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  • Journal des Quatre Vérités,XX

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    Hors lieu et sans date, premier jour. - Dès ce moment, et pour une durée indéterminée, l’évidence apparut qu’on devrait renoncer à toute date dans la suite des constats relatifs à la pandémie.

    Le premier de ces constats portait sur la difficulté respiratoire frappant d’abord les plus faibles. Est-ce dire que le monde était devenu irrespirable, sauf aux plus forts ? Oui et non.
    Le deuxième constat significatif était qu’on hésitait entre toute affirmation et son contraire. Nul n’était sûr de rien, sauf ceux qui se targuaient du contraire - sans en être sûrs.
    Le troisième constat fut que certains des plus intelligents se montrèrent immédiatement les plus stupides, tant ils se prétendaient intelligents - donc égaux aux plus stupides.
    Les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semèrent quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus portés à se croire savants.

    Quelques jours plus tard. - La croissance bientôt exponentielle des chiffres de la Statistique, réelle ou trafiquée, alla de pair avec celle des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral.

    En peu de temps foisonnèrent les experts en pathologie virale et les moniteurs affirmés du vivre-ensemble, et tout aussitôt proliférèrent les analystes immédiatement subdivisés en adversaires du pour et en contempteurs du contre, tous accrochés au déjà-vu.

    Les uns évoquaient la peste noire et les dangers de l’étatisme, les autres la grippe hispanique et les dangers du libéralisme, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis des balcons.
    Les constats de part et d’autre restaient cependant confus et le doute persistait, qu’exacerbait la foi des prêcheurs et des chefs d’entreprises ne doutant de rien - c’était bien avant la fermeture des premières boîtes de nuit et l’interdiction graduelle des chantiers, le confinement local et bientôt mondial.

    Le même soir. - Sur quoi l’inanité intrinsèque de toute idéologie apparut comme le constat de ce qui faussait toute interprétation des causes et des conséquences du phénomène global de la pandémie, renvoyant dos à dos les analystes libéraux stigmatisant les «progressistes» et ceux-ci chargeant ceux-là de tous les maux.

    Un lendemain d’hier. - La date inaugurale de la pandémie resta elle aussi incertaine, notoirement antérieure au Nouvel An lunaire fêté par les familles chinoises honorant cette année le Rat de Métal, donc avant le début de l’an 4718 de la tradition que marquait le 25 janvier 2020, et la géolocalisation du foyer initial de l’infection au marché de fruits de mer de Wuhan, autant que son lien direct avec le commerce de chauve-souris - non consommées dans cette région -, ou avec les séquences du génome de virus trouvés sur les pangolins, ressortissaient à autant de supputations connexes ou contradictoires recyclées par les rumeurs ultérieures avérées ou contredites par les experts et contre-experts de tous bords au bénéfice ou au dam de tout soupçon de complot.

    Ce qui semble sûr est que, dès ces prémices de la pandémie, point encore reconnue pour telle, un écart abyssal, et croissant à chaque heure, se creusa entre la vérité des faits et leur interprétation dont les termes allaient constituer le plus formidable révélateur de l'état du monde que divers Présidents qualifièrent bientôt d’état de guerre.

    Au tournant du printemps. - À la présomption d’une Nature jugée naturellement inégalitaire s’opposa, dès le début de la pandémie, le constat d’une similitude trans-nationale, trans-confessionnelle et même trans-raciale des symptômes et des souffrances, qui faisait se ressembler tous les patients de tous les services d’urgence dans une commune angoisse, une commune plainte et un commun désir de survivre ou de ne pas survivre, de même que les soignantes et soignants de tous grades, se trouvaient unis comme un seul par le seul souci de bien faire.

    D’un jour à l’autre aussi, dans le monde divers et divisé depuis l’épisode mythique de la tour de Babel, s’imposèrent quelques gestes et mesures de défense aussitôt décriés par la jactance des caquets abstraits, mais scellant une autre façon d’égalité tendre. En langage commun, celles et ceux qui savaient ce que c’est que d’en baver, patients ou soignants et autres saints hospitaliers, prièrent tout un chacun de se laver les mains et de se tenir coi.

    Un beau matin. - Ce lundi matin le ciel est tout limpide et tout frais, on se sent en pleine forme et prêt à faire de bonnes et belles choses, mais on ne fera rien, sauf aux urgences et dans les centres de décision, les magasins de tabac et les office postaux, certains chantiers et certains sentiers.
    Hier soir un subtil Utopiste y a été de la énième analyse du jour, comme quoi tout le monde avait tout faux sauf lui, et qu’il l’a toujours dit: qu’il fallait en revenir à la cueillette et que l’avenir proche était dans le lointain passé.

    Mais ce matin appartient aux blouses blanches ou bleues et le Grand Guignol du Président américain commence à bien faire tant les malades en chient dans les couloirs.
    Quant aux métaphores analogiques, elles disent ce qu’il faut dire du jamais-vu qui se répète : que le Virus est un nouveau Pearl Harbour vu que personne ne s’y attendait sauf ceux qui avaient tout prévu au futur antérieur, que le Virus est le copy cat d’un Nine Eleven à la chinoise, que le Virus est pire que le gaz d’Auschwitz vu qu’il n’a pas d’odeur ou plus exactement: qu’il supprime toute perception de toute odeur y compris chez les Chinoises et les Chinois.

    Ce matin cependant les gestes précis de la prévention et de la réparation éclipsent les grimaces et les vociférations des importants - ce matin appartient aux Matinaux.

    À l’aube lucide. - Certains virent en ces jours la chance de mieux vivre en reprenant pied, de respirer plus et de moins perdre le temps de leur journée, d’autres cessant d'être futiles se firent utiles, d'autres encore approchèrent enfin leurs enfants trop souvent éloignés d’eux par leurs menées ouvrières et autres affaires, mais d’autres encore furent pris à la gorge par l’invisible main de la pandémie.
    Le Nihiliste fut soudain étranglé de ne se sentir rien et trop veule pour se supprimer; le Mariole fut comme châtré de ne plus assurer; le Violent fut violenté par sa propre violence; le Nul se fit légion; l’Avide soudain vidé se dévida, et le Vil s’avilit à l'avenant faute de s’incliner devant tant de bonté et de beauté.

    Car le monde en surnombre, jusque-là très stressé et déprécié, apparut bientôt tout nettoyé et pacifié par ce semblant de guerre, et les oiseaux, les fougères, les lingères sur les balcons, tous s’occupant à ne rien faire, tous de moins en moins soucieux de s’en faire, tous soudain rendus à eux-mêmes en leur bonté et leur beauté, tous - enfin presque tous -, se trouvèrent comme élevés au-dessus d’eux-mêmes…

    Un soir d’interrogation. - On titube, on est de plus en plus sûr qu’on n’est sûr de rien, on ne sait exactement s’il faut porter le masque ou pas : on s’informe de tout et du contraire de tout et tout fait Question, et tout fait Problème.
    Faut-il faire cuire le masque à 70° pour tuer « le microbe » après usage ? Faudra-t-il confiner l’été ? Faut-il se fier aux experts et aux actionnaires de la Pharmacie multinationale ?
    Quant au Problème, on se demande (dans nos pays de nantis) qui va payer, et qui ne payera pas dans les pays démunis ? Comment les pays sans eau vont-ils se laver les mains ? Et faudra-t-il confiner les exclus dans des camps puisqu’ils s’obstinent à vivre les uns sur les autres ?
    Que fait le Président américain? Va-t-il se masquer ou la pandémie va-t-elle le démasquer ? Enfin répondre à la Question du Problème va-t-elle nous aider à résoudre le Problème de la Question ?

    Une nuit d’insomnie. - Quant au Relativiste, il relativisa d’un ton qui laissait à entendre que son relativisme, irréductible à aucune autre façon de relativiser, avait en somme un caractère absolu dans son approche de la pandémie par rapport à d’autres facteurs morbides ou mortels. Sur quoi le Relativiste a commencé de tousser, sa fièvre a subitement fait bondir le mercure dans son tube, le souffle au cœur qui le tarabustait relativement souvent s’est transformé en palpitation absolue, mais on fut impressionné de l’entendre insister, juste avant d’être intubé, sur le fait que son cas ne ferait que confirmer sa théorie à supposer que sa destinée fût de succomber à quelque chute fatale dans l'escalier que vous savez...

