit (avec Small World) dans le labyrinthe psychique de la maladie d’Alzheimer ou, avec Un Ami parfait, au bord des failles vertigineuses de la mémoire perdue par accident.

    Ecrivain tardif, puisqu’il n’a publié son premier roman qu’à la veille de la cinquantaine, Martin Suter a tracé sa voie à l’écart des balises académiques. De grands voyages, une activité alimentaire de rédacteur publicitaire haut de gamme, l’apprentissage de la narration via la scénario (il a signé ceux de plusieurs films de son ami Daniel Schmid), des reportages pour le magazine Geo, des chroniques caustiques sur l’univers de l’économie et de la finance marquent son ancrage dans le monde. Nomade organisé, le Zurichois transite régulièrement entre Ibiza, le Guatemala et notre pays, qu’il voit avec la juste distance de l’observateur en mouvement. Deux grandes admirations, pour les écrivains Dürrenmatt et Glauser, le moraliste visionnaire et l’anar du polar, orientent sa propre position décentrée. De son travail de romancier, Martin Suter parle avec la modestie de l’artisan scrupuleux.

    «Mon premier souci est de raconter une histoire qui captive le lecteur. Pour cela, je dois savoir où je vais. Après deux premiers essais de romans loupés, j’ai appris à construire mon ouvrage, dont je dois connaître précisément les grandes lignes et la fin avant de m’y atteler, quitte à prendre des libertés en cours de route. A l’origine de L’Ami parfait, il y a le thème déclencheur de la mémoire perdue. Au thème de la mémoire est lié celui de l’identité, qui ne peut se constituer que sur la base des sréseaux de souvenirs. Où cela se corse, c’est que mon personnage ne se rappelle plus qu’il a commencé de mal tourner pendant cette période justement que sa mémoire a gommée. Essayez de vous rappeler un lendemain de terrible cuite, quand vous reprenez vos esprits et que vous découvrez que vous avez fait ceci ou cela de pas très reluisant... comme s’il s’agissait d’un autre vous-même. Dans le cas de mon protagniste, c’est cinquante jours de sa vie qui refont surface, et c’est Mister Hyde qui apparaît au docteur Jekyll...»

    Dans le soin qu’il apporte à la construction de ses romans, Martin Suter inclut une investigation précise,qu’on pourrait dire balzacienne, sur les milieux qu’il explore (la haute finance dans La face cachée de la lune, le journalisme dans Un Ami parfait) ou les aspects techniques et scientifiques des thèmes qu’il traite.
    «Il est évident que, pour être crédible, le romancier doit se fonder sur des données exactes. En matière de neurologie, j’avais déjà lu pas mal de littérature, dont les ouvrages du fameux Oliver Sacks, mais j’ai également consulté des neurologues en activité. C’est par eux que, par exemple, j’ai découvert le détail intéressant de la mémoire émergeant par «îlots». Pour l’affaire des aliments contaminés, ce que je raconte est également plausible, même si j’affabule en l’occurrence».

    Si Martin Suter n’a rien d’un l’écrivain «engagé» au sens traditionnel de l’auteur «à message» signant des manifestes, ses livres n’en ont pas moins une réelle dimension critique visant les «magouilles» d’une société apparemment au-dessus de tout soupçon.
    «Je crois qu’un roman qui achoppe au monde réel a forcément une dimension politique. Même si ce n’est pas explicite, le thème de la quête de mémoire recoupe celui du passé de la Suisse. Je suis quelqu’un que révoltent l’injustice et tout abus de pouvoir, quel qu’il soit. Du point de vue moral, et même si le dénouement de mon roman n’a rien de très moral, je m’intéresse à ces zones-limites le long desquelles n’importe lequel d’entre nous peut basculer à tout moment, d’un côté ou de l’autre...»

