CORPS ET ÂME. - Le sentiment que mon corps est le temple de mon âme sous la double garde de mon esprit et de mon cœur ne doit rien, je crois, à aucun catéchisme inculqué, et tout au sens du sacré qui a suscité ma terrible pudeur d’enfant et l’intensité de mes sensations à monter aux arbres en les pressant entre mes cuisses ou à m’oindre de l’eau des cascades à l’insu des rôdeurs et des censeurs, dans les bois des hauts de notre ville – tout cela (presque) sans relation avec aucune instance de pureté commandée, en dépit de l’Œil me jugeant évidemment coupable depuis ma naissance.
MALENTENDU. – Mon ami R. me disait qu’il lui arrivait de se branler jusqu’à dix fois par jour, et que cela l’épuisait en même temps que cela le rapprochait de l’infini, précisait-il en guettant ma réaction, d’autant que le saint homme, qui n'était autre que l'abbé Maurice Zundel et dont il avait espéré d’abord une parole de condamnation en bonne et due forme, lui répétait chaque fois : « continuez, petit, continuez ! », avant de le bénir.
Et de fait comment juger cette recherche éperdue d’une extase dont on n’a rien dit en la qualifiant de «petite secousse» ou d’ «infini à la portée des caniches», comment en juger si l’on ne se borne pas à son job de confesseur commis à l’exorcisme tarifé de l’impureté ?
Ce dimanche 7 avril. - Mon frère aurait eu 77 ans aujourd’hui, et je me dis : pauvre toi dont la fin de vie a été si triste et si pesante pour les tiens, tes cendres dispersées au jardin du souvenir - tu n’as aucune tombe hors de quelques cœurs, et nos bons moments partagés remontent surtout à nos enfances; puis je me rappelle ma confusion lorsque, sous son lit, dans notre chambre commune, je découvris, avant les miens et n’ayant jamais vu les siens, les poils du triangle des femmes dans le magazine Paris Sexy qu’il feuilletait d’une main à mon insu.
CET INCONNU. - Après sa mort j’appris que mon frère avait été un homme à femmes, et je me suis rappelé que la seule fois où nous aurons été un peu complices date de peu de temps avant ses derniers jours lorsque, libérés par la tendresse (moi) et la morphine (lui) nous nous sommes racontés nos voyages autour du monde sans rien évoquer de trop personnel, retrouvant cependant la forfanterie (lui) et la disposition rêveuse (moi) de nos adolescences respectives, jusqu’au souvenir d’une sauterie où il m’avait saoulé et qui lui fit se rappeler que le lendemain de cette nuit-là, malgré l’écart de nos âges, nous nous étions parlé comme deux frères de dix-huit (lui) et treize ans (moi), puis il délira pas mal à propos d’une escale à Anchorage où il prétendait avoir vu des Aléoutes en scooters des neiges voler au-dessus des vasières gelées…
PRIVACY. - Je ne sais ce qui m’a toujours empêché de me confier trop intimement au papier, quoique l’introspection me fût naturelle, ou peut-être était-ce à cause de cela justement, craignant de la trahir d’une façon ou de l’autre, ou d’en ternir l’aura en la livrant à d’autres regards, que je gardais «ça» pour moi, en outre convaincu que les aveux explicites ne relèvent le plus souvent que d’une sincérité aléatoire ou même faussée par ceci ou cela – et d’ailleurs quels aveux ?
Peintures: Edvard Munch et Thierry Vernet.