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  • Journal des Quatre Vérités,VII

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    COMPÈRE. - Je reprends ce matin la lecture du Journal de Jules Renard, que je lis et relis depuis une cinquantaine d’années, cher compagnon au sourire dans les larmes – et tout à coup je me rappelle que, dans notre enfance, nous avons joué des scènes de Poil de Carotte, mais le Journal aura jeté un autre pont entre nos champs et les forêts où je poursuivais mes lectures solitaires, et la ville où il fallait bien aller…

    Ce jeudi 8 août. - Lendemain de crise cardio-vasculaire nocturne, qui m’a terrassé à deux heures du matin, littéralement jeté au sol où je suis resté une heure les pieds en l’air et cisaillé par de violentes douleurs lombaires, craignant l’attaque cardiaque que je pressentais plus ou moins ces derniers jours, et même, à un moment donné, sûr que j’allais y rester, et puis non : ce n’était pas le moment pour ce pauvre cœur de me lâcher, et quand j’écris cœur je pense corps car j’ai eu la sensation que mon corps me submergeais et que j’allais pour ainsi dire le vomir. Or je le prends comme un avertissement, et je vais tâcher ces prochains jours de ménager l’animal avant de consulter.

    DE LA POÉSIE. - Je constate de plus en plus que peu, très peu de poètes me parlent, et que sur ce peu de poètes que très peu de leurs poèmes me touchent. Or je sais très exactement ce qui me touche, ou plutôt je le sens, assez infailliblement si je n’écoute que mon oreille…

    Ce 14 septembre. - La première étape de nos fugues helvètes nous a conduits ce soir à Faulkensee, au bord du lac de Thoune, où notre chambre d’hôtel, à l’enseigne des Mouettes, donne sur un tout petit port et, de l’autre côté des eaux bleu sombre, sur le village de Gunten. Au préalable, passant par le Pays d’Enhaut, nous avons fait une halte dans le charmant musée du Vieux pays qui me semble la parfaite illustration d’un mode de vie propre à la culture alpine et à ce qu’on peut dire plus généralement la civilisation paysanne.

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    EN ENGADINE. - Il n’est pas de lieu, me semble-t-il, s’agissant de la sensibilité européenne de ces cent à cent cinquante dernières années, où la perception et l’expression des instances de la nature et de la culture se rencontrent, s’accordent en harmonie et se fécondent mieux qu’en ces hautes terres de l’Engadine marquant le passage du Nord germanique au Sud latin et dont un seul titre de roman, ne désignant aucune cime particulière mais résumant une atmosphère, La Montagne magique, cristallise le composé d’esprit et d’émotivité, de rêverie solitaire et de débats ardents qui a fait se rencontrer tant d’âmes sensibles, lesquelles étaient aussi des corps et des cœurs et autant d’esprits de qualité variée et parfois avariée comme était mêlée la personne toute pure et comiquement impure de Thomas Mann.

    Monsieur Mann a-t-il abusé de la confiance de Madame Mann en reluquant assez obsessionnellement les jolis grooms des palaces grisons, comme il le détaille dans son journal intime ? C’est peut-être ce que penseront les vertueux de notre époque moralisante ou le discrédit mesquin est préféré à l’admiration, surtout quand il s’agit de rabaisser un génie trop éclatant ou envahissant, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de l’auteur de Tonio Kröger ou de La mort à Venise, mais encore ?

    Toute vénération aveugle m’a toujours paru relever de la jobardise, mais la rage actuelle visant ce qu’on appelle l’élitisme, en matière de culture (au contraire de ce qui se passe en sport ou en cuisine) me semble bien plus significative d’une sorte de jalousie pseudo-démocratique, sur fond d’égalitarisme nivelant toute hiérarchie qualitative, que du souci légitime de ne pas appliquer aux arts et à la littérature les préjugés sociaux «de classe», comme on dit.

    La Qualité, sa recherche, la discipline qu’exige sa réalisation et l’exigence que supposent sa reconnaissance et sa défense, signalent bel et bien un effort d'excellence commun aux artisans et aux artistes, qu’il s’agisse de dentelières ou de cracks de la raquette, de charpentiers ou de sculpteurs sur granit, de cuisiniers ou de poètes très délicats , avec toutes les nuances requises qui fassent la distinction entre la construction d’un rustico de bois et de pierre utile à la préservation du foin nourrissant ou d’un monumental palais de style renaissance comme on en trouve au milieu des chalets de Soglio, rappelant la contiguïté point forcément conflictuelle de la paysannerie et des familles à particules . Mais une particule suffit-elle à définir une élite ? Évidemment pas !

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    Reste alors à repérer la Qualité où elle est, la beauté de l’objet alliée à sa valeur d’usage, indépendamment des critères liés au snobisme momentané ou aux valeurs souvent faussées du marché de l’art.

