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  • Ruines et rires enregistrés

    Ramallah277.jpg
    Lettres par-dessus les murs (77)

    Ramallah, le 1er mars 2009.

    Cher JLK,

    Me voici de retour à la maison, la poussière a eu le temps de se poser sur le clavier, les voyages secouent les neurones et remplissent les carnets, mais je regrettais l’atelier, la table de travail… par la fenêtre, la vigne folle lance ses sarments décharnés contre le gris du ciel, et je me replonge dans mon roman.
    Le retour n’a pas été facile, dans ce froid qui mord les os bien plus profond qu’à la Chaux-de-Fonds, où pourtant il ne fait pas bien chaud, et le chauffage à gaz brûle le dos sans réchauffer les pieds, et le matin au réveil on se retrouve les pieds dans l’eau, il a plu toute la nuit et l’eau s’est infiltrée par je ne sais où, je soupçonne les joints de la fenêtre mais peut-être est-ce le mur qui est pourri. Je calfeutre avec ce que j’ai sous la main, ça aidera, je fais comme tout le monde ici, on rafistole, on s’arrange, alors même que tout va à vau-l’eau.
    Ramallah est une ville facile, une fille légère, à la mémoire courte – pourtant elle ne s’est toujours pas remise de ce qui s’est passé à Gaza, et Ramallah aussi se réveille avec peine. Les cafés tournent au ralenti, les témoignages s’enchaînent, les amis qui reviennent de là-bas, qui racontent ce qu’ils ont vu, parfois en secouant la tête, l’air de ne pas y croire eux-mêmes. Les champs saccagés pour rien, les systèmes d’irrigation détruits, les arbres arrachés. Pour rien. Les maisons occupées dont les murs sont couverts de tags racistes et meurtriers, les meubles brûlés, les canapés qu’on a éventrés pour chier dedans, les capotes usagées dans la chambre des mômes. On dit que certaines familles refusent de regagner leurs domiciles, tant les traces de l’invasion sont insupportables, impossibles à effacer.
    Comme pour les massacres, je voulais voir là les actes de groupes isolés, de soldats qui auraient perdu la tête, mais les témoignages sont trop nombreux désormais pour ne pas impliquer une responsabilité directe des supérieurs. On a clairement laissé faire le pire. Armée éthique… la seule éthique qui ait tenu, c’est celle, personnelle, de ce soldat inconnu que j’imagine refusant de suivre les ordres des officiers ou les encouragements de ses camarades. Il doit être bien seul à présent, je l’imagine se tenir la tête, assis sur son lit, quelque part dans un studio à Tel Aviv.
    Et je ne peux qu’imaginer, parce que ces histoires-là ne feront pas la Une, c’est bien trop tard, c’est la mort qui fait vendre, pas les deuils. Dans cinquante ans les journaux télévisés montreront en temps réel la balle pénétrer dans les chairs, les maisons au moment où elles sont disloquées par le souffle, et tout ce qui précède et tout ce qui suit sera jugé d’un ennui mortel par les rédacteurs en chef. Pourtant ce qui suit ne manque pas de couleur, c’est assez surréaliste pour être vendable. Quelques images : des tas de gravats, sur chacun est assis un homme, il attend le défilé des ONG dont il connaît désormais le manège, il racontera son histoire et ses besoins, si ce n’est pas Care qui l’aidera ce sera Oxfam. Prohibition : des couvertures qu’il faut faire passer par les tunnels de Rafah, parce que les terminaux israéliens sont fermés aux couvertures, ainsi qu’aux macaronis – une ONG américaine s’escrime à faire entrer douze camions d’aide, on en laisse passer six, mais pas ceux qui contiennent des macaronis. Gouvernement d’unité nationale : dans une salle de conférence au Caire, sous les dorures des plafonds, les représentants du Hamas et du Fatah se partagent l’argent du Golfe, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi, ça c’est pour Gaza. Politique israélienne : interview de Tzipi Livni, en keffieh à carreaux – elle n’abandonnera jamais sa dure lutte pour un Etat Palestinien. Dans tout ce non-sens un analyste d’Haaretz tente de faire entendre sa voix, il se demande à quoi aura servi cette « guerre », il craint qu’elle n’ait servi à rien ni à personne. Suivent des rires enregistrés.
    Ce qui est en Une du Monde, ce matin, c’est Bashung qui a gagné les Victoires de la Musique. C'est insignifiant et je ne suis pas fou de ces trophées, pourtant ça me fait plaisir. On continuera à écouter de la musique, pendant que les grues continueront à tourner, dans les colonies, pendant qu’on fermera le Mur, toujours un peu plus, comme à Ram la semaine dernière – désormais il nous faudra deux fois plus de temps pour rejoindre Jérusalem. Tant pis pour Jérusalem, au premier soleil je taillerai la vigne, on attendra l’été.
    Je t’embrasse,
    Pascal

    Ramallah113.jpgLa Désirade, ce lundi 2 mars 2009.

    Cher Pascal, mon ami,

    Te voici de retour à la maison, comme tu dis, là-bas au bord des champs de ruines, une année après notre première lettre – une année dont les derniers mois ont été marqués par le martyre de Gaza juste digne, pour nous autres, de rires enregistrés. Qu’ajouter à ce que tu décris ? Ce matin encore je lisais un bilan de l’Opération Plomb durci, avec un appel de Jean Ziegler à sanctionner les crimes de guerre : « Du 27 décembre 2008 au 22 janvier 2009, l’aviation, la marine, l’artillerie et les blindés israéliens ont pilonné le ghetto surpeuplé de Gaza. Résultat : plus de 1 300 morts, plus de 6 000 blessés graves – amputés, paraplégiques, brûlés – l’immense majorité d’entre eux étant des civils, notamment des enfants. L’ONU, Amnesty International, le CICR ont constaté des crimes de guerre nombreux, commis par les troupes israéliennes. En Israël même, des intellectuels courageux – Gidéon Lévy, Michael Warschawski, Ilan Pappe, entre autres – ont protesté avec véhémence contre les bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de quartiers d’habitation.
    « Le 12 janvier, au Palais des nations de Genève, le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies s’est réuni en session extraordinaire pour examiner les massacres israéliens. La session a été marquée par le rigoureux et précis acte d’accusation dressé par l’ambassadeur de l’Algérie, Idriss Jazaïry.
    « Les ambassadrices et ambassadeurs de l’Union européenne ont refusé de voter la résolution de condamnation. Pourquoi ? Régis Debray écrit : « Ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête est restée coloniale. » Quand l’agresseur est blanc et la victime arabe, le réflexe joue ».
    Et Jean Ziegler de rappeler les «expériences» faites par Tsahal sur les habitants de Gaza en matière d’armes, dont l’inédite DINE (pour : Dense Inert Metal Explosive) aux terrifiants effets sur les corps humains, tels que les a décrits un médecin norvégien (Le Monde du 19 janvier 2009) et par l'usage d'obus de phosphore blanc.
    Par ailleurs, alors que nous nous trouvions en léger désaccord, toi et moi, sur l’importance à accorder à la religion dans ce conflit, j’ai lu ce matin cette autre analyse de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef à TV5Monde, qui rend compte dans son blog Deus ex machina (http://blogs.tv5.org) du rôle des rabbins qui auront exhorté les soldats pénétrant dans la bande de Gaza à ne pas s’encombrer de scrupules moraux ou de lois internationales et à combattre sans pitié ni merci les Gazaouis, miliciens et civils confondus en «assassins». Les rires enregistrés retentiront-ils encore dans cinquante ans ?
    Pascal2.jpgCe qui est sûr, c’est que notre échange de quelque 150 lettres, un an durant, ne pouvait qu’être touché par ce que vous, Serena et toi, vivez au jour le jour à Ramallah. Ni toi ni moi ne sommes pourtant des partisans de quelque cause que ce soit : notre premier contact s’est fait par le truchement de ton premier livre, que j’ai aimé et commenté. Nos premières lettres m’ont donné l’idée de cette correspondance suivie, et le jeu s’est poursuivi en toute liberté et sincérité, de part et d’autre. Nous avons fait connaissance, nous nous sommes bien entendus il me semble, nous avons réellement dialogué, puis vous nous avez rendu visite à La Désirade, à l’été 2008, tu m’as fait lire ton premier roman aujourd’hui achevé et en voie de publication, je t’ai fait lire mon récit en chantier que tu as bien voulu commenter à ton tour, et diverses efflorescences amicales ont aussi marqué nos échanges, notamment avec Jalel El Gharbi et ton ami Nicolas, autre précieux veilleur sur le blog de Battuta.

    Bref, la vie continue et c’est sous le signe d’une amitié qui n’a rien de virtuel que s’achève, aujourd’hui, ce voyage commun dont je te remercie de tout cœur et qui trouvera, peut-être, la forme d'un livre...

    Images: Graffiti de Banksy, mur de Gaza. Pascal et Serena à Lavaux.

  • La braise sous les cendres

    Gaza45.jpg
    Lettres par-dessus les murs (76)


    Ramallah, ce mercredi 21 janvier 2009.

    Cher ami,
    Hier Mahmud Abu Ashash, l'écrivain, me disait son incapacité à appeler quiconque à Gaza : c'était au-dessus de ses forces. Quelques heures plus tard, sous les lumières tamisées du Zan, une bière à la main, Ala' me redit la même chose, mot pour mot. Les traits tirés, il me dit sa fureur en découvrant le drame, un premier janvier à une heure du matin, à Bratislava. Il a cherché longtemps l'ambassade israélienne là-bas, il a essayé de parler à des gens dans la rue, les gens ne comprenaient pas ce que racontait ce fou, une nuit de réveillon. Maintenant il aimerait surtout ne pas y penser, éviter surtout de connaître le nom des morts.
    J'imagine aujourd'hui Zakaria parcourant les rues de la ville, dont on dit que l'odeur y est insoutenable, à cause des cadavres encore ensevelis. J'imagine Zakaria, 22 ans, debout au milieu des ruines, qui ne peut prendre ni l'avion, ni le train, ni ses jambes à son cou – coincé là depuis qu'il a l'âge de vouloir se barrer, depuis qu'il a l'âge de prendre l'air, comme tous les adolescents du monde.
    Je vais prendre l'air moi, bientôt – quand l'aide humanitaire et les médecins s'engouffreront enfin dans Gaza, je prendrai l'avion pour ailleurs, je profiterai de cette liberté, ce n'est pas un luxe, ça ne devrait l'être pour personne. A mon retour, je reverrai sans doute Zakaria, Sami et le docteur Aed, si l'on m'y autorise. Faute de mieux, je leur raconterai cette blague-là, que Nicolas m'envoie. Ni prière ni poésie, juste une petite parole populaire, qui doit faire le tour du monde à présent – une autre façon de se sentir reliés.

    Ramallah122.jpgUn jour de soleil, le 21 janvier 2009, un vieil homme quitta son banc de Pennsylvania Avenue, et s'approcha de la Maison Blanche. Il s'adressa au Marine qui gardait le portail et dit : « J'aimerais entrer et rencontrer le Président Bush ».

    Le Marine regarda le vieil homme, et répondit : « Monsieur, M. Bush n'est plus président, et il n'habite plus ici. » Le vieil homme hocha la tête, et repartit.

    Le jour suivant, le même homme s'approcha de la Maison Blanche et dit au même garde : « J'aimerais entrer et rencontrer le président Bush. »
    Le Marine répéta au vieil homme, « Monsieur, comme je vous l'ai dit hier, M.Bush n'est plus président, et il n'habite plus ici ». L'homme remercia, et repartit.

    Le troisième jour, le même homme s'approcha de la Maison Blanche et parla au même garde : il désirait entrer et rencontrer le président Bush. Un peu agacé, le Marine répondit, « Monsieur, c'est le troisième jour de suite que vous vous présentez ici pour parler à M.Bush. Je vous ai déjà répondu que M.Bush n'était plus président, et qu'il n'habitait plus ici. Vous comprenez ? »

    Le vieil homme regarda le Marine et dit, «Oh, je comprends très bien… c'est juste que j'adore vous l'entendre dire… ». Le Marine se redressa, salua et dit :
    « A demain, Monsieur. »

    A La Désirade, ce 21 janvier, soir.

    Cher Pascal,
    L’humour des peuples m’a toujours enchanté. Savoir comment une telle histoire, irrésistible, s’invente et circule ensuite autour du monde, c’est en somme savoir comment naît le récit populaire. J’étais ce matin triste et joyeux, dans cette disposition d’esprit que doit filtrer, précisément, l’humour des peuples. Je venais de recevoir, de notre ami Jalel, à lui transmises par des universitaires de Beit Zeit, de terribles images de salles de classes d'une école de Beit Lahia bombardée, à Gaza, avec des tables incendiées, des débris d’effets scolaires, ici et là des taches de sang, rien de plus mais c’était pire que de voir des cadavres, comme les mots de la lettre que tu nous as transmise, de Dania et Mohamed, continue de nous plomber le cœur.
    Et puis j’avais envie d’avoir confiance, aussi, je l’avais noté à l’aube, avant le lever du jour, sur un bout de papier, en me rappelant les buveurs et les joueurs qu’il y avait hier soir au Bar de la Gare, tous debout devant leur verre et la tête levée vers l’image, là-haut, de ce jeune Négro qui parlait au monde entier. Je me suis rappelé la voix de ma chère Aretha Franklin, qui fait partie de ces voix d’âmes nous rappelant les chants anciens du gospel et du blues, le chant de la longue peine – et je revoyais la porte de Gorée par laquelle partaient jadis les esclaves… Je sais qu’il est inapproprié, politiquement incorrect de parler de Nègres à propos des Noirs, mais tu auras compris dans quel esprit j’appelle Négro le jeune homme qui vient de s’installer à la Maison Blanche, même s’il n’est qu’à demi noir.
    Gaza17.jpgJ’ai donc reçu ces images accablantes d’une école dévastée de Gaza, puis j’ai reçu cette lettre de mon compère Philip que j’ai publiée aussitôt sous le titre d’Au Bonheur des Nègres, et j’ai souri à l’humanité, comme j’ai ri de l’humanité en lisant ton récit, venu de Nicolas, du vieil homme se faisant répéter la bonne nouvelle du départ, de la Maison Blanche, de l’homme à tête de poulet.
    J’essaie de me rappeler, de toutes ces années passées, un seul mot, une seule expression, un seul geste, une seule attitude de George W. Bush qui m’aient inspiré la moindre émotion ou le moindre respect, et je ne trouve rien. Toujours il m’a semblé voir, en lui, l’avorton usurpateur, le malin, le retors, le complice de plus affreux que lui, de vrais malandrins ceux-là.

    Ramallah169.jpgLoin de moi l’intention d’angéliser Barack Obama, mais quel autre souffle que celui de sa parole, quelle présence irradiant de tant d’autres présences, et quelle envie j’aurais ce soir de me pointer au portail de la Maison Blanche et de demander au Marine : « Monsieur, puisque vous me dites que le président Bush n’habite plus ici, pourriez-vous m’annoncer à son remplaçant, j’aimerais entrer et le rencontrer »…
    Image : Gaza, une classe dévastée. La Maison Blanche. Ecole de l’UNRWA à BEIT LAHIA, GAZA, après une attaque israélienne.