    Un étranger dans le miroir

    Un sentiment d’étrangeté, débouchant sur des vertiges à la fois physiques et psychiques, ne cesse de troubler le lecteur engagé dans le parcours labyrinthique d’Un Ami parfait, sur les pas du beau et brillant Fabio qu’attendent de terribles révélations sur lui-même. Rescapé d’une probable agression qui lui a valu un traumatisme crânien, le jeune journaliste revient à la vie normale avec un énorme trou de mémoire portant sur deux mois durant lesquels, il s’en rend bientôt compte, des choses décisives lui sont arrivées. Sa mémoire intacte lui rappelle l’amour qu’il vouait à Dorina, mais celle-ci ne veut plus entendre parler de lui, alors que Marlene lui apprend qu’ils vivent ensemble malgré le rejet qu’elle lui inspire maintenant. Enquêtant plus avant, Fabio découvre qu’il a démissionné de son journal, où il a été remplacé, et que son meilleur ami, Lucas, vit maintenant avec Norina. Or, l’impression que Lucas l’a trahi se confirme lorsqu’il se rend compte que son compère et collègue a repris une enquête sur un «gros coup» dont il ne se rappelle rien mais qu’il devait mener au moment de son accident. Pourtant c’est une surprise bien plus amère qui l’attend en fin de course, et une leçon, à la fois tragique et salutaire, qui rendra du moins un sens nouveau à sa vie.

    Sous l’aspect d’un thriller psychologique admirablement mené, Un Ami parfait entremêle les thèmes du double négatif et de la fidélité bafouée, de la corruption sociale et de la rédemption par l’amitié et l’amour Des personnages bien dessinés et la remise en question sous-jaçente d’une société frivole et cynique lestent ce roman d’une gravité jamais trop pesante.

    Martin Suter. Un Ami parfait. Traduit de l’allemand par Olivier Mannoni. Christian Bourgois, 372p.

  • Ceux qui ont vu passer le temps

    Panopticon888.jpgCelui qui découvre son âge dans le regard des kids / Celle qui a ouvert une maison d’hôtes après des années de galère et deux maris usés / Ceux qui ont fait coloriser le portrait de leur garçon défunt au même âge que leurs actuels petits-enfants / Celui qui retrouve son pote Gaspard quarante ans après leurs belles années et chacun se félicite d’être resté si cool / Celle que les deux mecs ont convoitée à leur vingt ans et qui leur a préféré ce Victor avec lequel la vie ne fut pas drôle et qu’ils enterrent tous trois cet après-midi de crachin / Celui qui n’arrive pas à ne plus croire qu’il a dix-huit ans alors qu’il se sent dedans plus frais que jamais / Celle qui répète tellement qu’elle baisse qu’en effet elle baisse et que ça ne lui passera pas avant que ça nous prenne / Ceux qui baisent encore à 77 ans mais ce n’est pas si fréquent et peut-être moins important que ce n’est écrit dans les magazines visant les 40-60 / Celui qui se détourne quand il croise à la COOP un ancien condisciple progressiste de la fac de médecine auquel il se gêne d’avouer qu’il a fait fortune dans le domaine des farines carnées / Celle qui a tellement bien vieilli qu’elle fait la pige aux Barbies quadra et aux Bimbos quinquas / Ceux qui se retrouvent dans l’Espace Aînés où la solidarité règne leur a-t-on dit / Celui qui gère le Groupe de Conscience des homos octogénaires / Celle qui supervise les réus de délibération des retraités libres penseurs / Ceux qui se disent imperméables aux problèmes générationnels vu que selon eux l’humain reste l’humain entre autres pensées nobles / Celui qui a commencé de voyager vraiment pour faire le deuil de Claudine / Celle qui se fait tartir dans le Périgord noir depuis le départ de ce salaud d’Ancelin qu’elle a tant aimé au point d’en oublier les beignes et les bleus / Ceux qui ont tenu grâce à la canasta et aux séries genre Experts Miami / Celui qui dit volontiers « mon pauvre vieux » aux garçons de vingt ans se lançant dans la Carrière / Celle qui recommence à faucher des objets chers pour se donner un coup de jeune / Ceux qui montent un coup ensemble comme au bon jeune temps / Celui qui se vante de n’avoir jamais fauché de livres chez Maspéro par la même éthique de gauche qui le faisait razzier les librairies de la rue de Rivoli / Celle qui à vingt ans a peint un phallus vert sur le Rolls du principal actionnaire de son journal de bourges / Ceux qui sentent passer le temps en eux comme une ondulante rivière qui va se jeter dans un lac coulant lui-même très doucement vers le Sud en fleuve alluvionné jusqu’à la mer sur laquelle le soir la nuit fait penser à l’infini étoilé enfin tu vois comme on devient poète quand on est paralysée et que la télé est en panne, etc.   

