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  • Journal des Quatre Vérités,XIV

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    À la Maison bleue, ce samedi 18 janvier 2020. - Revenant ce matin au dernier livre que m’a envoyé Lambert Schlechter, je tombe sur une page saisissante consacrée aux mères des cracheurs de feu du Sichuan, page 49, après avoir relevé, page 42, une phrase évoquant mes «obsessions matterhorniennes à l’aquarelle », alors que je n’ai jamais peint de Cervin à l’eau. Je l’ai fait remarquer illico à l’Auteur, qui m’a promis une correction dans le prochain (!) tirage.

    Tout en le lisant, et parfois à voix haute en prenant Lady L. à témoin, je me disais : mais qui donc, aujourd’hui, peut lire ces «proseries», à part des gens de mon espèce en voie probable de disparition ? Or il y a là-dedans une poésie rare, d’inégale densité mais constante et souvent plus vivante, moins répétitive que les « minutes heureuses » de Georges Haldas auquel, soit dit en passant, je devrais revenir un de ces quatre.

    MON JOURNAL. - Il fait clair et net ce dimanche matin sur la baie de Montreux, le lac bleu tendre m’apparaît au-dessus de la frange de pins « méditerranéens », de l’autre côté de la Grand-Rue, qui jouxtent la toiture du marché couvert au-dessus duquel j’aperçois les hauteurs enneigées de la dent d’Oche et du casque de Borée; au loin plus à l’ouest se profilent les crêtes également couvertes de neige du Jura, et je me sens tout serein devant ce nouveau décor à la fois lacustre et préalpin qui est le nôtre depuis deux mois, serein et préservé du tapage mondial et médiatique où les débats sur moult « affaires » tournent à vide ; Lady L. vient de sortir avec Snoopy que je vois traverser la route à l’aplomb de mon petit balcon à barrière de fer forgé blanc, la rue parcourue le soir de bolides exaspérants (les petit cons font rugir leurs GT de parvenus incultes mal rasés) est ce matin au grand calme dominical et je me rappelle le téléphone, hier, de mon ami Jean Ziegler apparemment enchanté par ma chronique sur son dernier livre et me racontant ses tribulations à l’hosto (il a passé un mois couché, sous morphine, après s’être brisé une vertèbre lombaire) subies en même temps que je me relevais de mon attaque cardiaque…

    Tout à l’heure, encore couchés, je lisais à ma bonne amie des passages du Journal de Julien Green que je ne lâche plus depuis novembre dernier, notamment sur sa liberté d’écrivain soucieux de préserver son indépendance (il a 32 ans en 1932, travaille au Visionnaire et revient de Berlin où Robert et lui ont senti la sourde menace d’une violence nouvelle) et sur les talents de « la vie » en matière d’invention romanesque, qui lui fait noter ce paragraphe d’anthologie : « Quel bizarre romancier que la vie ! Comme elle répète ses effets, comme elle appuie de sa lourde main, comme elle écrit mal ! Ou vient, elle revient sur ce qu’elle a dit, elle oublie le plan qu’elle avait en tête, elle se trompe de destinée et donne à l’un ce qui devrait échoir à l’autre, elle rate le livre qu’elle tire à des millions d’exemplaires. Et tout à coup, de magnifiques éclairs de génie, des revirements comme Balzac n’en rêva jamais, une audace de fou inspiré qui justifie toutes les erreurs et tous les tâtonnements ».

    En 1932, JG éprouve le même malaise, entre ses amis de droite (dont un Maritain) et de gauche (Gide au premier rang), la même prévention et jusqu’au dégoût que j’ai éprouvés moi-même dès mes vingt-cinq ans et plus que jamais aujourd’hui entre mes amis de droite et de gauche. Je sais que mon ami (et éditeur) Pierre-Guillaume de Roux vomit positivement mon ami Jean Ziegler, mais je n’ai le cœur et l’esprit ni de choisir ni d’exclure. Si l’un ou l’autre m’excluait pour le motif que je ne le choisis pas en excluant l’autre, il me perdrait illico ; mais JG pressent aussi, derrière les personnes, l’horreur à venir des partis, et comme le temps est déjà au pressentiment de la guerre les positions se durcissent et s’exacerbent entre les catholiques «politisés» ou les maurrassiens et les «compagnons de route» à la Gide qui se dit capable de « mourir pour l’URSS » sans se douter , le pauvre, de ce qui l’attend.

    Or Green, en poète intuitif et en réaliste anglo-saxon, voit très bien ce qui cloche dans les raccourcis idéologiques de ces messieurs, tout pareils à ceux que j’ai observés dès ma vingtième année dans les groupuscules de gauche et chez les paroissiens de droite, et ensuite à L’Âge d’Homme dès qu’on passait du domaine littéraire aux arguties théologico-politiques.

    PG s’est offusqué de ce qu’on publie le journal « intégral » de Julien Green, affirmant que la «part d’ombre» d‘un individu n’a pas à être dévoilée, mais l’écrivain lui-même a autorisé cette publication après sa mort et la disparition de ses proches, afin qu’on sache «tout de lui», et ce « tout », certes gratiné quant aux détails de ses cavalcades nocturnes, n’a rien pour autant de ce qu’on peut dire une «part d’ombre» puisqu’il parle de cul en restant bien net et clair au contraire, peut-être choquant pour les belles âmes mais sans chercher à provoquer, n’écrivant d’ailleurs que pour lui, quitte à nous livrer un tableau de ses mœurs et de son époque qui a valeur de constat.

    Il s’en explique d’ailleurs le 14 novembre 1993 dans son journal expurgé intitulé Pourquoi suis-je moi ? (1993-1996), en toute sérénité rétrospective : « Voici la vérité sur moi-même : J’étais fait pour l’amour. Point. La sexualité chez moi n’a jamais pu envahir l’amour. Il s’agit de deux réalités sans rapport. La frénésie sexuelle que j’ai connue, dont j’ai eu ma part, n’a jamais pu se faire passer pour l’amour. Faire l’amour est une expression qui à mes yeux ne signifie rien. L’amour naît en nous, mais il ne se fabrique pas. On peut tomber amoureux d’un visage, parce que dans le visage se lit et se raconte l’amour, la grande histoire de l’amour que beaucoup ne connaissent pas. L’appareil sexuel n’a à nous offrir que la sensation. Faire raconter à la sensation ce qui dépasse tout est une façon de se jouer la comédie à soi-même », etc.

    Et c’est exactement ce que se dit le lecteur honnête en découvrant, dans le journal «intégral», le récit honnête et parfois crûment décrit des épisodes sexuels du Julien trentenaire, qui drague et baise à qui mieux mieux, souvent d’ailleurs en compagnie de son amant Robert, mais aime celui-ci d’un amour réel et réciproque, attentif et infiniment tendre, qui n’a rien à voir avec les «passes» d’un soir.
    Pour qui a vraiment connu l’amour et ne se joue pas la comédie, tout cela semble aller de soi, surtout pour moi qui l’ai vécu à ma façon.