  • La poésie inutile et vitale


    palestine
     

    Lettres par-dessus les murs (75)


    Ramallah, ce dimanche 18 janvier 2009

    Cher JLs,
    Lorsque nous avons commencé ici à parler des bombardements de Gaza, il y avait 150 morts. 1200 aujourdhui. Il  faut s'avouer une chose, cher ami : nos lignes n'auront pas servi à grand-chose. C'est un peu déroutant, on y a passé du temps, on s'est même enguirlandés sur le sujet, et puis résultat : nix. De deux choses l'une, ou bien nos mots ne sont pas suffisamment convaincants, ou bien Condoleezza Rice ne lit pas ton blog.
    Dans le doute, je continue de t'écrire. Au-delà d'un débat nécessaire sur les façons de faire, je suis convaincu que faire circuler des témoignages, lire, commenter les articles des journaux, signer une pétition, rien de tout cela n'est inutile. Engager son nom est un acte, et ce n'est pas un acte facile. Joindre sa voix à mille autres voix, ne serait-ce que dans l'espoir d'en attirer une de plus, une qui pourrait compter plus que la nôtre.
    J'ai suggéré à Zakaria de parler de son quotidien sur le site du Monde, qui cherchait des témoignages. Ils n'en cherchent plus maintenant, et la Une est passée à autre chose. Je t'envoie donc son texte, un poème plein de questions, que je reçois aligné à droite, comme en arabe. Il m'a prié de le corriger.


    "Je Me Demande

    Il y a quelques semaines que l'agression israélienne sur la bande de Gaza continue, et les bombes ne cessent de tomber. On connaît des chiffres, mais on ne peut pas encore compter le nombre total de victimes.

    Je suis étudiant, j'habite a Gaza.
    Si vous me laisser parler, peut-être que ça me diminuera la peine et la souffrance, pourquoi pas ?
    Je rêve depuis mon enfance, et mes rêves ont toujours été optimistes, mais maintenant j'ai 22 ans et je suis gêné, embarrassé par mes rêves, parce que je ne peux les réaliser.
    Je suis près de finir mes études à l'université, mais les étudiants, comme tous les Palestiniens, connaissent beaucoup de problèmes sociaux, économiques, psychologiques et familiaux à cause de l'occuaption israélienne.
    Pourquoi, j'ai besoin de comprendre !
    Comment pourrais-je vivre comme n'importe qui dans le monde ?
    Qui est responsable ?
    Quelle faute j'ai commis dans ma vie ?
    Pour quelle raison ?
    Que dois-je faire ?
    Est ce-que je dois continuer comme ca ?
    Est-ce qu'il y a un changement possible ?
    Est-ce qu'on attend une révolution, comme la révolution française ?
    Si je n'ai pas vécu jusqu'à présent une jeunesse heureuse, quand est-ce que je la trouverai, après ma mort ? Après quoi exactement ?
    Je me demande, je pense, je refuse, j'accepte, je crois, j'aime, je travaille mais ça sert à quoi ?
    Quelle est le sens de ma vie ?
    Est ce-que je suis coupable ?
    Mais coupable de quoi ? D'être né ici ?"


    Il me décrit ensuite son quotidien en quelques mots. « Très tranquille !!! Ma maison est entourée de terres cultivées. Depuis quelque jours les tanks et les avions israéliennes pilonnent ces terres, hier soir plus que 80 bombes ont été lancées prés de la maison à environ de 50-200m, pendant deux heures. Les enfants sont terrorisés, les femmes ont hurlé, même les hommes ont peur. »
    Il y a soixante personnes désormais dans la maison de Zakaria. Souvent sans eau, sans vivres, dans le noir. Il m'avait invité chez lui, c'est une belle maison, avec une terrasse fleurie qui domine son quartier. Je ne vois pas comment ces murs peuvent contenir soixante personnes, au lieu des neuf qui y résident d'habitude. Comme s'il n'avait pas suffit d'enfermer un million et demi de personnes dans la bande de Gaza, on a décidé de réduire encore un peu l'espace, de mettre les hommes les uns sur les autres, de les empiler dans des maisons.
    Zakaria finit ainsi sa lettre : « Si je suis tué dans cette agression, est ce-que mon nom sera mentionné dans les journaux, comme celui de Gilat Shalit ? Est-ce qu'une autre personne va venir après moi et s'asseoir à mon bureau, sur cette chaise, pour continuer mes études, réaliser mes rêves, vous écrire ? »


    Panopticon1119.jpgA La Désirade, ce 18 janvier 2009.


    Cher Pascal,
    Il neige sur la montagne. Il y avait ce matin des traînées rouges dans le ciel gris, du côté du Levant, et ma première pensée est allée à ceux qui souffrent dans le monde, et pas qu’à Gaza, mais je me demande aussi à quoi correspond cette pensée, que je n’ai pas toujours éprouvée dans ma vie, qui est une pensée d’abord apprise, une pensée venue de mes parents chrétiens, une pensée vive à l’époque de la répression de l’insurrection de Budapest, en 1956, et lors de l’arrivée des réfugiés hongrois, une pensée vive à l’adolescence, où je me sentais tout proche des pacifistes à la Henri Lecoin (j’ai écrit mon premier article à 14 ans sur ce thème précisément, dans la foulée d’un humaniste anarchisant du Canard enchaîné, de l’époque, grand styliste aussi, du nom de Jérôme Gauther), une pensée exacerbée en notre jeunesse par l’escalade de la guerre au Vietnam, pensée-souffrance commune et parfois sélective, bientôt politisée, et de loin en loin cette pensée solidaire s’est estompée ou transformée, taraudée aussi par la conscience de plus en plus aiguë de la complexité des conflits, de plus en plus documentée et démentie ensuite, parfois aussi noyée dans la désinformation tous azimuts. Or cette pensée solidaire est aussi une affaire d’âge (l’angoisse matinale d’un individu de 60 ans n’est pas comparable à celle de quelqu’un de 18 ans ou de 38 ans) et de statut personnel, il y a des gens pour qui le malheur des autres est une obsession qui les distrait ou les soulage du leur, il en est d’autres pour qui la charité n’est bonne qu’affichée, d’autres encore, très rares, comme l’était la philosophe Simone Weil, qui souffrent dans leur chair d’apprendre tous les jours, par exemple, ce qui se passe à Gaza, et qui s’immoleraient pour cela. Les saints sont comme ça, Ian Palach qui s’est immolé comme nombre de bonzes en était peut-être un - je ne sais pas: je ne sais pas comment on pèse la vraie souffrance ou la réelle sincérité. Pas un instant je me suis senti meilleur de me sentir solidaire – mais l’important est peut-être de se sentir relié. C’est d’ailleurs le sens que je prête, pour ma part, à la religion, à savoir qu’il n’y a qu’un seul homme au monde et qui peu à peu a passé des pyramides de crânes aux pyramides de pierre, des sacrifices humains aux rites symboliques, de la loi du talion au pardon, ainsi de suite.
    Quant à l’utilité des manifestations les plus visibles et les plus massives, les gens menacés en parlent mieux que nous. La tradition humanitaire de la Suisse, service salutaire ou oreiller de bonne conscience pour certains (une pièce a toujours deux faces) est l’aboutissement d’une révolte personnelle, devant les horreurs de la guerre, qui a abouti à la création de le Croix-Rouge. Un exemple parmi tant d’autres de l’action «utile», mais celle-ci ne serait qu’un emplâtre sur une jambe de bois si «tout l’homme» n’était pas engagé. Or la parole, qui est l’apanage humain , n’est pas moins essentielle en dépit de son inutilité apparente, plus encore: la parole le plus épurée et la plus inutile assurément que représente la poésie - je l’ai éprouvé très fort ces derniers jours en me rendant souvent sur le blog de notre ami Jalel El Gharbi, poète et passeur de poésie, qui a tenu tous les jours comme un journal poétique de sa révolte mêlant images de l'intolérable et mots prtant au-delà, citant alors les poètes, comme le grand Mahmoud Darwich; enfin j’ai renoué ces derniers jours avec la jeune poétesse libanaise Ritta Baddoura, qui m’a écrit après quelques années de silence et dont j’ai découvert les derniers poèmes sur son blog, dont l'un en hommage précisément à Mahmoud Darwich:

     

    Frappe

    On frappe à la porte      La réalité exhale moins de parfum que la mort    Algues de la rencontre qui m’enveloppent   Je la griffe dans le dos  Qui est-ce     Saisir l’oreille la plus longue labyrinthe    L’alphabet où le kérosène ne peut prendre      Du regard le foutre invincible sur l’écran   J’appelle      Silence lubrifiant le mouvement des blindés    Ecarte un peu les jambes l’amour peut descendre    Coupole du crâne où tu enfonces tes cadavres   Soupçon d’éden scanné aux aéroports   J’ai vu sur le velours neuronal les traces de pouce  Passeports et obus enrobés de latex     J’attends personne qui frappe avant d’entrer    Dans le vide mes raisons je cloue en équilibre  A 958 palestiniens d’altitude   La porte ouvre le fond des abysses    On frappe     

    L’imagination l’alcool que je préfère.

     

     

    Blancheur Noirceur

     

    Blanche heure du délire

    Gaza

    L’hiver sur toi a ouvert les robinets du feu

     

    Nations en hibernation ralentissent les consciences

    Garnissent les rayons au prix du silence de pensées d’occasion

    Creusent une tranchée entre deux années où coucher ton absence

     

    Gaza tu fraies l’effroi des frigidaires Tu respires

    Et nourris à tes mamelles l’ennemi

    Ta patience perce le trou qui acide sa tête

    Ton lait est plus avide que son Plomb durci

     

    Noire sœur du désir

    Gaza

    En tes hémorragies tu écoules la mort hors de ton corps

    Tu la soumets à tes règles

    Tu demeures là où l’origine se meurt par les racines

    Pointées vers toi ce ne sont qu’épines de la fleur.

     

    Gaza Loop 

     

    Qui sommes les déportés théoriques

    Qui avons un drapeau pour couvrir nos corps

    Qui habitons l’impression d’un pays sur photographie

    Qui possédons la terre à l’envers par cimetière

    Qui mordons la mémoire aux doigts de la répétition

    Qui buvons la sueur indicible du deuil

    Qui bouchons l’entonnoir de vive chair

    Qui contrarions la vidange des veines

    Qui marchons sur la disparition à dos d’âne

     

    À Darwich

     

    A l’envol des papillons palpitant sur tes lèvres

    Darwich Tu oscilles entre jour et nuit

    Tu fabriques du temps que le vent mène jusqu’aux mots espérant le retour de la page

    Ton souffle roule doucement tel un d

    Et s’arrête au miroir des mers qui reflète la langue que Tu quêtes pour la saluer

    Tu la surprends souriant ton cœur ouvert

    Sa main aime que Tu la serres lorsque caressant la terre elle tremble

    A la porte Tu sépares perte et parole.

     

     
    Ainsi, Pascal, petite communauté des inutiles, continuons de nous parler. La fin de la lettre de Zakaria m’a poigné le cœur. Puisse son nom ne jamais s’inscrire en lettres de sang, et puisse ton ami accéder un jour à l’avenir dont il rêve.
    Je vous embrasse,

    Jls.

     

    Images : Frontière de Rafah. Image de Philip Seelen.

    Blog de Jalel El Gharbi: http://jalelelgharbipoesie.blogspot.com

     

    Blog de Ritta Baddura: http://rittabaddouraparmilesbombes.chezblog.com

     

     

     

    Blancheur Noirceur

  • Images de l'atrocité

     lettres par-dessus les murs

    Lettres par-dessus les murs (71)


    Ramallah, lundi 12 janvier

    Cher JLs,

    Je ne continue pas avec la femme de Moussa, on arrive assez facilement à oublier et à rire et à faire comme si de rien n’était – et puis d'autres soirs ça revient, comme un haut-le-cœur, et dans ces moments j'ai juste envie de me laver la tête avec le film américain le plus crétin possible. Surtout arrêter les infos, les images des corps, les gravats. Une interview de John Ging, responsable de l'UNWRA à Gaza, les yeux noirs de colère. Pas prêt d'oublier ces yeux-là.
    Mais on a appelé le docteur Aed, avant le lavage de cerveau. Et on arrive à le joindre, ce qui n'est pas coutume. Petite voix. Il est responsable de plusieurs cliniques d'une ONG, et bref, il ne nous dit pas ce qu'il voit et nous ne lui demandons rien.

    lettres par-dessus les murs

    Je lui parle de L'Immeuble Yacoubian, d'El Aswani. Je viens de le finir, et c'est lui qui me l'avait conseillé, lors de notre dernière rencontre à Gaza. Alors on en parle un peu, lui me dit que le livre lui a plu pour son audace, dans des pays souvent soumis à la censure, à l'autocensure. La rue dit tout ce que la presse n'ose pas imprimer, et voilà un auteur qui écoute la rue et écrit ce qu'elle dit, ce qu'elle vit. On parle des personnages, tellement bien dessinés, de l'écriture vive, de la critique du pouvoir égyptien. Il me dit qu'il a lu le second livre d'El Aswani, Chicago, en une nuit. Commencé à 4 heures de l'après, c'était un jeudi, il s'en souvient, et achevé le vendredi matin. Et puis voilà.

    lettres par-dessus les murs
    Après il y a un silence, que je n'arrive pas à combler, et j'entends un soupir. Je n'ai pas été tellement convaincant avec mon envie de le distraire, mon intention était un peu transparente, il s'en est rendu compte. Je ne me reproche rien, c'est inévitable. Mais j'aurais aimé avoir plus de choses à dire sur L'Immeuble Yacoubian. Ou lui rapporter une bonne blague d'ici, une très bonne blague, et nous aurions ri, et je l'aurais imaginé me tapant dans la main, comme c'est la tradition ici quand on raconte une bonne blague. Mais je suis mauvais pour ça, je n'en ai jamais de prêtes dans ma musette, et il n'en avait pas non plus. On a quand même fini sur une bonne nouvelle, il a de l'électricité depuis bientôt deux jours...

    Je t'embrasse, Pascal.

    Ramallah, mardi, 13 janvier.

    Cher JLs,
    Voilà ce que je t'ai écrit hier. Et puis j'ai découvert les articles précédents de ton blog, et j'ai été choqué. Le point de vue de Philip S. sur le conflit est intéressant, bien écrit, il ne vaut pas moins qu'un autre: nous sommes tous à distance, inévitablement. Et c'est aussi notre chance, que de pouvoir prendre cette distance, que de pouvoir dire les choses autrement. Que l'auteur après avoir regardé ces images d'enfants morts se regarde longtemps pleurer dans le miroir, à mon avis, ne devrait regarder que lui. Mais qu'il nous bombarde ensuite de ces clichés - non pas un, nommé, mais une flopée, avec pour seule justification qu'ils aient été pris par des photographes palestiniens, me révolte.

    lettres par-dessus les murs
    J'y vois un manque absolu de respect pour ces victimes. J'y vois aussi la trace du militantisme le plus crétin. Il y a là la photo d'un enfant terrorisé, dos au mur, contre un lavabo. Prise de face. Est-il tellement difficile d'imaginer la posture du photographe à ce moment-là, et toute son indécence ? Et l'indécence qu'il y a à la diffuser ? C'est aux antipodes de ce qu'il faut faire aujourd'hui, aux antipodes de ce que l'art et la littérature peuvent faire.
    P.


    A La Désirade, ce 13 janvier, soir.

