Ken Park de Larry Clark, ou la censure des Tartuffes.
Je n'ai pas vu l'expo actuelle des images réalisées par Larry Clark, présentée à Paris et interdite aux moins de 18 ans. J'ai vu en revanche tous les films de ce réalisateur attentif à la misère affective et spirituelle du monde actuel, dont le regard sur la jeunesse n'a rien de pervers. Pour plus bel exemple: ce grand chant de tendrese et de révolte que figure Ken Park, où ados et adultes sont abordés frontalement, dans leur misère quotidienne, avec la même franchise blessée.
Cela commence, sur une piste de skateboard ensoleillée d'une petite ville de Californie, par le suicide d'un garçon au visage enfantin grêlé de taches de rousseur, qui se tire une balle après une sorte d'envoi verbal tout enjoué. Son nom est Ken Park, on n'en apprendra guère plus à son propos durant le film, à la fin duquel on le retrouve cependant avec sa petite amie enceinte à l'air de petite fille elle aussi. Au demeurant, la figure immature de Ken Park reste présente, comme en creux, tout au long de ces scènes de la vie ordinaire qui constituent le quatrième film de l'auteur de Kids (1995), entremêlant les relations souvent pourries entre quelques jeunes gens et leurs parents.
Il y a Shawn, que son petit frère déteste et que sa génitrice rudoie, qui se console dans les bras et les draps de la mère de sa petite amie, inquiet de savoir si sa « vieille » amante à tête de Barbie l'aime et s'il « le » fait aussi bien que le mari champion de football. Il y a Claude, le fou de skateboard, que son père rabaisse en lui reprochant son manque de virilité et ses fumettes, alors que lui-même picole après la perte de son emploi et en arrive, un soir de défonce alcoolique, à tenter d'abuser de son fils endormi. Il y a l'adorable Peaches que son père à elle, fondu en religion et vouant un culte à son épouse disparue, adule jusqu'au jour où il la surprend avec son petit ami — et c'est alors un déchaînement de violence justifié à grands coups d'anathèmes bibliques. Enfin il y a Tate au regard inquiétant, qui se livre à d'étranges rituels et se montre odieux avec les grandsparents « modèles » qui l'ont recueilli, avant de les massacrer.
On pense à la fois à l'attachante frise de personnages de Short Cuts, de Robert Altman, et à la Middle Class évoquée dans American Beauty en découvrant cette suite de portraits en mouvement de Ken Park, qui traduit plus douloureusement les névroses d'une société et le désarroi de ses personnages, et nous confronte à leur intimité avec une sensibilité rare.
L'on sait que Larry Clark, 60 ans, a défrisé les censeurs (aux Etats-Unis et en Australie, notamment) par son parti pris de « tout montrer » de ce qui constitue la vie, y compris ce que la morale courante taxe d'obscénité. Ainsi certaines scènes dites « hard » sont-elles d'ores et déjà citées en exergue, comme si l'intention du réalisateur avait été de pimenter son film par telle séquence de masturbation ou telle autre de triolisme. Or lesdites « scènes » se distinguent absolument de la pornographie ordinaire en cela qu'elles s'incorporent naturellement — et innocemment, pourrait-on dire — à la vie des personnages. La scène durant laquelle Tate, autostrangulé par une ceinture accrochée à la porte, se masturbe le regard fixé sur une joueuse de tennis en action à la télévision, est essentiellement une représentation de sa solitude démente, comme la scène finale rassemblant Shawn, Claude et Peaches sur un canapé, relève de la sensualité pure et fait allusion à l' « ailleurs » paradisiaque qu'ils évoquent précisément, loin de ce sale monde. Selon le même parti pris du « tout montrer », Larry Clark choisit de cadrer à un moment donné le père de Claude, ivre, en train de pisser, avec gros plan sur sa verge pissant. Or cette image ajoute-t-elle quoi que ce soit à notre connaissance du personnage ? Peut-être pas, mais cette approche de l'intimité du père de Claude, reliée à la vision de son visage défait par sa propre détresse (« Personne ne m'aime », gémit-il lorsque son fils le repousse violemment), participe bel et bien d'un regard englobant et sans œillères, à la fois honnête et compréhensif. De la même façon, aucun des personnages de Ken Park n'est jugé en fonction de son âge ou de ses penchants particuliers. « Voici la vie nue », semble nous dire Larry Clark avant de nous faire sourire à la réplique de ce marchand de saucisses lançant à la fin du film, à Ken Park réapparu, que « le hot dog c'est la vie »
Alors que la violence imbécile, et non moins hideuse, du talkshow de Jerry Springer se déchaîne sur le petit écran en arrière-plan, et tandis que le commerce du sexe mécanique envahit les médias et le réseau des réseaux, Larry Clark reste du côté des nuances tendres de la vie dont il tire, avec la complicité d'Ed Lachman son imagier, une lumière à l'étonnant rayonnement. Dans la foulée, on remarquera l'admirable travail accompli avec les acteurs, qu'il s'agisse des professionnels (les personnages adultes) ou la plupart des jeunes gens trouvés « dans la vie » par le réalisateur.