    Je n’en suis qu’à la page 530 du premier volume du journal intégral de Julien Green, qui en compte 1330, j’ai lu parallèlement ses romans de la même époque, à savoir Moïra et Mont-Cinère, Minuit et Le visionnaire sur lequel il est précisément en train de travailler en 1932, je découvre ce très grand écrivain (en lequel Jacques Maritain voyait le plus grand auteur français de son époque, dont il soulignait l’identité américaine…) à l’approche de mes 73 ans et c’est très bien comme ça, d’ailleurs le journal n’a pas pris une ride et je le lis comme si j’avais dix-huit ans, l’intelligence de la vie en plus…

    DE LA PUBLICATION. - JG, au micro d’un Bernard Pivot, assez superficiel et niais le questionnant sur son Journal et faisant allusion aux méchancetés qu’il doit y avoir dans l’original, lui répond qu’il n’y en a aucune (ce qui me fait sourire) tout en relevant la différence décisive qu’il y a entre journal rédigé et journal publié ; et je me demande alors si je ne pratique pas trop, moi-même, l’autocensure, en tout cas depuis que j’ai publié L’Ambassade du papillon ; puis je me dis que je n’ai guère de secrets sauf par rapport à mes filles et à ma bonne amie, auxquelles je dois une réserve que je puis, peut-être , m’appliquer à moi-même – d’ailleurs je l’ai bien précisé dans mon Journal des Quatre Vérités…

    Cela étant, il serait peut-être intéressant qu’un jour je «vide mon sac», dans un carnet Top Secret, à propos de mon inavouable privacy, n’était-ce que pour en souligner l’innocence ou le comique genre Little Boy – la bombe…

    RENOIR. - Vu ce soir La Règle du jeu, après une présentation par trop dithyrambique d’Olivier Curchod, qui parle de « chef-d’œuvre » non sans admettre le côté fouillis de tout ça. Pour ma part, je trouve la fin « tragique » ratée, les personnages assez inégalement dessinés dans le tourbillon des mouvements (assez réussis en revanche dans le genre commedia dell’arte), les acteurs plutôt inégaux, Renoir brave ours mais trop th morceaux de virtuosité cinématographique, mais finalement un débridé mal foutu qui a ravi la Nouvelle Vague (Resnais complètement secoué) mais qui n’a pas le lien poétique du décousu de Fellini, enfin tout ça faisant un peu amateur folâtre à côté des Américains, des Italiens et des Japonais…

    Ce mercredi 22 janvier. - Consulté ce matin en chirurgie angiologique, à Morges, chez le Dr Saucy : très bien, solide précis, m’inspirant pleine confiance à m’expliquer le détail de ma situation artérielle et à m’exposer son plan de traitement, à trois mois du précédent, donc le 13 mars prochain, soit angiogplastie soit, au pire, pontage. Me laisse entendre qu’il y a des risques, liés à une hémorragie éventuelle à quoi me disposent mes anticoagulants, mais va pour les risques.

    BIOGRAPHIE. - Temps gris ce matin. Je lis, non sans effarement, dans la biographie de Julien Green tirée essentiellement, par un certain Nicolas Fayet, du journal publié de l’écrivain, que celui-ci aurait entretenu, avec Robert de Saint-Jean, une relation toute platonique. Dans son aveuglement très-catholique, le biographe fait de Green un aspirant à la sainteté juste freiné par des «troubles charnels » de prime jeunesse, en ignorant à peu près tout de la vie « réelle » de Green et de son amant, qu’il suce tous les trois jours et avec lequel il partage volontiers ses conquêtes de rues ou de salons, et je souris de cette candeur du Nicolas en question tout en me disant que, quand même , un biographe devrait se montrer plus scrupuleux quant à ses sources – le cher homme va jusqu’à avouer en avant-propos qu’il s’est bien gardé d’approcher les familiers de l’écrivain – ce qui ruine évidemment son entreprise où il y a pourtant, hélas, de bonnes choses…

    PAUVRE GUSTAVE. - Ce soir lu le fragment du Journal de Gustave Roud dans Amiel & co, à vrai dire triste, voire pathétique en cela qu’on tremblote à propos de sentiments et de pulsions n’aboutissant jamais à la moindre caresse réelle, et que l’obsession, lancinante et larmoyante, tourne en somme à vide. « Mais qu’il aille donc se faire enculer une bonne fois ! », s’exclamait le délicat Auberjonois à son propos, et c’est en effet ce qu’on lui souhaite a posteriori, mais trop tard est trop tard…

     
  • Journal des Quatre Vérités,XIII

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    À la Maison bleue, ce 1er janvier 2020. - Comme il faisait tout gris ce premier matin de l’année et que nous savions qu’il faisait grand bleu un peu plus haut, nous avons décidé de passer à l’étage supérieur où j’avais envie, de surcroît, de me régaler d’une de ces fondues jamais aussi bonnes qu’aux jours d’hiver, et c’est ainsi qu’à midi, en vieux amoureux accompagnés du chien Snoopy, nous nous sommes retrouvés à l’auberge de la Poste des Diablerets où avait afflué une multitude d’amateurs de beau temps égaillés sur les parkings et les pistes.

    Quant à la fondue, la classique « des Ormonts», nous l’avons sagement arrosée de thé crème ou nature, pour cause d’incompatibilité probable avec nos médicaments, et tant qu’à raviver d’anciens tendres souvenirs, nous sommes rentrés «par les hauts» via les Voëttes où nous avons salué au passage le chalet Mona, en contrebas de la route gelée ; et c’est au col séparant les deux vallées que, marchant le long d’un chemin écarté, sans douleurs ou presque, je me suis retrouvé devant un grand enclos dans lequel cinq ou six beaux grands poneys shetland, dont plusieurs en longs cheveux et bien membrés, tournaient en rond non sans me considérer de loin jusqu’à ce que le plus grand, la crinière sur les yeux, s’avance carrément sur moi jusqu’à me laisser lui gratter le chanfrein - formidable présence de ce premier jour de l’an…

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    PESSOA. -La première séquence du « journal de lecture » que je destine à la revue Instinct nomade s’intitule Poésie a contrario. La deuxième sera : Présumée innocence, ainsi amorcée : « On dirait qu’on serait un chevrier des hautes terres, là-haut au bord du ciel où tout serait comme au début des temps où l’on chantait dans l’innocence, et ce conditionnel de notre enfance supposée serait le vœu ou plus simplement encore en deçà de toute intention : le jeu; et les mots de ce jeu se donneraient comme en en dépit voire au défi de la grammaire, l’école dans nos montagnes restant irrégulière quoique vive l’envie d’apprendre les noms des choses et scrupuleux nos instituteurs.

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    Les mots et les dessins d’enfants sont ce qu’ils sont dans un aléatoire auquel on demande moins qu’à l’esquisse d’un arbre, et ce qu’on appelle innocence relève de la même incertitude et le plus souvent de l’innommable balbutié et cela bégaie comme une strophe d’Alberto Caeiro, ou cela se cherche dans les rues basses de la ville embrumée de mélancolie et l’on est censé se laisser couler au nom de ce qui n’est peut-être que du voulu poétique »...

    TRANSITS. – Se pose la question du passage, chez Czapski, du dessin à la toile, en précisant mieux ce qui définit et limite le dessin – et plus particulièrement le dessin de Czapski -, et ce qui va vers le tableau, le plus souvent difficilement à en croire les multiples notations du peintre sur ses chutes et rechutes, comme on passe de la note de journal à un début de récit ou de fiction romanesque à quoi l’on pourrait comparer le tableau abouti.

    Ce samedi 4 janvier. - Je reviens à L’opéra du monde d’Audiberti et c’est pour mieux moduler, là encore, ma relation à la présence et à la sensation, à l’apparition impromptue ou à la saisie fulgurante, cadeau «du ciel» ou prise du chasseur à vive enjambée, dans le mouvement et comme au vol.

    Notre ami RJ s’agite passablement à propos de l’affaire Matzneff, où je sens qu’il aimerait m’entraîner, comme il l’a essayé à propos de David Hamilton, en m’envoyant le sinistre Olivier Mathieu – un mégalomane négationniste de la pire espèce -, mais il va de soi que je ne me mêlerai pas de ce faux débat entre vieilles peaux invoquant le droit d’abuser des enfants et des adolescents sous couvert de liberté d’expression. De fait, j’ai ces jours bien mieux à faire, et notamment à pénétrer plus avant dans le labyrinthe infini de Fernando Pessoa que j’ai commencé d’évoquer dans mon journal de lecture.
    Ceci dit je suis curieux de voir jusqu’à quelles extrémités va se développer ce qu’on appelle déjà «l’affaire Matzneff», à laquelle RJ a tenté de me «préparer» lors de notre dernière soirée chez Yushi avant que je ne lui fasse entendre que je n’y prendrais aucune part…

    DU GÂCHIS. -Tout ce qui a été gâché au lieu d’être reconduit et développé, le plus souvent sous l’effet de la vanité ou de ce que les Grecs appelaient l’hybris. Dans mon rapport avec la société le gâchis a commencé avec la sottise provinciale de BC, le premier à me tuer virtuellement, il a continué avec la bêtise supérieurement idéologique et suicidaire de VD qui a tout emporté en brûlant ses vaisseaux non sans tenter de m’anéantir dans la foulée, et le mal a tout contaminé et tout fait exploser en particules dissociées constituant finalement la No Society

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    AMIEL & CO. - Je reçois, ce midi, pas moins de quatre exemplaires de la volumineuse 43e livraison des Moments littéraires dans laquelle figurent les douze pages de mon Journal des Quatre vérités. J’en ai remercié vivement Gilbert Moreau et vais lire ce pavé avec un intérêt sûrement proportionné aux surprises que j’en attends, optimiste à tout crin que je suis…

    Et voilà bien la surprise, tout à fait inouïe me semble-t-il à première lecture, sous le nom de François Vassali, avec un texte d’un seul tenant de quatorze pages, intitulé Port-sommeil et qu’on dirait un écho de deux de mes lectures récentes, à savoir Le visionnaire de Julien Green et Le livre de l’intranquillité de Bernardo Soares, modulé par une voix sans pareille.