    En fin de matinée ensoleillée. - Le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien, et le fait qu’il y eût moins de choses à considérer en se représentant encore moins de choses stimula l’imagination de l’Individu de tout genre capable d’extrapolations physiques à résonances métaphysiques, à commencer par la supposition que toute électricité fît soudain défaut.

    L’éventualité d’un monde soudain éteint, bel et bien obscurci comme en vrai temps de guerre, soudain tout silencieux, plus aucun chargeur, plus aucune énergie de recharge donc plus aucune possibilité de communiquer, plus de smartphones ni de trains à grande ou petite vitesse, plus de micro-ondes ni d’ascenseurs - cette impensable situation réjouit l’imagination de l’Individu en question, poète en vers réguliers ou aiguilleuse du ciel adepte de la pensée ZEN, reconnaissants tout de même de cela qu’on pût encore s’entendre à vive voix entre balcons et s’écrire des petits bleus au crayon simple.

    Un instant révélateur. - Des jours entiers se perdirent pour certains dans le spectacle continu de la violence et des exhibitions diverses, tandis que d’autres (beaucoup) mouraient de faiblesse ou de vieillesse et d’autres encore (également nombreux) se retrouvaient d’aplomb.

    Ce mal étrange , inexplicable en aucune langue même savante, cette maladie inattendue et aussi imprévisible que le Président américain en exercice cette année-là, fut ainsi le révélateur momentané de toutes les angoisses latentes, de toutes les peurs, de tous les aveuglements involontaires ou volontaires de cette non moins étrange Espèce dont beaucoup d’intelligence fut perdue à invoquer des causes et des conséquences qui se contredisaient d’un jour à l’autre comme se contredisaient le Président américain et ses divers homologues - l’étrangeté était alors devenue l’air qu’on respire et les morts-vivants sortirent des écrans le temps d’une orgie de violence et d’extase virtuelle sans pareille.
    Tel, qui avait toujours trouvé les films de morts-vivants d’une stupidité humiliante pour l’Espèce, ressentit une humiliation sans égale au cours de ces journées pendant lesquelles ses proches et ses moins proches affrontaient le mal avec une détermination non moins inattendue - beaucoup de femmes au premier rang.

    Beaucoup de femmes en effet s’activèrent silencieusement ou parfois en chantonnant à la cuisine de quarantaine et à d’inlassables lessives, entre autres soins de l'Urgence, pendant que les doctes diplômés en théorie théorisaient à qui mieux mieux; et pas mal de conjoints (re)découvrirent ainsi, en leur conjointes, la femme réelle en sa force durable.
    De jour en jour il apparut que les arguments d’autorité invoqués par les maîtres diplômés du bien-penser et du bien-parler - femmes titrées comprises -, s’effondraient dans le magma de leur jactance aussi insignifiante que les graphes mondiaux d’une Statistique dépassée par la réalité réelle de ce mal décidément étrange..

    Juste avant Pâques. - La Vie se demanda, en cette aube de splendide journée-là, si elle allait, ou non, tuer plus de Terriens ou si elle s’en tiendrait à ce qu’elle considérait comme un avertissement et un aveu de faiblesse susceptible d’inquiéter ceux qui se croyaient les plus forts.
    En tant que femme sensible, aimant le grand air et les espèces diverses, elle n’avait jamais eu crainte d’avouer sa faiblesse et son goût pour les délires enfantins, les adolescents malades et les sages de grand âge. Or ses aveux ne semblaient pas toucher les fortiches ni la masse violente, imbécile et menteuse.
    La Vie, bonne au fond et si belle, était fatiguée de voir le mensonge proliférer au risque de perturber le sommeil des enfants candides et de tromper les plus vulnérables naturellement portés à s’accrocher à elle, qu’elle avait achevés en toute injustice apparente mais en somme pour leur paix.

    Que la Vie fût injuste relevait d'un constat qui ne devait point entacher sa bonté potentielle ni moins encore sa rayonnante beauté, mais comment lui reprocher de s’en prendre d’abord aux plus faibles alors qu’elle-même se reconnaissait fragile et parfois fatiguée comme une vieille servante ?
    Or les fortiches ne semblaient rien comprendre, et c’est pourquoi la Vie, à l’aube de ce beau jour, se demanda s’il n’était pas temps de les tuer tous, et tous leurs semblables, pour leur ouvrir les yeux dans la lumière printanière ?

  • Journal des Quatre Vérités,XIX

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    À la Maison bleue, ce mercredi 18 mars 2020. - Je me réveille la nuit dans le silence, le vague effroi que je ressens relève à la fois du dedans et du dehors, on ne sait plus où on en est, on est dans l’attente d’on ne sait quoi alors que les chiffres montent et que les experts évoquent des pics avec leurs airs graves de personnages institués sûrs et certains.

    Les uns, qui se fient aux certitudes de la politique ou du commerce se gaussent des autres qui s’en tiennent aux convictions de la seule vraie foi en l’Unique, et d’autres décident de faire comme si de rien n’était, d’autres encore se cantonnent dans le pragmatique, et le débat silencieux fait rage ; d’autres enfin vivent la chose et en bavent. Fin du délire extralucide d’avant l’aube...

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    Ce jeudi 19 mars. - Hier le merle de l’arrière-cour exultait à sa branche dessinée à l’encre de Chine sur le fond du ciel blanc ; j’ai recommandé à Lady L. en visible souci pour tous de chanter elle aussi des airs allègres et suis sorti avec le Chien dont je vois qu’il continue lui aussi d’attendre quelque chose.

    Peu avant sa mort, le vieux Théodore Monod me disait au téléphone qu’il ne voyait que les insectes pour s’en tirer à la longue, tout en prononçant chaque matin une Béatitude, et je me dis ce matin que l’âme humaine est une espèce d’immortelle abeille, et je me le répète sur la pelouse déserte descendant en douce pente vers le quai sans personne et le lac semblant lui aussi dans l’expectative silencieuse, tandis que partout et sans répit la rumeur océanique de la jactance nous sépare au lieu de nous lier.

    Ce vendredi 20 mars. - Ce feu dans la gorge qui me réveille est de mauvais aloi sanitaire, me dit mon corps alors que tout dort dans la chambre blanche de la Maison bleue, et je me lève et prend un grand verre d’eau additionné de Dafalgan, puis un autre additionné de Resyl à la codéine.

    Cependant une horreur confuse m’a glacé hier soir en voyant les crânes jeunes gens onduler là-bas sous les magnolias en fleurs, le long du lac, tout enlacés en leur sensualité printanière et se baisant les lèvres en scandant le rap frondeur - et comme une tristesse m’a saisi devant leur possible panique un de ces jours prochains, la gorge en feu...

    Ce samedi 21 mars. - On l’a dit après le 11 septembre, on l’a dit après les attentats de Charlie-Hebdo, on la répété après les attentats du Bataclan, on le serine aujourd’hui à tout-va : que rien ne sera jamais plus comme avant la pandémie, et chacun d’y aller, selon son bout de science ou son bout de croyance, sur les lendemains qui chanteront ou déchanteront, mais qui sait vraiment quoi ?

    Seul le Superman mondial de la Maison-Blanche prétend savoir l’Absolue Vérité en bonne logique orwellienne qui veut que ce qu’il veut soit vrai et qu’à chaque démenti des faits le faux qu’il a dit soit vrai, incarnation parfaite d’un aveuglement qui n’est pas que de son fait, ni que de sa bande, ni que de l’Occident, mais de toute une Espèce fuyant en avant comme une seule troupe affolée, obsédée par les trois instances du Progrès, du Pouvoir et du Profit ?