    Le village de Soglio, qu’on pourrait dire au bout du monde sur sa terrasse surélevée du val Bregaglia, réalise assez idéalement la fusion d’une nature splendide et d’une culture de haute qualité, celle-ci fût-elle has been puisque la présence d’un Rainer Maria Rilke ou d’un Pierre Jean Jouve, d'un Hermann Hesse ou d’un Daniel Schmid n'y est plus qu’un souvenir entretenu par les zélateurs d’un tourisme culturel combinant vénération rétrospective et randonnées vaillantes à semelles vibram.

    Si Lady L. se montre plutôt agacée par ces relents de cultes culturellement corrects, je reste pour ma part affectivement attaché à ce lieu à cause de la beauté souvent insurpassable de la poésie de Rilke, celle d’une nouvelle de Jouve qui a capté le mélange de rudesse et de finesse, de rêverie nordique et de sensualité à l’italienne du lieu, ou encore du film Violanta de Daniel Schmid qui rappelle l’histoire de ce seuil frontalier hautement significatif à certaines époques où les hommes se dépeçaient vivants, brûlaient les femmes stigmatisées pour leur pauvreté ou leur savoir naturaliste, sur fond de chasses à l’ours et de veillées embaumées par l’odeur des châtaignes rôties, etc.

    Admirer tel portrait de jeune femme de Giovanni Segantini (au musée Console de Poschiavo) ou tel buste de son frère Diego par Albert Giacometti (à Stampa) n’est pas souscrire à un élitisme culturel plus douteux que d’apprécier telle performance d’un Federer ou tel pain de poire orné d’un chamois de sucre : c’est aussi naturel (ou parfois quasi surnaturel) que de trouver magnifique (mais pourquoi donc ?) le cirque glaciaire de la Bernina, la sérénité quasi mystique (ce mot !) du val Fex en fin de journée automnale au milieu de l’or des mélèzes sous le ciel d’un intense bleu nippon, ou la découpe lyrique (a mon goût de grimpeur rangé des mousquetons) des pics de la Disgrazia ou du Piz Badile qui, comme un soleil couchant sur le lac de Silvaplana, feront un carton sur Instagram, etc.

  • Un Persil viral !

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    Vient de paraître: un assez formidable quadruple numéro du Persil réunissant , sur 64 pages, les textes d'une trentaine d'auteurs romands (tels Corinne Desarzens, Janine Massard, Sonia Zoran, Pierre-Alain Tâche, François Debluë, Antoine Jaccoud, Olivier Sillig, Blaise Hofmann, Quentin Mouron, etc.) écrits pendant et à propos de la crise psycho-politico-sanitaire du Coronavirus. 

    Sous l'une des plus belles plumes romandes actuelles, l'on y trouve ainsi ce texte remarquable:

    Le jour des sauges

    par Corinne DESARZENS

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    D’un bleu si intense, presque violacé, les sauges, si bleues, les sauges, qu’elles déteignent sur vous rien qu’en les regardant. Dans le matin bleu lui aussi, chez l’oiseau qui ouvre tout grand son bec, pour chanter, le fond de sa gorge est pourpre et après c’est le silence, le silence où on entend encore les notes, pourpre.

    Arrête de parler par énigmes ! Bon reprenons, soyons sage. Il a plu hier soir, un peu, et l’odeur de la pluie s’est répandue. Cette odeur verte dans un monde à sec. La pluie qui n’est pas tombée depuis si longtemps. Les ténèbres vertes des soirs humides de la belle saison...

    Ce monde qui n’est plus irrigué, même bien avant le 15 mars, m’a fait envie d’appeler, par téléphone et ce qui ne m’arrive jamais, cette émission du soir qui accueille les désemparés sur les ondes. Des abîmes de désespoirs minuscules, des victimes qui se font répondre, c’est gentil, merci de votre témoignage. Venait d’intervenir cette dame un peu perdue, à peine autorisée à un petit signe depuis sa fenêtre, mais qui surtout disait à quel point se sentir étanche aux mots inertes – financements mixtes, focus, faire redémarrer l’économie, les taxes – même si, même si, bien sûr, mais au bout du compte échouée, même les mots imprimés sur un t-shirt de celui qui se prend pour Héraclite, non, ne lui parlaient pas.
    La frotter avec des sauges pour que le bleu déteigne sur elle, alors, comme les pèlerins japonais frottaient de fougères un tissu plaqué sur une certaine pierre pour qu’apparaisse le visage de l’aimé.

    Crachez le morceau, Madame. Déjà que l’avant me plaisait moyen, qu’elle dirait en se lançant, je n’ai même plus envie de l’après, gurez-vous, bien bouger, bien manger, bien lire, assez de ces conseils formatés pour individus dociles, comme si on pouvait transformer chacun en petit ange exemplaire. Assez de ces dates molles, dans l’incertitude complète, histoire de montrer que les pilotes aux yeux secs tiennent la bête inconnue sous contrôle.

