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  • Ceux qui reprennent pied

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    Celui qui se rappelle que Mozart a écrit ses pages les plus lumineuses sans cesser de penser à la mort / Celle qui a compris ce que l’amitié n’est pas en lisant la Lettre à Lucilius de Sénèque / Ceux qui ont appris à garder les distances afin de se sentir plus proches de leurs vrais amis / Celui qui affirme (en russe dans le texte) que la fleur est le visage de la plante dont le fruit est l’intelligence / Celle qui ne communique vraiment que par l’odorat et la langue / Ceux qui se disent libérés sans qu’on sache bien de quoi ni eux non plus d’ailleurs / Celui qui s’entend bien avec lui-même en dépit (ou à cause) de diverses névroses obsessionnelles / Celle qui pense avec les mains et médite avec les pieds / Ceux qui ont l’impression d’exister plus sur Facebook où ils échangent à mort / Celui qui s’est longtemps demandé pourquoi l’homme souffrait tant du monde avant de s’aviser de cela que le monde souffre plus encore de l’homme / Celle qui affirme doctement qu’une femme de docteur doit être appelée Frau Doktor / Ceux qui se demandent si JE EST UN AUTRE les concerne aussi ou si ce n’est que pour les autres / Celui qui pose des questions et n'en retient rien / Celle qui aspire (comme le premier Nietzsche, n’est-ce pas) à se délivrer de soi / Ceux qui disent ce qu’ils ont à dire pour savoir ce qu’ils pensent / Celui qui revient toujours aux textes qui l’aident à vivre en le surprenant à tout coup ou juste pour l’ambiance ou le parfum enfin tu vois quoi / Celle qui convient ce matin (un nuage rose flotte sur l’Acropole) de cela qu’à Dionysos appartient la musique et sa force narcotique et à Apollon la bienheureuse évidence du mythe / Ceux qui ont assisté au colloque confidentiel (douze personnes) du philologue F.N. dont la conclusion revient à dire que l’œuvre d’art tragique naît de la fusuion du dionysiaque et de l’apollinien / Celui qui combat sincèrement son contre-monde de forces obscures voire obscènes mais pas tous les jours / Celle qui comme Prévert (taxé de con par Houellebecq mais à tort selon les ornithologues) estime qu’un oiseau symbolise mieux la liberté qu’un soulier ferré / Ceux qui subliment leurs fantasmes en écrivant des haïkus olé olé / Celui qui rappelle que la liberté de l’art ne s’obtient qu’au prix de l’art / Celle qui n’exprime vraiment ce qu’elle pense qu’en dansant / Ceux qui se rendent une fois de plus sur la montagne magique pour y écouter la flûte enchantée, etc.

    Peinture: Douanier Rousseau

  • Boualem Sansal visionnaire panique

     
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    Lecture de 2084 de Boualem Sansal, fable épique et satire tragique du totalitarisme « religieux ». Un roman dérangeant et nécessaire.

    Livre I (pp.1-73)

    Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente.

    Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait original et particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux.

    Plus précisément, le jeune protagoniste Ati (qui à 30 ans se sent pourtant déjà vieux), tuberculeux en fin de traitement en lequel on pressent illico un élément non aligné qui se pose des questions, apparaît aussitôt comme l’éternel (faux) naïf des contes picaresques, recyclé dans une tonalité contemporaine plus ironique qu’humoristique, en « innocent » kafkaïen .

    Or le monde environnant Ati évoque autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell,sans qu’on puisse parler d’influence ou de copie littéraire servile alors même que l’auteur joue à tout moment, par ironie autant que pour lui rendre hommage, avec certains aspects du roman d’Orwell, à commencer par l’invention d’un langage propre à l’Abistan, explicitement démarqué de la novlangue.

    L’Abistan en question, pays aux dimensions improbables, îlot de pureté entouré d’une Frontière au-delà de laquelle se trouve (?) l’Ennemi, est parfois assimilé à la planète entière, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est absolument sûr en Abistan, et d’abord ce que signifie le chiffre 2014.

    2014 correspond-il à l’année de naissance d’Abi (à ne pas confondre avec Ati), futur prophète du Tout-Puissant Yölah, ou bien est-ce en 2014 que le même Abi, à un âge qu’on ignore, a eu la révélation de la Toute-Puissance de Yölah, dont il est devenu le Délégué.

    Ce qui est certain, c’est que le jeune tubard Ati (à ne pas confondre avec Abi) a toujours été bercé par les formules incantatoires en vigueur en Abistan, telles que « Yölah est grand et juste, il donne et reprend à son gré », ou plus souvent « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », ou séparément « Yölah est patient », et « Abi est avec toi », repris par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion.

    Ce qu’il faut préciser alors, c’est que Yölah est le nouveau nom de Dieu offert aux générations futures par les instances supérieures de l’Appareil, des décennies après la dernière Grande Guerre Sainte, dite aussi le Char, dans l’Abistan enfin purifié de toute présence ennemie assimilable à la Grande Mécréance.

    Tout au long du roman, l’organisation à la fois très simple et très compliquée de l’Abistan sera décrite avec une foule de détails rappelant ceci ou cela au lecteur en dépit de l’avertissement initial de l’Auteur selon lequel tout cela n’a aucune espèce de réalité,- tout étant « parfaitement faux et le reste sous contrôle ».

    L’Appareil de l’Abistan est ainsi dominé par les Honorables et autres hiérarques de la Juste Fraternité, constituée de 40 dignitaires hypercroyants choisis par Abi lui-même.

    Une Administration pléthorique, on pourrait presque dire pharaonique (l’analogie avec l’Egypte ancienne se fera d’ailleurs dans la foulée), se trouve concentrée en la capitale de Qodsabad, mais il en sera question plus tard : quand Ati aura quitté le sanatorium pour un long périple caravanier, durant lequel il fera une rencontre décisive.

    Dans l’immédiat, le lecteur en apprend cependant un peu plus sur le système de surveillance généralisée et de répression qui ne cesse de s’exercer avec le concours de la population pratiquant la délation à haute dose au nom de Yölah et de son Délégué.

    « En Abistan il n’y avait d’économie que religieuse », apprend-on aussi, et bientôt on comprendra comment l’Appareil fait pisser le Dinar, pour parler trivialement,

    Pèlerinages incessants, rassemblements monstres, exécutions publiques plus ou moins massives sur le Stade devant des foules intéressées à tous les sens du terme, commémorations des innombrables victoires sur l’Ennemi, commerce de reliques fabriquées de manière industriellee : tout est bon dans ce système clos qui ne vise qu’à produire et reproduire de la peur et de la soumission.

     

     

    Est-ce à dire que la foi soit l’idéal absolu prôné par l’Appareil en Abistan ? Bien plutôt, une intuition soudaine fait comprendre à Ati qu’il n’en est rien :« Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion. Mais comme il est ridicule, impossible et dangereux d’interdire aux gens de croire à l’idée qu’on leur impose, la proposition est transformée en interdiction de mécroire, en d’autres termes le Grand Ordonnateur dit ceci : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent ».

    C’est au sanatorium, dans le premier des quatre livres du roman, que le noyau du doute a commencé de germer en Ati : « Quelque chose cristallisait au fond de son cœur, un petit grain de vrai courage, un diamant. »

    Moins que la religion, ce qu’il rejette est cependant l’écrasement de l’homme par la religion, et l’abjection à laquelle il a participé en espionnant les voisins et en faisant semblant de se soumettre.

    « Et, tout à coup, il eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et l'obséquiosité. Qui vivait pour rien, par simple obligation, par devoir inutile, un être mesquin capable de tuer l’humanité par un claquement de doigts ». C’est dans la forteresse de Sin, transformée après la Guerre Sainte en sanatorium où les poitrinaires ont été relégués, chassés des villes comme des pestiférés coupables de tous les maux du pays, qu’Ati a découvert à la fois la nature du Système et la vision, qu’il croit encore inatteignable, d’un autre monde.