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    Quant à moi je me ferais très bien à la décroissance, mais qui suis-je pour en appeler à un effondrement général du monde que nous connaissons ?

    Qui sommes-nous pour jurer que nous nous accommoderons d’un monde soudain épuré de tout ce dont nous ne nous sommes jamais privés ?

    Tout à coup nous sommes au pied d’une sorte de mur invisible, mais est-ce nouveau ? Certes, mais c’est nouveau depuis la nuit des âges, quand un enfant a découvert son premier oiseau mort.

    Il y a un avant l’éveil de la conscience, et un après. Le génie universel de l’enfant est de faire, de la mort d’un oiseau, un dessin à nul autre pareil : tel est le présent qui efface l'avant et l'après. Cela doit faire partie, je crois, des choses cachées depuis le début du monde, et le merle de notre arrière-cour y va de son triomphal chant de printemps, qui fait pièce à notre égarement.

    Ce dimanche 22 mars .- Le goût mêlé, à la fois amer et rassurant, du Paracetamol et de la codéine, me restera peut-être, dans d’hypothétiques années à venir, tel celui de la petite madeleine proustienne, associé à ces jours où je me trouvais - comme des millions de mes congénères soudain voués au désoeuvrement forcé et à la songerie inquiète -, livré à l’observation du moindre de mes affects physiques jusque-là banalisés par l’expérience récurrente du rhume ou de ce que nous aurons appelé une bonne crève printanière, et c’est avec cette amertume aux lèvres que je me suis réveillé tout à l’heure de ma sieste quotidienne, après une matinée perturbée par force quintes de toux sèche, en me rappelant les moindres détails d’un rêve dans lequel l’état de guerre déclaré par les divers chefs nationaux advenait bel et bien dans le confinement où les tensions latentes éclataient bientôt en bulles d’agressivité, en anicroches verbales, en jets de salive ou de vaisselle, d’abord de façon sporadique ou ponctuelle (dans les familles dites dysfonctionnelles), puis, les jours passant, en gestes dépassant le cercle proche pour atteindre le voisinage, guerre aux étages et bientôt entre immeubles, mobilisation apparemment chaotique et pourtant obéissant à la logique brownienne observée en laboratoire entre les rats énervés, guerre en ville et par les campagnes aux humeurs exacerbées par l’éveil du printemps, guerre ensuite partout et avec toutes les armes les plus dangereuses arrachées à la quiétude domestique, couteaux et fourchettes, ciseaux et machettes, enfin inexorable montée aux extrêmes, tous se toussant soudain ouvertement au visage et justifiant les puissants et les profiteurs à reprendre la main - enfin ma sieste m’aura rappelé mes pires penchants imaginaires d’enfant paniqué devant un combat de scarabées…

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    Ce lundi 23 mars . - J’ai failli me laisser entraîner, hier soir tard, dans l’espèce de spirale morbide qui semble emporter le monde depuis quelque temps et se nourrit de la somme de nos anxiétés comme la Bête luxurieuse de Dante se repaît et gonfle sous l’effet de son inassouvissement même.
    J’avais deux ou trois motifs de me compter parmi les sujets à risques de la pandémie - infarctus récent et souffle au cœur persistant, gorge en feu aggravée de courbatures musculaires un peu partout -, mais ce matin je dis non: assez de ce cinéma.

    Le fait est que j’ai déjà signé deux formulaires explicites lors de mes récents séjours à l’hôpital, et je l’ai répété ce matin à Lady L. qui m’a prié d’en faire une note aussi claire qu’un codicille de testament : PAS D’ACHARNEMENT.

    Ce qui signifie qu’on n’intubera pas mon corps immortel, je dis bien : mon corps immortel dont les cendres légères seront déposées au pied de l’épine noire de La Désirade, face au ciel et au lac, donc face aux montagnes qui s’en foutent - face à ceux que j’aime, donc face à l’Univers à jamais vibrant de mystère.

    Ma conviction actuelle étant que je suis une Bible à moi seul, de la Genèse à l’Apocalypse, de même que les enfants de nos enfants sont des Bibles en train de s’écrire, je me fie tout entier à la sainte Écriture qui est celle de tous les savoirs et des non-savoirs, du Dieu caché et de ses multiples avatars, et la note que je laisse aux soignants de l’Urgence a valeur elle aussi de texte sacré : PAS D’ACHARNEMENT.
    Je le dis assez joyeusement, quelque tristesse que j’éprouve de ne pas voir peut-être grandir nos petits enfants : PAS D’ACHARNEMENT, ce qui ne signifie aucunement que j’aie baissé les bras et vous abandonne à votre triste sort, mes pauvres vivants ; j’étais réaliste à sept ans, je suis devenu idéaliste entre seize et vingt ans, et ce manque d’humilité m’a passé avec la reconnaissance clairvoyante de mes faiblesses et de celles de l’Espèce, pour me retrouver dur et doux comme en enfance, donc PAS D’ACHARNEMENT, mais rassurez-vous les enfants, rassure-toi ma bonne amie : le vieux sapajou s’accroche à la branche et trouve encore, miracle, la force têtue de se laver les mains…

    Après quoi le jour se lève comme avant la pandémie, exigeant de notre espèce aussi bonne que mauvaise qu’elle fasse son job en pleine connaissance du fait que le virus fait partie de notre vie.

    Ce mardi 24 mars. - Bien entendu la gauche de la gauche stigmatise la droite de la droite, et l’inverse à l’avenant, tous imbus de la même rage, tous jurant que seuls les autres sont responsables et répétant les TU DOIS et les IL FAUT le doigt levé prêt à punir faute d’avoir surveillé, et l’emballement des foules en houles décrit par Dante en ses girons infernaux de se déchaîner une fois de plus.

    On aura entendu et lu tout et son contraire, depuis le début de ces jours étranges que nous vivons : jamais on n’aura entendu s’affirmer autant d’opinions expertes et péremptoires, autant de propos lénifiants ou provocants, et les uns et les autres de s'accuser mutuellement, et le serpent de se mordre la queue, mais encore ?

    Dans la foulée affolée, comme au-dessus de la mêlée, je me suis surpris à développer des vœux affreux relevant de fantasmes vengeurs, en me figurant l’effrondrement de l’édifice babélien de la richesse accaparée par la partie la plus rapace de nos semblables, la ruine de la maison Trump et la mise sous respirateur de son serial twitter, la ruine du tourisme et du sport de masse, la ruine en un mot du Système dont je m’exclus magiquement, moi et ceux que j’aime, comme si nous allions être épargnés par sélection divine spéciale, ainsi que se le figurent les élus des multiples églises dont les agglutinements récents ont pourtant contribué à la diffusion virale…

    Bref, il y a celles et ceux que les circonstances vont peu à peu confiner dans une nouvelle forme exacerbée de haine, selon l’antique mécanique productrice de boucs émissaires (ce vieux dingo, l’autre jour sur le même quai, qui me disait que le virus allait enfin nous débarasser des basanés, ou ces voisins de soignants potentiellement contaminés enjoignant ceux-ci d’aller se faire voir ailleurs...) et sans doute éprouverons-nous tous cette pulsion panique en dépit de nos protestations au nom de la solidarité fraternelle et de la fratenité solidaire, mais encore ?

    Ce samedi 28 mars. - À Jean Ziegler qui me rappelle ce midi pour me demander des nouvelles de mes artères, je réponds qu’elles sont à moitié réparées et que je suis ces jours en pleine forme spirituelle, à vrai dire ravi de ce qui nous arrive, lui rappelant que la finalité de toute situation apocalyptique est une révélation et qu’à tous les degrés, à commencer par les instances du Pouvoir, et jusqu’aux plus infimes détails de la mesquinerie individuelle quotidienne, la pandémie à de quoi nous édifier ; mais c’est de ce qu’il vit, lui, que j’aimerais qu’il me parle...