    Alors oui, la frotter avec des sauges bien bleues. Arrête de parler par énigmes ! Il y a des mots juteux, irrigués, et puis d’autres, inertes. Des mots qui s’associent, brusquement, comme ça, et qui émerveillent. Or nous manquons d’eau et de pluie. C’est clair, non ? De moelleux et d’humecté. De tendre, quoi, à l’opposé de cette façon sèche, digitale – dommage, c’est presque un compliment par l’association à la eur, la digitale, en anglais fox gloves, ou gants de renard où on peut introduire ses doigts dedans – virtuelle, nécessaire ne cesse-t-on de vous seriner, comme si toutes les autres étaient indésirables, dorénavant inutiles, sciemment refoulées, d’ores et déjà condamnées.

    Sauve qui peut ! Rendez-nous les mots pleins, nourrissants, pas seulement les mots concentrés des poètes, et la permission aussi d’avoir la voix heurtée, indécise, sans savoir très bien où elle va. La petite longueur d’avance du français face à l’allemand avec son verbe à rejeter à la n, ce lancer de nœud coulant à arrimer à l’arbre d’en face avant de s’agripper à la corde et s’avancer par saccades, par glissades.

    La permission de relier des choses apparemment éloignées l’une de l’autre pour faire surgir le sens. Luchini interprétant Céline comme une partition de musique. La voix de Fiona Apple. Kacey Mottet Klein, le nez froncé, hilare, fonçant sur son scooter. Les répliques d’Arletty qui ravivent toutes les couleurs. Ce dégustateur français venu de Saint- Emilion coincé dans notre pays qui en est à la description de son 700e vin. Le goût, le suc. Pas les couleuvres à avaler.
    Arrête de... Non, le retour au vert, à l’humide et au respect ne peut se réduire à des taxes pour mettre des bâtons dans les roues et freiner les mouvements.

    Rétablir les circulations, voilà l’urgence, les tout petits ruisseaux, les rus – ça c’est un vieux mot – qui en rejoignent d’autres, le trajet de métro qui s’illumine en entier par un réseau de lumières clignotantes, le let des constellations, là-haut, qui portent un nom. Les livres, forcément, qui ne disparaîtront jamais tant qu’il y aura deux mains pour accueillir un peu de langage, quelqu’un pour s’éloigner de la tribu et retranscrire les écritures qui, justement, là-haut...

    Alors ce vert qui court partout, et ce bleu qui déteint. De l’eau pour essorer ce qui colore artificiellement. De l’eau, bien sûr, puisque la maison est en train de brûler et qu’on n’est pas foutus de poser les bonnes questions. C’est clair, c’est clair ?
    Souvent, sur les ondes, des spécialistes de domaines très di érents tentent justement de les rétablir, ces circulations, et la porte s’entrebâille juste un peu pour tenter de considérer l’ensemble mais arrive toujours le moment, patatras, où l’animatrice ou l’animateur les coupe, plus le temps, mesdames messieurs, le journal, eh oui, il est l’heure du journal, elle, il leur coupe la tête à tous, il n’y a plus de liquide dans les tuyaux et le poisson reste à sec.

    C’est le besoin d’eau qui m’a incitée à téléphoner, à me lancer, par saccades et glissades, jusqu’à ces fameuses ténèbres vertes des soirs humides de la belle saison, que l’animateur, incrédule, – encore une folle, faisons mine de lui donner toute la place pour mieux s’esquiver – m’a fait répéter comme un mantra.

    C’était déjà ça.

    Contester la nouvelle façon de parler revenait à détacher un pan énorme de la montagne : une incivilité au moment de serrer les rangs, pardon, de s’unir virtuellement selon les exigences d’une situation bel et bien extraordinaire qui risque de durer très longtemps.

    Allo, on ne vous entend plus très bien...

    Envie de lui apporter des fraises, il y a tellement d’eau dans les fraises, à la dame perdue et insatisfaite par tant de mots desséchés. Nous sommes si peu humectés. Plus de sonorités ni de timbres. Au sens vocal autant que postal, ces timbres qui d’ailleurs ne se lèchent plus. Nous manquons d’eau, de baisers, de salive.

    ... la communication est mauvaise, on va devoir s’arrêter...
    Durant les huit heures que dure le processus de rumination, saviez-vous que la vache produit cent vingt litres de salive par jour ?
    ... oui, on vous rappellera volontiers, promis...