    Aussitôt j’ai repensé à la société secrète des veilleurs, que cet auteur inconnu me semble incarner par excellence dans sa lancinante et crépusculaire rêverie, et sur laquelle je reviendrai à propos du Visionnaire de Julien Green et du Livre de l’intranquillité de Soares/Pessoa, mais aussi du Thrène de Sylvoisal et du grand poème khmère de Christophe Macquet…

    INTRANQUILLE. -Il faut se ressaisir, se dit-il: tu dois changer ta vie, se répètent-ils depuis un temps qui ne se compte plus ; TU DOIS, IL FAUT, et cela leur tient lieu de leurre, se dit l’un des leurs mais qui est-il au juste ? L’intranquillité ne serait-elle pas qu’une pose, se demande l’un d’eux au dam des ingambes de la confrérie du Commentaire se tenant les coudes et se réclamant à trop bon compte du secret ! Les anges aussi ont bon dos.

    GREEN AGAIN. - La lecture du Journal intégral de Julien Green me recentre pour ainsi dire. De tous les journaux intimes que j’ai lus c’est celui que j’aime le plus, à la fois pour son calme et sa précision, son honnêteté et son ton - ce dernier trait me semblant le plus important. Rien du littérateur à la Gide là-dedans, et d’ailleurs les pages que je lis ce matin marquent la fin décidée (en 1932) d’une rupture amicale après la révélation du double jeu de l’immoraliste, probablement jaloux de la jeunesse et du génie de Green, que je découvre pour ma part avec cinquante ans de retard ! Bref, il y a une sérénité chez JG qui me convient.

    L’OEIL DE L. - A propos de celles-ci, Lady L. a fini hier une toile restée longtemps inachevée, que j’aime beaucoup. Ma bonne amie a une vraie vision, parente en somme de celle de Thierry Vernet dans son regard sur la réalité – en l’occurrence une forêt abritant une petite maison…

  • Journal des Quatre Vérités,XII

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    À la Maison bleue, ce mardi 24 décembre 2019. - Lorsque je me suis retrouvé ce matin sur les hauts de Morges, avec ma bonne amie qui me voiturait à l’hôpital ou je me suis présenté à l’heure pile au service de cardiologie interventionnelle, je me suis rappelé l’aube du 23 novembre 1982, en ce même lieu, où, avec le frère de Lady L. , nous sommes venus assister à la naissance de Sophie.

    Or, avec le soir de la mort de notre père, la venue au monde de notre premier enfant a été pour moi une révélation dont je ne suis pas encore revenu: à trente-cinq je découvrais la réalité de la mort devant cet être violacé a figure de souriceau qui ajoutait la sienne à notre vie.

    Ce même matin de sa trente-septième année, Sophie était, avec son Jules mal rasé, dans le long courrier reliant San Diego à Genève Airport via Francfort , revenant au pays après quatre ans de séjour en Californie tandis qu’une espèce de fil de je ne sais quelle matière se baladait dans mes artères coronaires dont je voyais à l’écran les ramifications fantomatiques d’algues mouvantes , et je me demandai quel film notre voyageuse transatlantique était en train de regarder la haut au-dessus des nuages - mais pas un instant je n'aurai pensé à la mort tandis que l’assistant du Dr R. m’administrait une dose d’atropine pour calmer la soudaine douleur me sciant les lombes à geindre comme un bête atteinte par une flèche…

    Autre réminiscence: notre second enfant baignait encore dans la conque amniotique de Lady L. quand notre ami R. a trouvé la mort dans les séracs du Mont Dolent, trois mois avant sa naissance, et chaque 15 août de la jeune vie de Julie fut marquée par le souvenir subconscient de cette fin tragique , que c’est à n’y pas croire en termes médicaux scientifiquement avéré, n’est-ce pas ?

    Mais que sait-on à vrai dire, non de la mort mais de tout ce qui l’entoure et lui fait cette aura d’effroi, avant ou après ?

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    LE GARDEUR DE TROUPEAUX. - La poésie de Caeiro, dans ses poèmes dits «païens», qu’on pourrait dire aussi de la sensation pure, ou première, me semblent à peu près dénués de toute musicalité «immédiate», en tout cas dans leur traduction française, et cependant j’y entends bel et bien une « musique » sans pareille, comme « entre les lignes », ou « derrière les mots », qui procède assurément d’une «poétique» profonde mais non explicite, non audible à première écoute «ordinaire»; et c’est cette poésie «cachée», mais sans rien d’hermétique pour autant – point du tout assimilable à aucun ésotérisme, relevant au contraire d’une simplicité élémentaire, que j’aimerais déceler et tâcher de dévoiler, voire de « traduire » dans ma propre langue…

    À la Maison bleue, ce 31 décembre. - J’aborde ce dernier jour de l’année en lisant les poèmes de Caeiro, dans Le gardeur de troupeaux, qui m’inspirent aussitôt des vers que je note comme autant d’amorces possibles de poèmes à venir ; et surtout je note cette présence rare, je dirais presque: malgré les mots, malgré l’arrangement des poèmes de ce prétendu païen qui est surtout une sorte d’enfant à l’écoute du silence bruissant de la nature environnante - et tout de suite je me retrouve dans la solitude de ma propre enfance de tous les âges, jusqu’à ce présent que je me reproche aujourd’hui d’habiter insuffisamment.

     
  • Journal des Quatre Vérités,XI

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    AUX URGENCES. - Le soir de mon admission au service des urgences de l’hôpital où je survis depuis une pleine semaine, j’annonçai sur Facebook que, pressenti pour un rôle de défunt regretté dans la relance de la série Six feet under, j’avais finalement décliné l’offre en dépit d’un cachet à six chiffres; et le lendemain je répondis avec plus encore de détermination, au médecin me demandant si, en cas d’arrêt cardiaque , j’autorisais l’utilisation de tous les moyens pour me ramener à la vie, que non seulement j’autorisais mais que j’ordonnais, au risque d'être achevé pour la bonne cause...

    FARCE. - Mais le plus farce est de ce matin, lorsque la très belle, et douce, et futée Docteure G., m’ayant demandé l’origine de la longue cicatrice verticale marquant mon noble thorax - hernie hiatale signée au scalpel du Dr Meyer, en 1988 -, je lui expliquai sans ciller que c’était là un souvenir du temps où j’étais mule du cartel de Don Epifanio, dont les hommes m’avaient ouvert le ventre au couteau pour récupérer les 22 doses de coke de mon dernier transport - et la belle Docteure, d'abord médusée, d'éclater alors d'un de ces rires cristallins non dénués d’érotisme qui aident à se sentir bien du côté de la vie...

    LA DOULOU. - Autant j’ai horreur des feuilletons d’hôpital mêlant l’exaltation de la performance médicale possiblement sanglante et le voyeurisme le plus vulgaire - dont la série Urgences est évidemment le parangon - autant les récits liés à une expérience incarnée de la douleur, de la maladie et des fins humaines m’ont toujours touché, de la bouleversante Doulou d’Alphonse Daudet à L’ours traversa la montagne d’Alice Munro, évoquant les vertigineuses réalités de la maladie d’Alzheimer également décrites par Martin Suter dans Small World.