    Or son voyage vers celui-ci va commencer…

    Livre II (pp.73 -115)

     

    L’originalité saisissante de 2084, qui distingue très nettement ce roman de la contre-utopie de George Orwell, rigoureuse et limpide dans sa construction et son économie narrative, c’est sa dimension monstrueuse et cauchemaresque, dans un espace à peu près incommensurable (les distances sont comptées en chabirs, et la traversée en diagonale de l’Abistan en compte plus de 50.000…) et une organisation générale et particulière connue des seuls Honorables, des grands maîtres de la Juste Fraternité et des cadres supérieurs de l’Appareil. Lorsque Ati quitte le sanatorium pour regagner la capitale de Qodsabad, distante de 6000 chabirs, c’est pour un périple qui va durer plus d’une année, dans un environnement désertique sillonné par des processions de pèlerins et des colonnes de camions porteurs de canons et autres lance-missiles. Or Ati ne sait encore que peu de chose de l’Abistan, en dépit de ce qu’il a entendu pendant son séjour, et c’est par bribes que le lecteur en apprend plus au fil du récit oscillant sans cesse entre une réalité renvoyant au monde que nous connaissons et un univers plus ou moins absurde. Sur la base d’un livre sacré genre Bible ou Coran, intitulée Gkabul, la vie en Abistan est entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien », est-il écrit dans le Gkabul (verset 618 du chapitre 30, comme chacun se le rappelle), de fait l’homme n’a rien d’autre à savoir que son bonheur est garanti par Yölah et Abi.

    Dans les migrations géantes observées par Ati durant son voyage, où voisinent des fonctionnaires de l’Appareil et des cortèges de théologiens et autres pèlerins cheminant d’un lieu saint à l’autre, l’on remarque aussi des femmes couvertes de la tête aux pieds de sombres burniqabs, contraintes de marcher loin en arrière des hommes tant elles dégagent d’aigre puanteur.

    Mais voici qu’Ati rencontre, en voyage, un certain Nas, archéologue de son âge qui lui dit avoir découvert un village antique jamais touché par la Grande Guerre sainte, dont la révélation de l’existence risque de bousculer l’édifice des dogmes vu qu’il semble plus ancien que le Gkabul et date probablement d’un temps antérieur à la naissance d’Abi , quand le nom de Yölah n’était pas encore apparu. Or cet épisode fait apparaître une première fois les terribles rivalités qui divisent les hiérarques de la Juste Frtarenité et de l’Appareil, et l’on enverra plus tard les conséquences. Quant à Ati, arrivé à Qodsabad, il va se lier avec un certain Koa, fils en révolte d’un éminent Honorable, qui a passé des années à lire les saintes écriture sans cesser, comme Abi, de se poser des questions.

    Tous deux se passionnent, en outre, pour la langue de l’Abistan, cet abilang que Koa a étudié à l’Ecole de la Parole divine. Dans un passage relevant de la conjecture para-scientifique, qui ravirait un Houellebecq ou un Philip K. Dick , renvoyant aussi à La Fabrique d’absolu de Karel Capek, Boualem Sansal prête à son héros une découverte, en matière de langage, qui va bien au-delà du paradoxe. Evoquant la manière dont « les paroles chargées de la magie des prières et des scansions répétées à l’infini s’étaient incrustée dans les chromosomes et avaient modifié leur programme », Ati a la révélation « que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire »… Si l’on en reste là, sous couvert d’ironie cinglante, sur l’observation « scientifique » de l’abilang, Ati va mesurer le pouvoir effectif de cette novlangue sur les multitudes au moyen de formules ressassées inlassablement, telles : « Le mensonge c’est la vérité », ou « La logique c’est l’absurde », ou encore « La mort c’est la vie », etc.

    Autre observation carabinée, à caractère sociologique, marquant l’exploration, par Ati et Koa, du ghetto de Qodsabad : le fait que cette cour des miracles en forme de dédale où grouillent tous les déchets de la société, mécréants de toute sortes, éléments asociaux et autres femmes exhibant impudiquement leurs visages, soit en même temps un quartier d’intense et lucratif commerce que l’Appareil se garde de « nettoyer ».

    C’est par ailleurs de son odyssée en ce monde interdit qu’Ati rapporte la preuve qu’un anti-Système cohérent se perpétue dans le ghetto, une « culture de la résistance, une économie de la débrouille ».

    « Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs, mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaisssables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c’est-à-dire qu’elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux,elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue,en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l’ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles saveint prendre du temps pour s’adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu’une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu’ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C’était la vie à l’envers ».

    Comme on le voit dans cet extrait, la prose deBoualem Sansal n’est pas toujours la plus fine, le conteur pratiquant lesouffle et l’énergie « dans la masse » plus que le style châtié. Maispeu importe : la vision du roman, et sa substance lestée de sens, lemélange vertigineux de lucidité et de délire imaginatif, de révolte et d’espoir, fondent la beauté sans fioritures et l’urgence de 2084.

    Livre

    3 (pp.119- 210)

    « L’amitié, l’amour, la vérité sont des ressorts puissants pour aller de l’avant, mais que peuvent-ils dans un monde gouverné par des lois non humaines ? »

    À cette question posée en exergue du troisièmelivre de 2084, il sera répondu de façon de plus en plus explicite, avecl’exposé des méthodes coercitives employée par l’Appareil afin de briser lamoindre velléité d’émancipation., sous prétexte de participer à laconsolidation d el’harmonie générale.

    C’est ainsi qu’Ati a subi un interrogatoire serré par le Comité de la santé morale (Samo), sommé de faires on autocritique en bonne et due forme avant de s’entendre dire par les juges.« Va souvent au stade pour apprendre à châtier les traîtres et les mauvaises femmes, parmi eux se trouvent très certainement des adeptes de Balis le Rénégat, prends plaisir à les châtier. »

    Dans le même espreit de salubrité collective,quelques milliers de prisonniers seront exécutés au même stade sanglant(« du renégat, du de la canaille, du fornicateur, des gensindignes ») après quarante jours de liesse populaire marquant la prétenduedécouverte d’un nouveau lieu saint où l’on annonçait d^’ores et déjà lepèlerinage de millions de pénitents : « Les réservations étaientprise pour les dix prochaines années. Tout s’était emballé, les genss’énervaient, les prix flambaient, ceux des burnis, des besaces, des baboucheset des bourdons atteignaient des niveaux fous, la pénurie menaçait. Une èrenouvelle était en route ».

    Il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev,dans L’avenir radieux, ou du Swiftdes Voyages de Gulliver.

    Est-ce à dire qu’il exagère ? Et comment ne pas se rappeler les très récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, à la punition de laquelle l’ami d’Ati, Koba, est supposé participer en tant que Pourfendeur ?

    On pense aussi au terrifiant Metropolis deFritz Lang, ou au Château de Kafka, en pénétrant ensuite, avec Ati et Koa, dans le centre vital hyper-sécurisé de l’Abigouv: “La Cité de Dieu était un ensemble architectural comme on ne peut imaginer, c’était labyrinthique et chaotique à souhait, cela a été dut. Et impressionnant: entre ses murs se concentrait la totalité du pouvoir de l’Abistan. Selon Koa, qui s’y connaissait un peu en histoire ancienne, la Kiiba de la Juste Fraternité était la copie de la grande pyramide de la vingt-deuxième province, le pays du Grand Fleuve blanc. Le Livre d’Abi apprenait aux croyants que sa construction étaient un miracle accompli par Yölah lorsqu’en ces temps lointains il n’avait d’autre nom que Râ ou Rab ».

    C’est pourtant dans ce cadre hautement paranoïaque que les compères Ati et Koa vont rencontrer un personnage en rupture apparente complète avec les coutumes vestimentaires de l’Abistan, vêtu d’étranges pièces d’habillements aux noms bizarres de pantalon ou de chemise, complétés par des souliers étanches…

    Or le même Toz, collectionneur d’objets plus insolites les uns que les autres tels que chaises ou bahuts, tables ou bibelots, évoquera tout un monde disparu aux jeunes compères, leur parlant même d’une entité énigmatique au nom de Démoc ou peut-être Dimouc (« démo…démoc…démon ») dont le seul nom fait encore figure d’incongruité alors même qu’Ati se demande qui peut bien être ce Toz par lequel une porte secrète s’est ouverte en lui.