     

     

  • Journal des Quatre Vérités, VI

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    110270657_10224126526697774_8122597427850566725_o.jpgWuppertal, ce mercredi 6 juin. – Ce n’est pas sur un coup de tête mais un mouvement conjoint du cœur et de l’esprit, et du corps et de l’âme aussi que je me suis décidé l’autre jour à me taper 1500 bornes aller-retour, pour la Beauté que ç’a été ce soir avec la création d’Eros Athanatos de mon cher Aliocha, retrouvé après quarante ans – il en avait onze quand j’ai aimé la Sarrasine sa mère – et dans la musique duquel il m’a semblé véritablement pénétrer, physiquement et émotionnellement, jusqu’au bord des larmes, entre exultation dionysiaque et chocs des contraires, toute douceur et soudain fracas, violoncelle et piano magistralement tenus par Capuçon et Thibaudet, merveille pure sous les dorures de la Stadthalle de cette ville déclarée rasée au soir du bombardement du 29 au 30 juin 1943 - et voilà ce que les artistes répondent.

    PERFECTION. – Il n’y a pas un atome de place, dans la musique, pas plus que dans le seul vrai style éternellement neuf, pour la moindre tricherie, et le rôle de la seule vraie critique, exigible en chacun et accessible à tous, ne tient qu’à cela : distinguer ce qui est de la triche et ce qui n’en est pas.

    À La Désirade, ce 14 juin 2019. – Je passe aujourd’hui le cap de mes 72 ans, au même jour de la naissance d’Ernesto Guevara, dit le Che, et que la grève des femmes en Suisse démocratique non moins qu’inégalitaire à cet égard, mais cette date ne serait rien sans la tendresse, incommensurable, qui touche aux quatre instances du Corps et du Cœur, de l’Esprit et de l’Âme, toutes liées à la seule Lady L. et dont ce journal ne dira rien que par allusions.

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    De notre infante Number One, ces jours présente avant son retour définitif de San Diego, je reçois un patchwork mirifique modulant à sa façon le chant du monde, et demain Number Two donnera vie à son second enfant – ainsi mes trois grâces ne cessent-elles d’alléger ma pesanteur, etc.

    COMPARTIMENTS. - Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 (le peintre a donc 89 ans) est explicite à cet égard.
    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, celui d’une loge de théâtre, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf.

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    L’apparition compartimentée est celle d’un voyageur au profil difficile à identifier. S’agit-il d’un jeune pirate ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de celui ou celle qui regarde, elle ou lui compartimentés à leur tour par leur seul regard.

    BON RETOUR. – De mon nouvel ami Pierre Mari, je reçois cette lettre consacrée à mon libelle : « Cher Jean-Louis, il ne fallait pas désespérer : avec moi, grand lecteur de Rabelais, « tout vient à poinct à qui sçayt attendre ».
    Je viens d'achever la belle et forte conclusion de ton livre. (…) J'ai lu ton ouvrage comme j'aurais dégusté un excellent repas accompagné d'un grand cru. Je ne trouve pas mieux, pour l'instant, comme métaphore. Et si je peux me permettre une seconde métaphore culinaire (il me semble, et tu me diras ce que tu en penses, que celle-ci rapproche nos deux textes) : j'ai l'impression que tu as procédé avec une broche aussi acérée que pénétrante pour enfiler les quartiers de viande les plus divers et parfois les plus éloignés. L'unité de ton livre est dans la broche, si je puis dire ! Ainsi tu embroches l'art contemporain, la mondialisation, la poésie, la farce sociale, la technologie délirante, la paresse insondable des schémas intellectuels, etc. Je ne saurais te dire à quel point je me suis retrouvé dans cette réjouissante et féroce cuisine ! Par exemple, la « pitoyable jobardise des intellectuels parisiens » (avec l'invocation de Simon Leys, dont il faut réactiver le souvenir, tant il fut prémonitoire et bouleversant), la distinction fort salubre que tu rappelles entre écrivain, écriveur et écrivant (j'y adhère sans l'ombre d'une réserve, cela va de soi, surtout par les temps des confusionnisme qui nous happent), les « fripouilles abjectes du marché de l'art mondialisé » (ce genre de propos devient de plus en plus difficile à tenir dans les dîners - que je fréquente fort peu, rassure-toi - tant la crainte du procès en obscurantisme tétanise les esprits même les plus déliés), et puis naturellement ce « petit théâtre de marionnettes sociales » où l'on croise à plusieurs reprises, et pour notre plus grand plaisir de bouche, la Douairière, le Glandeur, le Tatoué, et autres personnages satellisés autour du Grand Quotidien. J'adore également (et tu me permettras ce petit accès de jalousie, car j'aurais aimé être l'auteur de la formule) ton « compost égalitaire final », qui trouve très justement sa place dans les toutes dernières pages (…) P.S. Je me rends compte que je n'ai rien dit, dans les lignes qui précèdent, de la tonalité du livre: une férocité goguenarde entrelardée de beaucoup d'accès de tendresse et de nostalgie. On se dit, en achevant le livre, que le registre était celui qui convenait au propos. Ce n'est pas toujours le cas avec les livres contemporains, qui pèchent le plus souvent par une navrante absence de grâce »