    Cher Pascal,

    Je prends acte de ta colère, que je trouve cependant injuste. Je comprends que, dans le contexte où tu te trouves, entre deux propagandes vous bombardant de leurs slogans adverses, tu sois exaspéré par ce que tu crois, visiblement, l’utilisation complaisante de «clichés» de l’horreur, transmis par quelqu’un qui avoue que ces images le font pleurer, et devant son miroir. Tu conclus au manque de respect pour les victimes, et au militantisme «le plus crétin» de celui qui m’a écrit et dont j’ai choisi, très consciemment et sans aucun esprit «militant» de relayer le cri.

    lettres par-dessus les murs
    Si ta réaction peut s’expliquer, je tiens cependant à défendre Philip, que je connais mieux que je connaissais mon propre frère et dont je sais l’honnêteté et la sincérité des motivations. Si tu avais lu attentivement les dernières lettres qu’il m’a adressées personnellement, et que j’ai choisi de relayer sur mon blog, tu te serais aperçu qu’il n’est en rien un militant «crétin» impatient de noircir Israël et de sanctifier les Palestiniens. Il a dit clairement sa défiance envers les « fous de Dieu » du Hamas, entre autres, et dénoncé l’émotion sélective de certains Occidentaux pleurant régulièrement pour conforter leur bonne conscience.
    N’est-il pas contradictoire alors qu’il avoue pleurer sur ces images, et devant sa glace ? Je ne le crois pas. Ne t’est-il jamais arrivé de pleurer devant ta glace ? N’as-tu jamais fait cette expérience de te voir pleurer comme s’il s’agissait de quelqu’un d’autre ? N’as-tu jamais, pour parler comme Moussa, regardé «un être humain» pleurer dans ta glace, non pas sur son sort mais sur le sort d’autres «êtres humains » ? Je crois, pour ma part, que tu ne mesures pas la portée de cet aveu. Pleurer devant sa glace n’est pas forcément sangloter devant ses propres sanglots. Ce n’est pas forcément se conforter et se dorloter. C’est peut-être, aussi, retrouver son visage, nu, défait, qui n’est plus le sien mais celui de tout «être humain».
    De la même façon, je ne vois pas du tout de «clichés» dans les images que Philip a rassemblées et que j’ai reprises sur mon blog sans le lui demander – j’en assume donc la pleine responsabilité: j’ai vu en ces images des «icônes» et non du tout des clichés. Bien entendu, il faudrait que chacune soit assortie d’un prénom, d’un nom et d’une nécrologie circonstanciée. Mais en l’occurrence, ces «icônes » ont bel et bien valeur d’emblèmes, que je ne dissocie aucunement, pour ma part, des victimes israéliennes des tirs de roquettes. Si, demain, un Israélien m’envoie de telles images, je les publierai de la même façon. Ces images ne sont pas, à mes yeux, pas plus qu’aux yeux de Philip, des objets de propagande anti-israélienne. Ce sont des icônes du massacre des innocents.
    Or ta réaction relance, pourtant, un autre débat plus général, tenant à la représentation de la souffrance. Tu prétends que la diffusion de ces images de martyrs est «aux antipodes de ce que l’art et la littérature peuvent faire aujourd’hui ». Je ne sais pas exactement, pour ma part, ce que l’art et la littérature peuvent faire aujourd’hui. J’avais dix-huit ans en pleine guerre du Vietnam, et j’ai assisté à pas mal de représentations théâtrales (style Living Theatre) et autres manifestations artistiques qui entendaient agir contre la guerre, et je me demande laquelle a eu le moindre effet. En revanche deux clichés, selon ton expression, que je dirais plutôt deux icônes, ont cristallisé la colère de toute une génération: une petite fille nue courant sur une route et un officier tuant à bout portant un vietcong. Suis-je en train de justifier le vietcong ? Nullement. J’essaie de replacer, dans ma mémoire «anthropologique», ce moment qui n’est pas d’auto-apitoiement mais de prise de conscience de cette réalité « à pleurer » de l'atroce.

    lettres par-dessus les murs
    Susan Sontag s’est interrogée, naguère, sur la représentation photographique de la souffrance dans un essai intutulé Devant la douleur des autres. Doutant elle-même de la légitimité des images «brutes», ce que tu appelles des clichés, elle en est arrivée à leur préférer une image « construite », telle la fameuse reconstitution, en studio, des soldats massacrés en Afghanistan. Mais est-ce vraiment cela que l’art doit faire ? Je me le demande. Je ne sais pas, à vrai dire, ce que l’art ou la littérature doivent faire en l’occurrence.
    Dans l’immédiat, je crois que notre réflexion, le témoignage de Philip, qui s’expliquera plus avant, ta réaction virulente, ma tentative d’explication, font partie de toute tentative de dépasser cette réalité de l'atroce. Parce que notre discussion va au-delà des invectives. Parlons plutôt, contre l'atroce, de la vie. Tu as lu L'Immeuble Yacoubian, et c'est la vie. Hier soir, j'ai assisté à Lausanne à une représentation, par une jeune troupe israélienne, de l'Orlando de Virgina Woolf. De la vie encore, contre l'atroce...
    Je vous embrasse fort.

    Jls.

    Images: Une scène de L'Immeuble Yacoubian, le film. Jeff Wall, Dead Troops Talk.

  • Sevillanas

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    Séville grésille. - Certaines villes au monde ont une électricité particulière. Il y a de ça souvent à Paris et à Rome, et sûrement à Rio si j'en crois certains informateurs particuliers, mais à Séville cela bourdonne et grésille comme nulle part ailleurs - en tout cas c'est ma sensation - mon sentiment de la première fois, et dès que j'y suis revenu c'était relancé: cela grésille à Séville.

    Or à quoi cela tient-il ? Probablement, me semble-t-il, à un mélange érotique de féminité en mantille et de rudesse sauvage des hommes-chevaux: à une vibration de l'air et des couleurs aussi qui ne se retrouve ni à Madrid ni à Barcelone non plus; et même à Grenade c'est autre chose de plus arabe, et c'est encore autre chose à Cordoue dont la poussière et la couleur des taxis n'ont pas l'immatérialité si subtilement sensuelle de Séville.

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    Génie des cafés. -  Car il y a aussi les cafés de Séville. Nulle part au monde, même à Cracovie, les cafés n'ont, me semble-t-il, le génie grave qu'ils ont à Séville, surtout pour les hommes il faut le reconnaître: les notables, les poètes et les amoureux éconduits.

    Il est possible que les femmes de Séville l'entendent un peu autrement, de même que les femmes de Cracovie. Mais de toute évidence les cafés de Séville surpassent les cafés de Florence et de Rome, voire ceux de Barcelone et de Madrid, au moins selon mes critères et ceux des poètes et autres médecins de l'âme, et compte non tenu des cafés de Montevideo ou de Buenos Aires dont nous sommes sans nouvelles récentes...

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    Pâtisseries et librairies. - Un préjugé négatif, notamment en France, taxe le peuple espagnol de dureté ou de morgue. Or l'objectivité, fondée sur l'examen de l'Histoire, contraint à rétablir la vérité. De fait l'Espagne a de la mémoire: l'Espagne se rappelle les cruautés de l'Empire, confirmées par la déposition d'un Goya et la Triste historia chantée par Paco Ibanez. Les Espagnols se rappellent la cruauté des Français, comme les Indiens se rappellent la cruauté des Espagnols, mais c'est encore une autre histoire...

    Mieux vaut alors considérer le beau  côté d'un peuple: La Fontaine chez les Français ou la pâtisserie chez les Espagnols, ainsi que la librairie chez les Français et les Espagnols. Les voyages ne sont pas faits pour autre chose que ces vérifications. Après quoi l'on peut revenir chez soi mieux avisé d'un peu tout...

     

  • De la femme en temps de guerre

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    Lettres par-dessus les murs (73)

    Ramallah, dimanche 11 janvier 2009.

    Cher JLK,


    Tu fais bien de me parler des femmes. Assurément elles sont bien présentes dans les médias, à pleurnicher et geindre, mais tout de même, on ferait mieux d'en causer un peu plus ici. Dans notre correspondance, on parle beaucoup de Dieu, de guerre, de tonnes de laideur… et bien trop peu des femmes. Jls, tout de même, les femmes ! C'est sûr que le sujet est épineux, même pour des prosateurs sans peur et sans reproche. On hésite toujours un peu, même Freud ne les comprenait pas. Il faut donc commencer avec méthode, pas à pas. Je te propose l'avis de Moussa, restaurateur à Ramallah. Pas une fiote lui, un vrai connaisseur, 110 kilos et une tronche de boxeur : un spécialiste des femmes, qui les connaît au moins aussi bien que Freud. Et bien voici ce qu'il en dit, avant la fermeture, un verre de Glenfiddich à la main, il nous parle de sa relation avec son épouse, de sa fidélité (il insiste beaucoup sur sa fidélité, et quand sortent les trois jeunes clientes qui étaient attablées à côté de nous, son regard se détache un instant, pour suivre le bas de leurs dos jusqu'à ce que la porte se ferme, et il poursuit son discours), sa femme mérite tout son respect, parce que sa femme, tiens-toi bien, est un être humain. Il insiste là-dessus aussi, il vrille son regard dans le tien et dit « my wife is a human ».

    Ne ris pas : voilà une donnée à prendre en considération. La femme de Moussa est humaine. Est-ce vrai de toutes les femmes ? Ce serait une extrapolation hâtive, mais il ne faut pas écarter l'éventualité.
    Ramallah777.jpgTu vas me rétorquer que certes la femme est presque l'égale de l'homme, mais qu'il lui manque quand même le plus important. La maîtrise des arts militaires, comme le souligne ton commentateur. Niveau stratégie et mouvement de troupes, la femme ne touche pas une bille. Humaine, peut-être, mais dans le sens sensible, attentionnée, compréhensive, toutes ces qualités accessoires dans la vraie vie. Et bien tu te trompes. La porte-parole de l'armée israélienne, blonde comme les blés et belle comme le soleil, est absolument au courant de tous les mouvements de troupes, calibres de balles et portées d'obus. Humaine vraiment, mais au sens large : pas un gramme de sensiblerie chez cette femme-là, les cadavres d'enfants s'entassent, elle reste ferme, droite, professionnelle. Admirable.
    Autre exemple, dans Le Monde du 5 janvier, l'écrivain franco-libanaise Dominique Eddé. Elle aussi s'y connaît en opérations militaires. Moins sûre d'elle, trop féminine sans doute, elle se pose beaucoup de questions :
    « Quel est le bénéfice attendu par Israël, au terme de cette énième entreprise de bombardement, "Plomb durci" ? Sécuriser les citoyens israéliens. Anéantir le Hamas. Connaît-on un cas de figure ayant prouvé, par le passé, que la méthode pouvait marcher ?
    L'opération "Raisins de la colère", accompagnée du massacre de Cana, au Liban, en 1996 ? Elle a renforcé le Hezbollah et s'est soldée par le retrait des troupes israéliennes du Liban sud en 2000. L'opération "Rempart à Jénine", au printemps 2002 ? "Voie ferme", deux mois plus tard ? 2002 et 2003 ont été des années sanglantes pour les populations civiles en Israël : 293 morts. "Arc-en-ciel", en mai 2004 ? "Jour de pénitence", quatre mois plus tard, au nord de la bande de Gaza, avec les mêmes sinistres bilans ? Les assassinats de dirigeants politiques du Hamas exécutés et revendiqués sans complexe par le pouvoir israélien ? Les attentats-suicides ont culminé en 2005. Et, au début de l'année suivante, le Hamas obtenait la majorité absolue aux élections législatives. »


    Pour finir de répondre enfin à ton commentateur, un peu plus sérieusement, il faut redire ici que les seules informations sur le déroulement « tactique » de l'incursion proviennent de l'armée israélienne. Que les journalistes internationaux coincés aux abords de Gaza ne peuvent même pas nous dire combien de chars ils voient entrer chaque jour, sous peine de se retrouver illico en tôle (l'un deux y serait en ce moment, me dit-on). On leur fait donc visiter Sderot, pour tuer le temps... On ne répétera jamais assez que les médias ne peuvent nous donner qu'une petite idée de ce qui se passe réellement. Le black-out continue, le désarroi aussi, ici. Autant parler de la femme de Moussa.
    Pascal.

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    A La Désirade, ce 11 janvier, soir.

     

    Cher Pascal,

    Je ne me permettrai pas de rire de Moussa qui te dit, avec insistance, que sa femme « est un être humain ». Je n’ai pas envie, ce soir, d’écrire à propos de quoi que ce soit que je n’aie pas vécu moi-même. Rire de Moussa signifierait que, d’une manière ou de l’autre, je le juge. Que sa cause est «entendue». Que la cause d’un  homme qui dit, avec insistance, comme pour s’en persuader lui-même, que sa femme est «un être humain», est une cause entendue qui ne peut que faire rire un type supérieurement éduqué de mon acabit pour lequel il va de soi que toute femme est «un être humain», de même qu’un Indien ou qu’un Juif.

    Mais de quel droit jugerais-je Moussa ? Que sais-je de Moussa ? Que sais-je de la femme de Moussa ? Et que dirait Moussa si, devant lui, je lui demandais, à elle, si elle estime que Moussa lui-même est «un être humain» ?   

    Nous vivons, en Occident prétendument évolué, sous l’empire des causes entendues, ou tout au moins sous l’empire de la déclaration des causes entendues. On parle de droits de l’homme, ou de droits humains, et il est entendu que la femme est concernée par les droits de l’homme, qu’on trouve plus élégant d’appeler les droits humains, en supposant qu’elle est «un être humain». Mais ce dernier fait a-t-il été prouvé ? Et le fait que l’homme soit lui aussi «un être humain» a-t-il été prouvé ? En ce qui me concerne, je ne me suis jamais posé la question. Jamais je ne me suis demandé si ma mère ou mes sœurs étaient plus ou moins «un être humain» que mon frère ou mon père. Lorsque j’ai lu, à douze ou treize ans, que les nazis considéraient les juifs comme des «sous-hommes», je n’ai pas compris de quoi il s’agissait faute d’expérience.  

    Tu me dis que Freud ne comprenait pas les femmes, ce que j’ignorais. En revanche ce que je sais, d’expérience, c’est qu’Otto Weininger, homosexuel théoricien de la guerre des sexes, semble les comprendre comme s’il les avait faites, ou disons qu’il parle comme s’il les comprenait. Cette question de la guerre des sexes n’est pas négligeable, même si la nier paraît une «cause entendue». En ce qui me concerne, j’ai vérifié d’expérience le bien-fondé de certaines observations de Weininger sur ce qu’on appelle la guerre des sexes, sans comprendre beaucoup mieux ce qu’est essentiellement «l’être humain» de type féminin ou l’«être humain» de type masculin. En vivant ce que Weininger appelle la guerre des sexes, à savoir l’alternance de la domination physique de l’homme qui s’affaiblit à proportion de la domination psychique de la femme, pour simplifier grossièrement, j’ai appris tout au plus à mieux comprendre l’homme et la femme qui cohabitent en moi et en celles que j'ai aimées, et surtout j’ai appris que la montée aux extrêmes de cette guerre, selon l’expression de René Girard, peut être dépassée.

    Et Moussa là-dedans ? Et la femme de Moussa ? Et la blonde porte-parole de l’armée israélienne ? Et Dominique Eddé ? Qu’en est-il de la fidélité de Moussa ? Est-ce par amour ou par dépit qu’il a  besoin de l’affirmer ? Et la femme de Moussa fantasme-t-elle parfois à l’instar de la femme française moyenne dont nous parle la dernière édition du Courrier international ? Et la conversation éventuelle de la porte-parole de Tsahal et de Dominique Eddé aurait-elle quelque chose de typiquement féminin ?

    Ne crois pas, mon ami, que je cherche à noyer la sirène : je pense à la femme. Je pense à la femme qu’il y avait en mon père et à l’homme qu’il y avait en ma mère. Je pense à l’« être humain » de sexe féminin dont je partage la vie depuis 27 ans et qui a le front ces jours d’étudier les thèses de Francisco Varela et autres théories sur les neurosciences au lieu de me tricoter une cagoule de terroriste conjugal. Je pense surtout à toutes ces «causes entendues» qui ne le sont aucunement en dépit de nos cœurs brandis et de nos gesticulations. Le mot s’affiche quand la chose n’y est plus. Or je vais te faire bondir, peut-être avec un trait de sexisme caractérisé, en te disant que la femme, en moi, est plus près des choses et des sentiments incarnés que l'homme, tandis que celui-ci tend trop souvent à se payer de concepts et de mots – mais il y a tant de cela, aussi, chez tant de femmes qui la ramènent. Et si nous parlions plutôt de la femme de Moussa ?

