AUX URGENCES. - Le soir de mon admission au service des urgences de l’hôpital où je survis depuis une pleine semaine, j’annonçai sur Facebook que, pressenti pour un rôle de défunt regretté dans la relance de la série Six feet under, j’avais finalement décliné l’offre en dépit d’un cachet à six chiffres; et le lendemain je répondis avec plus encore de détermination, au médecin me demandant si, en cas d’arrêt cardiaque , j’autorisais l’utilisation de tous les moyens pour me ramener à la vie, que non seulement j’autorisais mais que j’ordonnais, au risque d'être achevé pour la bonne cause...
FARCE. - Mais le plus farce est de ce matin, lorsque la très belle, et douce, et futée Docteure G., m’ayant demandé l’origine de la longue cicatrice verticale marquant mon noble thorax - hernie hiatale signée au scalpel du Dr Meyer, en 1988 -, je lui expliquai sans ciller que c’était là un souvenir du temps où j’étais mule du cartel de Don Epifanio, dont les hommes m’avaient ouvert le ventre au couteau pour récupérer les 22 doses de coke de mon dernier transport - et la belle Docteure, d'abord médusée, d'éclater alors d'un de ces rires cristallins non dénués d’érotisme qui aident à se sentir bien du côté de la vie...
LA DOULOU. - Autant j’ai horreur des feuilletons d’hôpital mêlant l’exaltation de la performance médicale possiblement sanglante et le voyeurisme le plus vulgaire - dont la série Urgences est évidemment le parangon - autant les récits liés à une expérience incarnée de la douleur, de la maladie et des fins humaines m’ont toujours touché, de la bouleversante Doulou d’Alphonse Daudet à L’ours traversa la montagne d’Alice Munro, évoquant les vertigineuses réalités de la maladie d’Alzheimer également décrites par Martin Suter dans Small World.
Si l’on pense cancer ou sida, l’on se rappelle évidemment les noms de Fritz Zorn, auteur de Mars devenu livre-culte, et d’Hervé Guibert dont ses derniers écrits de sidéen ont fait une espèce de star, médias à l’appui. Or je n’ai pas souscrit, personnellement, à l’engouement presque obligatoire suscité par le Mars de Zorn, dont un aspect du discours me semblait complètement plombé par l’idéologie - à savoir que son cancer résultait forcément d’une situation familiale et sociale mortifère, à croire que le capitalisme fût intrinsèquement cancérigène... Tout autre étant le «journal» de Guibert modulant en temps réel une chronique souvent poignante, parfois discutable parce que «trop humaine» mais qui demeure un document et un texte littéraire significatif.
AU PIED DU MUR. - La prise de conscience subite d’une issue fatale de sa maladie ou de sa situation particulière (sentence de mort prononcée contre Fedor Dostoievski ou déportation de Charlotte Delbo ou d’Etta Hillesum) aboutit parfois à des récits à valeur révélatrice universelle. Les exemples les plus saisissants sont, à ma connaissance, la nouvelle de Tolstoi intitulée La mort d’Ivan Illitch, et le film Vivre (Ikiru) d’Akira Kurosawa, très proches par leur canevas . Dans les deux cas, un homme apprend soudain qu’il n’a plus qu’un temps compté à vivre, confronté à la pauvre existence qu’il a vécue jusque -là, au sens de la vie en général et à ce qu’il pourrait faire de bon ou d’utile des derniers jours qui lui restent a vivre…
Lendemain d’hier. -Revenu de dix jours d’hosto avec une ordonnance longue comme un bras, j’ai trouvé dans mon courrier le dernier opus de mon ami Roland dont la dédicace prétendait que cette Confession d’un gentil garçon fût «mieux qu’un médicament». Le souffle !
Et pourtant il y a du vrai dans cette crânerie de charlatan insomniaque et sûrement hypocondre sur les bords. RJ sait de quoi il parle en matière de médocs durs et de médecine douce genre littérature : il s'est d’ailleurs servi de moi en tant que « mule » d’un somnifère interdit en France qu’il m’avait chargé de lui ramener à Paris avec la complicité d’un certain Dr Mouton, autre charlatan probable.
Au reste je n’insulte pas notre prétendu « gentil garçon » en le taxant de charlatanisme puisque c’est lui-même, et dans cette confession plus que jamais, qui se traite de monstre et de scélérat et de néant sur pattes, comme par manière d’homéopathie préventive et en toute mauvaise foi bonne: Je vous dis pis que pendre de moi pour vous mettre à l’aise (ou vous couper l’herbe sous les pieds) ensuite de quoi rendez-vous chez Yushi.
L’avant-dernière fois que nous avions rencard chez Yushi, le restau japonais minable de la rue des Ciseaux dont il a fait son point de chute, RJ a dû me supplier par téléphone de le rejoindre tant je me sentais mélancolique et agoraphobe, craignant surtout d’affronter sa cour de nymphettes et de jeunes gandins snobs, mais non, promis - juré, nous serions seuls et le sage chinois l’avait dit : c’est avec de l’homme qu’on soigne l’homme.