    Si l’on pense cancer ou sida, l’on se rappelle évidemment les noms de Fritz Zorn, auteur de Mars devenu livre-culte, et d’Hervé Guibert dont ses derniers écrits de sidéen ont fait une espèce de star, médias à l’appui. Or je n’ai pas souscrit, personnellement, à l’engouement presque obligatoire suscité par le Mars de Zorn, dont un aspect du discours me semblait complètement plombé par l’idéologie - à savoir que son cancer résultait forcément d’une situation familiale et sociale mortifère, à croire que le capitalisme fût intrinsèquement cancérigène... Tout autre étant le «journal» de Guibert modulant en temps réel une chronique souvent poignante, parfois discutable parce que «trop humaine» mais qui demeure un document et un texte littéraire significatif.

    AU PIED DU MUR. - La prise de conscience subite d’une issue fatale de sa maladie ou de sa situation particulière (sentence de mort prononcée contre Fedor Dostoievski ou déportation de Charlotte Delbo ou d’Etta Hillesum) aboutit parfois à des récits à valeur révélatrice universelle. Les exemples les plus saisissants sont, à ma connaissance, la nouvelle de Tolstoi intitulée La mort d’Ivan Illitch, et le film Vivre (Ikiru) d’Akira Kurosawa, très proches par leur canevas . Dans les deux cas, un homme apprend soudain qu’il n’a plus qu’un temps compté à vivre, confronté à la pauvre existence qu’il a vécue jusque -là, au sens de la vie en général et à ce qu’il pourrait faire de bon ou d’utile des derniers jours qui lui restent a vivre…

    Lendemain d’hier. -Revenu de dix jours d’hosto avec une ordonnance longue comme un bras, j’ai trouvé dans mon courrier le dernier opus de mon ami Roland dont la dédicace prétendait que cette Confession d’un gentil garçon fût «mieux qu’un médicament». Le souffle !

    Et pourtant il y a du vrai dans cette crânerie de charlatan insomniaque et sûrement hypocondre sur les bords. RJ sait de quoi il parle en matière de médocs durs et de médecine douce genre littérature : il s'est d’ailleurs servi de moi en tant que « mule » d’un somnifère interdit en France qu’il m’avait chargé de lui ramener à Paris avec la complicité d’un certain Dr Mouton, autre charlatan probable.

    Au reste je n’insulte pas notre prétendu « gentil garçon » en le taxant de charlatanisme puisque c’est lui-même, et dans cette confession plus que jamais, qui se traite de monstre et de scélérat et de néant sur pattes, comme par manière d’homéopathie préventive et en toute mauvaise foi bonne: Je vous dis pis que pendre de moi pour vous mettre à l’aise (ou vous couper l’herbe sous les pieds) ensuite de quoi rendez-vous chez Yushi.

    L’avant-dernière fois que nous avions rencard chez Yushi, le restau japonais minable de la rue des Ciseaux dont il a fait son point de chute, RJ a dû me supplier par téléphone de le rejoindre tant je me sentais mélancolique et agoraphobe, craignant surtout d’affronter sa cour de nymphettes et de jeunes gandins snobs, mais non, promis - juré, nous serions seuls et le sage chinois l’avait dit : c’est avec de l’homme qu’on soigne l’homme.

    Et c’est ainsi que mon charlatan préféré osait prétendre maintenant qu’un petit recueil d’ «euphorismes», néologisme superbe soit dit en passant constituerait un « meilleur médicament » que le cocktail prévu par les spécialistes de l’hosto. Et c’est vrai, même si l’on n’apprend rien de décisif qu’on ne sache déjà du vaurien dans cette confession rebrassant ses thèmes avec de nouvelles variations, avec cette liberté de ton et cette élégance elliptique de pseudo-cynique pseudo-nihiliste jouant l’indifférence et le détachement en toute sincérité - mais si!

    À la Maison bleue, ce samedi 14 décembre. - On lit et relit Amiel comme on lit et relit Léautaud: par hygiène et pour s’huiler les rouages; et les fragments du grand journal épars de Roland Jaccard ont sur moi le même effet distanciateur, condensateur et curieusement libérateur. Quant au contenu médicamenteux détaillé de cette potion de faux charlatan faisant pièce aux vraies arnaques de l’époque, je suis à l’instant trop flagada pour en établir le rapport - donc à chacune et chacun de se pointer chez la pharmacienne de l’ami Roland...

    JOURNAUX. - Paul Léautaud, dont le Journal littéraire compte plus de vingt forts volumes, disait que rédiger celui-ci lui avait fait vivre en somme deux vies, et la plus « vivante », en tout cas à nos yeux de lecteurs, est évidemment celle qui nous reste sur le papier, épurée par l’écriture, reconstruite malgré son parfait naturel, sûrement plus drôle que la « vraie vie » de l’employé du Mercure de France ou du vieux misanthropes de Fontenay-aux-Roses puant la pisse de chat ou de chien.

    Journal « littéraire » est d’ailleurs un titre un peu trompeur, dans la mesure où Léautaud y parle des multiples aspect de sa vie quotidienne où ses bêtes chéries ont autant sinon plus d’importance que les gens de lettres qu’il rencontre tous les jours - mais on pourrait aussi estimer que l’adjectif « littéraire » s’applique à la qualité de transposition et au style de l’ouvrage.

    J’ai pris connaissance l’autre jour d’une statistique selon laquelle plus de 3 millions de Français s’adonneraient aujourd’hui à la pratique du journal intime. Or il y sans doute, entre celle-ci et les « journaux » d’un Léautaud ou d’un André Gide, d’un Charles du Bos et d’un Julien Green, autant d’écart et de différence qualitative qu’entre un photomaton ou un selfie et un autoportrait d’artiste. Bien entendu, cet aspect qualitatif n’entame en rien le sentiment de vivre deux vies en se confiant à son « cher journal »...

    Ce dédoublement peut, dans certains cas, revêtir un aspect quasi pathologique, comme chez un Amiel dont l’immense Journal intime, d’une tenue littéraire exceptionnelle, valait moins aux yeux de son auteur - qui souhaitait qu’on le détruise après sa mort - que ses poèmes des plus conventionnels et autres écrits voués à l’oubli.

    Un autre cas est plus saisissant, et c’est celui du Journal d’Edith, l’un des plus beaux romans de Patricia Highsmith qui s’attache aux désarrois d’une jeune femme, à l’époque de la guerre au Vietnam, dont la vive sensibilité est doublement écorchée par l’arrogance intellectuelle de son mari et de ses amis « progressistes », d’une part, et par la déception plus profonde que lui inspire son jeune fils tombée sous l’influence de sinistres neo-nazis. Or rédigeant son journal, Edith en vient peu à peu à « corriger » la réalité en s’inventant un compagnon et un rejeton moins nuls, une double vie sur le papier qui a valeur, même illusoire, de consolation...

    Quant à moi, tenant des carnets depuis plus de cinquante ans, évoluant avec les années d’un certain magma sentimental à une forme plus « extime » et plus construit, ou le tout-venant de la vie se trouve constamment revivifié par l’exigence de l’expression, j’en viens à constater qu’aux deux vies selon Paul Léautaud s’en ajoutent bien d’autres dans la mesure où tout ce qu’on note tous les jours relève d’un choix momentané qui pourrait se démultiplier à tout coup tant la vie, le « journal» de la vie a de choses à nous raconter ...

     

    115927397_10224179866311231_8451202273907161151_n.jpgPERSONA. - Nous pourrions certes, avec notre juriste Julie, disserter «sur la mort » en gens intelligents et concernés, comme on dit, mais ne serait-ce pas plutôt de la vie, de la fragilité de la vie, de la beauté des choses et de la bonté des gens que nous parlerions en évoquant la plus réelle des réalités dont le masque se dit Persona et que trahit toute représentation, fut-elle aporie poétique, faucheuse blafarde ou formule crédule de naïf ou de positiviste rassis ?
    Qui peut dire quoi que ce soit de la mort et qui ne pressent la vérité selon laquelle la mort n’existe pas ?

  • Journal des Quatre Vérités, X

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    Ce mardi 3 décembre 2019. - À l’hôpital de Rennaz, où Lady L. m’a voituré un peu en catastrophe après que j’ai constaté divers symptômes (oppression vive dans la région thoracique et bras gauche douloureux) qui m’ont fait penser à un «épisode» cardiaque tel que me l’avait décrit mon frère, victime de deux infarctus.