    Kiss you both,

    Jls 

     

  • Les mots qui tuent

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    Lettres par-dessus les murs (69)


    Ramallah, ce mardi 6 janvier.

    Cher Jls,

    Tu le sais, je ne suis pas venu ici pour étudier les mœurs de ces bons sauvages de Palestiniens, et je ne suis pas journaliste. Le hasard m'a mené ici, où j'ai simplement envie de vivre, comme tout un chacun – les difficultés de cette région ne m'ont aucunement attiré, j'en ai fait mon lot, comme on s'accoutume au froid sur les hauteurs de Montreux ou à la chaleur de Dhaka, avec la tristesse de voir qu'ici c'est l'homme qui rend la vie difficile, dans ce pays que la nature a épargné de ses rigueurs.
    Entre deux manifestations, Ramallah garde son visage insouciant. Les passants profitent du soleil qui s'attarde, hier soir nous sommes allés au restaurant. L'endroit était plein, des Palestiniens en majorité. Certains étaient à la recherche d'un peu de chaleur humaine, pour échapper à leurs téléviseurs. D'autres sont assis là tous les jours, et s'inquiètent de Gaza comme je m'inquiète de la planète Mars. Un restaurant n'est rien d'autre qu'un petit échantillon d'humanité, avec sa beauté et ses faiblesses, et l'on retrouvera la même diversité sur les terrasses du bord de mer à Gaza, et c'est aussi cette humanité-là qui est bombardée aujourd'hui.
    Je m'étonne de trouver tant de racisme, dans les commentaires de ceux qui veulent justifier l'action de l'armée israélienne. Si souvent, ces formules : Eux, les Arabes. They. N'ont fait que chercher ce qui leur tombe dessus. Sont responsables. Sont comme ci, sont comme ça. Vous voyez ce que je veux dire. Cannot be trusted. Si seulement vous saviez ! Islam, voile, intolérance. Tout ça. Je n'en dis pas plus. Etc.
    Ce genre de phrases, vite lancées, pleines de sous-entendus, pas toujours finies, parce qu'elles ne peuvent pas finir sans révéler le noyau dur de l'ignorance. C'est effectivement douter de l'humanité des habitants de Gaza que de chercher à justifier toutes ces morts.
    Evidemment le crime ne consiste pas seulement dans le présent de la tuerie. J'ai séjourné au Liban en 2002, une dizaine d'année après la guerre civile – et la guerre était encore peinte sur les immeubles, sur les murs rongés de balles, et la guerre était vivace, dans les mémoires, dans le cœur des gens. Les plaies qu'elle ouvre dans la terre et dans les âmes sont autrement plus durables que les plaies des corps, elles se transmettent de génération en génération.
    J'ai appelé Zakaria hier. Zakaria est étudiant de français, il n'était pas chez lui, il rendait visite à la famille d'un cousin décédé. Pas d'électricité là-bas, ce qui signifie aussi : pas d'eau. Des convois humanitaires arrivent, avec de la farine en quantité, mais essayez de faire du pain sans eau. Chez lui ça va, me dit-il, mais une maison voisine a été touchée. Pourquoi cette maison-là ? Pour rien, il ne se passait rien dans cette maison-là, ils tirent partout, me dit-il, ils tirent au hasard. Je doute pour ma part que l'armée pilonne vraiment au hasard, mais que cela soit vrai ou non est d'une importance secondaire, ce qui importe est la perception de l'événement par la population… Nous n'avons pas parlé plus longtemps, l'énergie d'une batterie de téléphone est trop précieuse.
    Lors de notre première rencontre, Zakaria me disait que les Israéliens n'étaient pas responsables de l'Occupation, même les soldats ne sont que des hommes, c'est leur gouvernement qui est en cause. Je me demande combien de temps le jeune Zakaria pourra tenir un discours aussi mesuré.
    Pour finir : j'ai été touché, je ne saurais dire à quel point, par celles et ceux qui ont exprimé ici leurs encouragements, leur amitié, en une ligne ou deux. J'ai transmis cette solidarité à Zakaria, je lui ai parlé des manifestations. Il dit merci, plusieurs fois, merci.
    Pascal

    Ramallah47I.jpgA La Désirade, ce 6 janvier, soir.

    Cher Pascal,
    L’un des derniers messages arrivés sur ce blog fait état du mécontentement d’un amateur d’Art militaire, qui déplore qu’on parle tant des victimes civiles, morts et blessés, de Gaza, et si peu des opérations elles-mêmes - si possible, je présume, du calibre des roquettes tirées par le Hamas sur les villages israéliens, mais surtout (c’est quand même plus jouissif) du nombre de tanks et de bombardiers engagés par Tsahal, du dispositif de son artillerie, des procédures de nettoyage au sol et ainsi de suite. C’est vrai que nous oublions, entre belles âmes compatissantes, ces aspects si cruciaux et captivants de la stratégie appliquées et de la tactique mise en œuvre sur le terrain. L’explication de cet état de fait, à en croire cet amateur éclairé de technique martiale, ne serait autre que la féminisation de l’information, il vaudrait mieux dire plus précisément : l’hégémonie croissante des bonnes femmes (et des fiotes) dans les médias, dont on connaît la sensiblerie naturelle et l’angélisme pendable. Sacrées meufs et bougres de pédales humanistes. Décadence & co. Cannet be trusted too…
    Ce que tu dis à propos de ces mots qui tuent, nous le vérifions tous les jours loin de la tragédie de Gaza, dans les conversations du café voisin et partout où il y a des hommes. Je sors à l’instant d’une représentation théâtrale du fameux Huis-Clos de Jean-Paul Sartre, dont la réplique « L’enfer, c’est les autres », pourrait choquer tirée de son contexte. Or ce que montre magnifiquement l’auteur, qui recoupe à tout moment la montée aux extrêmes de la violence décrite par René Girard dans son magistral Après Clausewitz (tiens, un stratège…), c’est comment un mot, un geste, un regard, et telle formule cristallisant la haine, ou telle formule lui boutant le feu, suffisent à créer cet enfer. Ce qui se passe ici entre trois personnages voués à se déchirer selon les mécanismes éprouvés du mimétisme attisé par l’envie, la peur et le rejet de l’autre, l’humiliation et le besoin de vengeance, schématise ce qui se passe depuis des années entre les Israéliens et les Palestiniens, notamment.
    On a parlé ici des mots qui répondent aux armes dans un langage qui pourrait en délivrer. Mais n’oublions pas que les mots sont aussi des armes, et que la guerre ne demande qu’à éclater tous les jours au café d’â côté et partout où il y a des hommes…

    Images: Pascal Janovjak, Chappatte

  • Ceux qui se disent élus

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    Celui qui s'impatiente de te faire sentir qu’il en sait tellement plus que toi / Celle qui se sent investie d’un Savoir Secret / Ceux qui jettent le discrédit sur toute personne ne pensant pas comme eux / Celui qui récuse toute forme de plan théologique ou téléologique en matière de guerre coloniale / Celle qui aimerait te laver les pieds avant de passer à table / Ceux qui estiment que l’esprit critique est un obstacle sur la Voie Droite / Celui qui traite ses fidèles d’esclaves de la chair du haut de sa chaire de pierre / Celle qui tire une claque au type profitant de la répétition du chœur mixte Les Âmes Vaillantes pour lui mettre la main quelque part / Ceux qui ont connu la concierge de la Maison de Paroisse au sens biblique du terme / Celui qui se risque à chouraver la boussole de son cousin le chef scout Agile Achille / Celle qui a cousu les Insignes de Mérite Spirituel sur les robes blanches des 7 Vigiles de la Foi Radieuse / Ceux qui ont fait dissoudre la secte des Disciples de Judas / Celui qui découvre avec stupeur que la généalogie de son oncle Tibère l’apparente au cruel Hérode / Celle qui se fait mal voir de ses cousines en affirmant que toute une tradition a sacralisé la prostitution / Ceux qui affirment que Jeanne d’Arc n’était ni bergère ni pucelle ni ne fut probablement brûlée mais admettent qu’elle tenait son cheval comme pas deux et sabrait mieux que Gilles de Rais / Celui qui affirme que L'Alchimiste de Paulo Coelho est l'un des livres les plus frelatés parus depuis que le New Age sévit / Celle qui tenait la batterie dans le groupe rock de Paulo Coelho et en a conclu que ce type n'avait aucun sens du rythme / Ceux qui ont interviewé Paulo Coelho et en ont été également complimentés par celui-ci qui avait hâte de rejoindre les décideurs économistes du Forum de Davos / Celui qui voit rouge quand on lui chante la vie en rose / Celle qui a taillé une pipe au gourou de la secte solaire avant que celui-ci ne parte en fumée / Ceux qui ont été élus Meilleur Guide Spirituel du village mais maintenant il faut choisir vu qu'il n'y en a qu'un pour passer la Porte étroite, etc

  • Silence sur Gaza

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    Lettres par-dessus les murs (70)


    Ramallah, ce 4 janvier 2009, 14h.


    Cher JLs,


    Je viens de recevoir un mail disant que les bâtiments de l'opérateur Paltel viennent d'être touchés, à Gaza, ce qui implique des conséquences sur tous les réseaux de téléphonie fixe et mobile. Je ne sais pas si c'est vrai, d'ailleurs les journalistes occidentaux ne peuvent m'en apprendre plus, puisqu'ils ne sont pas autorisés à entrer à Gaza. Ce que je sais, c'est que nous n'arrivons pas à joindre nos amis ce matin.
    Sur Haaretz, je lis que tous les téléphones portables des soldats israéliens ont été confisqués : on a compris, après Abu Ghraib, le danger de ces appareils. Al Jazeera a un correspondant sur place, nous verrons donc quelques images qui n'émaneront pas du service de presse de l'armée - les dernières que celui-ci nous a fait parvenir étaient sympathiques, tu as vu comme moi ces quelques courageux fantassins qui marchaient seuls dans le noir, comme si c'était ça, une incursion – des types armés de leur seul courage, qui marchent dans le noir.

    Je me rappelle quand l'armée est entrée à Ramallah en 2006. Une « opération » un peu plus ample que celles qui ont lieu ici presque toutes les nuits. C'était en plein jour, vers midi, le téléphone sonne et je suis tétanisé parce que je ne comprends pas bien ce que dit Serena, parce que des sanglots coupent ses mots, elle s'est réfugiée dans une épicerie, derrière le comptoir, elle reprend son souffle, elle traversait le centre quand les gens se sont mis à courir, à se mettre à l'abri dans les magasins, elle les a suivi, les balles sifflaient – j'allume la télévision, la caméra d'Al Jazeera couvre le centre de la ville, et la place centrale est occupée par les blindés, des gens courent dans les rues adjacentes, des militaires épaulent, protégés par les portières des véhicules– par la fenêtre ouverte j'attends les rafales, et sur l'écran, avec un léger décalage, je vois le recul des fusils. La voix de Serena se calme, elle n'est pas seule dans l'épicerie, il y a le petit vendeur, fasciné, qui regarde par la fenêtre, et puis une femme, encore plus terrorisée qu'elle. Son mari est dans un centre commercial à quelques mètres, il lui conseille de la rejoindre, c'est plus sûr là-bas, alors elles prennent leur courage à deux mains et sortent, longent les murs, s'engouffrent là, pendant que je reste devant mon écran, que je lui fais part de ce que je vois, les blindés qui tournent en rond, des gens cachés derrière des poubelles, qui attendent, une cannette de coca qui rebondit sur un blindé, qui a eu cette inconscience, et c'est insupportable de voir les choses avec une telle netteté, sur l'écran, avec cette vue de haut, ce regard divin, et d'être complètement impuissant – mais au moins je peux deviner que le bout de rue où elle se trouve est déserte, et je peux lui décrire le mouvement des troupes, cent mètres plus loin, pendant qu'elle me décrit le peu qu'elle voit de la rue, des gens qui fuient, des adolescents qui s'approchent, qui veulent en découdre avec l'armée, des pierres à la main…
    L'incursion a duré quatre heures, pendant quatre heures j'ai écouté les hélicoptères tourner, les rafales, par la fenêtre. La télé allumée, mon ordinateur sur les genoux. Serena me dit que dans le centre commercial les gens ont recommencé à faire leur courses… à la télé le bulldozer blindé a préparé la retraite, en écrasant les voitures garées au bord de la route, et l'armée est repartie.

    Il n'y a eu que deux morts, ce jour-là. Va imaginer la terreur à Gaza. Le correspondant d'Al Jazeera vient d'en dire deux mots: privés d'électricité, les habitants n'ont accès à aucune information sur ce qui se passe au-delà de leurs murs. Ils n'entendent que le bruit. Cette nuit une journaliste de la BBC interrogeait depuis Jérusalem un homme réfugié dans sa cave, avec sa famille. La conversation fut coupée par une explosion - et l'on reste suspendu au silence, le silence comme une claque, même la journaliste n'a pas pu le combler, bouche bée. Et puis l'homme a pu parler à nouveau, c'est la maison d'à côté qui a été touchée, il parle de vitres brisées, de son père resté à l'étage, qu'il doit aller voir.
    Maintenant c'est un type du conseil de sécurité des Nations-Unies qui apparaît à l'écran. Il redit la phrase : « la sécurité d'Israël n'est pas négociable ». J'éteins, c'est insupportable.
    Pascal.

    Panopticon99.jpgA La Désirade, ce 4 janvier, soir.

    Cher Pascal,

    Nous rentrions d’une grande balade dans la neige, L. et moi, lorsque j’ai pris connaissance des dernières nouvelles de Gaza, avant de lire ta lettre, à laquelle je n’aurai pas l’indécence de répondre, tant ce que je pourrais t’écrire serait dérisoire.
    Au chapitre de la dérision, un ami m’a appris ce matin que Pierre Assouline, sur son blog de La République des Livres avait viré la référence du mien au motif que notre correspondance le contrarierait. Cela m’étonne à vrai dire, surtout de la part de quelqu’un que j’ai défendu à plusieurs reprises contre ses détracteurs, mais voilà ce qu’on me dit; et moi je réponds que nos lettres n’ont jamais donné dans l’agressivité partisane – tu ne fais que dire ce que tu vois et ce que tu vis, je te réponds en toute sincérité et sans attaquer aucune partie, juste fidèle à ma résistance envers toute forme de fanatisme. Comme Pierre Assouline n’a pas de compte à me rendre, je ne lui en demanderai pas et je maintiens sa référence au nombre de mes liens – chacun sa liberté.
    Ce qui est sûr, au demeurant, c’est que je continuerai de publier tes lettres tant qu’elles ne risqueront pas de vous inquiéter, Serena et toi, et que j’y répondrai dans le même esprit.
    Je pense à vous et à vos amis – à commencer par ceux qui se trouvent piégés à Gaza. Je vous embrasse très fort.
    Votre Jls

    Images: Philip Seelen

  • Pour une année d'embellie

    Ramallah446.jpg

     

    Lettres par-dessus les murs (70)

    Ramallah, ce 31 décembre 2008.