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    FACTOTUM. - Buddha le népalais débarque ce matin pour nous aider alentour, le physique flamboyant tandis que je me traîne sur mes guibolles, et moins d’une heure après son arrivée la pente d’herbe surplombant la terrasse est nettoyée, olé. (Ce mardi 23 juillet)

     
  • Journal des Quatre Vérités, V

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    Paris, à La Perle, ce 10 avril 2019. – Je n’avais aucune envie, ce soir, de voir qui que ce soit en dépit de ma vague promesse de passer chez Yushi, mal dans ma carcasse fatiguée et dans mon âme aussi, jusqu’à neuf heures du soir où m’appelle, insistant, notre ami Roland qui me dit être seul et tient à me voir malgré mon envie de me jeter du cinquième droit dans la Seine.

    Donc je me pointe et m’entends dire, par l’émule de Cioran, cette sentence de je ne sais quel sage chinois: que c’est avec l’homme qu’on soigne l’homme. Et de fait la soirée se poursuit joyeusement, et plus encore après l’arrivée d’un ami connu de l’ami en la personne de Denis Grozdanovitch, avec lequel le courant passe bientôt, se révèlent des affinités littéraires et cette chose que j’ignorais: que Cingria serait l’un de personnages cryptés du Bois de la nuit de Djuna Barnes…

    DES GENS. – Je ne dirai pas que je n’aime pas les gens, même si je ne les apprécie qu’à proportion inverse de leur nombre, au détail et en personne, mais je suis impressionné, en lisant la biographie exhaustive de mon ami Tchekhov, par sa capacité de supporter un entourage familial et social constamment envahissant, fourmillant de raseurs et de bêcheuses languissantes et impatientes de le prendre dans leurs filets, avec une bienveillance heureusement compensée par un humour de défense implacable et une ironie propre à glacer les tendrons ou les fâcheux.

    Mais quelle vitalité prodigieuse, quelle énergie dans ses multiples travaux et quelle verve malgré son puits de tristesse, quelle pudeur aussi et cependant quelle verdeur érotique dans les lettres personnelles où il se lâche - tout cela très loin du personnage mélancolique de perdant sublime qu’on a figé dans le cliché du «doux Tchekhov».

    UN AMOUR FOU. – Excédé par la pratique, selon lui trop massivement soumise au conformisme social, du coming out, X. me dit un jour qu’il allait crier sur les toits qu’il avait été, de sa neuvième à sa dixième année, avant sa mue sexuelle, gravement pédophile, épris à mort qu’il fut d’un camarade de classe à la blondeur aussi angélique que sa propre voix de soprane, sans qu’il n’y eût rien de sexuel dans cette attirance mais une vraie passion affective, des rêves de fugues et d’aventures à la manière des jeunes héros de la collection Signe de Piste, nul attouchement sous la ceinture porteuse de poignard mais des baisers éperdus, sans doute, à l’insu des adultes dégoûtants, etc.

    PARIS, 1961. – C’est d’abord l’odeur de moisi moite d’un hôtel miteux de Suresnes où mes parents ont réservé une chambre par souci d’économie, à Pâques, donc trois mois avant la mort de Céline, et ma mère inspecte le dessous des lits pour voir si l’on a fait la poussière, j’ai déjà une veste de velours côtelé genre artiste en dépit de mes 14 ans, raffole de la peinture d’Utrillo et de Soutine et suis d’accord avec mon père quand il taxe de croûtes les toiles des rapins de la place du Tertre, découvre la soupe à l’oignon dite gratinée et donne à moitié raison à ma mère que gêne la proposition de notre Oncle Henri - qui s’est payé une aquarelle de poulbot typique à Montmartre -, de passer avec mon père une soirée aux Folies-Bergères «entre messieurs»…

    Zermatt, on the roof, ce jeudi 23 mai. – Je me trouve à l’instant sur le toit du Charm-Inn, à cinquante mètre de l’église de Zermatt, avec vue sur le Cervin et dans le fracas continu des rotations d’hélicos au travail. Les chantiers lourds étant ici interdits pendant la haute saison, les gars du bâtiment se défoncent; et moi aussi je turbine à la révision, avant son envoi à Guillaume, de mon pamphlet intitulé Nous sommes tous des zombies sympas – à vrai dire plutôt libelle que pamphlet pour sa tournure de joyeux poème assassin.