    Après cinq heures d’attente, je vais être hospitalisé jusqu’à demain pour rester sous contrôle avant de subir, demain au CHUV, une coronarographie que le cardiologue a ordonnée sur la base des symptômes que j’ai décrits aux urgences, après quelques jours de malaise, de vives douleurs aux jambes et une douleur lancinante ce matin au bras gauche, etc. Cela ne m’enchante guère, mais L. se dit un peu soulagée d’obtenir enfin un diagnostic clair, et ensuite qui vivra verra - à Dieu vat…

    J’ai profité de ces longues heures d’attente pour lire deux nouvelles d’Alice Munro et la fin du Visionnaire de Julien Green dont la magie m’a d’autant plus saisi que cette espèce de conte fait écho aux Révélations de la mort de Chestov.

    MÉMOIRE ANIMALE. - Scène étonnante à la télé, dans un reportage sur une femme qui soigne des chimpanzés au Congo. Deux ans après s’en être occupée elle revient dans la jungle, débarque d’une pirogue, se retrouve dans une vaste clairière et appelle Kulia, là-haut dans la canopée, qui en descend dans un bruissement de feuilles et la rejoint bientôt pour l’embrasser !

    Ce mercredi 4 décembre. - Bien dormi cette nuit en dépit de ma vive douleur à l’artère fémorale. Le Tamal agit. Tour d’horizon mondial tout à l’heure sur la petite télé de la chambre 4 du service des soins intensifs. Tout le monde charmant et gentil à l’endroit de ce patient gentil et charmant. Départ dans une heure vers Rennaz.
    En découvrant le paysage à la fenêtre de l’hôpital de Morges où l’ambulance m’a conduit ce matin, dominé par le temple d’Echichens, je me rappelle ce matin d’il y a 37 ans, un 24 novembre, quand nous sommes venus avec son frère pour entourer Lady L. qui allait mettre au monde notre petite Sophie...

    VEILLEUR. - Réveillé cette nuit à deux heures du matin par la sensation de froid et la surprise de me retrouver trempé de la tête aux pieds dans mes draps également ensués et puant la transpiration avec de vagues relents de pisse, le besoin de prendre ces notes pour rendre compte de l’expérience en cours m'est venu tout naturellement après que la veilleuse de nuit m’a apporté une nouvelle chemise et en attendant qu’on me change ces putains de draps mouillés. Ensuite j’ai un peu dormi, fait un drôle de rêve où ma bonne amie me faisait certaine proposition réjouissante, et tout à l’heure j’ai ri tout seul (mon voisin de chambre dormant derrière notre paravent protecteur d’intimité, la bouche ouverte et râlant parfois) en déchiffrant l’inscription, sur fond de rectangle lumineux , affichée sur l’écran bleuté de ma télé : Fréquence Banane.

    Il est à l’instant sept heures du matin, ce samedi 7 novembre, je commence donc à prendre cette série de notes sur mon smartphone que je développerai ensuite sur mon laptop via le Cloud - yes oldie c comme ça qu’on cause aujourd’hui...

    JEAN-PAUL. - Jean-Paul a quitté ce matin la chambre 426 que nous partagions depuis une semaine à l'unité Fleurs du HRV, et son geste de m’embrasser en me quittant m’a fait un peu honte. De fait nous nous sommes quittés sans rien savoir l’un de l’autre que nos prénoms. De notre grande chambre, c’est moi qui avait la belle partie, avec une table à écrire et vue par la vaste baie sur le ciel et le jardin suspendu , tandis que Jean -Paul était confiné derrière le paravent de séparation, avec la télé pour seule fenêtre.

    Donc nous nous sommes embrassés et souhaité bonne suite, il m’a dit « faut s’accrocher ! » et je lui ai répondu «courage jeune homme !» alors qu’il a l’air encore plus décati que moi, et ce n’est qu’après son départ que j’ai découvert son nom et son âge sur l’étiquette de son armoire perso: 1946,un an de plus que moi, un vrai croulant! Mais il était déjà parti et je me suis traité de nul.

    Qui était Jean Paul ? J’ai été le premier à lui tendre la main et à lui dire mon prénom, il m’a dit le sien et ça a été à peu près tout ce que nous nous sommes dits l’un à l’autre à part les amabilités d’usage et les regards croisés quand je passais de mon côté du paravent au sien, sinon rien. Il est vrai qu’il passait la journée à regarder la télé avec un casque sur les oreilles et que de mon côté je lisais ou écrivais quand je ne regardais pas un film sur mon laptop.

    N’empêche que j’aurais eu maintes occasions, non pas de rompre la glace puisque notre non-rapport n'était même pas froid, mais de passer le cap des formules toutes faites à un embryon de conversation ou nous eussions fait connaissance, mais non: j’ai passé une semaine avec un type victime du même accident cardiaque que moi et j’ai été infoutu de lui dire plus que des platitudes auxquelles il répondait comme en écho: « Que oui, c’est sûr, faut ce qu’y faut, c’est comme ça» deux vrais cons aussi taiseux que timides en apparence, sauf que celle-ci n’était sûrement qu’une fausse apparence.

    Jean -Paul a-t-il regretté que je ne fasse pas un pas de plus vers lui ? A-t-il été étonné du fait que pas un instant je n’allume la télé de mon côté ? M’a-t-il vu lire ou a-t-il entendu mes longues conversations pas taiseuses du tout ni timides malgré son casque ? Je n’en sais rien . Lui non plus n’a pas cherché à me faire parler, mais peut-être était-il, lui, un vrai timide, et peut-être regrette-t-Il lui aussi cette non rencontre puisque c’est lui qui a eu ce geste d’accolade qui m’a surpris et a suscité ma honte.

    Or celle-ci me dit quelque chose et peut-être est-cela seul qui compte à l’instant sous nos deux écrans de télé éteints ? Peut- être est-ce la Leçon du jour, pour parler comme un aumônier d'hosto ? Deux crises cardiaques qui feraient que deux vieux cons se parlassent ? Une vraie conquête de la médecine douce! En tout cas si l'on me renvoie un nouveau Jean-Paul de l'autre coté du paravent, pas que je le loupe !

    DE L’IMMUNITÉ. - La défense de notre immunité personnelle est mon thème plus actuel que jamais, qui prend sa source dans mon expérience particulière de l’intime, en totale opposition avec l’indifférenciation se développant comme un cancer par effet de meute.

    La meute m’apparaît aujourd’hui comme l’Ennemi par excellence, dont le langage s’est dégradé en abjecte jactance. Les réseaux dits sociaux, qui sont pour l’essentiel le contraire d’une société liée, sont devenus le lieu de la meute ennemie de toute intimité et de toute parole personnelle, mais c’est bel bien sur Facebook que je vais publier ces notes.

    Par intimité j’entends le noyau, dur et très doux à la fois, de la Personne, dont la majuscule suggère ici qu’elle nous englobe tous dans notre unicité personnelle.

    CRIS ET CHUCHOTEMENTS. - L’avant-dernière fois que j’ai entendu des cris de femme signalant tout à coup ce qu’on dit vulgairement un pétage de plombs, ç’était il y a un mois dans le métro de Paris; de la rame bloquée par l’alarme on ne voyait de loin qu’une gesticulante jeune femme entourée de mecs et d’une foule croissante de curieux, nous ne savions pas ce qui s’était passé mais les cris disaient bien que ce n’était pas rien, dont l’éclat dramatique lancinant s’accordait en somme avec le décor du métro, tout autre évidemment que celui d’un box d’urgences ou tout soudain éclate, comme l’autre jour, dans la salle de cathétérisme où je venais de suivre en «live», sur petit écran, la pose de deux stents dans mes artères coronaires, ces vocifération frisant la démence assez inattendues dans la rumeur plutôt feutrée d’un hôpital...

    Il est cependant un type de chuchotements presque aussi redoutables que des cris, et ce sont ceux de la visiteuse intarissable essentiellement intéressée par le récit de ses propres maux dont l’inventaire ne s’arrêtera même pas à l’épisode le plus marquant de la saga («alors là, Jean-Paul, ils m’ont tout enlevé »...), mais rebondit à n’en plus finir, («et là, Jean-Paul, je lui dis que non, à Suzanne, et tu sais ce qu’elle me répond à propos de la cure de phosphate ? Tu vas pas le croire, mais moi je lâche pas le morceau, enfin tu me connais »), et vous vous réfugiez sous votre casque mais même avec les coups de feu du film noir dans lequel vous vous êtes replié ça jacasse encore en coulisses («et tu sais, Jean-Paul, comme elle est, la Janine, depuis qu’elle s’est fait refaire les seins »), etc.