    Caro,

    Je me demande si on ne nous vend pas le "retour du religieux" en Occident comme on nous vend la menace terroriste… Je ne nie ni l'un ni l'autre, mais c'est leur ampleur dont je doute. En France le nombre de baptêmes ne cesse de diminuer, le pape ne fait plus recette sur TF1, qui a annulé la diffusion de ses voeux de Noël… ce retour n'est-il pas dicté par l'idéologie du "clash des civilisations", n'est-il pas un simple regain d'intérêt politique et intellectuel ? Je partage avec joie cet intérêt, mais s'agit-il là du même Dieu qui voyait chacun de mes gestes d'adolescent, qui fermait un oeil sur mes attouchements nocturnes, qui guidait toutes les décisions de ma vie ? Ca fait longtemps que je n'ai pas vécu en Europe, tu parleras mieux que moi de la réalité quotidienne de la spiritualité.

    En fait, ma négation sans doute exagérée du rôle de la religion en Israël venait d'abord en réaction à ce rêve de Soler, qui imagine qu'il suffirait qu'un Juif se dresse et proclame l'absence de Dieu et l'inanité de la notion de peuple élu pour mettre fin au conflit. C'est méconnaître la complexité de la société juive, en Israël et ailleurs, que d'imaginer un peuple soudé à la pensée unique (l'image d'une solidarité sans faille ouvre d'ailleurs vite la voie aux théories du complot), et c'est ignorer le nombre grandissant de voix juives qui expriment leur désaccord avec Israël (Spielberg avec Münich, pour n'en citer qu'une, d'envergure...). On mesure mal les conséquences de ces catégorisations hâtives, qui ne servent qu'à diviser davantage.

    Des journalistes italiens ont contacté Serena, pour en savoir plus sur la situation à Gaza. Elle leur a donné le numéro du docteur Aed. Un quart d'heure plus tard Serena l'appelle, lui demande des nouvelles de l'interview : il n'y a pas eu d'interview, les journalistes l'ont bien appelé, mais ils lui ont gentiment raccroché au nez. Ils voulaient le témoignage d'un Italien, pas d'un Palestinien.
    J'imagine que c'est par souci d'objectivité? Un Palestinien reste un Palestinien, quelque soit son âge, sa formation, son parcours : il est partie prenante, il ne peut que donner un témoignage biaisé. Comme s'il y avait quoique se soit à biaiser quand les blessés s'entassent dans les hôpitaux, qu'est-ce qu'on peut bien vouloir exagérer, insister plutôt sur les opérations sans anesthésie, sur les amputés qu'on trimballe en voiture privée, les heures d'attente à la frontière égyptienne, pour les plus chanceux ? Insister sur la mort plutôt, les enterrements collectifs à la va-vite, sous les bombes ? Qu'aurait-il pu biaiser, exagérer, ce bon docteur Aed ?
    Ils auraient aimé parler à un Italien... ces journalistes ne parlent peut-être pas anglais (plus rien ne m'étonne de la part des journalistes). C'est peut-être ça la raison. Mais le seul Italien à Gaza est cet enragé de Vittorio, arrêté en mer, emprisonné, déporté, et voilà Popeye de retour à Gaza, arrivé en clandestin sur un bateau clandestin, et le militantisme de Popeye n'en fait sans doute pas un témoin plus objectif que le docteur Aed, mais de toute façon il est occupé à donner son sang quelque part, alors tant pis. Les journalistes recopieront gentiment les dépêches AFP, ils rajouteront un détail ou deux pour faire couleur locale, un peu de ciment dans la rue, un peu de fumée dans le ciel, une touche de rouge ici, une tache de feu par là, quelques loques, quelques visages barbus, voilés et effarés...
    En fait je crois que c'est exactement pour ça qu'ils n'ont pas pris le témoignage du docteur Aed, parce qu'un Palestinien de Gaza doit être un objet, mourir sous les bombes, ou brandir une kalachnikov, ou porter un cercueil drapé de vert, voilà ce qu'est un Palestinien. Or voici un Palestinien imberbe, à la voix grave et posée, qui parle un bel anglais teinté du russe de ses études moscovites… On dirait presque un Israélien ma parole, où va-t-on, l'auditeur n'y comprendra plus rien, le téléspectateur non plus, les téléspectateurs ne sont que des veaux, on le sait, il ne peuvent comprendre que les clichés et les images reçues, et tant pis si celles-ci contribuent à fragmenter le monde. Heureusement qu'il nous reste encore quelques bons médias... en voici un : http://israelpalestine.blog.lemonde.fr/2008/12/30/consensus/
    J'aimerai y voir figurer l'annonce d'une trêve, et que l'année nouvelle commence avec un peu d'espoir…
    Je te la souhaite très belle, ainsi qu'à tous les lecteurs de nos lettres.

    Pascal

    Ramallah7.jpgA La Désirade, ce 31 décembre, midi.

    Cher vieux,
    En ce qui concerne le retour du religieux en Occident je partage ton scepticisme, pour autant qu’on s’entende sur le sens du religieux, et sur le Dieu dont on parle. Je ne crois pas non plus à la réalité d’une conspiration mondiale cohérente du terrorisme, pas plus qu’à la réalité du fameux Choc des civilisations, bel argument pour les bellicistes de l’Axe du Bien. La réalité quotidienne de la spiritualité en Occident ? Je ne crois pas qu’on puisse la mesurer à la fréquentation des églises, pas plus qu’au nombre des vocations en chute libre ou à la désaffection du Vatican à TF1… Les églises ont-elles le monopole de la spiritualité ? Sûrement pas, et moins encore dans les pays riches ou préservés de la guerre. Est-ce à dire que ceux-ci perdent leur âme ? D’aucuns prétendent que la jeunesse actuelle n’a plus le sens de la transcendance, mais la jeunesse que je connais continue de se poser des tas de questions. Au reste, j’ai horreur des généralités, surtout lorsqu’elle procèdent de préjugés ou de fantasmes.
    L’idée de Jean Soler, qu’il suffise de supprimer Dieu pour rétablir la paix entre les hommes, est précisément un fantasme de bel esprit positiviste à la française, pour qui toute « mystique » relève d’une sorte d’obscurité « asiatique ». Mais revenons plutôt à la complexité du monde, comme tu le proposes.
    Ce que tu dis de l’expérience de Serena avec les médias est significatif, ô combien. En te lisant, je me suis reproché d’avoir recyclé, dans notre lettre précédente, l’image de cette espèce de « sainte famille » palestinienne, me rappelant la fuite de Yéhoshua et de ses parents telle que notre catéchisme l’a illustrée. Si cela t'a choqué, je te prie de m'en excuser. Cette image a fait la Une de 24 Heures, cristallisant bel et bien une réalité-choc lié à des événements dramatiques que nous ne vivons pas, journalistes ou lecteurs, qu’en vampires assoiffés de sang. Les dérives en la matière sont incessantes, mais tout ne va pas dans le même sens que dans les médias sous contrôle. Aureste, les lecteurs ne sont pas des moutons, et ta réaction, ton témoignage, rejoignent les réactions et les témoignages de journalistes qui ne se contentent pas d’être des prédateurs ouz des manipulateurs. Je pense au travail sur le terrain d’un Anne Nivat, en Tchétchénie ou en Irak, entre autres, ou d’une Florence Aubenas, et de leur façon commune de s’identifier au commun des mortels, en femmes réalistes et courageuses, entre autres témoins honnêtes et courageux.
    Quant à la trêve que tu appelles de tes vœux, qui ne pourrait l’espérer avec toi, sans se bercer d’illusions pour autant ? Or il ne semble pas, aux dernières nouvelles, que l'appel de Kouchner soit suivi du moindre effet. Mais à ce point, nous autres qui vivons loin du drame ferions bien de ne pas « trop en faire » en matière de solidarité incantatoire et de cœurs brandis.
    Ce que tu vois et décris, en revanche, me semble d’un apport notable pour chacun. Merci d'y associer aujourd'hui un artiste de Gaza.
    Nous serons ce soir en trio familial + le chien Fellow pour passer, dans notre petit cercle aimant et privilégié, d’une année à l’autre – que nous vous souhaitons, à vous deux et à vos parents et amis, toute belle et bonne.

    Jls

    Images : Ibrahim Mahmoud Mozain, artiste à Gaza. Youssou, l'oiseau fétiche de ces Lettres par-dessus les murs...

     

  • Gaza vu de Ramallah

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    Lettres par-dessus les murs (69)

    Ramallah, ce 29 décembre 2008.

    Cher JLs,
    Merci pour cette citation de Jean Soler. Ne pouvant lire l'ouvrage entier, je ne peux que discuter les quelques lignes que tu m'envoies – j'aime le ton catégorique et inspiré de l'auteur mais je partage ton avis, il réduit la religion au fanatisme, et semble ériger la foi en cause majeure de nos souffrances – c'est injuste, et c'est aussi donner trop d'importance à la religion, qui n'est somme toute qu'un des multiples outils du mal : un drapeau que l'on brandit pour rallier les troupes, marquer l'identité, justifier la haine.
    Soler est sans doute trop athée, ou peut-être pas assez, s'il est incapable de penser sans Dieu… Dans les massacres auxquels nous assistons, je ne vois pas la main de Dieu, pas plus que je ne crois au pouvoir politique des rabbins ou à la soi-disant conspiration évangéliste qui aurait à elle seule permis l'occupation américaine en Irak. Ici en tout cas la religion n'est qu'une composante, primordiale d'un point de vue historique, mais secondaire politiquement parlant, dans une société israélienne où les convictions sont aussi diverses que la provenance des habitants. Soler s'attaque à une minorité.
    Bien sûr la notion de peuple élu contient la guerre en germe, mais encore faudrait-il que les juifs d'Israël croient véritablement en cette élection pour y voir le moteur de leur politique d'Etat, et ce n'est assurément pas le cas : d'abord parce que le mythe d'une origine commune ne fait plus guère illusion, ensuite parce que cette rhétorique biblique ne parle plus aux nouvelles générations.
    Plutôt que d'élection divine, on pourrait parler des élections parlementaires à venir : les divisions israéliennes elles-mêmes expliquent en grande partie l'ampleur des bombardements de Gaza. Le Likud de Netanyahu est en avance dans les sondages, le gouvernement en place veut renverser la tendance, et ce n'est pas la première fois qu'on utilisera des bombes pour gagner des élections… l'Histoire se dessine moins selon de grands principes religieux qu'au hasard des petites ambitions personnelles, ce qui est d'ailleurs autrement plus inquiétant.
    Que faire alors du repli identitaire qui touche ce pays, de cette peur collective qui justifie toutes les agressions ? Là encore, je vois moins le signe de la foi à défendre que la volonté larvée qu'a chacun de protéger son pré carré, son territoire personnel, ses petits avoirs. Une obsession sécuritaire qui fait trembler le monde entier (ou en tout cas le "nord" du monde, qu'il s'agisse d'un épicier européen, d'un nanti de Delhi ou d'un expatrié à Ramallah), une obsession sécuritaire qu'Israël, en vertu de son histoire particulière et encouragé aujourd'hui par les phobies américaines, a désormais hissé au rang d'idéologie nationale. "Zecurrity", c'est le mot qu'on entend sans cesse en Israël, et c'est bien plus qu'une justification pour fouiller votre sac à l'entrée d'un restaurant - c'est une Weltanschauung. On serait étonné de voir combien d'Arabes israéliens s'y accommodent, dont les enfants parlent d'abord hébreu, et qui pour rien au monde ne voudraient partager les conditions économiques de leurs cousins de Cisjordanie…
    Bien entendu on ne saurait évacuer la religion de ce conflit, mais je crois qu'on assiste ici à un changement de paradigme, très inquiétant par ailleurs : si la religion garde toujours une face lumineuse, en dépit de ses dévoiements, il n'en va pas de même pour l'égoïsme érigé en morale.
    Bien à toi,
    Pascal

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    A La Désirade, ce 30 décembre, soir.
    Cher Pascal,

    Ta réponse m’a beaucoup intéressé, d’abord parce que tu vis le conflit de l’intérieur, ensuite parce que tu es dans la trentaine. Il m’a semblé à première lecture que tu minimisais le rôle néfaste de la religion dans la montée aux extrêmes de la guerre, pour relativiser les propos radicaux de Jean Soler, qui est lui-même, soit dit en passant, beaucoup plus nuancé et complet dans son approche que ne pourraient le faire croire les citations que j’ai tirées de La violence monothéiste. Ce qu’il montre bien, cependant, dans la chronique des échecs successifs du règlement du conflit, comme en ce qui concerne l’Irak – et quand bien même les cyniques n’y croiraient pas -, c’est l’importance majeure, pour la cristallisation de l’Hybris des peuples et des nations, de quelques images-force ou de quelque slogans-force relançant une mission universelle d’essence divine . Ces clichés et ces formules peuvent nous paraître simplistes, et les cyniques au pouvoir sont encore moins dupes que nous, mais il serait aussi simpliste de n’y voir qu’une rhétorique « bonne pour le peuple », dans la ligne d’interprétation réductrice et méprisante qui voulait que la religion fût «l’opium du peuple». Bien entendu, je comprends que tu ne voies pas trace de «main de Dieu » dans les massacres actuels, et sans doute les vrais extrémistes sont-ils minoritaires. N’empêche, et c’est un autre argument-force de Soler, que la petite Weltanschauung sécuritaire que tu évoques, qu’on peut rapporter au seul souci du bien-être généralisé d’une majorité d’Occidentaux, ne saurait faire le poids, aujourd’hui, par rapport à l’idée-force, essentiellement religieuse, que la vraie vie n’est pas la vallée de larmes de cette existence, mais une autre à venir, qui vaut tous les sacrifices pour un désespéré, et qui donne aux chefs religieux un pouvoir spécial, et aux mythes fondateurs une fonction durable.
    Tu es d’une génération qui a envie de tourner la page, et comme je la comprends, après les monstruosités commises au XXe siècle au nom d’idéologies mortifères. L’an tout prochain, l’affreux Bush, dont la bigoterie providentialiste n’est pas qu’un gadget, cèdera la place à Barack Obama, et pendant ce temps les politiciens israéliens, comme tu l’as bien souligné, font le ménage. De tout mon cœur je souhaite une vie meilleure aux Palestiniens, en espérant que les hommes de bonne volonté de toutes les parties – et Dieu sait qu’il y en a – triompheront de l’invisible main du Mal.
    Je viens de lire La Haine de l’Occident de Jean Ziegler, dont le fil rouge est précisément le double langage des nations chrétiennes prônant le bien à travers l’Histoire, au nom du Tout-Puissant , et continuant de confisquer le mot « humanité » pour leur seul profit. Je sais bien que mon ami Ziegler a cautionné lui-même des régimes pourris, comme je sais que l’Autorité palestinienne à son lot de casseroles aussi sales que les consciences corrompues de moult dirigeants israéliens. Mais Ziegler se dit aussi croyant, chrétien, convaincu que le Christ nous engage du côté des humiliés et des offensés.
    Je reviens enfin à Jean Soler qui écrivait il y a quelques mois : «Aujourd’hui que les Israéliens font semblant de négocier avec les Palestiniens pour ne pas déplaire à Bush, qui aimerait se prévaloir d’un succès diplomatique pour compenser le fiasco irakien, avant de quitter ses fonctions, un membre de la délégation palestinienne (au sommet d’Annapolis de novembre 2007) a déclaré : « Nos approches sont complètement antithétiques. La notre consiste a partir du droit international et des frontières de 1967 (avant la guerres des Six-Jours, il y a quarante ans !) et à négocier, sur cette bas , quelques arrangements. Celles des Israéliens consiste à partir des faits accomplis sur le terrain. Ils disent que le droit international n’a reien à voir avec notre conflit. Ils affirment qu’ils ont un titre de propriété sur Eretz Israël (la « terre d’Israël » dans sa définition biblique, on dit aussi : le Grand Israël), qu’il ne s’agit pas de nous rendre des territoires mais de nous en donner »…
    Tu sais bien mieux que moi, cher Pascal, ce qui a fait le jeu du Hamas, au dam des Palestiniens. Jean Soler rappelle encore, en citant ses sources, qu’ environ 500 Palestiniens ont été tués entre le sommet d’Annapolis, en novembre 2007, et le mois d’août 2008. Au cours de ces huit mois, on a vu le triplement des permis de construire aux colons et l’augmentation de 8% des checkpoints. « Ce qui signifie que les autorités israéliennes n’ont absolument rien entreprise sur le terrain pour faciliter la création d’un Etat palestinien qu’elles appellent de leurs vœux et que la mainmise sur la Cisjordanie s’est accentuée »…
    Mais je me répands alors qiue tu aurais tellement plus, toi, à dire de ce que tu vois et de ce que tu vis là-bas en ces jours terribles...

