À la Maison bleue, ce mardi 24 décembre 2019. - Lorsque je me suis retrouvé ce matin sur les hauts de Morges, avec ma bonne amie qui me voiturait à l’hôpital ou je me suis présenté à l’heure pile au service de cardiologie interventionnelle, je me suis rappelé l’aube du 23 novembre 1982, en ce même lieu, où, avec le frère de Lady L. , nous sommes venus assister à la naissance de Sophie.
Or, avec le soir de la mort de notre père, la venue au monde de notre premier enfant a été pour moi une révélation dont je ne suis pas encore revenu: à trente-cinq je découvrais la réalité de la mort devant cet être violacé a figure de souriceau qui ajoutait la sienne à notre vie.
Ce même matin de sa trente-septième année, Sophie était, avec son Jules mal rasé, dans le long courrier reliant San Diego à Genève Airport via Francfort , revenant au pays après quatre ans de séjour en Californie tandis qu’une espèce de fil de je ne sais quelle matière se baladait dans mes artères coronaires dont je voyais à l’écran les ramifications fantomatiques d’algues mouvantes , et je me demandai quel film notre voyageuse transatlantique était en train de regarder la haut au-dessus des nuages - mais pas un instant je n'aurai pensé à la mort tandis que l’assistant du Dr R. m’administrait une dose d’atropine pour calmer la soudaine douleur me sciant les lombes à geindre comme un bête atteinte par une flèche…
Autre réminiscence: notre second enfant baignait encore dans la conque amniotique de Lady L. quand notre ami R. a trouvé la mort dans les séracs du Mont Dolent, trois mois avant sa naissance, et chaque 15 août de la jeune vie de Julie fut marquée par le souvenir subconscient de cette fin tragique , que c’est à n’y pas croire en termes médicaux scientifiquement avéré, n’est-ce pas ?
Mais que sait-on à vrai dire, non de la mort mais de tout ce qui l’entoure et lui fait cette aura d’effroi, avant ou après ?
LE GARDEUR DE TROUPEAUX. - La poésie de Caeiro, dans ses poèmes dits «païens», qu’on pourrait dire aussi de la sensation pure, ou première, me semblent à peu près dénués de toute musicalité «immédiate», en tout cas dans leur traduction française, et cependant j’y entends bel et bien une « musique » sans pareille, comme « entre les lignes », ou « derrière les mots », qui procède assurément d’une «poétique» profonde mais non explicite, non audible à première écoute «ordinaire»; et c’est cette poésie «cachée», mais sans rien d’hermétique pour autant – point du tout assimilable à aucun ésotérisme, relevant au contraire d’une simplicité élémentaire, que j’aimerais déceler et tâcher de dévoiler, voire de « traduire » dans ma propre langue…
À la Maison bleue, ce 31 décembre. - J’aborde ce dernier jour de l’année en lisant les poèmes de Caeiro, dans Le gardeur de troupeaux, qui m’inspirent aussitôt des vers que je note comme autant d’amorces possibles de poèmes à venir ; et surtout je note cette présence rare, je dirais presque: malgré les mots, malgré l’arrangement des poèmes de ce prétendu païen qui est surtout une sorte d’enfant à l’écoute du silence bruissant de la nature environnante - et tout de suite je me retrouve dans la solitude de ma propre enfance de tous les âges, jusqu’à ce présent que je me reproche aujourd’hui d’habiter insuffisamment.