    Et avec celle-ci, ce sera l’intranquillité assurée. « Une fois lancée, la machine du doute ne s’arrête pas. En peu de temps, Ati se trouva assailli par mille questions inattendues »...

    (A suivre...) 

    Boualem Sansal, 2084. Gallimard, 273p.

  • What's new Mister Rushdie ?

     

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    Salman le magnifique

    Brûlot illisible que Les versets sataniques de Salman Rushdie ? Non :roman baroque, fascinant ! Retour en 1989...

     

    Tout a été dit sur Les versets sataniques de Salman Rushdie, tout et n’importe quoi, s’agissant de gens qui n’en avaient pas lu la première ligne. 

     

    5fc2be0e-cd01-11e1-9950-d358ffddeef2-493x528.jpgDepuis le début de l’affaire Rushdie, une sale petite rumeur, dont il serait intéressant de débusquer l’origine, poursuivait sa basse besogne de sape : comme quoi Les versets sataniques étaient « un livre illisible » et de surcroît « à peuprès nul sur le plan littéraire ».

     

    Ne craignant pas le ridicule, les colporteurs de telles petites phrases empoisonnées présentaient Salman Rushdie comme un inconnu alors que Les enfants de minuit, son deuxième livre, obtint en 1981 le Booker Prize, plus importante distinction de la scène littéraire britannique, que La Honte fut consacré à Paris, en 1984, par le Prix du meilleur livre étranger, que l’écrivain est traduit dans le monde entier et que Les versets sataniques ont été salués, en Angleterre et aux Etats-Unis, comme son meilleur livre.

     

    Unknown.jpegLivre «illisible » que Les versets sataniques ? Pas plus que les romans de Garcia Marquez ou de Günter Grass, de Vargas Llosa ou de Nabokov ! Mais pour être honnête, reconnaissons qu’il n’est pas facile. Roman du choc des cultures et du melting-pot des langages, il est tissé de références et d’allusions dont toutes ne sont pas compréhensibles du premier coup, notamment en ce qui concerne les rêves mystiques d’un des deux protagonistes. En outre, l’invention verbale qui caractérise son écriture profuse, voire parfois touffue, ne passe pas toujours très heureusement dans notre langue analytique, et d’autant moins que la traduction accuse des  faiblesses. Enfin, le passage incessant du réalisme au fantastique ne peut que désorienter un lecteur formé au rationalisme occidental. Cela étant, moyennant un petit effort d’adaptation, le lecteur attentif aura tôt fait de reconnaître, dans ce roman picaresque mêlant poésie et satire, étude de moeurs et débat philosophico-religieux, fresque sociale et quête d’identité, une ouvred’envergure prenant place au premier rang de la création littéraire contemporaine.

    Les deux lignes de force du roman suivent les tribulations des deux protagonistes, tombés du ciel aux abords de Londres à la suite de l’explosion d’un Boeing revenant de Bombay et détourné par des terroristes.

     

    Le premier de ces deux personnages, Gibreel Farishta, est une vedette du cinéma« théologique » indien, spécialisé dans les rôles de dieux hindous, qui a perdu la foi à l’occasion d’une grave maladie et se trouve hanté par moult visions mystique à la suite de sa chute considérable. Et quant au second compère, Saladin Chamcha, c’est un « assimilé » qui a fait ses écoles en Angleterre avant d’y devenir acteur-bruiteur (il prête sa voix aux pubs télévisées) au risque de déplaire à son formidable paternel, riche marchand de bouse industrielle et fondu en superstition religieuse.

     

    Une fois brossés les portraits savoureux de ces deux personnages, dans les splendides cent premières pages, l’auteur fait ensuite alterner le récit des mésaventures de Saladin dans une Angleterre thatchérienne qu’il ne ménage pas plus que sa « chère et maudite Inde » natale, et les rêves délirants de Gibreel, lesquels nous transportent d’une ville imaginaire du désert à un pèlerinage à La Mecque…

     

    Quant au dernier chapitre du roman, il est consacré aux retrouvailles de Saladin (double partiel probable de l’auteur) et de son père. Sans donner dans la sentimentalité facile, Salman Rushdie exprime alors les sentiments contradictoires, voire déchirants, de celui qui est allé jeter ailleurs ses racines sans renier sa terre d’origine, avec un mélange singulier d’humour et d’émotion qui nous le rend très attachant.

     

    Rendre compte en quelques lignes des 585 pages de ce livre foisonnant est évidemment une gageure. Se lecture est une traversée parfois déroutante, mais captivante pour l’essentiel.

    Salman Rushdie, Les versets sataniques. Christian Bourgois, traduit de l’anglais par A. Nasier,alias (sic) F. Rabelais.

     

    Salman le maudit

    Sur un malentendu d’époque.

     

    À quoi tient la condamnation à mort de Salman Rushdie ? À lire Les versets sataniques, dont le titre n’est d’ailleurs guère représentatif de l’ensemble du livre, nous n’y aurons vu qu’une qu’une charge lancée contre les aspects dégradés d’une religion et ses faux prophètes, la superstition la plus primaire et ses manifestations aberrantes.

     

    Rushdie blasphémateur ? Sans doute s’en prend-il aux dieux imposteurs et à tel Imam en exil obsédé par la pureté, qui spécule sur la haine de son peuple à l’encontre d’un pouvoir abusif. Mais ce n’est là qu’un aspect des Versets sataniques, qui en appellent explicitement à plus de lucidité et de générosité.

     

    Or, avez-vous lu Sade, conchiant le christianisme ? Avez-vous lu Voltaire en son Dictionnaire philosophique ? À côté de ceux-là, Rushdie fait figure de galopin !

     

    L’évidence, c’est qu’on voudrait faire taire ce fils maudit, trop intelligent pour se tenir à carreau, trop instruit et brillant, trop ouvert à la complexité du monde et à la ressemblance humaine.

     

    On ne supporte pas que Rushdie attaque, en moraliste libre penseur, l’obscurantisme intégriste autant que la décadence occidentale. On n’admet pas que la littérature dame le pion aux catéchismes, quels qu’ils soit, ou aux prises de positions étroitement politiques.

     

    Voici donc l’homme à abattre : le défenseur des minorités qui prêche la tolérance et lacompréhension entre les hommes et leurs cultures. En un mot : le traître. En deux mots : notre ami.

     

    Fanatiques et crétins

    Sur la réception du livre en sa traduction française.

    Il y a deux façons de liquider un écrivain mal-pensant. Soit par l’élimination physique, soit en attaquant son œuvre par dénigrement systématique. 

    De l’inquisition catholique aux tyranneaux d’Amérique latine, en passant par les censures communistes, la première méthode autant que la seconde ont fait leurs preuves.

    En réclamant la tête de Salman Rushdie, feu l’ayatollah Khomeiny ne faisait qu’appliquer, une fois de plus, sa logique meurtrière d’inspiration divine. Bien entendu, les bonnes pâtes que nous sommes ont de la peine à se faire à cette rigueur intégriste,mais enfin on peut comprendre la Raison supérieure de l’Imam, tout en la combattant.

    Si la condamnation à mort de Salman Rushdie relève du fanatisme, la campagne de calomnie visant la qualité des Versets sataniques n’a pu se développer qu’avec l’appui d’une forme de crétinisme typiquement occidental. Je l’ai pas vu, je l’ai pas vu, mais je sais de quoi je parle !

    Ainsi, de Libération à nos journaux, certains ignorantins ont-ils véhiculé la bourde selon laquelle Salman Rushdie n’était qu’un obscur inconnu (pour eux évidemment) dont l’œuvre ne valait pas tripette. Et leur abjecte conclusion : sa condamnation à mort ? Sacrée publicité ! Quel coup de pot !