    Merci, cher Pascal, de nous donner de tes nouvelles.
    Je pense beaucoup à vous deux et à vos amis.

    Jls

    Images: Eyad Baba, Philip Seelen.

  • Les enfants de Gaza

     

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    Lettres par-dessus les murs (68)

     

    Ramallah, ce samedi 27 décembre.

     

    Caro,
    Je travaille sur mon site, il paraît que c'est utile, d'avoir une carte de visite en ligne, alors j'aligne tranquillement les images et les mots, et puis la voix de ma douce, qui me dit qu'il y a 150 morts à Gaza. Elle dit ça comme elle aurait dit qu'il allait pleuvoir, ou que la voisine est passée ce matin, de l'air le plus détaché du monde. Ou plutôt, je l'entends ainsi. Ou plutôt, j'aimerais l'entendre ainsi. Surtout ne pas laisser aux mots le temps de diffuser leur sens, ne pas les laisser charrier leurs images de corps et de gravats, les images stéréotypées de la télévision, mais elles passent quand même, il faudrait refaire barrage maintenant mais c'est déjà trop tard, apparaissent collées à elles les images plus personnelles que j'ai de Gaza, la ville, le port, les amis, et l'inquiétude de ne savoir si ces images sont encore valides, quelle est l'ampleur du décalage, à quoi ressemblent maintenant la ville, le port, les amis, où est-ce que les bombes ont frappé, est-ce que les bombes ont détruit ces images-là ? Sami est sain et sauf, il rejoindra sa famille dans le nord,  s'il le peut. Un ami photographe coincé à Erez nous dit qu'il n'a jamais vu le ciel aussi noir, de l'autre côté du mur. Il aimerait aller plus avant, se glisser sous le noir du ciel, faire son travail, témoigner - mais le terminal d'Erez est fermé, normal : c'est shabat. Je ne me demande plus pourquoi les employés du terminal ne travaillent pas le samedi, tandis que les pilotes des F16 semblent besogner à bras raccourcis, eux... je suis souvent étonné de voir comment la religion, tellement rigide lorsqu'il s'agit de combattre l'hérétique, de défendre ses intérêts et ses territoires, comment cette religion se plie avec grâce aux petites exigences de la guerre. Les lanceurs de roquettes n'ont pas chômé non plus, hier vendredi, et sont-ils allés à la mosquée, avant ? Les courageux combattants ont tué deux petites Palestiniennes, mauvais réglage du tir, on ajuste et on recommence, allez. Il y a bien longtemps que les dommages "collatéraux" n'intéressent que les associations des droits de l'homme.

    religion,politique,palestine

    J'étais au Bangladesh quand la guerre en Irak a éclaté. C'était un jeudi, je m'en souviens parce que j'étais censé animer une soirée musicale à l'Alliance Française, le jeudi c'était fête, on servait de l'alcool au café, on dansait... ce jeudi-là je n'avais pas vraiment envie de danser ni de faire danser, mais à l'Ambassade on trouvait qu'une guerre n'empêcherait personne de boire un verre, alors je me suis retrouvé devant mes manettes de disc-jockey, la guerre dans l'âme, et j'ai commencé avec Rock around the bunker, de Gainsbourg,
    il tombe   des bombes   ça boume   surboum   sublime
    des plombes   qu'ça tombe   un monde   immonde   s'abîme…

     

    religion,politique,palestine
    Ils avaient raison, à l'Ambassade : la guerre n'a pas empêché les gens de danser, et ils avaient deux fois raison : il ne fallait pas se priver de ce moment, malgré cette guerre, là-bas, et malgré les enfants qui dormaient dans la rue, un peu plus près, et malgré tous les autres malheurs du monde, parce qu'on n'en finirait pas : si tu ne peux rien faire contre, fais autre chose, mais fais – c'est aussi ce que je retiens des dernières lignes de Personne Déplacée. Je vais donc continuer à travailler sur mon petit site, cette lettre envoyée... Mais ce soir nous irons manger chez Benoît et Rawan, au lieu de sortir comme prévu, parce qu'en ville tout sera fermé.

    Le salut et nos meilleurs voeux (sans ironie aucune),
    Pascal

     

    Haddad4.jpgA La Désirade, ce 27 décembre, soir.

     

    Cher Pascal,

     

    Ma mère aurait eu 92 ans aujourd’hui et, sept ans après avoir été terrassée par une attaque cérébrale,  la lecture de ta lettre l’aurait confortée dans sa conviction que le monde des hommes devient de moins en moins fréquentable et qu’il vaut mieux, en conséquence, se limiter à la contemplation de la nature…

    Pour ma part, je me contenterai de te recopier ceci dans un livre que je suis en train de lire et d’annoter, intitulé La violence monothéiste et signé Jean Soler.

    « Aussi longtemps que l’Etat d’Israël n’acceptera pas de rentrer dans le rang de la communauté des nations, et préférera s’enfermer dans un ghetto entouré de murs, conformément à l’idéologie biblique qui exigeait la séparation d’avec les goyim et l’auto-ségrégation fondatrice de l’identité du peuple, aussi longtemps que les Israéliens refuseront de considérer les Palestiniens comme leurs égaux, une vie arabe valant une vie juive, et laisseront un grand rabbin, Ovadia Yossef, les traiter de « serpents », en ajoutant : « Dieu a regretté d’avoir créé les Arabes », ou un quotidien populaire, le Maariv, donner la parole à un autre rabbin qualifié de «savant » (...) pour qu'il dise : « Les Arabes sont plus proches de l’animal que de l’humain » - ce qui est d’autant moins admissible que 20% des citoyens israéliens sont arabes, l’avenir de l’Etat juif ne sera pas assuré. Tout le reste n’est que propagande ».

    religion,politique,palestine

    Pour faire bon poids, Jean Soler rappelle ce que furent, dans l’Histoire, les massacres imputables au Dieu unique sous ses trois «visages», de l’extermination des Cananéens, entre autres, perpétrée au nom de Yahvé, à l’extermination des Chrétiens lors de la première croisade musulmane, jusqu’à l’extermination des hérétiques, des Indiens et autres « animaux », cautionnée par l’Eglise  très chrétienne au nom du Dieu unique…

    Jean Soler ne minimise les responsabilités d’aucune des trois paries continuant, aujourd’hui de s'entretuer, de Bush à Ben Laden ou aux faucons israéliens, mais puisque nous parlons des enfants de Gaza, je te citerai encore ce « rêve » qu’il formule, de voir un jour se lever un Juif d’envergure qui tiendrait ce discours à ses coréligionaires d’Israël et du monde entier :

             « Amis Juifs, il y a un temps pour planter et un temps pour arracher le plant» dit l’Ecclésiaste. Le temps est venu pour nous d’arracher nos illusions pour faire preuve de lucidité.

             « Nous devons renoncer solennellement et pour toujours aux fables d’un peuple élu, d’une Terre promise, d’un Livre sacré. D’un Dieu unique. Non seulement l’histoire a montré depuis trois mille ans que ces fables ne sont que du « vent », pour parler comme l’Ecclésiaste, mais d’autres peuples se les sont appropriées et les ont retournées contre nous. Des goyim ont prétendu qu’ils appartenaient à un peuple élu, qu’ils avaient reçu de Dieu une mission, ou qu’ils détenaient un livre révélé – comme le Coran que les Islamistes utilisent pour nous tuer. Parce que nous utilisons notre Livre, disent-ils, pour tuer des musulmans.

    « Puisque c’est par nous que tout a commencé, c’est par nous que tout peut finir. Si nous affirmons d’une seule voix, comme un seul homme, qu’il ny a pas de Dieu et donc pas de peuple élu, de terre promise, de livre sacré, nos ennemis n’auront aucun argument pour eux, ni aucune arme contre nous ».

    Le « rêve » de Jean Soler de supprimer Dieu est d’un homme des Lumières – d’un athée français qui réduit par trop, à mes yeux, la religion à ses pires aspects. L’extrémisme religieux est certes une peste, mais on a vu ce que fut l’extrémisme révolutionnaire, de la Terreur au Goulag, et la Shoah ne fut pas ordonnée par un Dieu unique. Les livres sacrés sont aussi, dans toutes les traditions, porteurs de sagesse lentement conquise et acquise, de beauté, de bonté et d’espérance.

    Dans la pensée des enfants de Gaza, amis, je vous embrasse. Jls.

     


    Jean Soler, La violence du monothéisme. Bernard de Fallois, 476 p.
    Images : Port de Gaza, par Pascal Janovjak

     

  • Ceux qui se font signe dans la nuit

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    Celui qui se rappelle l'image du Vent souffle de Katherine Mansfield dont il demande à Clotilde (amie de Facebook en déplacemnt dans les Highlands) de lui donner la citation précise / Celle qui (en déplacement dans les Highlands) fait signe au berger de passer avec sa troupe de Blackfaces /Ceux qui rêvent des Highlands en traitant une urgence vitale à l'Hôtel-Dieu /Celui qui retrouve la citation de Mansfield en exergue d'une nouvelle qu'il a publiée en octobre 2001 où l'on ne pouvait donc plus se faire signe d'une tour à l'autre avec Odile / Celle qui se rappelle les mots de K.M. tandis que les Blackfaces défilent devant sa Jaguar type E vintage: "Le vent est si fort qu'ils ont à lutter pour le fendre; ils titubent, se balancent comme deux vieux ivrognes" / Ceux qui ont lu le Journal de Katherine Mansfield dans le refuge des Grandes Jorasses / Celui qui se souvient que c'est Sally Burke la compagne du sextogradiste qui lui a recommandé un soir la lecture de Le vent souffle de la Néo-Zélandaise givrée /Celle qui retrouve les mots exacts de Le Vent souffle tandis que se forme un nuage en forme de Zeppelin sur les Highlands: "Un grand vapeur, d'où coule une longue boucle de fumée, va vers le large, ses sabords sont allumés, il a des lumières partout" / Ceux qui sur Facebook ont capté la photo des Highlands d'Odile en cliquant 748 fois I Like non sans exclamations originales genre " Super Mystique !" ou  "Tu nous fais rêver Clotilde !"   / Celui qui complète la métaphore marine de Kathleen Beauchamp, dite Mansfield en littérature: "Le vent ne l'arrête pas, il coupe les vagues et se dirige vers l'ouverture béante entre les rocs acérés... C'est la lumière qui lui donne cette beauté si terrible et le mystère" / Celle qui a noté dans son Journal que cette jeune femme empestait "comme un civette" au soir de leur première rencontre / Ceux qui ont constaté que l'amitié ambiguë liant les deux femmes de lettres Virginia W. et Katherine M. reposait sur des sables mouvants / Celui qui revoit parfois en rêve son ami R. qui lisait le Journal de Katherine Mansfield au refuge des Grandes Jorasses la veille de son accident au Linceul / Celle qui a eu une affaire avec le jeune gardien du refuge du Moine qu'on a engagé dans le sauvetage des étudiants lausannois / Ceux qui ont retrouvé le Journal de Katherine Mansfiel dans le refuge avec les affaires de l'étudiant en médecine fracassé dans les séracs / Celui qui a fait la connaissance ce soir-là des grimpeurs beatniks Gary Hemming et Mike Burke avec lesquels il a entouré l'amie de Clotilde dont le boyfriend venait de se crasher au Linceul / Celle qui a vu les signaux que se faisaient les guides d'une paroi à l'autre comme en mer / Ceux qui des années plus tard se racontent la Geste des conquérants de l'inutile et autres poètes se tirant une clope dans les cités de la Nuit, etc.

     

  • Pères, fils et amis au pied du mur

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    Lettres par-dessus les murs (67)

     

    Ramallah, ce 19 décembre 2008.

     

    Cher JLs


    Je lis ces jours un petit Poche que tu connais peut-être, Personne déplacée, entretien d'un Vladimir Dimitrijevic avec un Jean-Louis Kuffer. Tu y as fait allusion sur ce blog et il n'a plus besoin de publicité, bien qu'il y aurait beaucoup à dire sur la qualité de l'écriture, qui transforme des bribes de conversations privées en un récit d'ample portée – et l'intérêt de sa réédition, dans l'écart qui sépare une préface gentiment admirative d'une conclusion qui porte la cicatrice des désaccords et la grandeur de l'amitié vraie.

    Si je le mentionne aujourd'hui, c'est à cause du trouble que j'éprouve en lisant ces premières cinquante pages, qui sont comme l'écho terrifiant de ce que me racontait mon père, quand il parlait de ses jeunes années sous l'occupation soviétique. Les hommes sont différents, mais c'est la même oppression que je lis, de Belgrade à Bratislava, la même douleur de ces adolescents qui subissent les conséquences du courage de leurs pères – troublantes coïncidences qui vont  jusque dans le détail de ces professeurs, discrets complices, qui osaient par une remarque redonner courage aux élèves qu'on avait d'emblée relégués au rang des ratés, en vertu des « crimes » familiaux. Et puis la surveillance constante, la délation gratuite, la même rhétorique du bien commun et les mêmes expropriations, les interdictions, l'emprisonnement, l'étouffement. Et les mêmes doutes, les mêmes arrachements à l'heure de quitter le pays aimé, et bien que la fuite de Dimitri soit particulièrement haute en couleur, c'est toujours la même peur, au moment de passer les poste-frontières, quand on porte sur soi des papiers pas bien en règle. L'arrivée en Suisse enfin, le même éblouissement, les mêmes poches vides, le même espoir, les cauchemars… Dimitri rêve :
    « J'arrivais dans un hôtel tout pareil à celui où je me trouvais, et comme j'inscrivais mon nom sur le registre, je vis les lettres se détacher de la page et tomber, comme si elles étaient de métal. Or cela symbolisait exactement le sentiment que j'avais à ce moment-la de ma vie, comme ossifiée et pétrifiée. J'avais l'impression d'être dissocié. »

    Douze ans plus tard, mon père réussissait à son tour à passer les douanes et les barrages, avec une petite valise en cuir pour toute possession. La première nuit qui suit sa fuite, il rêve aussi... Il est à Bratislava, avec sa valise. Il n'a pas pu sortir du pays. Il est dans un tramway, seul dans le wagon, c'est l'aube. Sans raison, le tram s'arrête sur le Stary Most, le vieux pont, il est coincé au-dessus du Danube. C'est un piège. Il voudrait s'enfuir, il lutte avec les poignées, les portes restent closes. Sa peur finit par le réveiller, mais il se réveille dans le tram, ce n'est pas un rêve, on va l'arrêter d'une minute à l'autre. Sa valise est pleine de livres interdits par le régime, il doit s'en débarrasser, jeter cette valise, après de vains efforts il parvient à entrouvrir une des lucarnes allongées du wagon, mais la valise ne passe pas, elle est trop épaisse, il la pousse avec l'énergie du désespoir mais elle ne passe pas, et ils se rapprochent.
    Alors mon père se réveille, en sueur dans le lit d'une chambre inconnue, désorienté. Il se jette à la fenêtre. Aucune enseigne n'est là pour le renseigner, la ville est encore endormie, il ne distingue pas les plaques des voitures garées trop loin. Et puis une sonnerie de tram se fait entendre, un tram apparaît au fond de l'avenue. Un tram vert, un tram suisse, mon père est bien en Suisse, dans la petite chambre qu'il a louée la veille, dans un hôtel du Spalenring, à Bâle.