    Et bien entendu ce n’est pas de ses artères à lui qu’il me parle alors mais des gens en train de crever à Lesbos et dans les camps de réfugiés de partout, et des accusations d’irresponsabilité totale dont l’accablent les fonctionnaires de Bruxelles littéralement obnubilés par les effets collatéraux (racisme des populistes) des migrations et l’accusant, avec son livre défendant imperturbablement le droit d’asile, de faire du tort à l’Europe - et Jean de prononcer alors le nom de Munich.

    Lequel nom me fait aussitôt rebondir aux années 1938-1940 telles que les raconte Julien Green dans son Journal dont je suis en train de finir la lecture des 1300 pages, quand l’Europe s’est couchée devant Hitler, où le jeune Américain voyait une manière de suicide et ce qu’il appellera «la fin d’un monde» dans le récit de ces années…
    Alors Jean d’évoquer à son tour cette nouvelle forfaiture de l’Europe en invoquant le droit imprescriptible pour les réfugés de passer les frontières, fondement de notre civilisation foulée au pied par les bureaucrates relançant bonnement la formule de la barque pleine, Das Boot ist voll, prononcé par le conseiller fédéral Eduard von Steiger en 1940 pour justifier la fermeture de nos frontières aux juifs menacés par les nazis.

    Certains de mes amis de droite voient en mon cher Jean un idiot utile, mais ce n’est pas par aveuglement «gauchiste», moins encore parce qu’il se soucie de mes artères, comme si c’étaient les siennes, que je me sens pleinement de son côté, mais du fait que, par delà toute idéologie, je sais que de ce qu’il défend dépend notre survie pour l’essentiel.

    Et si ce qui nous arrive ces jours était la chance de notre vie,comme une révélation de tout ce qui est faux dans notre vie, et comme l’illumination de ce qu’est vraiment, mortelle, notre bonne et belle vie ?

  • Journal des Quatre Vérités,XVIII

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    À la Maison bleue, ce vendredi 13 mars 2020. - Après 10 heures passées à l’hôpital au milieu des masques, c’est avec une reconnaissance joyeuse toute particulière que j’ai vu surgir, leurs beaux visage découverts, le Dr S., chirurgien angiologue qui m’avait opéré le matin même d’une obstruction artérielle longue comme un couteau à cran d’arrêt ouvert et son assistant blond-roux au sourire doux, venus me retrouver pour un bref bilan de l'intervention.

    Un quart d’heure avant mon arrivée au milieu des masques, j’avais relevé l’enseigne à mes yeux cocasse figurant sur un fourgon nous dépassant sur l’autoroute - Pérusset Paratonnerres -et ensuite j’ai tout noté sur mon calepin mental.

    Noté le parking de l’hôpital à peu près désert, autant que le hall d’accueil ou un masque masculin m’a indiqué un lieu de prise en charge erroné, dans une salle d’attente où j’ai eu le temps de lire un reportage de Paris Match sensationnaliste sur les déboires sanitaires de la croisière du Diamond Princess aux 5000 passagers rattrapés par le coronavirus; noté le sourire de Welcome de la secrétaire se pointant en ces lieux à sept heures et demie, sûrement jolie mais à laquelle son masque donnait le profil d’un dromadaire, et s’empressant de m’indiquer le véritable lieu de mon rendez-vous ; noté le soupçon d’impatience des deux nouveaux masques féminins (Aude et Fanny) chargés de me préparer au transit vers le bloc opératoire ou un autre masque genre quinqua sympa a éclaté de rire quand j’ai remarqué que nous étions enfin sur la scène de crime, etc.

    À L’OREILLE DU CHEVAL.- Le plus sale moment d’une opération de 99 minutes durant laquelle tu ne vois que le bleu d’une espèce de carène de toile masquant la partie inférieure plutôt honteuse de ton corps dûment endormie, c’est tout à la fin: quand le chirurgien pince ton artère fémorale au pli de ton aîne trouée, mais à part ça le temps de l’intervention fut à peu près supportable, durant laquelle tu as repensé aux ruines d’Alep et d'Homs parcourues la veille au soir dans un reportage consacré au reporter de guerre anglais Robert Fisk, via les monceaux de cadavre de Sabra et Chatila - tandis que l’assistant anesthésiste, au beau visage masqué de jeune Perse, t’expliquait le cours de l’opération d’une voix très douce après t’avoir confié son prénom d’Idriss, et tu remuais confusément ces pensées que tu as continué de noter dans la grande salle de réveil aux multiples loges ouvertes à la libre circulation des virus et compagnie.

    SURVIE. - Lorsque j’ai quitté Lady L- à l’entrée de l’hosto, à sept heures du matin, je lui ai dit que si je ne revenais pas de là-bas je l’avais beaucoup aimée, et nos enfants avec, et qu'en somme nous nous serons bien amusés en échappant aux diverses guerres et autres calamités des deux siècles en enfilade, mais c’était sur le ton de la plaisanterie, sûr que j'étais au fond que ça ne nous arriverait pas cette fois (notre corps pressent ces choses-là) même si ce qui advenait dans le monde a l’instant relevait du fléau visant tout le monde à commencer par les vieilles peaux de notre acabit.

    Ensuite dans mon box des soins ambulatoires, j’ai annoté le petit Folio d'Une banale histoire où le bon Dr Tchekhov raconte l’histoire du vieux savant couvert d’honneur qui découvre l’horreur du désamour familial auprès de sa femme devenue sotte et de sa fille qui l’est déjà, avec le réconfort relatif d’une amie que sa carrière ratée d’actrice porte à la lucidité sarcastique, et j’ai noté, sous son masque triste, la tendresse sans limites d’Anton Pavlovitch...

    Ce 15 mars 2020.- Deux jours après l’intervention qui m’a valu l’insertion de deux stents dans l’artère fémorale de ma jambe droite, je constate que celle-ci n’accuse plus la moindre des très méchantes douleurs (sensation d’avoir des tiges de métal dans les mollets et des clous dans les chevilles) qui m’empêchaient, il y a trois jours encore et depuis des mois, voire des années pour la gêne récurrente, de marcher comme un Indien normal sur le parcours santé de la prairie, et tout à l’heure, avec Snoopy tout joyeux lui aussi, j’ai marché quasi sans boiter jusqu’à la statue de Nabokov, à cinq cents mètres de celle de Freddie Mercury, non sans remarquer le long du quai que les recommandations du Gouvernement en matière sanitaire, excluant les terrasses de café à plus de 50 clients, et les regroupements de bipèdes à moins de 2 mètres de distance, n’étaient guère respectées sous le fringant soleil, et ma foi tant mieux ou tant pis – on n’en sait rien…

    « ARRÊTER La SUISSE ». – Un syndicaliste de nos régions en appelait, hier soir, sur un ton alarmiste et en vitupérant la « trahison » du gouvernement, selon lui coupable de responsabiliser la population à outrance pour mieux ménager les grandes fortunes du pays, d’ « arrêter la Suisse », autrement dit d’interrompre toute activité économique et toute industrie, tout travail collectif menaçant la santé des travailleurs (et des travailleuses, sûrement), mais j’y ai surtout vu, pour ma part, un affolement frotté de ressentiment de classe comme on va certainement en voir se multiplier en attendant d’autres accusations péremptoires, et pourquoi pas une nouvelle « chasse aux vieux » à la Buzzati qui se manifestera soit par l’agressivité des moins de 65 ans, soit par le confinement obligatoire des «seniors». Ce qu’attendant les propos imbéciles, moralisateurs ou au contraire cyniques, voire haineux, déferlent sur les réseaux sociaux que le virus de la stupidité mine depuis leur apparition.

    SAGESSES DIVERSES. – Les Italiens sont invités, par leurs autorités chatoyantes, à chanter de concert sur leurs balcons ou à leurs fenêtres, et de fait cela me semble la meilleure façon de faire la pige à l’ennui momentané (?) ou à l’angoisse promise à durer (??), tandis que, par le plus pur hasard, je tombe sur ces lignes de Conrad qui remet en cause la téléologie « morale » de la création, dont il en est venu à croire que son objet est simplement d’être un pur spectacle : un spectacle pour la crainte, l’amour, l’adoration ou la haine (…) mais « jamais pour le désespoir » .