Et c’est ainsi que mon charlatan préféré osait prétendre maintenant qu’un petit recueil d’ «euphorismes», néologisme superbe soit dit en passant constituerait un « meilleur médicament » que le cocktail prévu par les spécialistes de l’hosto. Et c’est vrai, même si l’on n’apprend rien de décisif qu’on ne sache déjà du vaurien dans cette confession rebrassant ses thèmes avec de nouvelles variations, avec cette liberté de ton et cette élégance elliptique de pseudo-cynique pseudo-nihiliste jouant l’indifférence et le détachement en toute sincérité - mais si!
À la Maison bleue, ce samedi 14 décembre. - On lit et relit Amiel comme on lit et relit Léautaud: par hygiène et pour s’huiler les rouages; et les fragments du grand journal épars de Roland Jaccard ont sur moi le même effet distanciateur, condensateur et curieusement libérateur. Quant au contenu médicamenteux détaillé de cette potion de faux charlatan faisant pièce aux vraies arnaques de l’époque, je suis à l’instant trop flagada pour en établir le rapport - donc à chacune et chacun de se pointer chez la pharmacienne de l’ami Roland...
JOURNAUX. - Paul Léautaud, dont le Journal littéraire compte plus de vingt forts volumes, disait que rédiger celui-ci lui avait fait vivre en somme deux vies, et la plus « vivante », en tout cas à nos yeux de lecteurs, est évidemment celle qui nous reste sur le papier, épurée par l’écriture, reconstruite malgré son parfait naturel, sûrement plus drôle que la « vraie vie » de l’employé du Mercure de France ou du vieux misanthropes de Fontenay-aux-Roses puant la pisse de chat ou de chien.
Journal « littéraire » est d’ailleurs un titre un peu trompeur, dans la mesure où Léautaud y parle des multiples aspect de sa vie quotidienne où ses bêtes chéries ont autant sinon plus d’importance que les gens de lettres qu’il rencontre tous les jours - mais on pourrait aussi estimer que l’adjectif « littéraire » s’applique à la qualité de transposition et au style de l’ouvrage.
J’ai pris connaissance l’autre jour d’une statistique selon laquelle plus de 3 millions de Français s’adonneraient aujourd’hui à la pratique du journal intime. Or il y sans doute, entre celle-ci et les « journaux » d’un Léautaud ou d’un André Gide, d’un Charles du Bos et d’un Julien Green, autant d’écart et de différence qualitative qu’entre un photomaton ou un selfie et un autoportrait d’artiste. Bien entendu, cet aspect qualitatif n’entame en rien le sentiment de vivre deux vies en se confiant à son « cher journal »...
Ce dédoublement peut, dans certains cas, revêtir un aspect quasi pathologique, comme chez un Amiel dont l’immense Journal intime, d’une tenue littéraire exceptionnelle, valait moins aux yeux de son auteur - qui souhaitait qu’on le détruise après sa mort - que ses poèmes des plus conventionnels et autres écrits voués à l’oubli.
Un autre cas est plus saisissant, et c’est celui du Journal d’Edith, l’un des plus beaux romans de Patricia Highsmith qui s’attache aux désarrois d’une jeune femme, à l’époque de la guerre au Vietnam, dont la vive sensibilité est doublement écorchée par l’arrogance intellectuelle de son mari et de ses amis « progressistes », d’une part, et par la déception plus profonde que lui inspire son jeune fils tombée sous l’influence de sinistres neo-nazis. Or rédigeant son journal, Edith en vient peu à peu à « corriger » la réalité en s’inventant un compagnon et un rejeton moins nuls, une double vie sur le papier qui a valeur, même illusoire, de consolation...
Quant à moi, tenant des carnets depuis plus de cinquante ans, évoluant avec les années d’un certain magma sentimental à une forme plus « extime » et plus construit, ou le tout-venant de la vie se trouve constamment revivifié par l’exigence de l’expression, j’en viens à constater qu’aux deux vies selon Paul Léautaud s’en ajoutent bien d’autres dans la mesure où tout ce qu’on note tous les jours relève d’un choix momentané qui pourrait se démultiplier à tout coup tant la vie, le « journal» de la vie a de choses à nous raconter ...
PERSONA. - Nous pourrions certes, avec notre juriste Julie, disserter «sur la mort » en gens intelligents et concernés, comme on dit, mais ne serait-ce pas plutôt de la vie, de la fragilité de la vie, de la beauté des choses et de la bonté des gens que nous parlerions en évoquant la plus réelle des réalités dont le masque se dit Persona et que trahit toute représentation, fut-elle aporie poétique, faucheuse blafarde ou formule crédule de naïf ou de positiviste rassis ?
Qui peut dire quoi que ce soit de la mort et qui ne pressent la vérité selon laquelle la mort n’existe pas ?