    Mais passons sur ces démonstrations d’imbécillité méprisante évidemment teintée de racisme (aurait-on traité ainsi un Günter Grass, un Michel Tournier ou un Garcia Marquez, dont l’auteur des Enfants de minuit est au moins l’égal ?), et jugeons plutôt sur pièce :c’est la seule façon de rendre justice à un homme menacé et à son fabuleux roman.

     

    Nota bene : Ces textes ont paru dans La Tribune-Le Matin, quotidien romand, en date du 25 juillet 1989. L’édito intitulé Fanatiqueset crétins répondait directement à une chronique de mon voisin de bureau, un certain Edgar Schneider en fin de course dans notre journal après sa carrière d’échotier mondain. Dans un carnet du 20 juillet, j’avais écrit :« Cet imbécile d’Edgar Schneider ose parler ce matin du « talent littéraire nul » de Salman Rushdie, sans avoir jamais ouvert le moindre de ses livres. Plus encore : il insinue que Rushdie aurait sciemment cherché à faire parler ainsi de lui par seul appât de la publicité et du gain. Tout ça qui me répugne plus encore que la fatwa…

     

  • Le verbe en verve

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    Chemin faisant (128)

    Génie des noms. – Proust a évoqué mieux que personne la magie et la musique des noms de France noble ou populaire, et Paris en a été de tout temps, et en reste aujourd’hui, un prodigieux creuset.

    J’ai quitté ce matin la rue de la Grande Chaumière pour me retrouver à la Butte-aux-Cailles en remontant la rue des Cinq Diamants. Je ne sais ce qui m’a amené un jour dans ce quartier un peu décentré du XIIIe arrondissement cher à l'ami Pierre Gripari : peut-être ce seul nom détourné, sur l’enseigne d’un café récent, en Butte-aux-piafs, ou peut-être le désir de voir à quoi ressemblait la place Paul Verlaine, au milieu de laquelle un puits de l’eau la plus pure, tirée de plus de six cents mètres de profondeur, filtrée par les sables et réchauffée par les entrailles de la terre mère, désaltère et garantit, aujourd'hui encore, longue vie aux gens du quartier ?

    IMG_1898.jpgVannes de Gavroche. – Depuis les premiers graffitis rabelaisiens adornant les trop sorbonnicoles ou sorbonnagres murs du temple dela scholastique, relancés de générations en générations depuis Alcofribas Nasier jusque sur les barricades de la Commune et du Quartier latin en mai 68 où l’on crut bon de réaffirmer que « les murs ont la parole », le Gavroche parisien n’a cessé de réinventer l’art de la vanne ou du horion, du lazzi ou de la pique signifiant pis que pendre, et c’est avec certain ravissement que j’ai vérifié ces jours, dans ces quartiers point trop touchés par l’aplatissement et l’avachissement du luxe ou de la fonctionnalité bétonnée, entre le Montrouge de Robert Doisneau et le Ménilmontant de Carné et Prévert, moult inscriptions murales réjouissantes et autres saillies verbales ou graphiques.

    IMG_1907.jpgGouaille des murs. - Loin de moi l’intention de me la jouer Jack Lang en donnant trop de galon bourgeois à l’art du tag, qui n’en demande pas tant, mais le fait est que les murs parlent, et pas que dans les quartiers dits pittoresques; et j’ai gardé comme une relique la petite photo que m’a envoyée un jour mon ami Thierry Vernet, d’une inscription en grandes lettres sur un mur des hauts de Belleville : LES MURS DE BABYLONE NE NOUS FONT PLUS BANDER ; surtout m’a épaté, pour en revenir à la Butte-aux-Cailles, la foison de peintures punkoïdes d’une fantaisie brute qui se retrouve désormais un peu partout, de l’Italie de Ceronetti au Bronx de Basquiat, mais avec ce ton Titi propre à Paname...

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    Images: JLK

  • Ceux qui font révérence à la vie

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    Celui qui se convertit tous les matins / Celle qui attire la lumière / Ceux qui méditent jusque dans les encombrements du Centre des Affaires / Celui qui active ses glandes salivaires en songeant à l'avenir de son fils adoptif Zébulon / Celle qui pense en termes de cycles / Ceux qui en ont assez de s’abaisser / Celui qui ressent à fleur de peau les ondes néfastes diffusées par les voyageurs de l'autobus de ceinture No 33 / Celle qui se met dans la peau des autres / Ceux qui ont des problèmes de peau / Celui qui vit Cézanne comme une polyphonie silencieuse / Celle qui va découvrir Naples / Ceux qui se sont enfin rencontrés / Celui qui gère son angoisse (dit-il) / Celle qui cherche toujours un petit coin de ciel bleu / Ceux qui ne se remettent pas d’une séparation / Celui qui égrène son chapelet devant le Temple du Sexe / Celle qui pense être libérée à mort / Ceux qui font régner le froid dans les assemblées paroissiales et les clubs de bridge / Celui qui ne sort jamais sans son carnet de notes / Celle qui appelle Paul Eluard : grain d’elle / Ceux qui se positionnent au niveau du groupe / Celui qui ne signe jamais ses tableaux / Celle qui aime les vieillards pensifs / Ceux qui se retiennent de moucher les idiots / Celui qui sent l’indulgence le gagner dès 5h. du matin / Celle qui chante toute seule / Ceux qui économisent pour leurs petits-enfants / Celui qui se sent prêt à LA rencontre de sa vie / Celle qui savait que Jean-Marcel la suivrait au bout du monde / Ceux qui errent entre les tombes / Celui qui pense sérieusement que la vie est un gag / Celle qui va de musée en musée / Ceux qui voient partout 12747975_10208756673381047_7998716030541632661_o.jpgl’Ennemi, etc.10371727_10208744563758314_5107644379540374706_n.jpg12747529_10208756672141016_7687205135699972988_o.jpg

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  • Déchéance et rédemption

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    Chemin faisant (127)

    Le clodo et la fille merveilleuse. - Comment ce pauvre type en est-il arrivé là ? me demandais-je hier soir, sur le quai du métro à la station Montparnasse-Bienvenüe, en observant un vieux béquillard en pauvre camisole trouée et le bas du corps dissimulé par une espèce de méchant pardessus, sous lequel j’entrevis bientôt des fesses nues tandis que se répandait une immonde odeur d’aigre pissat dont le filet s’étendait au pied du personnage.

    Mais quelle histoire était donc la sienne ? me dis-je à l’instant en pensant au protagoniste de la Fable d’amour d’Antonio Moresco,vieil homme perdu, autre « déchet humain » en guenilles et à la rue, qui ne se rappelle même plus ce qu’il a été avant sa déchéance : armateur ou champion automobile, savant ou grand écrivain ?

    Georges Simenon, qui les connaissait bien, affirmait que nombre de clochards, notamment à Paris, se retrouvent à la rue par choix et parfois plus que par nécessité. J’y resongeai ces jours en croisant plusieurs fois le regard éperdu d’un tout jeune SDF à quelques pas de la brasserie La Coupole, auquel j’ai filé la pièce sans penser un instant, pour autant, qu’il était là par choix. Une chose est en effet de se trouver au bout du rouleau après une vie plus ou moins ratée, et tout autre chose d’être down and out à vingt ans et des poussières…

    12517031_10153393462053105_495534322_o.jpgCe qui est sûr, c’est que le béquillard compissé de Montparnasse-Bienvenuë, hier soir, n’attirait que des regards dégoûtés ou réprobateurs, tandis qu’un ange a été envoyé au désespéré de Fable d’amour, sous l’aspect d’une « fille merveilleuse » qui l’aborde un jour et l’enjoint de la suivre, l’emmène dans son petit chez elle et s’affaire longuement, après l’avoir aidé à se dépouiller de ses hardes puantes, à le laver et le rincer, gratter ses croûtes et traquer ses poux et autres morpions, tout ça au fil d’une scène d’une saisissante pureté – mais ou frères et sœurs CELA existe...