    Coupant court au moralisme autant qu’au nihilisme, le grand romancier-voyageur constate que « le rire, les larmes, la tendresse, l’indignation, la sérénité d’un cœur cuirassé, la curiosité détachée d’un esprit subtil – c’est notre affaire », et avec ou sans virus, avec ou sans séismes, avec ou sans destruction massive d’origine humaine, le « destin » n’engage de nous que notre conscience, «une conscience douée d’une voix afin d’apporter un témoignage véridique au prodige visible, à l’obsédante terreur, à l’infinie passion et à la sérénité sas limites, à la suprême loi et l’immuable mystère du sublime spectacle », d’où l’importance du chant à l’italienne…

    LE VIRUS VENGEUR. – Moi j’te dis, me dit-il tout à trac, me tutoyant comme si nous avions assisté ensemble aux mêmes concerts de Miles Davis ou de Lester Young au Montreux Jazz Festival, (il a en effet quelque chose du vieux traîne-patins plutôt jazz que rock), j’te dis que le virus c’est une bonne chose, vu que la récession va rabaisser le caquet de certains - et là je me demande si c’est vraiment d’un amateur de jazz de s’exprimer comme ça, mais la suite est tellement corsée que je n’ai plus qu’à prendre le vieux filou à la blague quand il me balance comme ça que le virus va nous débarrasser de toute cette racaille d’ Albanais et de Turcs qui traînent dans son quartier, sur quoi je me le joue politiquement correct en lui faisant valoir que nous autres croulants helvètes ne sommes pas à l’abri, mais il me sort alors son argument massue, et là je craque, je croule, je m’écroule de rire avant d’obéir à Snoopy qui me tire vers un buisson propice à son intention pressante…

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    L’ANIMAL PROTECTEUR. – Dans la foulée, je comprends que c’est grâce à nos chiens que le vieux loustic rencontré sur le quai m’a pris en sympathie inattendue et m’a apostrophé, avant d’affirmer que c’est à cause de sa chienne Cindy qu’il va couper à la contagion, comme il est persuadé que Snoopy me protégera de celle-ci.

    T’as pas l’air de te rendre compte, me dit-il encore, mais moi j’en suis sûr, copain : j’tai vu le caresser là-bas sur le banc où tu t’es arrêté, j’vous ai maté de loin, et tu vois comme Cindy me regarde , tu vois ces yeux, ça trompe pas, et quand le virus sent ça y se cramponne pas, tandis qu’avec ces barbus qu’aiment pas les chiens…

    Peinture et patchwork: Robert Indermaur, Sophie K.

     
  • Ceux qui tutoient le Surhomme

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    Celui qui prédit que Sarah toussera / Celle qui est à l’origine de la tragédie / Ceux qui se retrouvent à Sils pour le colloque consacré à la pléthore du signifiant chez le Nietzsche de la deuxième période / Celui qui réécrit le Gay savoir en langue inclusive / Celle qui a consacré sa thèse au complexe de la bonne sœur dans la psychologie politique de son frère idéologiquement flottant / Ceux qui préfèrent la chasse au canard du côté d’Isola / Celui qui prétend que le triolisme vécu par Nietzsche est une projection surdéterminée de la fusion trinitaire / Celle qui tient le fouet sur l’image des deux mecs qui la promènent en chariot en invoquant la Salomé biblique déjà décidée à ne pas se laisser faire / Ceux qui ne manquent aucune réunion des bikers nietzschéens de l’Europe nouvelle à venir c'est sûr / Celui qui commente la visite de la Casa Nietzsche en japonais / Celle qu’on dit LA spécialiste du philosophe qu’elle considère à vrai dire comme un poète mystique incompris de ceux qui n’ont pas lu ses ouvrages hélas non traduits à ce jour / Celui qui descend au palace dont les prix sont adaptés à la volonté de puissance de groupe arabe qui l’a racheté au nez et à la barbe des Chinois / Celle qui n’a jamais su ou mettre le z dans le nom du philosophe préféré de son cousin Jean-Paul / Ceux qui remarquent qu’un penseur exaltant le sport quoique de santé fragile et qui embrasse un cheval lombard ne peut pas être tout à fait mauvais, etc.

    Selfie JLK: à Sils Maria.

  • Journal des Quatre Vérités,XVI

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    LE REMÈDE DU Dr SWIFT. – Avant que de découvrir, tout à l’heure, mon œil sanglant, j’avais développé toute une réflexion quelque peu délirante, à haute voix donc plus au moins au dam de Lady L., sur la façon de traiter aujourd’hui « nos Seniors » – grave « problème de société » au vu de leur nombre excessif et croissant inexorablement – comme Jonathan Swift proposait qu’on résolût le non moins grave problème des enfants pauvres en Irlande qu’il conseillait d’accommoder en viande de boucherie pour leur propre agrément, étant entendus que ces misérable marmots verraient « comme un grand bonheur d’avoir été vendus pour être mangés à l’âge d’un an et d’avoir évité par là toute une série d’infortunes par lesquelles ils sont passés et l’oppression des propriétaires ».

    L’idée d’une « thérapie de choc » analogue visant les vieillardes et les vieillards, qui ne seraient pas cannibalisés ni exilés dans les forêts à la manière nippone mais consignés en de vastes Espaces de Bonheur, eux-mêmes confinés sous de vastes dômes transparents et dûment désinfectés, m’est venue en lisant le petit roman du jeune Adrien Gygax, intitulé Se réjouir de la fin et constituant aussi bien un aperçu de la fin de vie d’un vieil homme absolument normal et donc perdu après la disparition de son épouse Nathalie et le renoncement à sa Mercedes cossue, confronté à lui-même – merveille de platitude – et découvrant, comme la poule au couteau en sa cour de ferme, les agréments de le Bonne Petite Vie déjà fort appréciée de nos ancêtres cueilleurs, entre autres hédonistes des siècles successifs, dont notre ami Roland Jaccard est un représentant encore bien vivant, vibrant et outrageusement libre – Dieu le préserve de finir dans un mouroir semblable à celui du vioque évoqué par le jeune Adrien…

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    CARACO SOURIRAIT. – Retombant l’autre jour sur Ma confession d’Albert Caraco, je me disais dès les premières pages que ce livre de sa cinquantaine, l’année précise de son suicide annoncé (il avait résolu de ne pas survivre plus d’une nuit à la mort de son père), serait aujourd’hui vilipendé par les bien pensants plus que ceux de Gabriel Matzneff, et probablement interdit de vente pour peu qu’on en publie des extraits dans les journaux , à commencer par Le Monde qu’il ne cesse de conspuer comme un parangon de conformisme aveugle.

    Le Monde aimerait pourtant cette citation tirée de la page 102 de Ma confession. «Je suis de cœur avec les révoltés de l’an 68, ils éprouvaient ce que je sens, ils ne se concevaient eux-mêmes, d’où leurs faiblesses, ils valaient mieux que leurs idées et leurs méthodes, nous reverrons demain ce que nous vîmes, nous sommes arrivés au point où la subversion est le dernier espoir, la légalité n’étaient qu’une imposture ».

    Caraco écrivait ces lignes en 1971, après avoir suivi les événements de mai 68 dans son Semainier de l’incertitude, où il regrettait de n’avoir plus vingt ans et vilipendait Charles de Gaulle, mais la suite de cette page, que je cite sans souscrire du tout à son racisme endiablé, ferait hurler les lectrices et lecteurs du Monde. «Le Maquignon de l’Elysée est aussi l’homme qui capitula vers 1962 face à la vermine algérienne et grâce auquel l’Algérie tient la France, ce paradoxe est le plus beau des temps modernes, la France a payé cher, très cher, trop cher l’amitié problématique des Arabes, la voilà pleine d’Africains hideux, noirs, bruns ou jaunes, syphilitiques, vicieux et dangereux, encore une autre génération et ce sera la métissage. Moi, je m’en réjouis et j’attends les Dupont crépus et les Dubois camus, les Durand olivâtres et les Dupuis lippus »…

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    Albert Caraco n’aimait pas la vie, et c’est notre premier désaccord à part de multiples divergences d’opinions (sa détestation des chrétiens et sa conviction que les Juifs sauveront le monde, notamment, entre autres jugements sur la littérature ou les arts qui sont d’un galant homme du XVIIIe siècle…), mais son génie m’intéresse autant que m’horripile son gnosticisme, et ses observations me saisissent souvent par leur pénétration, sans parler de son savoir immense, bref lire Caraco me semble un formidable tonique, effet répulsif compris.