    Ce 7 décembre. - Tout à coup, à 5 heures moins le quart, j’ai subi un accès de tremblements irrépressibles, assortis de claquements de dents. Le Service a mis beaucoup de temps à réagir, mais il me semble que la crise est passée. J’attends Madame Médecin pour une explication. Pic de fièvre à 18h, redescendu me semble-t-il à 20h. Revêtu le t-shirt que LadyL. m’a ramené de Hawaï. Plus envie ce soir de rien que de dormir.

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    DE QUOI RIRE. - Nous avons bien ri, avec le sémillant Docteur M., qui m’appelait son plus joyeux cancéreux après les premières des 55 séances de tir à l’accélérateur linéaire qu’il m’avait prescrites, à la fin desquelles il m’ordonna, malgré notre vive sympathie réciproque, de ne plus jamais me pointer en son pavillon de radiologie oncologique. Ce garçon qui aurait pu être mon fils m’appelait jeune homme, bon point, et ne prenait pas à la légère mes conseils liés à sa santé physique et surtout spirituelle: ne pas s’exténuer à la tâche mais beaucoup lire, enfin prendre le plus grand soin de ses enfants - ce qui allait de soi pour ce véritable humaniste lecteur de Montaigne et de Tintin .

    Peintures: Robert Indermaur.

  • Journal des Quatre Vérités, IX

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    Paris, à La Perdrix rouge, ce lundi 4 novembre. - La neige est apparue ce matin sur les hauts du Grammont, et j’ai quitté Montreux à sept heures pour Paris où je vais passer quelques jours. La traversée s’est passée «sur» ma chronique consacrée à Amélie Nothomb, dont j’ai appris en début d’après-midi qu’elle n’avait pas décroché le Goncourt, ce qui n’a aucune importance eu égard au très piètre jury actuel où siègent une Virginie Despentes et un Eric-Emmanuel Schmitt…

    JOURNAL DE JULIEN GREEN. - J’ai acheté hier la nouvelle édition intégrale du Journal de JG parue dans la collection Bouquins après que Roland Jaccard m’en a fait l’éloge l’autre soir chez Yushi. Or le même RJ m’avait apporté la dernière livraison du magazine Causeur, dans laquelle il a publié un long article sur ledit Journal, grossièrement intitulé L’esthète des pissotières mais où j’apprends que l’auteur de l’article a bien connu le grand écrivain...

    À ce propos, Pierre-Guillaume me disait qu’il continuerait de lire le Journal dans l’édition de La Pléiade, affirmant que la part d’ombre des êtres doit être respectée et que cette version non expurgée ne fera qu’exacerber les curiosités de bas étage - et l’article de notre ami conduit en effet sur cette pente. Mais pour ma part je vois la chose autrement, comme une confrontation personnelle avec ce que j’ai noté et ce que j’ai évité de confier au papier; n’excluant pas la possibilité de tout dire, tout écrire et tout lire sans intentions louches de part ou d’autre.

    Je vais sur mes 73 ans et je constate ce soir que j’ai passé à peu près complètement à côté de l’œuvre de Julien Green, abordée peut-être dans mes jeunes années (je retrouve un exemplaire du Visionnaire en livre de poche, daté de 1964) et retrouvé des années plus tard avec un essai de lire Adrienne Mesurat, dont rien ne me reste ( !), et curieusement le Journal ne m’a jamais vraiment attiré alors que j’ai été un lecteur assidu des Journaliers de Jouhandeau, puis du Journal littéraire de Léautaud. Or j’ai comme l’impression, en commençant de lire cette version intégrale du Journal (1919-1940) que je suis plus proche de Green que de Jouhandeau et de Léautaud, mais cela reste à vérifier au fil d’une lecture, dès ce soir, que je voudrais quotidienne, annotée très précisément, parallèlement à celle d’Audiberti.

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    RENCONTRES. - Après une cinquantaine de pages seulement, je sais déjà les noms de tous les personnages de Moïra, que j’ai commencé de lire le soir alors que je poursuis la lecture du journal des années 1919 a 1940. Tout de suite j’ai été frappé par l’intensité, et même la violence du protagoniste de Moïra, pur et dur autant que l’est en partie l’Auteur, lequel est manifestement Joseph autant qu’il est Bruce ou David. Or pensant à ces prénoms, je me dis que le seul livre de cette trempe que j’aurais lu ces dernières années est le Sam d’Edmond, qui a quelque chose de Green. D’ailleurs ce sont mes deux grandes rencontres de cette fin d’année, par rapport auxquelles je vais me recentrer dès notre installation à la Maison bleue.

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    La Maison bleue, ce jeudi 21 novembre.- Premier réveil ce matin à la Maison bleue. Ensuite à Lausanne pour y retrouver, après l’hygiéniste, mon cher Edmond avec lequel nous avons passé trois bonnes heures. C’est un nouvel ami que je me suis fait là, qui commence par me dire qu’il se régale à la lecture de mon libelle, parvenu qu’il est au chapitre des rebelles consentants qu’il s’amuse à identifier - il a trouvé la Douairière bien épinglée, qui l’a snobé, mais j’insiste un peu hypocritement sur le fait que mon Open Space n’est pas «à clefs», sachant par ailleurs que c’est par là que l’on va probablement me chercher noise, ou sur l’affaire Millet. Nous sommes d’accord sur à peu près tout, je lui ai fait lire le début de ma chronique sur Sam et il s’en est dit très touché, puis il m’a éclairé sur les sources familiales du livre en m’apprenant dans la foulée que le modèle de Bassens n’est autre que Vufflens-la-ville où nous avons tant de souvenirs, dans la grande demeure dite le Château ou deux sœurs ont bel et bien été cloîtrées dans une chambre munie de grilles, et que le thème de la vengeance est un leitmotiv de sa légende familiale…

    PURITAIN. - Je retrouve, dans le Journal de Julien Green, les quatre instances que j’ai invoquées au début de ce Journal des Quatre Vérités, du corps et du cœur, de l’esprit et de l’âme ; oui tout y est, et chez ce catholique puritain, cela donne un mélange parfois explosif dont les romans tirent leur puissance visionnaire.

    Ce vendredi 22 novembre. - Bien dormi à la Maison bleue. Enchanté par nos parquets et nos verrières à l'ancienne. Du vieux qui semble tout neuf, comme je le suis en somme en esprit. Avant le café, je lis quelques pages du Journal de Julien Green qui m’épate par sa façon naturelle de faire cohabiter les univers apparemment opposés de la débauche caractérisée et de la pénétration intellectuelle ou spirituelle, alternant le récit précis de ses chasses nocturnes et de son travail studieux au coin du feu.

    CRAVATÉS. - En lisant le Journal de Julien Green, puis en me rappelant la tenue de Czapski devant son chevalet, je pense à ces hommes qui restent – comme moi qui ne porte jamais de cravate – des sauvages sous contrôle ne perdant rien de leur élégance, de leur style et de leur dignité. Le contraste de l’homme habillé et de ce qu’il cache «derrière la cravate» est certes assez stupéfiant dans le Journal de Green, mais je n’y vois aucune forme d’hypocrisie pour y trouver, au contraire, quelque chose de juste et de sympathique en cela que son «tout dire» reste « entre soi » et non publié du vivant des « intéressés »…

    Ce dimanche 1er décembre. - Je ressens ces jours, comme un poids sur le thorax, côté cœur, je dirais presque: comme une main qui pèse et serre. Je sens le muscle comme un «paquet» un peu durci, et assez confusément ce que me disait l’angiologue Kernen parlant de « souffle au cœur » ; en outre je me sens très fatigué et la moindre marche, n’était-ce que pour rallier le parking sis à 200 mètres de la Maison bleue, m’est très pénible. J’ai d’ailleurs téléphoné l’autre jour à l’angiologue Kern pour lui décrire ce que je vis, mais il m’a renvoyé à mon médecin traitant qui sans doute me renverra à lui – merci messieurs.

