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Journal des Quatre Vérités,VII

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COMPÈRE. - Je reprends ce matin la lecture du Journal de Jules Renard, que je lis et relis depuis une cinquantaine d’années, cher compagnon au sourire dans les larmes – et tout à coup je me rappelle que, dans notre enfance, nous avons joué des scènes de Poil de Carotte, mais le Journal aura jeté un autre pont entre nos champs et les forêts où je poursuivais mes lectures solitaires, et la ville où il fallait bien aller…

Ce jeudi 8 août. - Lendemain de crise cardio-vasculaire nocturne, qui m’a terrassé à deux heures du matin, littéralement jeté au sol où je suis resté une heure les pieds en l’air et cisaillé par de violentes douleurs lombaires, craignant l’attaque cardiaque que je pressentais plus ou moins ces derniers jours, et même, à un moment donné, sûr que j’allais y rester, et puis non : ce n’était pas le moment pour ce pauvre cœur de me lâcher, et quand j’écris cœur je pense corps car j’ai eu la sensation que mon corps me submergeais et que j’allais pour ainsi dire le vomir. Or je le prends comme un avertissement, et je vais tâcher ces prochains jours de ménager l’animal avant de consulter.

DE LA POÉSIE. - Je constate de plus en plus que peu, très peu de poètes me parlent, et que sur ce peu de poètes que très peu de leurs poèmes me touchent. Or je sais très exactement ce qui me touche, ou plutôt je le sens, assez infailliblement si je n’écoute que mon oreille…

Ce 14 septembre. - La première étape de nos fugues helvètes nous a conduits ce soir à Faulkensee, au bord du lac de Thoune, où notre chambre d’hôtel, à l’enseigne des Mouettes, donne sur un tout petit port et, de l’autre côté des eaux bleu sombre, sur le village de Gunten. Au préalable, passant par le Pays d’Enhaut, nous avons fait une halte dans le charmant musée du Vieux pays qui me semble la parfaite illustration d’un mode de vie propre à la culture alpine et à ce qu’on peut dire plus généralement la civilisation paysanne.

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EN ENGADINE. - Il n’est pas de lieu, me semble-t-il, s’agissant de la sensibilité européenne de ces cent à cent cinquante dernières années, où la perception et l’expression des instances de la nature et de la culture se rencontrent, s’accordent en harmonie et se fécondent mieux qu’en ces hautes terres de l’Engadine marquant le passage du Nord germanique au Sud latin et dont un seul titre de roman, ne désignant aucune cime particulière mais résumant une atmosphère, La Montagne magique, cristallise le composé d’esprit et d’émotivité, de rêverie solitaire et de débats ardents qui a fait se rencontrer tant d’âmes sensibles, lesquelles étaient aussi des corps et des cœurs et autant d’esprits de qualité variée et parfois avariée comme était mêlée la personne toute pure et comiquement impure de Thomas Mann.

Monsieur Mann a-t-il abusé de la confiance de Madame Mann en reluquant assez obsessionnellement les jolis grooms des palaces grisons, comme il le détaille dans son journal intime ? C’est peut-être ce que penseront les vertueux de notre époque moralisante ou le discrédit mesquin est préféré à l’admiration, surtout quand il s’agit de rabaisser un génie trop éclatant ou envahissant, qu’il s’agisse de Shakespeare ou de l’auteur de Tonio Kröger ou de La mort à Venise, mais encore ?

Toute vénération aveugle m’a toujours paru relever de la jobardise, mais la rage actuelle visant ce qu’on appelle l’élitisme, en matière de culture (au contraire de ce qui se passe en sport ou en cuisine) me semble bien plus significative d’une sorte de jalousie pseudo-démocratique, sur fond d’égalitarisme nivelant toute hiérarchie qualitative, que du souci légitime de ne pas appliquer aux arts et à la littérature les préjugés sociaux «de classe», comme on dit.

La Qualité, sa recherche, la discipline qu’exige sa réalisation et l’exigence que supposent sa reconnaissance et sa défense, signalent bel et bien un effort d'excellence commun aux artisans et aux artistes, qu’il s’agisse de dentelières ou de cracks de la raquette, de charpentiers ou de sculpteurs sur granit, de cuisiniers ou de poètes très délicats , avec toutes les nuances requises qui fassent la distinction entre la construction d’un rustico de bois et de pierre utile à la préservation du foin nourrissant ou d’un monumental palais de style renaissance comme on en trouve au milieu des chalets de Soglio, rappelant la contiguïté point forcément conflictuelle de la paysannerie et des familles à particules . Mais une particule suffit-elle à définir une élite ? Évidemment pas !

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Reste alors à repérer la Qualité où elle est, la beauté de l’objet alliée à sa valeur d’usage, indépendamment des critères liés au snobisme momentané ou aux valeurs souvent faussées du marché de l’art.

Le village de Soglio, qu’on pourrait dire au bout du monde sur sa terrasse surélevée du val Bregaglia, réalise assez idéalement la fusion d’une nature splendide et d’une culture de haute qualité, celle-ci fût-elle has been puisque la présence d’un Rainer Maria Rilke ou d’un Pierre Jean Jouve, d'un Hermann Hesse ou d’un Daniel Schmid n'y est plus qu’un souvenir entretenu par les zélateurs d’un tourisme culturel combinant vénération rétrospective et randonnées vaillantes à semelles vibram.

Si Lady L. se montre plutôt agacée par ces relents de cultes culturellement corrects, je reste pour ma part affectivement attaché à ce lieu à cause de la beauté souvent insurpassable de la poésie de Rilke, celle d’une nouvelle de Jouve qui a capté le mélange de rudesse et de finesse, de rêverie nordique et de sensualité à l’italienne du lieu, ou encore du film Violanta de Daniel Schmid qui rappelle l’histoire de ce seuil frontalier hautement significatif à certaines époques où les hommes se dépeçaient vivants, brûlaient les femmes stigmatisées pour leur pauvreté ou leur savoir naturaliste, sur fond de chasses à l’ours et de veillées embaumées par l’odeur des châtaignes rôties, etc.

Admirer tel portrait de jeune femme de Giovanni Segantini (au musée Console de Poschiavo) ou tel buste de son frère Diego par Albert Giacometti (à Stampa) n’est pas souscrire à un élitisme culturel plus douteux que d’apprécier telle performance d’un Federer ou tel pain de poire orné d’un chamois de sucre : c’est aussi naturel (ou parfois quasi surnaturel) que de trouver magnifique (mais pourquoi donc ?) le cirque glaciaire de la Bernina, la sérénité quasi mystique (ce mot !) du val Fex en fin de journée automnale au milieu de l’or des mélèzes sous le ciel d’un intense bleu nippon, ou la découpe lyrique (a mon goût de grimpeur rangé des mousquetons) des pics de la Disgrazia ou du Piz Badile qui, comme un soleil couchant sur le lac de Silvaplana, feront un carton sur Instagram, etc.

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