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    Je peinais hier, grinçant des rotules, à remonter la Bahnhofstrasse rutilante de marques à fric, top de la globalisation et conservant pourtant certains traits de vrai vieux bois sous son maquillage de pute, me rappelant en souriant jaune nos corps glorieux de jeunes dieux solaires, il y a cinquante ans de ça, à l’étape de la Haute Route…

    PESANTEUR ET GRÂCE. – La pesanteur nous fera tous tomber de hauteurs diverses, me dis-je en revenant une fois de plus au petit cimetière des dérochés du Cervin, mais je me rappelle aussi, avec Simone Weil, que nous pouvons tomber vers le haut sous l’effet d’une grâce méritée ou accordée Dieu sait pourquoi.

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    Mais au vrai, que savons-nous ? Je me le demande en lisant Les impardonnables de Cristina Campo, découverte par Guillaume auquel j’ai fait découvrir La Trahison de Zagajewski, et tout à l’heure je lui ferai signe via FACEBOOK de la cafète high tech du petit Cervin, 3883 mètres au-dessus des déchets marins, pour lui réitérer mon affectueuse reconnaissance.

  • Journal des Quatre Vérités, IV

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    Paris, à La Perle, tard le même soir. – L’excellent Teddy, veilleur de nuit comme il y en a peu, lecteur de Wittgenstein (!) et tenant d’étonnants carnets ornés de dessins à la plume et d’aquarelles originales, m’a réservé la meilleure chambre avec bureau, sur les toits et surplombant la rue, d’où j’aperçois le clocher de Saint-Sulpice.

    J’aurais peut-être préféré l’établissement en son premier état, quand Marcel Proust l’a offert à Céleste Albaret, sûrement moins cossu qu’aujourd’hui et plus parisien, mais je ne suis ce soir que reconnaissance après nos retrouvailles avec Guillaume et son amie E., qui me semblent devenir de vrais amis, curieux de tout et pleins d’intime affection. De belles et bonnes gens, et je trouve que nous nous méritons.

    ACCOINTANCES I. - C’est grâce à Roland Jaccard, qui m’a complimenté pour les chroniques que je publie sur le même «média indocile» numérique que lui où m’avait convié Jacques Pilet, intitulé Bon Pour La Tête et lancé à la suite de la calamiteuse liquidation de L’Hebdo, que suis revenu à Paris ou j’ai renoué avec Pierre-Guillaume de Roux dont Roland m’a appris qu’il me tenait en estime, et c’est la même crânerie d’orgueil qui m’a fait envoyer à Pierre-Guillaume le tapuscrit de La Maison Littérature, premier titre des Jardins suspendus, dont l’accueil fervent immédiat qu’il lui a réservé, après tant de déconvenues, a été l’une de mes grandes consolations de l’an dernier…

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    ACCOINTANCES II.- Il me semblait que Roland Jaccard et moi n’étions pas, à la ménagerie des lettres de la même espèce: lui maigre et sec, se la jouant cynique voire nihiliste, moi plus tendre et sensible; lui très proche de Cioran et de Matzneff, moi contemplatif et poreux.

    Et puis nous nous sommes retrouvés, quarante ans après de brefs échanges autour de L’Âge d’Homme: il m’a envoyé un entretien sur Youtube où il parlait de cinéma avec une casquette chinoise et un blouson américain, en un lieu où j’ai reconnu le bureau de Dominique de Roux; je lui ai offert deux volumes de mes carnets qu’il m’a dit apprécier après les avoir peut-être survolés; nous nous sommes retrouvés au Yushi japonais de la rue des Ciseaux où il a une chaise à son nom comme un metteur en scène, et tout de suite le courant a passé: je me suis avec lui senti libre de pensée et de parole comme avec presque personne.

    VIS COMICA. - Sur quoi me vient la pensée rassérénante qu’à tout moment le comique peut nous aider à détendre l’atmosphère. Du coup je me rappelle le souvenir ému de Robin Williams, dans le film de Gus van Sant intitulé Will Hunting qui, pour dire le déchirement qu’a représenté la mort de celle qu’il a aimée pendant une quinzaine d’années, évoque ses pets nocturnes et comment parfois ceux-ci réveillaient le chien.

    Mais à qui puis-je raconter cela ? À Lady L. sans hésiter et à nos deux filles brune et blonde, à Roland et à Guillaume, mais combien d’autres regarderont ailleurs ? Or le comique nous sauve des importants, et c’est pourquoi j’aime tant Tchekhov, pour qui le rire était vital.

    ACCOINTANCES III. – Un imbécile notoire, notable socialement et qui m’a toujours détesté au motif que je savais pourquoi, très important devant ses semblables, il se rongeait les ongles au sang, a parlé de moi comme d’un «artiste de la brouille», sans se douter évidemment des motifs vitaux qui me faisaient m’éloigner de tel ou tel ami, à commencer par le refus de se trahir soi-même par chantage. Le personnage en question, éditeur, se faisait photographier entouré de ses auteurs. Mais pas trace d’amitié sincère entre ceux-là : convivialité de façade.