    TERESA. – Notre femme de ménage occasionnelle (un lundi tous les quinze jours) , en voie de se faire opérer bientôt, a dû subir un test de dépistage du coronavirus lors de son passage récent au CHUV, et je m’attends à la même mesure prochaine, mais elle réagit avec le même fatalisme débonnaire que moi, affirmant qu’il ne faut pas dramatiser et que les occasions d’«attraper la mort» ne dépendent pas que des chauve-souris chinoises.

    Or je me rappelle, devant la pandémie psychologique actuelle, tous les écrits et les films qui ont plus ou moins fasciné les foules de ces deux derniers siècles sur d’analogues canevas catastrophistes – apprenant à l’instant que Contamination de Soderbergh revient en lice aux States où Donald Trump ne semble pas encore éternuer. Et puis quoi ? Et puis rien, à cela près que l’aspirateur de Teresa reste, aux yeux du chien Snoopy, le sujet d’effroi principal de cette matinée au ciel agréablement ennuagé d’un 2 mars où se fête saint Jacob « dans nos pays où les pies commencent leurs nids »

    HYGIÉNISME JUVÉNILE. – Le 9 avril 1922, donc il y a un peu moins d’un siècle de cela, le jeune Julien Green, évoquant le carnage de la Grande Guerre, regrette le fait que le « merveilleux carnage » n’ait pas extirpé la médiocrité de notre civilisation, et plus particulièrement la laideur des vieillards, « Que faire ? », se demande-t-il posément. « Le mieux serait de hâter la fin de notre race, de prêcher le suicide de tous ceux qui ne sont pas beaux pour laisser le champ libre à de meilleurs éléments.

    Et d’en rajouter une nouvelle couche le 11 avril : «Elle est singulière, cette idée que nous devons respecter la vieillesse. Pourquoi respecter un vieillard ? Est-ce donc que le nombre d’années comporte en soi quelque chose de méritoire et d’admirable ? À ce compte, ne devrions-nous pas respecter les vieux animaux, d’antiques couleuvres, des tortues bicentenaires ? Est-ce donc que la vieillesse ajoute quelque chose à la beauté de la physionomie humaine ? Hélas, quoi de plus attristant qu’un homme devenu gâteux, chauve, édenté, tremblotant, sans yeux, et comme dit Shakespeare, sans everything ?

    Et notre bel Américain de vingt-deux piges, qui rêvait il y a peu d’entrer dans les ordres et commence de se défaire du furieux puritanisme de sa jeunesse avant de devenir à la fois un romancier d’exception et un adepte « athénien » fervent du culte des corps et des culs, de pousser plus loin le bouchon.
    « Ce que l’on devrait respecter c’est non la vieillesse, mais la jeunesse, la force, la beauté », tout en précisant que celles-ci s’appliquent « tant à l’esprit qu’au corps lui-même », la vieillesse n’étant bonne « qu’autant qu’elle conserve les éléments qui font la jeunesse », et comment ne pas lui donner raison ?
    « L’extrême vieillesse est laide, repoussante, et au plus degré déprimante », écrit encore le jeune Green qui se retirera de ce bas monde à l’âge de 96 ans après avoir répété maintes fois que la mort n’existe pas, et comme un soupçon d’eugénisme l’inspire ensuite plus précisément : « Le mieux serait de fixer un terme à la vie humaine au-delà duquel il ne serait permis à personne de s’aventurer, sauf aux êtres d’élite qui pourraient justifier leur demande de prolongation par quelques preuves de leur force. Qu’on imagine alors l’extraordinaire effort des affamés de vivre, la furie de travail qui en résulterait, l’immense progrès d’une race talonnée par la mort et qui consacrerait toute son énergie à la vaincre »…

    ENTRE LUCRÈCE ET LA METHODE COUÉ. - Or, me relevant à peine du premier «coup de vieux » que m’ont valu, ces dernières années et ces mois plus récents, «ma» première embolie pulmonaire et «mon » premier infarctus, sans parler de « mon » cancer sous contrôle et « mes » putain de douleurs jambaires, je me suis rappelé ces lignes hardies en lisant Se réjouir de la fin, deuxième roman du jeune Adrien Gygax entré en littérature il y a deux ans de ça avec un caracolant Aux noces de nos petites vertus célébrant le triolisme amoureux à la Jules et Jim et l’usage sans frein des alcools forts et autres artifices paradisiaques plus ou moins opiacés, dont le jeune auteur trentenaire semble aujourd’hui revenu avec des allures de chattemitte, mais est-ce si sûr ? images.png
    L'épicurien d'hier s'est-il déjà empantouflé pour faire dire à son vieux protagoniste que rien n'est plus cool que finir en contemplant un coucher de soleil de rêve à la fenêtre de son mouroir de béton, se rappelant la sage résolution de l'antique Lucrèce (De rerum natura, etc.) et sa conclusion évoquant la méthode Coué ou les sages résignations de la gentille Pollyanna devant la mort: « N'est-ce point un état plus paisible que le sommeil ? »

    Le discours actuel sur « nos aînés », notamment dans les médias, me répugne personnellement au-delà de ce qui est dicible, en cela qu’il parle de «nos seniors» comme d’une entité réelle uniforme sur laquelle il s’agit de se pencher sérieusement et qu’il faut aider «à tous les niveaux», tant en la protégeant de ses faiblesses (ah, l’alcoolisme et les jeux d’argent !) qu’en l’aidant à « gérer » ses désirs et plaisirs et jusqu’aux plus inavouables requérant alors, en pays bien organisés, le recours aux réseaux de caresseuses et de caresseurs…

    À cette idéologie d’atelier protégé, l’auteur de Se réjouir de la fin pourrait sembler adhérer en cela qu’il fait de son protagoniste un vieux tellement typique (typiquement ordinaire en quidam de l’hospice occidental en version suisse) qu’il en devient atypique, certes longtemps accroché à sa femme Nathalie (décédée un matin d’avril au fond du jardin) et à sa Mercedes, à sa maison et à son téléphone fixe, mais lâchant finalement prise et se résignant à intégrer une de ces maisons de retraite qu’il détestait tant jusque-là – et l’on compatit bien bas quand il se retrouve lapant sa soupe en silence au milieu de ses compagnes et compagnons sans visages, même s’il ne semble pas en souffrir vraiment.
    Mais que sait-on réellement des gens ? Un veuf aisé sans dons particuliers et qui croit voir un reflet de la divinité dans la grâce d’une jolie fille ou la félicité dans une dose de morphine autorisée, est-il a priori indigne de notre attention ? Et la tendresse là-dedans ? Et la poésie ?

    Celle-ci, dont on se gargarise les yeux aux ciel avec des airs importants, filtre pourtant au fil des pages de Se réjouir de la fin, autant que la tendresse, non pas tant par de belles images et de beaux sentiments que, modulés en dix mois sur le journal intime retrouvé après la mort du vieil homme, par le ton simple et sobre de l’écrivain qui relève le pari de montrer la sérénité acquise et beauté d’une vie apparemment toute plate.