    GÉNIE DE JULIEN GREEN. - Le premier décor du Journal de Julien Green, avant la vingtaine de celui-ci, est américain, correspondant au séjour du jeune homme à l’université de Virginie, et l’on sent aussitôt le déchirement qu’éprouve le jeune homme hésitant entre l’entrée dans les ordres, à quoi le pousse le Père Crété, son confesseur, sa nature très sensuelle, sa détestation croissante de l’Amérique matérialiste, sa vocation encore incertaine et son désir pressant de revenir en France pour y exprimer ce qui bouillonne en lui.

    C’est d’ailleurs en France que se situera son premier roman, Mont-Cinère, mais l’invisible «main» de mon instinct m’a porté à lire en priorité, et parallèlement aux pages du Journal intégral relatives à ses années d’université, celui de ses romans, datant de 1950, intitulé Moïra et qui met en scène, précisément, un groupe d’étudiants gravitant autour d’un jeune homme à la fois effrayant, dans sa singularité de roux fou de Dieu, et non moins attachant par le combat qui se déchaîne en lui et qui le fait craindre ou détester, ou secrètement aimer par ses condisciples. L’un de ceux-ci, au prénom de Simon et au faciès ingrat, payera son attirance immédiate et innommée, au prix fort puisque, rejeté dédaigneusement par le roux, il se tirera une balle dans son recoin.

    Le roux en question se nomme Joseph Day, il est descendu de ses collines puritaines pour s’instruire et sauver le monde dans la foulée, ses camarades l’ont bientôt surnommé l’ «ange exterminateur» à cause de son sérieux et de sa furieuse détestaton de la chair, à vrai dire proportionnée à la furieuse intensité de ses pulsions refoulées, et lisant le journal du jeune Julien Green l’on ne peut s’empêcher de penser qu’il y a de lui dans le personnage de Joseph, avant de penser qu’il y a aussi de lui dans tous ses personnages.

    La première impression que j’aurai éprouvée, en entrant dans ce roman prodigieusement maitrisé dans toutes ses parties (personnages, paysages, dialogues annonçant le théatre, atmosphères psychologiques, dramaturgie, suggestions érotiques, archétypes de l’imaginaire au franges de l’onirisme par ailleurs hyper-présent dans le journal, controverses « bibliques », échappées spirituelles, substance verbale d’une impérieuse poésie, etc), m’a rappelé l’univers des grands auteurs à la Nathanaël Hawthorne (auquel le jeune Green a d’ailleurs consacré un travail universitaire) ou à la Flannery O’Connor brassant les thèmes liés aux passions humaines en prises avec les instances sacrées du Bien et du Mal, sous l’égide d’un puritanisme ardent (chez Hawthorne) ou d’un mysticisme catholique foudroyant (la terrible Flannery au mileu de ses poules et de ses paons hurleurs…) , alors même que le roman, d’une obscure limpidité - si l’on ose l’oxymore - nous prend par la gueule et la secoue jusqu’à l’horrible dénouement.

    Moïra pourrait être dit, en partie du moins, le roman frénétique du refoulé et de son brutal et fatal retour, où la mauvaise plaisanterie de quelques étudiants ricanants pousse le protagoniste au bout de lui-même, provoquant la mort violente d’une jeune femme équivoque, chargée de séduire le beau roux coincé et jouant son rôle avec une rouerie cynique qui finit par se retourner contre elle.

    Pour mieux saisir les tenants de ce roman datant de la maturité de Julien Green (paru en 1950 chez Plon), la lecture du journal intégral de l’écrivain, dont on sait qu’il a été tenté par les ordres vers ses dix-neuf ans et qui se traite lui-même d’érotomane dans sa trentaine, est éclairante. D’abord parce qu’il y développe déjà l’idée que chaque individu en contient dix ou vingt autres, et ensuite par sa façon d’envoyer promener ceux qui, comme Gide ou le grand philologue allemand Curtius lui pelotant un peu les fesses, d’écrire des romans plus explicites en matière d’homosexualité.

    Or c’est justement là que Julien Green se distingue absolument de ce qu’on appelle la «littérature gay», où le malheureux homo est forcément une victime de la société ou d’une conception archaïque et punitive de la religion, en développant une vision beaucoup plus complexe, plus riche plus violemment contradictoire sans doute, mais plus intéressante et plus vraie de la complexion humaine aux cent visages.

    Joseph Day est, ainsi, immédiatement puant dans son arrogance, et non moins impressionnant par sa rectitude apparente de garçon studieux et solitaire, lecteur de la Bible et convaincu de ce que la chair est une diablerie ; et tout de suite il entre en conflit avec l’un de ses condisciples, l’orgueilleux Bruce Praileau en lequel on pourrait voir son double, qui l’a persiflé et avec lequel il va se battre si durement que l’autre le taxe de virtuel «assassin».
    Implacable avec un «fort», il ne l’est pas moins avec Simon Demuth, qui cherche ses bonnes grâces avec une gentillesse un peu collante qui l’horripile, et dont il provoquera plus tard le désespoir. Et puis il y a l’irénique David, bien décidé à devenir pasteur, qui l’identifie comme un «élu» dès leur première rencontre, l’aide obligeamment à échapper au cercle des lascars impatients d’aller se défouler dans la «maison» qu’on devine, et l’agace en même temps par son égalité d’humeur d’être parfait alors que lui-même se croit voué au feu glacial de l’enfer rien qu’à penser à ce qu’il pense – et il ne pense qu’à ça.
    En outre, de la première logeuse de Joseph au cercle des moqueurs, dont certains ne cherchent qu’à faire tomber son masque de puritain, et jusqu’à Moïra qui le trouble dès sa première apparition, les personnages du roman composent un « décor » humain très vivant qui s’intègre dans le décor naturel superbement évoqué du campus d’université où tout se passe.

    Au début des années 20, Julien Green écrit dans son journal que l’Amérique l’ennuie de plus en plus avec son matérialisme bas de plafond, et même l’horripile. Or trente ans plus tard, avec Moïra, il aura distillé toute son expérience d’alors, réelle ou fantasmatique, pour en faire un roman hyper-américian et bien plus que ça : un poème romanesque d’une noire beauté traversé par un tremblement constant de joie et de terreur mêlées.

  • Journal des Quatre Vérités,VIII

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    Ce lundi 23 septembre 2019. – Il bruinait ce matin lorsque nous avons quitté la Haute Engadine pour le col du Julier, et notre nouvelle étape, au Resort Pradas de Brigels, au bord d’un petit lac aux eaux turquoises, a été l’occasion de découvrir un lieu proprement idyllique, du moins au-dessus de la station, le long des pentes semées de petits chalets et où se trouve, comme déictament posée sur le haut gazon, telle candide chapelle blanche ornée d'une fresque à moitié effacée, avec un contraste de verts intenses et de gris laiteux qui m’a rappelé la montée au Lukmanier. Durant le parcours, je nous ai lu un entretien avec Alain Finkielkraut, dans L’Obs, qui m’a fait si bonne impression que j’ai acheté ce soir son dernier livre, À la première personne, sur Kindle, lu ensuite en deux heures, où j’ai retrouvé bien des constats que j’ai faits depuis les années 60, m’étonnant en outre de la modestie et de la bonne foi de ce penseur beaucoup moins réactionnaire qu’on ne le prétend, avec des observations qui rejoignent celles de mon libelle.

    MADRE. - Ce que je dois à ma mère: avant mon réalisme actuel, qui découle de sa propre peur de la réalité, et plus précisément de sa crainte de manquer, c’est ma fantaisie propre que j’ai développée, dès mon adolescence, contre sa vision par trop terre à terre des choses, héritée sans doute de son ascendance paternelle, et, plus en amont du Grossvater, de notre souche paysanne.