    L’on a cru aussi que je «tuais le père» en rompant quelque temps avec un mentor qui me forçait, précisément, à me renier. Or comme souvent, ce qu’on appelle «tuer le père» signifie plutôt déjouer les coups d’une autorité meurtrière. Et peut-être est-ce alors tout un art que de briser pour sauver son cœur et son âme ?

    DANDY. – Mais qui est vraiment ce Fabrice Pataut qui écrit des nouvelles et des romans si géniaux – je mesure bien le terme en visant son originalité sans pareille -, vertigineux par leurs intuitions et d’une écriture dont la limpidité contraste si fort avec la complexité retorse de ses personnages, que je retrouve à la terrasse de Bartolo, rue des Canettes, sous les dehors d‘un dandy à joli foulard et costume sans pli, aimable au possible, parfois même drôle, pas cuistre pour un sou en dépit de sa haute position dans la recherche philosophique, et très intéressant par sa conversation mais comme bouclé dans une armure invisible ? Se livrera-t-il jamais au naturel ? Mais si : ça et là, puisqu’il me confie qu’il a une femme avec laquelle il a séjourné dans une station de ski…

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  • Journal des Quatre Vérités,III

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    PURETÉ, MON CUL. - Je ne me rappelle pas ce qui m’a fait «tomber», entre seize et dix-huit ans, sur les Journaliers de Marcel Jouhandeau, auxquels j’ai pris goût au point d’en lire de nombreux volumes, jusqu’à l’écœurement que m’a inspiré Du pur amour où, vraiment, l’effort du vieux faune catholique de magnifier son imaginaire amant hétéro, certes fringant à la trompette, m’a semblé se délayer dans la même sauce suavement frelatée que les Pages égarées, au tirage confidentiel, dans lesquelles le grand styliste touche au kitsch en célébrant, en termes voulus sublimes, les fermes rondeurs du fessier masculin et la fière mentule qu’érige l’éponyme et non moins improbable Amour Pur…

    MÉLANCOLIE ARDENTE. - Autant l’onction quasi sacerdotale de Jouhandeau, mais aussi sa sensualité de souche paysanne, convenaient au quasi catholique d’un certain temps que j’ai été – disons entre mes vingt-cinq et trente-cinq ans -, autant la sèche probité de Paul Léautaud m’a ramené, protestant d’origine, à certaine injonction d’honnêteté mêlée de détachement non exempt de pénétration, plus encore : de vive sensibilité restée, chez le vieil Alceste ricanant, de son enfance blessée; et mon naturel revenait au double galop de Voltaire et de Rousseau dans le Journal littéraire tout extime.
    En outre, point de cérémonie chez lui dans l’évocation de ses séances avec sa maîtresse, aimablement surnommée Le Fléau, qu’il trousse debout, et son Journal particulier m’a paru à côté des Pages égarées de son ami Jouhandeau, d’une obscénité décidément plus réjouissante.

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    AVATARS. - J’eusse aimé n’en avoir qu’à la personne, qui relie naturellement toutes les instances du cœur et de l’esprit, le corps et l’âme accordés, l’amitié vive et l’amour à l’avenant, à visages nus. Cependant ce sacré bouc de corps, à de certains moments de marées montantes, certains mois estivaux de certaines années, n’en aura fait qu’à sa tête et sans cœur ni pesée d’âme, tout entier voué à la saillie entre les globes durs ou tendres - tout soumis aux fantasmes appariés aux plus aveugles pulsions et ne s’en délivrant qu’en pure jouissance giclée.

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    AMIEL. - L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’en épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle au basque du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.
    Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux Journal intime en voie d’édition complète.

    RETOUCHES. - J’avais vingt-cinq ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs suisses par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail; cependant quelle expérience passionnante que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses sœurs ou des bonnets de nuits de son entourage genevois, quels morceaux de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, et jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard…

    L’UNIQUE OBJET. - Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une soupente des Batignolles, à la rue de la Félicité bien nommée, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’Homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du «petit Marcel», j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant et sais gré à ses proches de ne pas avoir jeté son journal au feu comme il l’avait souhaité…

    Dans le TGV Lyria, ce 9 avril. – Des années durant, dans le premier train à destination de Paris, mon cœur se sera serré à la vision des bestiaux alignés dans la cour des abattoirs, mais ceux-ci ont disparu et pourtant cette vision, dans la grisaille des petits matins, me reste comme une vraie douleur à chaque fois réitérée, liée aussi à la vague angoisse de chacun de mes départs ; et tout à l’heure, à la hauteur de Ballaigues, juste avant le passage de la frontière, je penserai à Louis Soutter attardé à la poste dont il utilisera l’encrier pour y faire un dessin de plus. Soutter ! Ma Suisse profonde avec Robert Walser et Aloÿse, Adolf Wölffli et Charles-Albert Cingria - mes fous et mes saints ! Et tout à l’heure, au sommet de son escalier de la rue de Richelieu, Guillaume m’apparaîtra avec son rire muet et ses grandes mains amies !