    Panopticon.jpgLe voile et le sabre. – Ce qui est moins sûr, à mes yeux en tout cas, c’est que le Dieu des islamistes radicaux existe.
    Du moins est-ce ce que j’aurai pensé, une fois de plus, en assistant hier à la projection du film Salafistes, rue Monsieur-le-Prince où vécut un certain Blaise Pascal, n’y entendant parler que d’un potentat céleste ordonnant surveillance et punition, dénonciation du moindre péché des autres (les pécheurs sont toujours les autres, surtout quand ils sont de nature intrinsèquement impure, tels les femmes ou les homos) et châtiment sévère mais juste : la main du voleur tranchée pour son bien, les femmes fouettées ou lapidées en public, les homos précipités du haut des murs et pour tous autres mécréants aux yeux de ce Dieu-là (ou plutôt à ceux de ses prétendus fidèles), pour leur bien aussi cela va sans dire : le sabre ou la balle dans la nuque.

    Or on l’aura remarqué dans la foulée : pas une femme dans Salafistes, saufquelques-unes aussitôt sommées de se voiler, ou cette unique maligne Malienne sûrement sorcière - mais que deviendrait en ces lieux la « fille merveilleuse » du vieil Antonio ?

    La voix de Maliga . – La vieille Maliga, du fond de sa cambrousse camerounaise, pourrait peut-être répondre à cette question vu qu’elle a gardé, sous son cuir tanné par les années et les épreuves, son coeur de « fille merveilleuse ».

    Cette Maliga-là, qui ponctue ses discours de « voiiiilààà ! » comme personne, je l’ai d’abord rencontrée dans un manuscrit que m’avais fait lire mon piaffant poulain littéraire connu sous le nom de Max Lobe - alias Maxouille dans les bas-quartiers et autres mauvais lieux de la cité de Calvin, ou pour moi Maxou l’Bantou -, et voici que sa voix me revient, au détour des rues de Paris, ou sur l’esplanade des Tuileries où ses frères ou cousins vendent des petites Tours Eiffel et autres colifichets, par ces Confidences qui mêlent vie bonne et colère, douleur profonde et chansons, pleurs et zumba…

    La voix de Maliga, c’est la voix de l’humanité dépouillée des trop beaux atours de la rhétorique et des masques jetés sur les faits avérés, des mensonges des idéologues et des histoires arrangées au nom des Grandes Idées non incarnées et autres dieux manipulés par les pouvoirs divers.

    Citant L’énigme du retour de Danny Laferrière, Max le Bantou fait sienne cette observation qu’à mon tour je fait mienne en errant dans mes souvenirs parisiens d'une cinquantaine d'années, avant de regagner le bord de ciel où m’attend ma bonne amie Lady L : « On naît quelque part, si ça se trouve, on va faire un tour dans le monde, voir du pays comme ondit, y rester des années parfois, mais, à la fin, on revient au point de départ »…

    Antonio Moresco. Fable d'amour. Traduit de l'Italie par Laurent Lombard. Verdier, 124p.
    Max Lobe. Confidences. Zoé, avec une lettre d’Alain Mabanckou en postface, 284p. ,2016

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  • Retour à Montparnasse

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    Chemin faisant (126)

    D’un rêve l’autre. – Rien n’aura été noté de ce premier séjour, mais ce doit être autour de Pâques 1961 que, pour la première fois, j’ai découvert Paris avec mes parents et un oncle sémillant, réalisant un début de rêve bohème dans la foulée de ces adultes à la fois timides (surtout mon père), inquiets de la dépense (ma mère en particulier) et plus ou moins décidés à s’en payer une tranche (mon oncle y poussant) à telle ou telle table ou dans quelque caveau de chansonniers – seul l’oncle se risquant à évoquer le Moulin Rouge, sans trop insister. Or je pensais déjà, quant à moi, à un tout autre Paris.
    Des fenêtres de la seconde classe du train, le spectacle de la France de l’époque m’avait impressionné par ses derniers vestiges de destruction de la guerre, et la chambre qu’avait réservée mon père à Suresnes n’était guère du genre romantique, réalisant le genre de la thurne pour commis-voyageurs à la Simenon, aux fenêtres donnant sur un canal malodorant et dont ma mère avait relevé la propreté douteuse, en tout cas sous les lits...

    Utrillo_Lapin agile-sous-la-neige.jpgUtrillo, poète des vieux murs.- Cependant le Paris dont je rêvais alors tirait bel et bien son charme de ces aspects décatis qu’avait évoqués « mon » peintre préféré d’alors, ce Maurice Utrillo dont les toiles chantaient les murs lépreux ou noircis, les humbles ruelles ou les rampes poussiéreuses ou verglacées des hauts de la Butte que sommait la coupole vaguement hindoue du Sacré-Cœur.
    Tel était aussi bien le vrai Paris à mes yeux :le Paris de Verlaine et du Lapin agile, de Cendrars à Montparnasse et des rapins de la Grand Chaumière dont ma première veste en velours côtelé marquait mon désir encore discret de leur ressembler…

    6db1c17a077a60a32e2853c3bd2eca74.jpgMon Paris rêvé s’était nourri, en outre, entre douze et treize ans, des milliers de vers de Baudelaire et Verlaine, Rimbe aux semelles de vent, Jammes avec deux m et Laforgue, Apollinaire et autres Torugo, que j’avais mémorisés le Diable sait pourquoi et qui me revenaient à travers Brassens et Léo Ferré dont mes chers parents s’effarouchaient de la verdeur mal peignée - enfin quoi l’Artiste à mes yeux se devait de crever la dalle et se répétait, à l ’instar du Rodolphe de La Bohème,« Dans ma soupente /on a la gueule en pente »…

    Villa des artistes. – Un siècle plus tard le cliché du Montparnasse bohème peut sembler aussi éculé que celui de Montmartre, mais je n’en démords pas quant à mon rêve, et je me réjouis de retrouver ce soir, rue de la Grande chaumière, dans les couloirs de l’hôtel aux motifs recyclant tous les grands noms de l’art et de la poésie, de Magritte à Nicolas de Staël en passant par Man Ray et Modigliani, Miller et Fitzgerald, ma carrée anthracite au plafond stellaire annonçant la couleur sur la porte avec cette citation de René Magritte : « Rien n’est confus sauf l’esprit »…

    C’est pourtant l’esprit clair que nous aurons passé la soirée, avec mon compère le Savoyard, rencontré sur Facebook et avec lequel nous échangeons depuis de semaines par Messenger, à une table de cet autre mythe survivant que figure la Brasserie La Coupole où nous nous sommes retrouvés pour la première fois en 3 D avant de nous régaler de foie de veau au Banyuls arrosé de Brouilly, en parlant du New York de Céline et de tant de nos lectures (je lui ai fait découvrir Christoph Ransmayr et il m’a révélé Antonio Moresco) qui n’en finissent pas de revisiter les mythes millénaires et de le revivifier - de nous faire vivre les 5000 vies, ajoutées à la nôtre par les livres, qu'évoquait un certain Umberto Eco...

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  • Un autre Paris

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    Pour un plat de lentilles.- J'étais censé me montrer un peu social ce soir à Paris, n'était-ce qu'à participer une heure durant à une festivité littéraire en un Centre culturel officiel de l'espèce que j'exècre viscéralement depuis et pour toujours, et pourtant non: mes ailes n'ont pas voulu m'y porter, mes rotules rouillées ont gémi et mon âme s'est rebiffée, de sorte que je me suis fait porter pâle en termes évasifs pour mieux repartir de par les rues et les quais et les places et les jardins et les cours et les galeries, de librairie en librairie et d'une fontaine à l'autre, revenant à la rue de la Félicité de mes jeunes années ou les cafés algériens sont devenus chinois, traversant le parc Monceau plein d'enfants à gouvernantes stylées, redescendant vers la Seine puis la rue de Seine en suivant imaginairement en fin de journée la claudiquante silhouette de Paul Léautaud aux cabas remplis de pain sec et de tripes variées pour ses vingt chiens et ses trente chats, jusqu'à cette brasserie jouxtant le jardin du Luxembourg où j'ai fait station et me suis commandé un petit salé au lentilles qu'arroserait bien un pichet de Brouilly - je me rappelai le "haricot bien gras de Molière", et bien assis, loin de nos sociables gendelettres du Centre culturel fameux, je repris la lecture des Divertissements de Marcel Jouhandeau consacrés notamment au plus fraternel des grand écrivains de France non pédante, à savoir Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière.