     (Cette liste a été jetée dans les marges de Tam-Tam d’Eden, recueil de nouvelles d’Antonin Moeri à qui rien de ce qui passe avec le temps n'est étranger en dépit d'un présent foisonnant.)  

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  • Ceux qui vivent avec leur temps

    PanopticonA29.jpgCelui qui pète un câble dans la cuisine relookée de son compagnon de vie / Celle qui fait un AVC le jour de son back up / Ceux qui sont rattrapés par la crise financière dans leur entresol du quartier sous-gare / Celui qui note les dernières choses à faire avant d’ouvrir aux videurs de l’Entreprise /  Celle qui fait la liste des objets de valeur laissés par l’oncle Archibald à ses nièces et neveux presque tous homophobes / Ceux qui ont fait le test avant de se pointer dans l’appartement du Belge où ils participeront à leur premier gang bang nokapote / Celle qui raconte sa mission dangereuse au Cachemire non sans remarquer le drôle de goût du sushi mal décongelé que la Neuchâteloise snob a servi à son cocktail / Ceux qui ont un sosie de Brad Pitt dans leur équipe de démarcheurs de contrats immobiliers genre néo-subprimes / Celui qui prend des somnifères pour pallier la présence de sa légitime / Celle qui prend des somnifères pour pallier son manque d’illégitimes / Ceux qui se sentent en prison dans leur pyjama rayé dont la lecture du dernier Marc Levy les fera peut-être s’évader on peut rêver-quand-même-ou-quoi / Celui dont le pacemaker s’affole sous les lignes à haute tension mais son cousin l’électricien lui dit qu’y a aucun rapport / Celle qui affole les portiques de l’aéroport de Nagoya avec ses nouvelles hanches de titane style Johnny / Ceux qui se disent que le pire n’est pas d’avoir une vieille peau dans son lit mais de ne plus savoir comment la ou le faire rire ou même sourire de ça / Celui qui avait notoirement les mêmes yeux que Tony Curtis et qui se sent ce matin bien seul / Celle qui se place ce soir sur une grille d’aération jouxtant la sortie du Brummel et qui se la joue Marylin sans le moindre effet à cause peut-être du poids de sa robe en lamé / Ceux qui rêvent de fonder un foyer stable pour en finir avec leur période de squat / Celui qui sort avec une lingère du Beau-Rivage pour se mettre à l’écoute du peuple / Celle qui offre des Navyboots à son gig équatorien pour le mettre à l’aise quand elle le sort au Club de Voile / Ceux qui se lèvent et menacent de partir à chaque fois que leur ami le Bulgare malmène sa conjointe suisse alors qu’il a juste le permis B / Celui qui insiste au brunch des cadres de l’Entreprise afin qu’on voie en lui un ami de la Chine / Celle qui a épousé celui qui ne s’intéresse qu’à ceux qui gagnent / Ceux qui ne gagnent pas à être connus même de loin, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Des visages

    Inlassablement je regarde les visages, et partout le drame, inscrit en rides et en traits durcis ou épurés au contraire; et les humbles, muettes figures de l’autobus ou de la salle d’attente; et la comédie des peaux liftées, tendues comme sur autant de masques d’un éreintant carnaval; et la ménagerie, le casoar ou le sanglier; et le cabinet de curiosités des natures subies ou sublimées, la babine sexuelle ou l’icône de vieux bois.
    Or curieusement, plus je les regarde et plus je me surprends à les accueillir tous.
    En regardant de tout près le visage de quelqu’un qu’on aime, on se sent parfois défaillir de tendresse. Ce seul visage n’a pas au monde son pareil, se dit-on, et tous les visages y délèguent cependant un reflet. Un instant, on se figure qu’on perdrait tout en le perdant, puis à le regarder vraiment on s’aperçoit que sa lumière n’est pas que de lui: que sa présence n’est qu’allusion à l’on ne sait quoi d’éternel.