Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
Ce vendredi 10 mars. – Ce qui se passe «à nos portes» ces jours, dont « on » attribue la responsabilité à un seul homme, voire à un seul peuple dont il faudrait punir jusqu’aux penseurs et aux danseuses, me ramène ce matin aux réflexions de René Girard dans Achever Clausewitz, où les mécanismes de la « montée aux extrêmes » sont déconstruits, comme on dit aujourd’hui dans les cercles chics, sans savoir ce que cela veut dire et qui est pourtant juste : l’analyse fine aboutissant en effet, après démolition des faux semblants, à une recomposition peut-être utilisable ?
En l’occurrence, la théorie mimétique prend tout son sens si l’on se rappelle les retombées funestes du traité de Versailles, la relance de la violence exercée par les States après les attentats du 11 septembre, et l’enchaînement actuel de la pseudo-défense de l’OTAN et des excuses non moins fallacieuses du pseudo-tsar Vladimir Vladimirovitch.
J’ai rencontré René Girard en 2007, en présence de Benoît Chantre, qui avait ménagé notre entretien. Souvenir d’une belle et lumineuse présence, et ces mots que je reprends de notre entretien, qui pourraient s’appliquer à la montée aux extrêmes actuelle entre la Russie et l’« Occident » : « On m’a toujours reproché de m’intéresser à la littérature, supposée « fantaisiste », non fiable du point de vue scientifique. Je réponds que les écrivains sont les meilleurs observateurs de ce qui tisse les rapports humains. Lorsque je suis tombé, il y a cinq ans, sur des extraits de De la guerre de Clausewitz, stratège prussien fasciné par son ennemi Napoléon, j’ai découvert la notion de « montée aux extrêmes » qui préfigure ce qu’on appelle l’escalade. Rappelez-vous la scène du dictateur de Chaplin où les rivaux sont sur des sièges de coiffeur qu’ils font monter alternativement. Il y a là une image formidable de cette « montée aux extrêmes ». Clausewitz pressent la guerre totale du XXe siècle, les conflits idéologiques et les moyens de destruction massifs, tout en cherchant à se rassurer. Dans sa foulée, alors qu’il pense à la bombe atomique, Raymond Aron interprète la phrase fameuse de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », avec la conviction que la politique sera toujours supérieure à la guerre. L’un et l’autre pèchent par manque de réalisme ! Les guerres du XXe siècle et le terrorisme illustreront la montée aux extrêmes comme, aujourd’hui, la réponse de Bush à Ben Laden, relevant du pur mimétisme ».
Inutile d’en rajouter sur l’analogie de cette crise avec celle qui se déroule ces jours « à nos portes »…
(Soir). – Je me trouvais ce matin « aux lieux », dans notre salle de bain très étroite où tiennent à peine une baignoire, un lavabo et la cuvette, avec quelques surfaces planes où déposer divers livres (ces jours l’Histoire générale de Dieu de Gérard Messadié, le deuxième volume du Balzac complet en Omnibus, L’Arbre-monde de Richard Powers, le troisième tome du Livre de chroniques de Lobo Antunes, les 21 leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari) et autres paires de lunettes laissées entre deux bains, quand j’ouvre au hasard l’Antunes pour tomber sur les phrases que j’avais besoin de lire à ce moment précis, comme souvent cela m’arrive, et la phrase est celle-ci, qui me renvoie à mes propres livres : «Parcourez mes pages comme si vous étiez dans un rêve car c’est dans ce rêve, dans ce jeu d’ombres et de lumières que vous saisirez l’essence du roman, avec une intensité qui vous révélera le fond irrationnel de votre pré-histoire », ce qui correspond exactement à la démarche de tous mes livres et plus précisément, ces jours, au rêve éveillé des Tours d’illusion, à mon délire et à la lecture-du-lecteur, qui verra précisément « qu’il ne s’agit pas d’un roman, mais seulement de larges cercles circonstanciels qui rétrécissent et qui apparemment l’étouffent. Mais s’ils nous étouffent, c’est pour nous permettre de mieux respirer », etc.
Je nous revois sur cette terrasse de la rue du Bac, avec le bel Antonio dont les dames de Lisbonne chuchotaient que c’était «le meilleur coup de Lisbonne», évoquant la Guilde du Livre de Lausanne et les éditions Rencontre qu’il connaissait au motif que son père l’obligeait, avec ses frères, de lire en langue française les ouvrages littéraires les plus choisis - et c’était Cendrars, Cocteau, Miller, Ramuz, Thomas Mann, etc. -, puis l’Europe littéraire que nous aimions aussi bien dans toutes les langues, convenant en souriant que la littérature n’est pas un absolu sacerdotal mais une sorte d’abandon à la vie comme il en va des dormeurs éveillés dont parle le vieux sorcier Bachelard dans sa barbe fleurie - je lui ai dit que je voyais ses livres comme un seul murmure à la fois océanique et protecteur, hypermnésique et pratiquant le délire extralucide, il m’a répondu que je devais probablement écrire la nuit pour le lire avec de tels yeux ; surtout il m’a semblé entendre ce que Max Dorra appelle la «mélodie d’un être», chose assez rare dans l’exercice souvent trop formaté voire factice de l’entretien professionnel, mais avec celui-là je me suis senti aussi libre et léger, mais non moins présent et sérieux, qu’avec une Doris Lessing ou un Amos Oz, entre quelques autres…