    L'oeil du peintre. - Le même Jouhandeau note, à propos de La Bruyère, ceci qui m'a rappelé, en 1974, la découverte du peintre polonais Josef Czapski à la Galerie Lambert, et ce choc précisément décrit: "Quand on a visité une exposition de peinture et que le peintre, dont on vient d'admirer les toiles, a une grande personnalité disons une optique à lui, une vision des choses et des gens qui lui est propre, longtemps (c'est plus fort que soi) on en reste imbu, au point que tout ce qu'on voit se déforme, se conforme à la mode, disons, se modèle sur ce qu'il verrait à notre place".
    Or c'est, très exactement, ce que j'aurais ressenti après avoir vu cette première exposition du peintre polonais aux cadrages tellement inhabituels et aux couleurs si véhémentes nous révélant comme une nouvelle image de la réalité la plus ordinaire, à commencer par celle des rues et des quais de métro de Paris.

    Floristella7.jpgLe réel transfiguré.- Depuis lors nos regards se sont multipliés, puisque ma bonne amie partage ma passion pour Czapski et son ami Thierry Vernet: les toiles que nous possédons de ces deux-là nous font mieux voir par leurs regards et, chaque fois que nous sommes à Paris ou en Provence, en Italie ou dans nos régions lémaniques où tous deux ont passé, nous voyons des Czapski et des Vernet, sans compter les Stephani que nous a laissés la compagne de Thierry.
    Enfin voici que, revenant ce soir de la Brasserie du Luxembourg, je croise un passant solitaire à longue pèlerine rouge et lourde écharpe vert électrique dans le plus pur style Czapski, avant de découvrir une brumeuse enfilade de rues nocturnes dont l'ombre bleu sombre est comme mouchetée de flammes oranges, tout à fait dans la manière de Vernet - et je me promets dans la foulée de me pointer demain au Jardin des plantes, où je sais que m'attend une vision de Floristella...

    Peintures: Thierry Vernet, Josef Czapski, Floristella Stephani. Portrait de Paul Léautaud.

  • Temps présent

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    Notes de l'isba (29)

    Le bunker. - J'ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j'ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l'Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés. Vraiment l'horreur: tout ce que je déteste !

    Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table d'une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l'horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour d'une table de verre au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l'un de l'autre pour bien montrer l'union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l'enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d'adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d'insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l'épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de famille - l'idée d'avoir à vivre avec de telles gens, l'idée d'être un teenager dans cette prison vitrée et d'avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil !

    En tout cas je l'ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite et d'être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu'il leur arrive quelque chose à ces malheureux !


    Webcams & Co. - C'est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l'heure qu'il est, et qui m'intéresse par tout ce qu'il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu'ils se montrent en même temps qu'ils se voient, et que c'est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact - tu me skypes, etc.

    Cependant l'usage de la webcam s'est tellement banalisé qu'elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l'ordinateur, non sans conséquences il me semble.

    3749433730.jpgL'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là.

    Le reste du reportage, non sans un certain voyeurisme - mais comment montrer quoi que ce soit sans imager de tels faits ? -, situait bien cette relation particulière dans un contexte d'extraordinaire frustration propice à tous les malentendus, renvoyant évidemment à un passé terrible et à un présent qui ne l'est guère moins, et défiant tout jugement moral. Or, dès les première séquences de ce reportage, concernant tout particulièrement le Cameroun, j'ai envoyé un SMS à mon ami le Bantou, qui m'a répondu, en fin de soirée, qu'il avait vu le chose et en savait gré aux gens de Temps Présent.


    1634203791.jpegFaits et fiction. - Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?

    Mon ami le Bantou, alias Max Lobe, a précisément répondu en écrivain à cette question, et cela m'a rempli de gratitude. Une semaine auparavant, il me parlait de sa lecture de Jean-Luc persécuté de Ramuz, que je lui avais filé, et ses observations précises et personnelles, comme celles que lui a inspiré la lecture d'Aline, dont le sort tragique l'a également touché, m'ont rendu courage sur fond d'indifférence généralisée ou de platitude littéraire chez nos gendelettres .

    Et voilà que Max m'envoyait une nouvelle pleine de tendre rage, intitulée La couleur du malheur et directement inspirée par l'émission de Temps Présent qui traduisait, de l'intérieur, le désarroi et la colère de la fille d'une Noire marquée au sceau du mépris et de la maltraitance, en prenant le contrepied du discours lénifiant des belles âmes compatissant pour se donner bonne conscience, afin de mieux nous confronter, de l'intérieur, à la réalité des faits ressaisie par l'émotion...

  • Humour de saison

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    Notes de l'isba (28)

    Retour à Chaval. - Il fait gris, il neige en février, on caille, bref c'est le bonheur: ainsi parlerait Chaval.


    D'ailleurs la façon suppliante de notre fox Snoopy de nous réclamer une première miette matinale nous y pousse après vingt jours de séparation : il faut revenir au chien, donc à Chaval. Ensuite on pourra revenir à Chardonne, pour le style, ou à Scott Fitzgerald pour les moires de bonheur et pour Gatsby qui reste magnifiquement stylé lui aussi.

    Désespoir de façade. - Jacques Chardonne, qui emprunta son nom de plume à un village vigneron de nos environs, fut le styliste par excellence, évitant l'adjectif et toute fioriture ou pittoresque, toute boursouflure romantique surtout, pour mieux filer l'ellipse et la formule. Ainsi: "Les hommes ne sont pas désespérés. Ils jouent au désespoir". Valable pour beaucoup de nantis repus. Et Vialatte d'ajouter: "Parce que c'est excitant".

    AVT_Chaval_1659.jpegChaval était, pour sa part, un authentique désespéré, comme souvent les vrais humoristes, et d'autant plus drôle alors qu'il a payé de conséquence. S'est-il pendu ou tiré une balle ? Je ne me le rappelle pas, mais ce qui compte est le paraphe.
    Ah oui je me le rappelle pourtant: Chaval s'est suicidé au gaz dans sa cuisine quatre mois avant Mai 68, non sans avoir averti l'éventuel visiteur par ce billet punaisé à sa porte: Attention, danger d'explosion. Question de style, là encore...

    Et Dieu là-dedans... - Chaval a su montrer le Chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel. Or notre fox Snoopy atteint l'âge où l'on peut commencer de s'inspirer de bons exemples en matière de civisme, avant d'accéder à la ferveur religieuse que manifeste parfois l'autruche, parfois contrariée aussi comme le montre Chaval dans son Prêtre refusant la communion (Dieu sait pourquoi) à une autruche sincèrement catholique.

    Chaval 7.jpgÀ ce même propos, Chaval montre un Envoyé de Dieu renvoyé à l'expéditeur, avec la caisse ad hoc conçue à cet effet. On voit par là combien il lisait dans l'avenir, tant les envoyés en question se multiplient de nos jours.
    C'est en tout cas ce que remarque Benoît Duteurtre dans ses épatantes Polémiques, où il fait le compte de ses camarades de lycée ou d'université naguère indifférents ou sceptiques, en matière religieuse, et soudain se découvrant envoyés du Seigneur monothéiste à triple visage. Et cet autre humoriste, plus débonnaire à vrai dire que Chaval mais non moins sérieux, de se demander tranquillement, en voltairien peu porté à l'anathème à l'envers, ce que tout cela peut bien signifier.

