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Pour tout dire (46)

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À propos du double don de joie et des larmes. Les larmes de L'Enfant, de Karl Ove Knausgaard et de Pascal Quignard. Donner et recevoir. La poésie des humbles selon Erri De Luca...

Lorsque j'ai commencé d'écrire vraiment, il y a cinquante ans ou un peu plus, j'ai noté que le don de joie allait de pair avec le don des larmes. J'ai retrouvé cette double instance de notre présence au monde en percevant l'exceptionnelle capacité d'aimer le monde et les gens, et de s'en réjouir, chez l'écrivain Karl ove Knausgaard, qui pourrait être mon fils par l'âge comme le jeune écrivain Quentin Mouron pourrait être mon petits-fils par l'âge, et la non moins rare propension de Knausgaard aux larmes.
Le fils, dans La mort d'un père de Knausgaard, pleure quasiment du début à la fin de l'évocation de la triste fin de son père, qu'il a craint durant toute son enfance et détesté par la suite; et ses larmes d'enfant sont non moins omniprésentes dans Jeune homme, où il découvre à sept ans cet "autre ciel" qu'est l'amour d'une autre petite personne, fût-elle juste bonne à sauter à la corde, etc.

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La scène finale de L'Enfant des frères Dardenne m'a également touché en profondeur, qui voit l'abjection du jeune père (lequel a failli vendre son enfant pour se shooter) se noyer dans les larmes qu'il verse dans les bras de la jeune mère, et pas un mot de plus: rien que chialer.
En me préparant ce matin à descendre à l'hosto de Montreux - double intervention chirurgicale pas trop inquiétante on espère -, je me rappelle l’aube où je me suis réveillé dans le pavillon de traumatologie de l'ancien Hôpital cantonal de Lausanne, après l'accident de moto qui m'avait perforé une jambe et contusionné un peu partout, au milieu d'une salle où gémissaient une quinzaine de jeunes mecs tous bien plus atteints que moi, dont un garçon de vingt ans au sourire insoutenable, condamné à l'immobilité totale pour le restant de ses jours, et qui m'a fait pleurer sur son sort à lui alors que je murmurais les premières phrases de mon premier livre, composé en trois mois après ma sortie de cet enfer.
"Tu as chialé !", se moque un de ses compères lorsque Karl Ove sort de la classe où l'a retenu son institutrice pour lui reprocher de s'être moqué devant ses camarades du fait que le père de l'un d'eux a été retrouvé ivre mort la veille au soir devant la maison voisine.
Les larmes, pour un garçon, c'est la honte, mais c'est aussi la honte que nous inspire le monde.
Je reviens à ce qu'on appelle la meilleure littérature en posant maintenant, sur la table de chevet de ma chambre d'hosto, juste à l'aplomb du Montreux-Palace où Nabokov passa ses dernières années, le dernier livre de Pascal Quignard intitulé Les Larmes.

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On est toujours surpris avec cet écrivain sans pareil, comme avec tout vrai poète - je me le disais une fois de plus en lisant hier soir les brefs récits-poèmes d'Erri De Luca réunis sous le titre de Le plus et le moins , dont le premier raconte comment l'auteur napolitain a découvert la grisante joie d'écrire en rédigeant une composition immédiatement mal notée par son prof le soupçonnant de plagiat. Or le silence buté que le gosse à opposé à ce typique abus de pouvoir annonçait la lutte implacable qu'il mènerait en ses jeunes années de révolté, contre les autorités incarnant le fascisme en fin de course.
Pascal Quignard voyage à travers le temps et les mots, les sources et le sang avec une liberté prodigieuse qui fait miel de tous les savoirs savants et profanes. Je relève à l'instant cette sentence du prophète Jérémie faisant écho aux jérémiades de mon voisin de chambre: "Le coeur de tous les hommes est dépravé . Il est inscrutable. Qui pourrait le connaître".

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Quant à Erri De Luca, vieux fils sans enfants, il se dit qu'il n'a été bon dans sa vie, pour ses admirables parents, qu'à les avoir accompagnés tous deux jusqu'à la mort, sentinelle affectueuse: "Ils sont morts dans mes bras chez moi, au milieu des livres et des arbres plantés ".
Le père de De Luca, athée et socialiste, accepta pendant des années d'héberger des militants de Lotta continua poursuivis par la police. Aujourd'hui, dans notre pays de nantis, la police est sur le point de punir les mendiants, et ceux qui choisissent d'héberger des migrants passent pour de mauvais citoyens.
Je lis ces mots de Pascal Quignard dans mon lit d'hôpital entouré de grognards en uniformes chemises blanches à pois bleus: "Le cerf lape l'eau qui brille entre les cailloux de la berge puis il tombe sur ses genoux. Alors la déesse ouvre ses yeux noirs, plus noirs que les corneilles qui gardent le soleil. Elle pleure et c'est ainsi que tout rejoint cette eau qui va au lac sombre de l'Origine".

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Et dix heures après, dûment coupé et recousu tandis que le jour décline au-dessus du Montreux-Palace et de l'hosto de zone, cet envoi signé Erri De Luca: “Je suis pathétique, je le sais, c’est la faute des bistrots où chacun de nous a posé un jour son coude et s’est apitoyé sur son sort en riant jusqu’à la convulsion des abdominaux, à l’eau de vaisselle des larmes”.
Pascal Guignard. Les Larmes, Grasset, 2016, 214p.
Erri De Luca. Le plus et le moins, Gallimard, Du monde entier, 2016,194p.

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