    CONTES ET MÉCOMPTES DE LA MÈRE-GRAND. – Le temps de « ma » sieste désormais obligatoire, durant laquelle le dernier roman de Joël Dicker nous est arrivé par La Poste alors que je faisais un rêve pénible de chasse finissant dans « notre jardin » par l’abattage d’un immense daim aux yeux tendres, je me suis rappelé les tribulations de la vieille Claire, dans le roman Grand-mère et la mer de mon amie octogénaire Janine Massard, où l’auteure (je veux dire l’autrice, l’auteuse ou l’autorelle, selon la lumière du jour), sous le masque assez transparent de Line, jeune femme émancipée de l’ éducation rigoriste de parents « momiers », emmène son aïeule, moins coincée et soumise que sa mère, voir de plus près la Méditerranée, quitte à tomber sur un premier os : à savoir que l’hôtel de Golfe-Juan recommandé à la plus jeune par son boss se transforme saisonnièrement en bordel pour marins de l’US Navy au service de l’OTAN…
    J’imagine l’effroi de cette mère-grand découvrant le Journal non censuré de Julien Green, elle qui s’inquiète déjà - tout en l’admirant et l’enviant un peu – des libertés prises par la « gamine » qui a déjà voyagé pas mal «à l’Est» et lui recommande de « voir le futur », et c’est d’ailleurs l’intérêt majeur de ce petit roman de vieille dame que sa propre mère eût sans doute jugée indigne que de détailler, avec humour et cocasserie, l’écart subit, voire vertigineux, creusé entre générations depuis le début des années 60.

    Comme il en va de ce que vit le vieil homme de Gygax, le voyage de Claire et Line pourrait relever du lieu commun, mais c’est en somme le rôle de tout romancier de transformer les clichés en images vivantes et signifiantes, les uns avec génie comme un Julien Green, les autres avec talent, les uns et les autres avec ou sans succès, ce qui n’importe guère devant l’étendue de la mer et les profondeurs inconnues de la mort – certains en conçoivent une absolue pétoche et d’autres prétendent qu’elle n’existe pas -, ou devant la simple vie subie ou savourée qui reste, parfois, si jolie, etc.

    PAUVRE FRANCE ! – Revoyant, il y a quelque temps, La Règle du jeu de Jean Renoir, mille et maintes fois encensée et tenue pour un chef d’œuvre, je me disais une fois de plus que l’académisme théâtral français, formaliste et pompeux, n’en a jamais fini de peser sur l’interprétation, comme cela se voit dans ce film dont les seules séquences qui me semblent aujourd’hui supportables relèvent d’une espèce de folie brouillonne, alors que le drame final confine au ridicule ; et tout ça ne s’est pas arrangé dans les versions françaises de Brecht ou de Tchekhov et de Shakespeare, si souvent plombées par le pédantisme, et le jeune cinéma, les séries actuelles restent eux aussi guindés et emphatiques à souhait, à quelques rares exceptions près.

    Or à quoi cela tient-il ? J’en parlais l’autre jour avec mon cher Gérard, l’un de mes très rares compères de la première heure avec qui je m’entends « sur toute la ligne » depuis que, tous deux, nous avons dépouillé nos relents de dogmatisme, pleinement d’accord sur le fait que le profond humour shakespearien, qui ressortit à un non moins profond amour à la fois impérial et populaire, aristocratique et campagnard, aussi joyeusement puritain que sombrement débauché, n’a pas d’équivalent en France sauf chez Rabelais ou quelques autres grands fous à la Proust ou à la Balzac, à la Bernanos en ses à-pics ou à la Céline dans le genre hyper-teigneux, au rire sonnant aigre comme la pluie de ce matin sur l’occiput du gentil Freddie.

     
  • Journal des Quatre Vérités,XV

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    À la Maison bleue, ce samedi 1er février. – « Laisse-venir l’immensité des choses », écrivait Ramuz je ne sais plus où, et son ami Charles-Albert Cingria lui répond en lambinant dans la campagne romaine : « Ça a beau être immense : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue », autrement dit les deux infinis de Pascal ramenés à la finitude à quoi je pensais ces derniers jours en lisant Je n’irai plus jamais à Feodossia de mon cher Lambert, son dernier ensemble de proseries du Murmure du monde dont chaque page, sous le signe du délire contrôlé, est une plongée dans l’infiniment petit renvoyant à tout instant à l’infiniment grand que me rappelle aussi, ce matin, cette page d’Une machine comme moi de Ian McEwan, suite de délectables variations sur les pouvoirs et les limites de l’intelligence artificielle que vit Charlie, le protagoniste narrateur, en développant un début de jalousie à l’endroit de l’androïde Adam qui l’a remplacé dans le lit de son amie Miranda : « J ‘aurais pu monter l’escalier quatre à quatre pour interrompre Adam et Miranda, faire irruption dans la chambre et le mari clownesque des vieilles cartes postales des stations balnéaire. Mais ma situation avait quelque chose d’excitant, qui tenait non seulement au subterfuge et à la curiosité, mais à l’originalité, à la modernité, à l’honneur d’être le premier homme fait cocu par un artefact. J’étais de mon époque, à la pointe de la nouveauté, vivant avant tout le monde le drame du remplacement si fréquemment et sinistrement prédit ».

    CONNIVENCES. – Je lisais tout à l’heure, encore couchés, des pages presque entières d’Une machine comme moi à Lady L., après quelques propos vifs sur le manque d’humour des Français cartésiens et, par contraste, la formidable porosité intellectuelle et sensorielle des Anglo-Saxons, et je pensai à l’immense travail de traducteur accompli par Gérard le tout menu, le délicat marquis, mon dandy préféré que je voussoie après cinquante ans d’amitié, passeur d’Ivy Compton-Burnett et de Chesterton, préfacier et traducteur des Plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, le seul en somme de mes amis actuels avec lequel je puisse entretenir une conversation infinie sur la littérature et le cinéma, qui tenta courageusement de me convertir au catholicisme en notre trentaine, avec lequel j’ai visité les musées de Rome, fait station au café Greco, (re) découvert Rubens au Liechtenstein (il lisait Campagne perdue de Gustave Roud dans le train), passé d’interminable samedis soir chez Dimitri, etc., et lisant Lambert je me dis qu’avec celui-là aussi je me sens en connivence - et d’ailleurs il est prévu qu’il débarque à la Désirade en mai prochain…

    LE CHAUSSON. - Quant à ma rencontre de l’autre, je pourrais en faire une petite proserie à ma façon. Laquelle raconterait l’histoire du type, refusant son état de vioque mais peinant à la marche (artère fémorales à réparer) après un séjour de dix jours à l’hosto (artères coronaires réparées), aidant, à la porte automatique du Centre commercial voisin, une vraie vieille cassée en deux comme une petite poupée au joli visage rose, la tête à la hauteur des genoux et trainant son caddie comme un sac de plomb, à franchir ladite porte puis à faire trois pas en trois fois trois minutes ; comment le type s’en éloigna en traversant la place pavée dite « du Marché », puis se retournant, avisant là-bas la pauvre petite dame qui n’avait pas avancé de deux pas, comment il se fit alors aborder par une autre brave dame pimpante genre paroissienne bon chic qui avait elle aussi repéré la petite dame handicapée et se proposait d’aller la « féliciter » pour son courage, comment alors le type objectait que peut-être une aide réelle serait plus souhaitable que des félicitations, et tout aussitôt, plantant là la bourgeoise, rejoignait la petite dame immédiatement reconnaissante de son geste et lui avouant qu’elle avait fait une folie en descendant ainsi de la Vieille Ville jusque-là, son « charrette » de genou la lâchant en plein Centre commercial, et les deux personnages alors, bras-deci-bras-deça, traversant tout tout tout lentement les cinquante mètres de la place jusqu’à l’abribus où le type proposait à la petite dame de l’attendre pendant qu’il allait chercher son Honda hybrid avec laquelle il la reconduirait en Vieille Ville, et chez elle trouvant finalement, dans le corridor d’entrée, un chausson de ballerine – il pourrait intituler sa petite proserie Le Chausson, etc.