    Ce qui est sûr est que l'autruche sincèrement catholique d'aujourd'hui, loin d'être snobée par le prêtre, est en passe d'en être bénie avec d'autres espèces, comme certains de nos pasteurs bénissent les animaux de compagnie et autres hamsters.

    Or c'est ainsi, conclurait Alexandre Vialatte, qu'Allah est grand...


    Alexandre Vialatte, Critique littéraire. Arléa.

    Benoît Duteurtre, Polémiques. Fayard.

    Image: Chaval, Pharmaciens fuyant devant l'orage; Envoyé de Dieu renvoyéà l'expéditeur.

  • De cela simplement qui est

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    De ce cadeau. – Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

     

    De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

     

    Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

      

    Du premier souhait. – Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne… 

     

    De la pesanteur. – On dirait parfois que cela tourne au complot mais c’est encore plus simple : c’est ce seul poids en toi, cela commence par ce refus en toi, c’est ta fatigue d’être et plus encore ta rage de non-être – c’est cette perversité première qui te fait faire ce que tu n’aimes pas et te retient de faire ce que tu aimes, ensuite de quoi tout ce qui pèse s’agrège et fait tomber le monde de tout son poids…

      

    Du bon artisan. – Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer les jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles…

     

    De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit…

     

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon, tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon…

     

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est ce lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

     

     

  • Vialatte et son émule

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    Salem02.pngNotes de l'isba (27) 

    Comme le temps passe.- Il est toujours bon de s'absenter quelque temps de son domicile ordinaire, n'était-ce que pour constater une fois de plus que, si les choses continuent d'exister en notre absence, notre retour semble à chaque fois leur rendre un surcroît de présence - il semble même qu'elles nous attendaient et se trouvent comme soulagées de nous retrouver; et puis de nouvelles couleurs sont apparues: du vert aux feuilles des arbres et des constellations blanches sur le pentes à narcisses; enfin quelque chose, peut-être un drame muet, s'est passé dans l'isba dont le plancher est jonché des débris d'un nid défait - probablement commencé par des oiseaux profitant de notre absence, puis arraché des poutres par la tempête ou les fouines et retombé là sans trace pour autant de combat.

    Et voici qu'il neige sur l'isba, mais pourquoi s'en ombrager et conclure que rien ne va plus ? On sait de source sûre que ce mois-là reste sous la protection d'Apollon et que le soleil va se confier bientôt aux Gémeaux nés d'un oeuf de cygne. L'excellent Alexandre Vialatte nous rappelle qu'on sème en mai, neige ou pas, la tétragone et le trique-madame, qu'on s'apprête à rejeter ses flanelles après avoir planté les oreilles d'ours et la postophe d'hiver. Le 25, l'Almanach des Quatre Saisons nous rappelle qu'on fêtera Philipe Néri, ce saint charmant entre tous.

     

    Widoff17.JPGDe l'escargot vorace. - Pour pallier tout assaut de morosité lié aux humeurs atmosphériques, la lecture des almanachs rappelle à chacune et chacun que les caprices saisonniers remontent à la plus haute Antiquité, et que si votre sangsue reste lovée au fond de son bocal avec un air de tristesse c'est, par esprit de contradiction, pour annoncer la beau temps prochain. L'ancestrale sagesse terre à terre  vous le garantit d'ailleurs: "Froid mai et chaud juin / Donnent pain et vin".

    Et Vialatte de rafraîchir une vieille recette à propos de l'escargot, qui s'épanouit au mois de mai: "Faites-le jeûner au cas où, dans son imprudence, il aurait mangé de la ciguë. Hâchez-le avec des noix fraîches après cuisson au court-bouillon: persil, pointe d'ail; fourrez-en une omelette. Mangez. Arrosez d'un bourgogne. Prenez ensuite des pilules pour le foie".  

     

    Salem01.pngLe Vialatte vaudois. - Alexandre le Bienheureux n'en aura pas été informé de son vivant, mais son esprit ne se perpétue pas que par ses livres (aux soins longtemps de l'irremplaçable Ferny Besson), mais par un sorte de partielle réincarnation en la personne de notre ami Gilbert Salem, chroniqueur délicieux de 24Heures, écrivain de grand talent et, par surcroît, véritable mémoire du pays de Vaud et environs comme Vialatte le fut de l'Auvergne et de ses faubourgs mondiaux.

    Le 20 mai dernier, notre ami évoquait, dans la foulée du philosophe Michel Serres, l'"universelle solitude de Mademoiselle Poucette". J'en aime beaucoup la conclusion qui eût ravi son mentor occulte: "Si Miss Poucette égare son portable, elle se sent «débranchée», privée d’amitié, aux abois comme jamais elle ne l’a été lorsque c’est à domicile qu’elle était connectée à la Toile. A cette époque, elle prenait le temps de réfléchir avant de tripoter son clavier fixe. S’il n’y avait pas de réponse immédiate à ses courriels, elle ne se rongeait pas les sangs. La pause était encore un art, une hygiène."

    Mais la lectrice et le lecteur s'impatientent de lire l'entier de la chronique de Gilbert Salem, qu'ils trouveront sur la Toile (http://salem.blog.24heures.ch ) avant de se régaler à la lecture de la précédente consacrée à l'éternelle indécision du Vaudois disant plutôt oui quand il pense plutôt non, et inversement...

     

     Alexandre Vialatte. Almanach des Quatre Saisons. Préface de Jean Dutourd, Editions Julliard, 1981.

     

  • Tintin et le Penseur

    Tintin04.png Notes de l'isba (26)

    Monsieur Je-sais-tout. - On aime bien, c'est entendu, le philosophe Michel Serres, qu'on pourrait dire l'honnête homme complet par excellence: penseur et grimpeur, marin ferré en histoire des sciences et en angéologie, spécialiste en un peu tout et jusqu'à l'analyse fine de Tintin. Or il arrive à l'académicien de radoter, comme nous radotons tous, et peut-être est-ce cela même qui nous le rend encore plus sympa ? Tintin02.jpgL'idée m'en en est venue en l'entendant affirmer, dans un entretien avec une jeune fille à l'accent légèrement étranger (Américaine ou mieux: Sud-Américaine) consacré précisément à Tintin, que la personne de l'écrivain n'a aucun intérêt en littérature, et notamment dans le cas de son ami Hergé qui, selon lui, ne serait en rien impliqué dans ses récits. Alors que le dit Hergé affirme au contraire que Tintin est bonnement nourri de toutes ses expériences personnelles, évidemment modulées par le truchement de ses multiples personnages incarnant les multiples aspects de sa personnalité forcément positive (Tintin) ou râleuse (le capitaine Haddock), folâtrement rebelle (Milou) ou portée à la rêverie délirante (Tournesol), foncièrement bonne (le yéti) ou carrment mauvaise (Rastapopoulos), Michel Serres s'enferre dans l'affirmation que le "moi" est sans importance dans la littérature, comme le prouve l'inanité des confessions (il en excepte Augustin et Rousseau) et l'évidence de la supériorité du récit objectif. Tintin03.jpgIl y a bien sûr du vrai dans cette vision des choses, mais le ton catégorique du savant dans son exclusion d'une grande part de la littérature, surabondamment nourrie de confessions et d'éléments autobiographiques, confine au radotage du spécialiste ne voyant du monde que ce que lui laisse entrevoir son microscope ou son préjugé esthétique. D'ailleurs il n'est pas seul à entretenir celui-ci, à l'ère même où l'on camoufle, sous l'appellation de "roman" ou d'"autofiction" tant de confessions mille fois moins substantielles que les pages d'Amiel ou du Journal de Tolstoï, des carnets de Pavese ou d'innombrables autres écrits "subjectifs".