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    Ce jeudi 3 octobre. – La lecture de Sam, premier roman d’Edmond Vullioud, m’a tout de suite étonné, un peu dérouté dans les toutes premières pages et ensuite séduit, enchanté en crescendo, surpris à chaque rebondissement et nouveau développement. Il y a longtemps, très longtemps, peut-être depuis L’été des Sept-Dormants de Jacques Mercanton, que je n’ai lu un roman romand aussi dense et d’une telle beauté, avec des personnages si présents et une musicalité si constante et limpide, une langue si chatoyante et une façon si sérieuse de traiter de grands thèmes, sans que cela pèse pour autant. Chaque phrase, dans Sam, procède d’une transmutation. Cela part d’une précision extrême pour aller vers le rêve, la rêverie, ou ce qu’on peut dire la poésie ; et c’est vécu, en transit dans le développement même du protagoniste. J’ai l’impression que le récit pousse comme un végétal, un enfant ou un dessin complexe. Ces éléments (l’enfance, la fleur et le dessin) étant d’ailleurs constitutifs du texte.

    En lisant Sam, m’est venu ce poème, que j’ai intitulé L’Innocent :

    L’Innocent

    (Pour Edmond V.)

    Tout nous appartient-Il vraiment?
    À qui est donc ce corps ?
    Qui a pesé l’étonnement ?
    Quel silence est-il d’or ?
    L’enfant ne voit pas les questions:
    il n’entend que les voix
    dans la patience sans raison
    de ce qu’il ne sait pas.
    Ou ce que l’enfant sait est autre
    qui fait de lui un prince
    ou tel demi-dieu sans apôtre
    d’on ne sait quelle province.
    Là-bas règne la précision
    de l’animal parfait
    et de la fleur, ce pur blason
    qu’on ne cueille jamais
    Tu ne sais ce qui t’a élu:
    le sacré est en toi,
    et les mots peut-être advenus
    ne te trahiront pas
    Tu es nu sous tes vêtements
    de jour comme de nuit,
    et ton voyage dans le temps
    sera ton seul ami.

    TONIO. - Je reçois ce soir cette lettre d’Antonin, qui m’évoque une possible nouvelle assez carabinée : « Cher Jean-Louis, Tout d’abord merci d’être vraiment entré dans ma fiction. Quant à la nouvelle de Gogol dont tu parles, elle m’intéresse au plus haut point. Dis-moi dans quelle collection je peux la trouver. J’ai le volume de Rencontre qu’Haldas a préfacé mais la nouvelle n’y figure pas...

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    La différence entre le contexte des villas Mon Rêve et Ramdam, c’est que mon essai de compréhension n’a rien d’un témoignage objectif (genre Temps Présent ou Envoyé spécial) mais tout d’un désir éperdu de me représenter l’irreprésentable, un désir qui laisse une grande place à la subjectivité. Il ne faut pas oublier que j’ai construit ce roman à partir d’une réelle réalité, celle d’un type que j’ai assez bien connu et qui, à l’époque, consultait des médecins pour obtenir des arrêts maladie, envoyait des centaines de lettres à droite et à gauche, appelait les flics et qui fut, finalement, convoqué devant un tribunal.

    Cet homme vivait en compagnie d’une Russe assez drôle mais qui n’osait guère sortir de leur immeuble et passait des heures à caresser un chat siamois. J’éprouvais pour ce couple une vraie sympathie. Je me sentais même attiré par eux. Leur autodérision, leur humour noir, leur délicatesse me plaisaient. J’ai mangé plusieurs fondues en leur compagnie. On riait beaucoup. L’homme avalait des Xanax quotidiennement et, quand il voulut quitter son psychiatre pour «voler de ses propres ailes», il s’entendit répondre: «Mais enfin, comment voulez-vous voler de vos propres ailes si vous n’arrivez même pas à marcher tout seul ?»
    Je n’avais plus revu cet homme depuis huit ans et, l’autre jour, à neuf heures du matin, je décide d’aller heurter chez lui. Je me souvenais heureusement du code de la porte d’entrée. J’ai sonné au premier étage. Quatre énormes serrures sur la porte. J’entends qu’on les actionne. On aurait dit qu’un tailleur de diamants vivait là au milieu de ses joyaux. La porte s’entrouvre peu à peu et je distingue dans la pénombre un type avec une longue barbe mal entretenue, une robe de chambre mitée, des pantoufles unisexe en feutre gris. Il s’est laissé pousser les cheveux, des cheveux sales d’où brillent cependant les yeux de mon cher Tiago.

    «Je te dérange?» - «Non, non, entre, j’allais me recoucher. Viens, je te fais visiter». On aurait dit un type qui n’avait plus l’habitude de parler avec quelqu’un mais ma visite semblait le réjouir. Dans ce qui était jadis le bureau, on distinguait à peine une table tant les piles de livres, encyclopédies, classeurs et autres objets ont envahi la pièce jusqu’au plafond. Salon idem avec un énorme écran de télé allumée. Des piles à l’infini de vinyles, CD, DVD, revues, journaux etc. Dans ce qui était la chambre à coucher, même envahissement avec des relents de moisi et des toiles d’araignée au plafond. Des sacs poubelles remplis de vêtements cernent un lit en désordre où je distingue des sacs de couchages. La fenêtre qui donne sur la cour intérieure décrite dans Ramdam s’ouvre à peine.
    Je n’en croyais pas mes yeux. Dans cet appartement bien tenu il y a quelques années, on avait accumulé des centaines d’objets inutiles servant de rempart contre je ne sais quel ennemi. Enfin la cuisine où les cartons, casseroles, poëles, lampes anciennes, ustensiles et autres babioles sont empilés jusqu’au plafond craquelé. Je suis resté deux heures et demie avec mon cher Tiago. Au bout d’un long moment d’hésitation, il se mit à parler de ses désastres, du Risperdal qu’il avale tous les matins, du conflit dans lequel il est empêtré avec son proprio qui veut le lourder, de la mort de sa mère dans des conditions atroces, de son géniteur qu’il n’a jamais connu, du cambriolage dont il vient d’être victime: une valise rangée dans la cave, remplie de lampes anciennes qu’il collectionne, a été volée (valeur 13 000 francs, il prépare un dossier pour les assurances).
    Au bout de deux heures et demie, j’ai dû prétexter un rendez-vous avec ma fille pour pouvoir me lever et prendre poliment congé. Si je te racontais tout ce que mon cher Tiago m’a raconté, je devrais laisser courir ma main sur des centaines de pages.

    L’homme dont l’âme ne jetait plus dans ses yeux qu’une lueur vacillante me dit dans l’escalier: «Tou pourras écrire la suite avec tout ce que je te raconte, eh eh !» - «En effet, c’est une idée!» Mais mon idée à moi, c’était de fuir ce cauchemar, de rejoindre le trottoir pour courir, courir à n’en plus pouvoir en direction du centre-ville. Je courais par les ruelles de plus en plus vite. Je ne savais pas pourquoi je courais, courais, courais comme si, à ce moment-là, je voulais fuir les abrutissantes années du début du XXI e siècle, ces années un peu folles où, en compagnie de Tiago, je fréquentais les bars à putes, buvais des bouteilles entières de whisky ou de rhum philippin, marchais sur les boulevards au milieu de la nuit et allais manger des croissants dans je ne sais quel établissement ouvert à cette heure-là. A cette époque, mon cher Tiago était encore vif d’esprit, bien habillé (chaussures Weston, veste Hugo Boss), il adorait L’Empire des Sens, Femme sous influence, les eaux de toilette griffées, les repas éthiopiens et les belles plante (c’était un grand séducteur).

    Je me suis dit que j’avais échappé à un horrible cauchemar. Il faudrait que j’écrive immédiatement quelque chose là-dessus, me dis-je. Dans les plus brefs délais. Quelque chose sur la folie. Avant qu’il ne soit trop tard. C’est te dire, cher Jean-Louis, combien ton article fait du bien à un homme qui ne s’est jamais pris pour un grand écrivain, qui écrit très vite, dans l’élan, mais toujours avec l’application d’un enfant. Baci. Antonin ».

    ROZANOV. - En découvrant Rozanov, en 1972, j’ai tout de suite compris que «ça me regardait», ou je dirais plus exactement que je l’ai senti, comme «à l’odeur», comme une sensation de «chaleur» que j’avais perçue depuis longtemps dans certaines «voix», et tout aussitôt j’ai compris que ce que disait Rozanov de Dieu et du sexe n’avait rien à voir avec le «froid» des débats de ces années-là, etc.