    CONFIANCE. – Je me pointe à Paris avec un nouveau livre, vif et même tranchant, achevé en deux mois. Mon ami Guillaume, l’éditeur, va le recevoir comme un cadeau et je reçois tous les signes de sa reconnaissance comme l’écho parfait de mon amitié. S’il me trahit, c’est simple: je le tue. Mais je sais que mon livre, comme Les Jardins suspendus paru en novembre dernier, sera le nôtre, de même que les livres qu’il a publiés au sommet de son escalier sont les miens.

    J’ai toutes les raisons, foi d’expérience et je n’exagère pas, de me défier de l’amitié, surtout de mes amis les plus proches. Et pourtant je crois aux alliances inespérées, et je me tuerai plutôt que de décevoir celui-là qu’une grâce m’a fait rencontrer.

  • Journal des Quatre Vérités, II

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    CORPS ET ÂME. - Le sentiment que mon corps est le temple de mon âme sous la double garde de mon esprit et de mon cœur ne doit rien, je crois, à aucun catéchisme inculqué, et tout au sens du sacré qui a suscité ma terrible pudeur d’enfant et l’intensité de mes sensations à monter aux arbres en les pressant entre mes cuisses ou à m’oindre de l’eau des cascades à l’insu des rôdeurs et des censeurs, dans les bois des hauts de notre ville – tout cela (presque) sans relation avec aucune instance de pureté commandée, en dépit de l’Œil me jugeant évidemment coupable depuis ma naissance.

    MALENTENDU. – Mon ami R. me disait qu’il lui arrivait de se branler jusqu’à dix fois par jour, et que cela l’épuisait en même temps que cela le rapprochait de l’infini, précisait-il en guettant ma réaction, d’autant que le saint homme, qui n'était autre que l'abbé Maurice Zundel et dont il avait espéré d’abord une parole de condamnation en bonne et due forme, lui répétait chaque fois : « continuez, petit, continuez ! », avant de le bénir.
    Et de fait comment juger cette recherche éperdue d’une extase dont on n’a rien dit en la qualifiant de «petite secousse» ou d’ «infini à la portée des caniches», comment en juger si l’on ne se borne pas à son job de confesseur commis à l’exorcisme tarifé de l’impureté ?

    Ce dimanche 7 avril. - Mon frère aurait eu 77 ans aujourd’hui, et je me dis : pauvre toi dont la fin de vie a été si triste et si pesante pour les tiens, tes cendres dispersées au jardin du souvenir - tu n’as aucune tombe hors de quelques cœurs, et nos bons moments partagés remontent surtout à nos enfances; puis je me rappelle ma confusion lorsque, sous son lit, dans notre chambre commune, je découvris, avant les miens et n’ayant jamais vu les siens, les poils du triangle des femmes dans le magazine Paris Sexy qu’il feuilletait d’une main à mon insu.

    CET INCONNU. - Après sa mort j’appris que mon frère avait été un homme à femmes, et je me suis rappelé que la seule fois où nous aurons été un peu complices date de peu de temps avant ses derniers jours lorsque, libérés par la tendresse (moi) et la morphine (lui) nous nous sommes racontés nos voyages autour du monde sans rien évoquer de trop personnel, retrouvant cependant la forfanterie (lui) et la disposition rêveuse (moi) de nos adolescences respectives, jusqu’au souvenir d’une sauterie où il m’avait saoulé et qui lui fit se rappeler que le lendemain de cette nuit-là, malgré l’écart de nos âges, nous nous étions parlé comme deux frères de dix-huit (lui) et treize ans (moi), puis il délira pas mal à propos d’une escale à Anchorage où il prétendait avoir vu des Aléoutes en scooters des neiges voler au-dessus des vasières gelées…

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    PRIVACY. - Je ne sais ce qui m’a toujours empêché de me confier trop intimement au papier, quoique l’introspection me fût naturelle, ou peut-être était-ce à cause de cela justement, craignant de la trahir d’une façon ou de l’autre, ou d’en ternir l’aura en la livrant à d’autres regards, que je gardais «ça» pour moi, en outre convaincu que les aveux explicites ne relèvent le plus souvent que d’une sincérité aléatoire ou même faussée par ceci ou cela – et d’ailleurs quels aveux ?

    Peintures: Edvard Munch et Thierry Vernet.