Malgré tout ce qu'il y a de triste dans ce film où il est question, fondamentalement, d'une « famille » humaine en perte de sens et de lien social ou affectif, le plus surprenant nous semble enfin la beauté non accrocheuse qui se dégage de Ken Park, où les objets et les visages, les corps et le monde extérieur semblent exonérés du mal et de la saleté par une tendresse encore possible.
Commentaires
De Fabienne Verdier à Larry Clark, vous marchez avec les mêmes mots, le même regard, profondément posé sur l'autre, sur son intériorité. J'aime que ce regard et ces mots puissent ramer à contre-courant des critères du représentable. Vous avez balayé les tabous au seuil de l'innocence, rejetant les angelots asexués de carton-pâte pour y ouvrir la porte aux oeuvres difficiles et vous les regardez sans faillir, les mots grand-ouverts nommant ce qui doit être nommé. Et cette chronique lave les yeux et permet de comprendre les grands cris de solitude qui sont glaise de ces corps en recherche de jouissance.
Ce blog n'en finit pas de m'étonner et quand je vois la liste de ce qu'il recèle dans les caves des jours anciens je sens qu'il y a là de belles ivresses de mots !
Merci, Christiane, de votre compréhension si poreuse. Je crains souvent de n'être pas compris avec mes grands écarts plus ou moins acrobatiques. Mais j'essaie de saisir les instances de l'amour et du mal, de l'être et du non-être qui module le mal, partout où je les trouve. Je me demande souvent si je ne perds pas mon temps dans le désert de la Toile, et puis non: vous êtes là, vous et quelques autres, nous tenons bon, quelques-uns et plus que nous croyons...
En lisant cela je pense à un ami qui songe quitter la "toile" et j'essaie de le persuader de n'en rien faire, car, bien qu'ayant une parole très différente de la vôtre, sa parole est dense aussi.
Oui, vous explorez l'âme et le corps cherchant ce mystère qui donne au mal, que nous secrétons tous, cette entaille dans notre âme. Le regarder, face à face, lui donne moins d'importance car la tendresse et l'amour en ce monde sont plus fort que lui. Passer une main sur son front réveille l'innocence et sa laideur s'en trouve absoute comme dans un tableau de Rembrandt, mais quand même, jean-louis, "Qu'est-ce qui fait qu'un individu normal cède à la peur de l'autre au point de laisser libre cours à son instinct meurtrier ? A-t-il conscience de l'instant où il pred tout sens moral tandis que s'estompe la frontière entre le Bien et le Mal ?"
Pierre Assouline pose cette question dans un roman vertigineux que je suis en train de lire, "La cliente", où il part à la recherche de ces "racistes ordinaires" qui profitant de l'èpoque sombre des années d'occupation ont envoyé tant de familles à Drancy, puis dans les camps où ils devaient mourir dans des conditions qui désespèrent, sous la férule de ces bourreaux qui ont inventé des tortures morales et physiques qu'on à peine à imaginer...
Là, pour moi est le vrai scandale, pas dans la misère des corps qui se cherchenr une once de tendresse dans la solitude de ce monde.
Continuez d'écrire, décapez, décapez cher ami, réveillez les consciences endormies, ouvrez les yeux fermés des âmes, tout cela est bon comme une pluie d'été !
J'ai du respect pour Ken Park, mais à vous lire, je me rends compte que je l'ai certainement mal aimé : les séquences m'en reviennent plus précisément que je ne l'aurais spontanément cru, et avec une tendresse presque imprévue. Merci, donc, de me donner si fortement envie de le revoir. C'est, à mes yeux, le plus beau texte qu'il m'ait été donné de lire sur ce film.