     
    Inévitablement, je ne peux que me demander le rôle que jouent ces histoires dans ma propre expatriation, et quelle ironie m'amène aujourd'hui dans un pays occupé, truffé de contrôles identitaires et d'histoires de personnes déplacées… Pour l'heure j'aimerais te remercier, personnellement, pour ce livre. 
    Pascal.

     

    A La Désirade, ce 21 décembre 2008.

     

    Dimitri3.JPGDrogy Brat,

    Ta lettre m’a beaucoup ému, me rappelant tant de souvenirs bouleversants. D’abord à propos des heures de nos conversations enregistrées. Les moments où Dimitri, se rappelant les épisodes de la guerre, se taisait soudain, la gorge nouée, incapable de parler, les yeux pleins de larmes. Les premiers cadavres, couverts de fleurs, qu’il a vus dans la rue. Les mots de ce prof, que tu relèves d’ailleurs, pour encourager la « petite tête serbe » dont le père était en prison, pour de longues années – ce père qui, le premier, lors d’une de ses séjours à Lausanne, dans les années 70, m’a raconté les massacres de Serbes par les oustachis ; ce père qui a été dépouillé de tous ses biens plusieurs fois, et qui a remonté à chaque fois sa boutique d’horloger-bijoutier, en faisant profiter de nombreux concitoyens de son savoir-faire ; ce même père qui a partagé la cellule de Milovan Djilas et sur les traces duquel, après sa mort, Dimitri a retrouvé son pays. Ou cet autre souvenir enfin de nos longues soirées : quand notre ami évoque sa passion pour le football et qu’il me rappelle ce goal génial d’un de ses amis, fils de joueur de classe nationale, qui marque et se tourne vers lui en lui lançant «comme papa !».

    Je ne sais si tu as lu mes carnets de 1993-1999 de L’Ambassade du papillon, dans lesquels je raconte, jour après jour, les tourments liés à mon désaccord croissant avec un Dimitri devenu nationaliste extrême  comme la plupart de ses amis, et impliquant sa maison d’édition dans une série de publications de pure propagande, jusqu’aux écrits de Radovan Karadzic. Je crois avoir bien défendu les Serbes (surtout la littérature, qui restait pour moi serbo-croate) dans les colonnes de 24Heures, jusqu’au moment où on m’a interdit d’en parler.  Le prétexte en fut un reportage à Dubrovnik, au congrès du P.E.N.Club, en 1993, qui avait tourné à la mise en accusation des Serbes, écrivains en tête, par des écrivains croates hypernationalistes eux aussi, qui exigeaient l’exclusion de la Serbie du P.E.N. international, comme cela s’était fait des nazis en 1933. Mon reportage était, je crois,  honnête, qui relativisait aussi la destruction de Dubrovnik. J’ai vu, à Dubrovnik, des centaines de maisons de Serbes incendiées, couvertes d’injures dans le pur style oustachi, et nous avons subi, sur l’ile de Hvar, un discours du président Tudjman qui visait juste à manipuler ces « idiots utiles » de littérateurs occidentaux, Alain Finkielkraut en tête. J’ai donc raconté cela, de façon beaucoup trop succincte hélas, puis le déferlement de lettres d’insultes au journal, toutes de Croates ou de sympathisants, a décidé mes supérieurs de m’interdire ce sujet… avant de m’envoyer trois semaines plus tard, au Congrès de l’orthodoxie mondiale en Grèce, où tout ce que le monde comptant de pro-Serbes était là. C’est d’ailleurs là que j’ai retrouvé l’une des grandes figures de l’Eglise serbe, évêque du Banat à l’époque, que j’avais rencontré lors d’un voyage au Kosovo avec Dimitri, en 1987, pour y présenter la traduction des Migrations de Milos Tsernianski. Or en 1993, l’évêque en question est monté sur la tribune du Congrès en présence d’une trentaine de députés de l’UE, pour déclarer qu’il a y avait eu trois génocide en Europe au XXe siècle : celui des Serbes en 1914, celui des Serbes en 1945 et celui des Serbes lors de cette dernière guerre. Je ne te dis pas la tête que faisaient les députés européens, autant que moi d’ailleurs. Mais ce que nous avons relevé, c’est que tous les délégués de la « douce orthodoxie », Grecs en tête, jusqu’aux socialistes, applaudirent à tout rompre ce discours. On n'aurait pu donner meilleure illustration du clivage de l’Europe des cultures et des religions…

    Dimitri et moi ne nous sommes plus parlé pendant quinze ans. Pas tant pour des raisons politiques, au demeurant, que parce que notre ami est du genre à penser que celui qui n’est pas avec lui est contre lui. Comme j’étais beaucoup plus proche de lui que la plupart des auteurs de L’Age d’Homme, que ma position de journaliste dans un quotidien influent local compliquait encore les choses,  et que nos soirées amicales l’étaient de moins en moins, je suis allé respirer ailleurs. J’ai tâché  de dire ce qui, au printemps dernier, m’a poussé, au Salon du Livre de Paris, à me rendre au stand de L’Age d’Homme pour serrer la main à cet ami perdu. Il y a une scène comme ça, inoubliable, dans Les Migrations.

    Je t’embrasse, et ta douce Serena.

     

    Jls

     

    Images: Philip Seelen. JLK: Dimitri au bord de la Drina, en 1987.

     

  • Avatars du mauvais genre

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    À propos d'un genre littéraire trop décrié naguère, et sans doute trop adulé aujourd'hui. De la multiplicité des sous-espèces, de l'enquête policière classique à l'exploration des bas-fonds sociaux ou des abysses psychiques, en passant par le roman théologique ou le thriller gore. Du mauvaise genre en pays romand, avec L'Âge de l'héroïne de Quentin Mouron et Le Dragon du Muveran de Marc Voltenauer.

     

    1. De Sherlock à Jo Nesbø...

    Georges Simenon se plaignait naguère de ce que la critique et le public français le considérassent (pour parler comme San Antonio) strictement comme un auteur de romans policiers, alors que le reste du monde voyait en lui un écrivain à part entière.
    Or s’il est vrai que la France, patrie historique de la Littérature avec une grand aile (c’est elle qui le dit), aime à séparer ce qui est « noble » des genres dits mineurs (polar, science fiction, littérature popu en un mot), il n’est pas moins évident que le rompol a ses règles spécifiques qui en font, qu’on le veuille ou non, et sans mépris, un genre particulier. 

     

    Simenon reconnaissait, le premier, que la série de Maigret obéissait à certains schémas dont il éprouva, à un moment donné, le besoin de se libérer. Cela ne signifie pas que ses Maigret soient tous schématiques, mais le fait est que le meilleur de Simenon échappe aux normes du polar, y compris sous le label Maigret. Lettre à mon juge ou Le bourgmestre de FurnesLa neige était saleLes inconnus dans la maisonFeux rougesLes gens d’en face, L’homme qui regardait passer les trains ou La boule noire, pour ne citer que ceux-là, ressortissent bel et bien à la meilleure littérature, comme il en va de Crime et châtiment de Dostoïevski, si proche de certains romans noirs contemporains… 

    La confusion s’accentue pourtant aujourd’hui, où le terme de polar englobe des auteurs et des formes extrêmement variés à tous points de vue, et de niveaux qualitatifs oscillant entre le pire (qui est Légion) et le meilleur (plus rare), avec ce dénominateur pourtant commun de l’omniprésence du Mal et de la Mort. 

    De la belle énigme sophistiquée classique (Double assassinat dans la rue Morgue d’Edgar Allan Poe ou Le mystère de la chambre jaune de Gaston Leroux) aux embrouilles glauques du Ripley de Patricia Highsmith, en passant par les enquêtes socio-politiques de Michael Connelly (le dernier paru, La Lumière noire, est des meilleurs), les incursions dans le monde des Indien pueblos de Tony Hillerman ou les nouveaux auteurs français de Manchette à Fred Vargas, les atmosphères et les thématiques du « polar » sont aujourd’hui aussi diverses, à vrai dire, que celles des romans ordinaires.

    Mais le polar gagne-t-il à se voir acclimaté et promu au rang de « noble » littérature. La multiplication chic des références au genre choc  laisse songeur, et les élégants pastiches d’un Jean Echenoz ne font guère illusion quand on les compare aux descentes aux enfers des auteurs sondant les ténèbres du cœur humain, tels Patricia Highsmith (qu’un Graham Greene qualifiait de « poète de l’angoisse ») ou Robin Cook dans le terrifiant J’étais Dora Suarez, ce roman noir qui vous fait ressentir quasi physiquement le sort de la victime et de son bourreau dément, préfigurant les ténèbres de Cormac Mc Carthy, James Lee Burke, Jo Nesbø et autre Henning Mankell...

    Du catholique Chesterton au visionnaire moraliste Dürrenmatt, les plus grands écrivains ont passé par les rues sombres du polar, pour en tirer parfois des vérités humaines éclairantes et de vraies pages de littérature. Autant dire que le polar en soi n’est qu'une appellation fourre-tout, alors même que le Mal et la Mort échapperont toujours aux classifications et autres tendances

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    2. Mauvais genre en pays romand: Quentin Mouron ou la noire mélancolie du dandy.
    On ne pourrait voir, en L’âge de l’héroïne de Quentin Mouron, qu’un polar frotté de littérature et de clichés américains, à la fois clinquant et snob, vite ficelé et répondant mal aux attentes des lecteurs et aux exigences du genre. Ceux qui ont été captivés par les grands romans américains ou nordiques de James Ellroy, Michael Connelly ou James Lee Burke, Jo Nesbø ou Henning Mankell, pour ne citer que quelques « stars » de la littérature noire la plus récente, souriront peut-être en découvrant ce petit roman de la « nouvelle étoile suisse du polar ».


    Or il est absurde et injuste de comparer les romans polyphoniques de grands professionnels du genre, dont tous ne brillent pas d’ailleurs par leur écriture, à un livre aussi bref, compact et concis - et non moins dense et remarquable par sa rythmique verbale et les multiples traits de son ironie - qu’on pourrait dire, en dépit de ses dehors apparemment cyniques et provocateurs, un conte moral d’époque aux fulgurances inattendues, pur produit lucide et grinçant de la nouvelle génération.


    De fait, Quentin Mouron est typiquement un enfant de ce nouveau siècle, mais son protagoniste désenchanté, tout brillant voire artificiel qu’il paraisse en surface, traduit un sentiment et pose une question de fond, à la fois existentielle et littéraire, touchant au sens de la vie et à la valeur de la parole, qui rejoint les interrogations des aînés de l’auteur.


    Le canevas narratif de L’Âge de l’héroïne, autant que la dramaturgie de son intrigue policière, sont à la fois sommaires (d’où la frustration prévisible de nombreux lecteurs en quête d’enquêtes subtiles ou compliquées) et sans importance. L’intérêt du livre est ailleurs : dans la confrontation d’un univers déliquescent (notre monde) et de personnages obéissant à la logique folle de celui-ci, ou lui résistant de diverses façons.

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    Cela commence par une Ouverture baroque carabinée, qui voit le protagoniste baiser une libraire berlinoise intensément consentante, avant que celle-ci ne se fasse décapiter par un adepte bavarois de la charia fâché de trouver le Mahomet de Voltaire dans sa vitrine… Or on verra plus loin ce que signifie incidemment, pour l’auteur, le passage du baroque au classique, ou du tragique au grotesque. Littérature gratuite que tout ça ? Pas du tout : point de vue sur le monde, dont la connotation policière relève juste de la culture populaire d’époque.
    Dans L’Âge de l’héroïne, faisant suite au premier polar de Quentin Mouron intitulé Trois gouttes de sang et un nuage de coke , nous retrouvons Franck, le détective dandy, quadra las d’un peu tout et se raccrochant à la littérature de façon à la fois formelle (en fou de bibliophilie) et plus substantielle (il achoppe à la parole de Bossuet dans un décor parcouru de hell’s angels…), troublé en profondeur par la toute jeune Leah, incarnation double de la culture de fast food et d’une révolte absolue contre la vie.


    Autour de ces deux-là gravitent quelques personnages aux airs de brutes conventionnelles sorties de quelque série télé dans le genre de Bannshee, nuance sous-Tarantino, sur arrière-fond de saloons pour touristes multinationaux et de décharge publique. Or plus qu’une image crédible de l’univers américain dans une histoire vraisemblable de trafic de drogue, voyons-y plutôt, une projection chaotique du grotesque contemporain avec ses héros improbables (tel vétéran de l’Afghanistan aura-t-il été plus héroïque que la kamikaze dont il est une des victimes survivantes ?) et, plus profondément paradoxale, l’héroïne du titre dont le double sens est plus qu’un jeu de mots...

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    Dans cette perspective dégagée de toute problématique « policière », la réflexion sous-jacente de Franck sur la dilution du tragique (qui donnait sens à la parole d’un Bossuet au XVIIe siècle) dans la jactance grotesque des temps qui courent, se rattache au noyau de la « poétique » développée par Quentin Mouron dès Au point d’effusion des égouts, son premier livre, tout en rejoignant le constat d’un Friedrich Dürrenmatt sur la fin de la tragédie. Là encore, pas question de comparer ce sombre joyau que représente La Promesse du grand Fritz, tragédie noire adaptée par Sean Penn sous le titre de The Pledge, au cinquième ouvrage du jeune auteur, en dépit de ses remarquables qualités, mais cette réserve ne fait qu’accentuer l’attente que suscite la production à venir de l’écrivain...


    Quentin Mouron, L’Âge de l’héroïne. La Grande Ourse, 135p.

     

    3. Mauvais genre dans les Préalpes vaudoises : Marc Voltenaur ou le châtiment de devoir divin.


    CneVL8-UMAAnTxM.jpgUne clef de lecture du Dragon du Muveran, premier roman policier de Marc Voltenaur, petit-fils d’un évêque luthérien suédois, se trouve peut-être dans le dernier essai lumineux d’Etienne Barilier, fils de pasteur calviniste, intitulé Vertige de la force, où le romancier vaudois traducteur de Friedrich Dürrenmatt, fils de pasteur bernois, repère et définit, à propos des djihadistes islamistes, la notion de « crime de devoir sacré ».
    Les pasteurs sont en effet très présents dans Le dragon du Muveran, qui n’a pourtant rien d’un roman « mômier ». C’est une pasteur, au prénom d’Erica, qui découvre le premier corps poignardé au cœur et énucléé, disposé comme un crucifié sur l’autel, dans le temple où elle s’apprête à prononcer son sermon dominical inspiré par l’apôtre Matthieu ; et d’autres pasteurs, de plusieurs générations, éclaireront ensuite divers signes et paroles bibliques laissés sur ses traces par le tueur.


    Ainsi que l’a relevé un Albert Camus (premier maître à penser de Barilier, qui lui a consacré l’un de ses livres), le XXe siècle a inventé le « crime de logique », aboutissant à l’organisation planifiée des camps de concentration et d’extermination. Ce crime « rationnel » de haute technicité rompt avec ce qu’on peut dire le « crime de passion », à caractère éruptif et sporadique, dont la jalousie (dès le Caïn biblique) est l’une des motivations récurrentes. Or il est une autre sorte de crime millénaire, conjuguant la violence des deux espèces, qu’on peut dire le «crime de devoir sacré ».