    Ce vendredi 7 février . - Il y avait ce matin quelque chose de lustral dans la lumière émanant de la baie, sous la ligne de pur azur séparant le bleu laiteux du lac et le ciel à valeur plus dense, et j’ai fait tout le quai en m’arrêtant plusieurs fois sur les bancs à regarder les gens défiler, un cycliste noir à capuche, une Anglaise (enfin l’air d’une Anglaise) vérifiant sur son tronc l’identification, inscrite sur un petit panneau doré, d’un haut pin parasol comme il y en a à Nice sur la Promenade des Anglais ; et du coup je me suis rappelé le camion blanc et me suis senti plein de reconnaissance d’être en vie au milieu de ces Russes et des ces Chinois allant et venant en semblant chercher quelque château médiéval ou quelque statue de rocker – celle de Freddie Mercury n’est pas la pire des sculptures ornant ce déambulatoire...

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    DIXIT JACCARD. – À un mot qui se veut aimable du cher Roland, qui me dit que plus mon corps se «dégrade» plus mon écriture s’envole, je n’ose répondre que l’état de mon «corps» ne le regarde en rien, dont la «dégradation» visible (tout à l’heure dans l’ascenseur de la Maison bleue je me trouvais le visage de papier mâché de mon père une année avant sa mort, dans les rochers rouges d’Aiguablava) n’a qu’un lointain rapport avec ma fraîcheur d’âme, pareille à celle du bon et beau garçon que j’étais à dix-sept ans quand j’ai commencé de prendre ces notes, lisant Camus et Kazantzaki, Cendrars et Jouhandeau, et que ma gaieté (ma tristesse souriante) est toujours la même en dépit de certains accès de mélancolie débauchée (entre trente et trente-cinq ans) où mon écriture devenait parfois mécanique.

    DOUTEUSE GLOIRE. – Dans la foulée je tance le vaurien, lui reprochant d’avoir écrit des inepties inamicales à propos de son compère Matzneff, la semaine passée sur Facebook, affirmant que la misérable Vanessa S. lui aurait rendu service en travaillant à sa gloire mondiale, ce qui me semble une faute de goût et un péché plus encore qu’une forfanterie de cynique.

    Alors lui de me répondre que devenir écrivain maudit est aujourd’hui comme une consécration, qui vaudra à Matzneff de survivre dans les siècles mieux que l’insipide Jean d’Ormesson célébré à outrance, à quoi je rétorque que Jean d’O lui-même m’a dit qu’il ne croyait pas à sa postérité, pas plus que je ne crois à celle de Matzneff sauf dans les petites largeurs stylistiques - et quant au diable avec lequel notre ami me conseille de pactiser, je n’y vois qu’un fantoche littéraire sans épaisseur se traînant dans les soirées mondaines alors que Satan fond comme l’éclair; mais c’est dans le Monsieur Ouine de Bernanos qu’il nous attend et pas dans les malmenées de la culotte rapportées par Matzneff dans son pitoyable Journal, tellement au-dessous de son vrai talent.

    GREEN INTÉGRAL. - Du moins est-ce grâce à Roland Jaccard, m’en parlant un soir chez Yushi, que je dois la découverte du Journal intégral de Julien Green, d’un autre sérieux et d’une autre vitalité, d’une autre pénétration et d’un autre honnêteté que tous les déballages actuels de l’exhibitionnisme en ligne affolant les néo-censeurs; rapport quotidien tranquillement explicite à tous égards - où tout ce qui concernait le sexe et la privacy de ses proches s’est trouvé censuré de son vivant par décence et respect humain, et cela me semble non pas hypocrite mais la sagesse même - alors que tout ce qui a trait au cul et à la pine (c’est comme ça que s’exprime le digne écrivain cravaté) est relaté, dans le journal non caviardé, du même ton qu’il parle de Rubens et de Rembrandt, de Dickens ou de Wagner, de l’évolution de la situation en Allemagne ou de son roman en chantier, et tous les jours de Robert de Saint-Jean le grand amour de sa première vie, etc.

    TENDANCE. - J’apprends ce matin, par mon amie canadienne Nicole H., que la nouvelle tendance chez les végans est d’aller promener ses légumes de compagnie. C’est exactement la nouvelle revigorante qui nous aide, tôt l’aube, à reprendre confiance en l’Humanité. La surprise quotidienne est énorme.

    LA PEUR.- Ce que j’attends en somme des livres, et donc des écrivains, ce sont des phrases qui existent. L’écrivain Henri Michaux ne m’aurait pas surpris à évoquer sa promenade matinale avec son aubergine de compagnie. « Ensuite je ne suis aperçu de cela que. Clara l’aubergine avait mal sanglé son gilet de sauvetage », et l’angoisse rétrospective qui s’ensuit.

    Ensuite je reprends la lecture d’une espèce d’uchronie dans laquelle il est question de la vie sur terre au lendemain d’une catastrophe climatique, mais peu de phrases qui existent là-dedans. Une suite d’informations. Des constats froids comme des colonnes de chiffres.

    Je regarderai ce matin les journaux avec plus d’attention que d’ordinaire. Suis-je attiré par la folie ? Nullement. Cependant je remarque bel et bien que celles et ceux qui écrivent des phrases qui existent sont souvent des cinglés selon les critères de la normalité. Corinne Desarzens, dans une page de journal, raconte ainsi comment elle chie sous un arbre méridional, et cela donne des phrases qui existent.

    UNE AUTRE VIE.- Più o meno ognuno si trova perduto nel oceano della sua vita - mi ritrovai in una selva oscura - et pourtant le recours aux mots, à la conscience et donc à l’esprit , et disons plus précisément l’enfance de l’esprit moyennant un effort particulier, nous permet d'envisager une autre vie - tu dois changer ta vie conclut Rilke à la fin de sa rêverie devant le Torse d’Apollon de Rodin.
    Et c’est la question principale que pose aussi Une machine comme moi de Ian McEwan à son lecteur: mais qu’avez-vous donc fait de votre vie ?

    CONSEILS DE LA VIEILLE.- La vieille emmerdeuse de bon conseil que représente à mes yeux la mère de mon Dieu polythéiste me dit ce matin de ne pas paniquer. Occupe -toi posément de tes affaires, soigne tes poèmes et va faire pisser le chien au parc avant l’afflux des Russes et des Chinois, prends des nouvelles de Bona et réponds honnêtement à Christophe, reprends tes petits paysages à l'acryl et prépare une belle et bonne chronique sur le roman de Ian Mc Ewan, enfin songe au onzième commandement selon l’évangile de ton ami l’Abbe Gilbert V.: tu ne tomberas point , mais vas-y sans canne ni déambulateur, comme si tes jambes sciées par les crampes avaient l’âge du capitaine que tu as été à dix-sept ans solide à la barre .

    TRAVAIL.- En fait il n’y a que le travail qui compte, te répètes-tu depuis tes seize à vingt ans, là où tout s’est joué : que le travail qui te mette en joie comme un jeu d’enfant. Alexandre Zinoviev a bien montré que la réalité sociale d’Ivanbourg était l’imitation de travail , de même que l’agitation laborieuse de nos sociétés d’accumulation et de folle dépense se réduit trop souvent à un simulacre ou à une punition, à côté de quoi tresser un panier, résoudre un problème d’ordre juridique ou architectural, apprendre quelque chose à l’enfant ou de l’enfant, réussir un poème ou une miniature marine, en clair: faire son job le mieux possible et quel qu'il soit constitue un pas vers le vrai travail que figure aussi naturellement le transit actif de la fleur au miel, etc.

    Ce vendredi 28 février. - J’ai fait cette nuit de drôles de rêves, projections obscènes qui se mêlent aux images les plus lascives qui se puissent imaginer et qui me font horreur autant que des images de mort, me confortant précisément dans ma représentation la plus ancienne ( vers mes dix-huit ans) d’une conjonction organique de la luxure et de la mort - titre d’ailleurs d’un essai de Caraco. Or précisément je suis revenu, hier soir, à Ma confession de Caraco, dont je vais nourrir ce journal.

    °°°

    X. Me disait qu’il prenait son pied en se faisant lécher et pincer les mammelles, et qu’il ne couchait qu’une fois avec ses partenaires - il disait « partenaires » comme on l’eut dit d’un collègue partageant une partie de squash, avec lequel on se réjouit ordinairement de faire d’autres parties, etc.