    Parce qu’ils étaient blasphémateurs, les collaborateurs de Charlie Hebdo répondaient de l’offense faite à Dieu et à son prophète. Parce qu’elles étaient juives, les victimes de la Porte de Vincennes méritaient le châtiment des « infidèles », de même que les 140 étudiants chrétiens massacrés en mars 2015 dans la ville kényane de Garissa. Quant à la tuerie aveugle de novembre 2015, suivie par le massacre de Nice et le non moins abominable assassinat du prêtre Jacques Hamel, ils illustrent diversement la force à l’état pur, dirigée contre tous ceux qui étaient supposés se vautrer dans l’impureté.


    Mais l’obsession de la pureté n’a-t-elle pas fait, aussi, des ravages dans notre propre histoire ? C’est ce qu’illustre incidemment Le dragon du Muveran, qui traite de l’innocence bafouée d’un enfant et des conséquences « cosmiques » de son humiliation dont le fameux dragon de la légende est l’emblème.

    Dès le Prologue du roman, une sorte de déni de culpabilité, ou plutôt de déplacement implicite de sa responsabilité dans une logique de châtiment divin, présente le tueur sous le masque de « l’homme qui n’était pas un meurtrier ». Belle idée de romancier, qui nous réserve d’autres surprises…


    Nul besoin, au demeurant, d’avoir une licence de théologie dans sa poche-revolver pour démêler l’imbroglio de cette sombre histoire sur fond de prairies idylliques : le roman de Marc Voltenauer joue d’emblée sur la simplicité narrative d’un feuilleton à épisodes, chacun des 110 petits chapitres qui constituent ses 660 pages se trouvant balisé par le lieu et l’heure précise de l’action.

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    La lectrice et le lecteur de nos régions y (re)trouveront en outre le charme familier de lieux connus (Gryon et environs) et un scénario ancré dans le présent (on roule en 4x4) avec coucher initial rose orangé sur la mythique dalle de calcaire du Miroir de l’Argentine, vue proche sur la face du Grand Muveran célébrée par Ferdinand Hodler ; vue plus dégagée vers les Dents du Midi, non moins illustre créneau, et zoom latéral sur le chalet vintage de l’inspecteur de la criminelle lausannoise Andreas Auer, dans une clairière paradisiaque – tout cela expliquant plus ou moins l’immédiat succès populaire du roman par identification locale, mais il n’y a pas que ça, loin s’en faut.


    De fait, Le Dragon du Muveran, malgré son écriture limpide et prodigue de détails très concrets (en allemand on dirait sachclich), sa tournure un peu carrée parfois ou affligée de quelques clichés, brasse une matière très riche, qui touche autant aux composantes économiques et psychologiques d’une société en mutation qu’à une tragédie aux résonances à la fois personnelles et collectives.


    Sur cette ligne tragique verticale, c’est, d’une part, l’histoire d’un gosse mal aimé, puis violemment maltraité, qui aime Dieu et croit trouver en ce Père suprême la justification d’une vengeance « absolue ». Mais c’est aussi, dans le même pays quelques décennies plus tard, l’histoire du petit Luca défrayant la chronique valaisanne; ou c’est l’histoire de nombreux enfants « placés » et souvent abusés, ou encore l’histoire du terrifiant « sadique de Romont », qu’on a dit violé par un prêtre pédophile et dont une des victimes reproduisit l’agression sur d’autres enfants - cercle vicieux sempiternel exacerbé par le vertige de la force.


    De façon plus immédiate et horizontale, Le Dragon du Muveran, roman policier, se structure par l’enquête menée conjointement par Andreas Auer - dont l’auteur souligne immédiatement l’ego surdimensionné, le narcissisme et la complexion de bientôt quadra, gay et professionnellement très compétent – et sa sympathique équipe aussi typées que dans une série télé genre The closer, en alternance avec le récit, modulé comme en sourdine, de ce que le futur tueur psychopathe a vécu en son enfance et sa jeunesse, avant son exil aux States.

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    En observateur frontal et perspicace de la nouvelle classe moyenne plus ou moins enrichie, Marc Voltenauer étoffe en outre son récit à partir des trajectoires de personnages représentatifs de celle-ci, tel l’agent immobilier Alain Gautier, le promoteur Jacques Charrier ou l’entrepreneur Maurice Fournier, personnages en vue et mêlés à divers trafics et autres parties fines impliquant des mineures ; tout un petit monde à la fois « normal » et possiblement « à la limite » de la légalité professionnelle ou privée, qu’on imagine se retrouvant entre barbecues et clubs échangistes.
    Ce milieu à la fois conventionnel et « libéré », un Jacques Etienne Bovard en avait donné une première évocation il y a vingt ans de ça dans ses Nains de jardin (Campiche, 1996), et l’on en a trouvé d’autres aperçus littéraires dans quelques ouvrages plus récents, dont le polar de mœurs Canines, paru en 2010 à l’enseigne de Xénia, où le conseiller d’Etat Oskar Freysinger (mais si !) détaillait la scandaleuse affaire du petit Luca, ou encore dans les romans non moins « mauvais genre » de Daniel Abimi.


    Cette composante sociologique du roman apparaît dès la présentation du compagnon de l’inspecteur Auer, Mikaël Achard, journaliste désormais libre qui revient d’un grand reportage en Angola où il a constaté lui-même les effets de la dévastation sociale liée à la spéculation financière, et le même type d’observations se module tout au long du livre par des reflets intéressants de notre univers économico-social, tant urbain que néo-rural, impliquant par exemple la Lex Weber...

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    Un pied-plat de nos régions, sévissant sur nos blogs lémaniques, s’est offusqué de ce que Marc Voltenauer pût imaginer un viol dans nos montagnes immaculées où meugle la vache d’Eugène Burnand. De surcroît, avec sa délicatesse coutumière, le bêta pseudo-nommé Géo ajoute que, sûrement, le succès populaire et médiatique du Dragon du Muveran tient au fait que l’inspecteur du roman soit homo ! Arguments débiles mais combien significatifs, propres à une Suisse décidément au-dessus de tout soupçon pour certains, alors même que le « retour du refoulé », ici comme ailleurs (du Portugal au Québec, en France, à Boston dans le film Spotlight, ou dans la campagne alémanique de L’enfance volée de Markus Imboden, entre cent autres exemples multinationaux) aligne les exemples de maltraitance , d’humiliations ou d’abus sexuels naguère camouflés et désormais moins invisibles, sinon moins impunis.


    Exercice proposé aux écoliers de notre cher pays : comparez l’hypocrisie dont est victime la petite Aline du premier roman de Ramuz, baisée et ensuite larguée, enceinte, par le fils du syndic Damon, et celle qui « couvre » l’agression sexuelle dont se rend coupable un autre fils de syndic, à Gryon, septante ans plus tard, avant le déchaînement du dragon par le feu et le meurtre de « devoir divin »…


    Marc Voltenauer n’a pas le génie d’une Flannery O’Connor, qui a sondé elle aussi les abysses des « fous de Dieu », notamment dans son roman intitulé Le malin, dont John Huston a tiré un film mémorable. Comme il en a témoigné, plutôt modestement, dans les médias, il a écrit Le Dragon du Muveran pour se faire plaisir et donner une suite à ses nombreuses lectures de passionné du « mauvais genre » noir, notamment dans ses récentes percées nordiques.


    Cele étant et même si, stylistiquement, l’on relèvera qu’il « peut mieux faire », le nouvel auteur épate par le sérieux de son propos, la très large palette de son observation en matière sociale et psychologique, ou disons simplement humaine, qui rend ses personnages à la fois présents et attachants, à commencer par Mikaël le compagnon d’Andreas , journaliste intelligent (un ex-rédacteur fictif de 24 heures, soit dit en passant), de la mordante Karine partenaire d’Andreas ou du légiste dûment hurluberlu, entre autres...

    12924546_10209141104431583_53830949553787390_n.jpgDe surcroît, son propos “théologique” est des plus fondés, qui renvoie à la fois à une certaine violence monothéiste et à une lecture fondamentaliste autorisant aujourd’hui un évêque suisse, autant qu’une flopée d’imams ou de fous de Dieu de toute obédience, à recommander la peine de mort pour les homosexuels, entre autres applications terroristes du “devoir divin”...


    Un bémol tout de même à propos de la fin « américaine » du roman, qui prête au vengeur vaudois un passé de serial killer émasculant ses multiples victimes, au risque pour l’intrigue initiale de basculer dans un autre registre du roman, limite gore et plus rebattu – n’est pas Stephen King qui veut et c’est tant mieux. Sous les dehors d’une sorte de feuilleton populaire à la façon actuelle, probable exorcisme personnel, aussi, des hantises de l’auteur, Le Dragon du Muveran allie l’habileté parfois naïve d’un roman policier bien ficelé, et les coups de sonde d’un frère humain dans les ténèbres de la souffrance et du mal, de la pureté pervertie et d’une empathie figurée par l’ultime scène du roman, où l’exécuteur par « devoir divin » s’applique à lui-même le suprême châtiment…
    Marc Voltenauer. Le Dragon du Muveran. Plaisir de lire, 668p.

  • Tourbillons et sphères parlantes

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    Lettres par-dessus les murs (66)


    Ramallah, le 16 décembre 2008.

      Cher JLs,

    Pendant que le vent soulève des nuées de feuilles mortes devant la fenêtre, j'écume avec bonheur internet et ses blogs, je fais moisson de mots et d'images, fasciné comme toi par la richesse de cet univers dont on commence seulement à entrevoir les possibilités. Grâce à Battuta je fais la connaissance de Jalel, depuis Jalel je découvre Feuilly et l'élégance de sa plume, et puis toujours Poindron et la richesse de son iconographie, et me revoilà chez toi… Il y a sur internet beaucoup de vide mais plus d'étoiles qu'on ne saurait compter, des constellations se tracent et croisent leurs motifs et de fil en aiguille et de planètes en étoiles on en arriverait presque à toucher l'infini…
    Il nous manque un cartographe pour faire le portrait de cet univers-là - sans doute sa représentation graphique se rapprocherait-t-elle des images de Mark Lombardi, l'artiste qui dessinait les nébuleuses de la mafia et du monde politique, recherchant dans la presse les intérêts liant les entreprises et les grandes familles pour les représenter par des graphiques à la fois complexes et éthérés, jolis nuages de conspirations globales… il fut l'un des premiers à découvrir les liens unissant les Bush et les Ben Laden, le FBI s'intéressa de près à ses recherches, on le retrouva suicidé en mars 2000 dans son appartement…
    Panopticon29.jpgD'autres prennent sa suite, le fondateur de Facebook rêve de tracer le graphe social absolu – moins prétentieux et plus amusant il y a twitter.com, dont tu connais peut-être le principe : des messages de 140 signes maximum, format SMS, instantanément publiés. La concision donne des choses sympathiques, ainsi Jessica, de Portland :
    I left the office late today, and our night courier asked me out. Poor kid would've had a better shot just asking for sex.
    Sur twittervision.com on voit ces messages s'afficher en temps réel sur une mappemonde, en petites bulles qui éclatent de Cologne à Brno : KayButer : müde. die nächte ohne nennenswerten schlaf nagen langsam etwas an der substanz.
    Egl: Perdu procès.
    Bolapucc @JoeQuesada : Maybe the guy who gave you the flu could meet the guy who gave ME the flu. And may they rot in hell Markoph : A práve mám vďaka nemu chuť rozbíjať veci a vydlabať sa na celý ročník. >:(

    C'est aussi par twitter que j'apprends qu'un attentat a été déjoué dans un grand magasin à Paris, en même temps que les inquiétudes domestiques de Kate :

    Just heard something from the dishwasher that sounded like a Star Trek sound effect. I'm not going to look.
    Dans ce sympathique gazouillis on regrettera le silence de la Chine, ou le quasi-mutisme de l'Afrique, et certains n'y verront qu'un vain bavardage, mais au-delà de l'individualité des interventions, c'est leur nombre, leur flux continu qui relève d'une poésie inédite… le murmure polyglotte qu'entendrait un extraterrestre, s'il tendait son oreille pointue vers notre petite planète. Il y a dans ce bruit universel un souffle qui me rappelle évidemment tes ceux qui, celles qui…
    ulinuxwrld : Ai ja é demais ... cliente me roubando um notebook velhinho na cara larga já é demais ... isso vai dar policia
    hellcat73@Dr__Dee: Heul nicht, ist doch bald vorbei.
    AnnaBitar : Bom dia, amiguinhos
    Pascal : à bientôt.


    Panopticon654.jpgA La Désirade, ce 16 décembre, soir.
    Cher Pascal,
    Oui c’est assez vertigineux tout ça, surtout avec le vent en tourbillon. Or nous avons plutôt vécu, ce soir, dans le calme tissage des strates de neige montant à mesure des lentes descentes de flocons. Mais l’un peut aller avec l’autre, c’est affaire d’imagination spatio-temporelle et je crois que nous y arrivons par simple expérience des phénomènes moyennant un délire ordonné par une poétique rigoureuse. Un Michaux me semble trop exsangue en dépit de son génie poudroyant, le Butor gyroscopique manque hélas de chair autant que l'auteur d'Ecuador, les épigones latinos (Lezama Lima notamment) de Joyce se perdent dans la même musique destructurée que Guignol's Band.
    Quant au tempsprésent, je suis surpris d'y voir tant d’esprits rassis, notamment chez les écrivains, tout à fait incapables de voir ou même d'entrevoir  cette nouvelle réalité où l’ubiquité spontanéiste se combine avec d’incessants enjambements existentiels ou conjecturaux. Ne parlons pas de mes chers confrères critiques: ils ont des lunettes en bois. Cela dit, lis Tumulte de François Bon et tu m'en diras des nouvelles: il y a là un début de quelque chose, je crois...
    Là-dessus,  faut-il vraiment une cartographie de tout ça ? Alors à condition que ce soit un gracieux mobile et sans suspension stable. Et pourquoi faire au demeurant ? Quelques images suffiront à nous faire imaginer des labyrinthes où nous resterons ce que nous sommes, avec des noms et des visages – mais une autre liberté narrative, et là je pense roman, sans en voir aucun début d’esquisse nulle part, à moins qu’on dessoule Finnegan’s Wake ou qu’on relance un Quichotte sur les routes d’après The Road, dans un multithriller à la narration ondulatoire et corpusculaire à la fois. Si je me suis tellement intéressé aux tentatives étonnantes de Maurice G. Dantec (surtout Cosmos Incorporated et Grande Jonction), c’est à cause de ces pointes. Il est le seul à faire ça, mais il est peut-être trop seul, trop mégalo ou trop speedé, trop tiraillé entre les stéréoptypes de la pop culture et des lectures mal digérées aux abrupts idéologiques criseux.
    René Girard estime que le temps du roman est fini. On aurait pu le penser après Ulysses, après la Recherche proustienne ou après L’Homme sans qualités, et je me fiche bien d'ailleurs du genre roman, mais je suis sûr qu’on va voir réapparaître un jour une grande synthèse poético-philosophique de notre temps.
    Ce qu’attendant regardons tomber la neige et tourbillonner le vent. On peut aussi lire, régulièrement, quelques pages des Sphères de Peter Sloterdijk, ce philosophe qui me semble l’un des seuls à percevoir cette réalité nouvelle que nous reconnaissons à tâtons, et dont les idées relèvent de la poésie autant que de la pensée discursive.
    Sur quoi je t’embrasse bien amicalement, autant que Serena et Nicolas.

    Ton vieux tatou, Jls.

    Images : Mark Lombardi, Philip Seelen.