     

    De l'universalité. - Si la méfiance envers toute forme de confession non modulée par une fiction ou un récit est largement partagée, la réflexion sur laquelle je tombe à l'instant, signée par le philosophe hongrois Andreas Ronai, me semble digne d'attention: "La plupart des auteurs croient que s'ils coupent tous les liens qui rattachent leurs livres à leur expérience personnelle, ils donnent à leur oeuvre une garantie d'universalité. En fait d'universalité, ils n'aboutissent qu'à l'abstraction. L'universalité, c'est la métamorphose de la vie en connaissance".

     

    De la connaissance. - Je lis quelque part que la connaissance ne se transmet pas sans être reconnue, et cela me semble l'évidence. L'aplomb de celui qui se prévaut de ses connaissances, avec le ton supérieur de Monsieur le philosophe qui-sait-tout, pour aligner des lieux communs de café du commerce, m'en impose aussi peu que la bienveillance paterne de celui qui prétend me transmettre telle ou telle vérité "pour mon bien"... Qu'en dis-tu, cher Milou ?

     

    Tintin et moi, d'après les entretiens d'Hergé avec Numa Sadoul. Avec un entretien de Michel Serres. Tintino1.jpgDVD, Moulinsart Multimedia

  • Puanteur et bonté

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    Notes de l'isba (25)


    Un fanatique. - Il faut relire aujourd'hui le récit du trouble extrême provoqué chez les gens par la mort du starets Zossima, au début de la troisième partie des Frères Karamazov, pour mieux comprendre l'obstination persistante de l'homme à réclamer des miracles à un Dieu plus fort que les lois de la nature. Ce qui peut sembler aujourd'hui superstition grossière, s'agissant de provinciaux russes d'un temps déjà lointain (les années 80 du XIXe siècle...) reste à vrai dire très actuel à l'heure des nouvelles idolâtries frottées de religion, sans parler des croyants avides de signes matériels de la divine Administration, miracles et compagnie.
    Parce que le corps d'un défunt saint homme avéré se met à puer, conformément aux lois de la nature, voici que ses ennemis, les jaloux et les chafouins, les mesquins et, plus encore, les plus durs d'entre les purs en viennent à le dénigrer, le rabaisser et le conspuer avant même sa mise en terre, assimilant l'odeur de décomposition à l'expression du rejet divin.
    Or nous savons, par les chapitres précédents, la réelle sagesse et la grande bonté acquises par le starets à travers ses tribulations de jeunesse et les épreuves successives qui l'ont confronté à toutes les formes de la déréliction humaine, entre la rédemption de son frère blasphémateur et l'expiation d'un crime longtemps non avoué par un homme apparemment au-dessus de tout soupçon.
    Mais voici que l'ascète du monastère, l'ombrageux Féraponte, commence d'invectiver la compagnie en affirmant que le prétendu saint homme "se laissait séduire par le bonbon" et "prenait plaisir au thé" des dames. Et ses vociférations de nourrir la basse rumeur tandis que les proches de Zossima s'efforcent de ramener un peu de dignité autour du cercueil.
    Mais que signifie cette prétendue pureté de l'ascète furibond, évoquant évidement celle d'autres fous de Dieu actuels ? Que masque cet absolutisme ravageur ? Quelle tentation (c'est Dostoïevski qui souligne) cela cache-t-il ? Ces questions ne cesseront d'accompagner Aliocha dans sa quête à venir, à mesure que ses convictions s'incarneront dans la pleine chair très impure de la vie.

    Dimitri8.jpgDe la bonté russe. - À une question que lui posait Jil Silberstein dans leur entretien enregistré de février 2008, sur le trait qui pourrait caractériser la littérature russe, notre ami Dimitri répondait que, peut-être, une certaine conception de la bonté se manifestait dans ce qu'on appelle "l'âme russe", passant avant le souci occidental de distinguer et opposer le Bien et le Mal.
    On voit cela chez Gogol, initiateur d'un premier inventaire des tares humaines, autant que chez ses héritiers dont le plus génial est évidement Dostoïevski, et jusqu'à Vassili Grossman chez qui cette valeur supérieure de la bonté humaine s'incarne dans les préceptes simples et limpides du vieil Ikonnikov, figure la plus lumineuse de Vie et destin.

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    Une bonne femme.-
    L'observation s'avère, en outre, à la lecture des Mémoires d'une vie d'Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, dont la bonté très douce et très ferme à la fois, trempée par des années de vie commune parfois très éprouvantes, éclaire son récit dès la première rencontre de la jeune sténographe de vingt ans et du romancier de vingt-cinq ans son aîné lui dictant Le joueur sous la menace d'un éditeur-exploiteur et reconnaissant bientôt, dans la bonté, précisément, de la jeune fille, la part de sérénité et d'équilibre qui lui faisait alors si cruellement défaut, lui qui titubait entre crises d'épilepsie et passion du jeu, délire jaloux et conflits incessants avec ses proches le pillant.

    Or ce qui impressionne, au fil du récit d'Anna Grigorievna, c'est la bonté, aussi, de Fiodor Mikhaïlovitch "au quotidien", mélange de fragilité et de candeur juvénile qu'on retrouve évidemment dans le personnage d'Aliocha, et que les ombres terrifiantes de ses démons ne parviendront jamais à réduire à néant.

    Fédor Dostoïevski. Les Frères Karamazov, vol. II. Traduction d'André Markowicz. Babel, 2010, 790p.

    Vladimir Dimitrijevic - Lettres russes. Entretien de Vladimir Dimitrijevic avec Jil Silberstein. Avec un livret de Gérard Conio. Editions Héros limite, 2011.

    Ana Grigorievna Dostoïevskaïa. Mémoires d'une vie. Mercure de France, coll. Le Temps retrouvé.

  • Contre la soumission

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    Notes de l'isba (24)

    Du viol voilé .- Le terme d'abus, à la fois précis et vague, désigne aujourd'hui toute une série d'actes à caractère également sexuel mais de gravité très variable quoique également punissables, de l'attouchement au viol qualifié. Des gestes, qu'on dit aujourd'hui "inappropriés", relèvent ainsi de la justice en nos sociétés dites évoluées, qui faisaient partie naguère du comportement "normal" du dominant, le plus souvent masculin. Alors la liberté du dominant ne s'arrêtait pas à la frontière de celle du dominé, comme les nouvelles lois l'y obligent, mais elle s'imposait selon son désir et son plaisir. Cette soumission de force est encore en vigueur un peu partout dans le monde et ce n'est pas demain, ni par les seules lois, qu'on y changera vraiment quelque chose si le désir de liberté ne se fait pas plus dominant. On voudrait croire que ce soit un beau progrès que les dominés soient aujourd'hui mieux protégés par des lois condamnant les "gestes inappropriés", entre autres manifestations de la force, mais la défense de la liberté n'est-elle qu'une affaire de lois formelles et de contrainte extérieure ?

    C'est l'une des questions fondamentales que pose La Folie de Dieu, remarquable essai de Peter Sloterdijk qui aborde tous les aspects religieux et sociaux, psychologiques et familiaux du monothéisme sous ses trois formes principales (judaïsme, christianisme et islam) et leurs dérivés universalistes, tel le communisme et antérieurement ce qu'on pourrait dire l'Eglise de l'homme, issue des Lumières et reproduisant les modèles hiérarchiques verticaux et la référence à l'Unique, comme on le voit chez Rousseau. Dans la foulée, et jusqu'à ses avatars les plus triviaux, telle la publicité et sa "persuasion clandestine", la logique de la soumission et le viol voilé de notre liberté reste toujours en question.

    De l'agenouillement. - Dans son approche des rites de maintien en forme des croyants (genre fitness physico-spirituel), Sloterdijk rappelle que le musulman pratiquant, à raison de dix-neuf inclinaisons et deux prosternations répétées cinq fois par jour, accomplit vingt-cinq inclinaisons et dix prosternations quotidiennes soit, par année lunaire, 29090 inclinaisons et 3540 prosternations, avec les récitations d'accompagnement. Et le philosophe de rappeler que seuls les ordres monacaux, au Moyen Age, exigeaient de tels exercices des seuls moines aux heures canoniales, sept fois par jour.

    Or, y a-t-il de quoi s'extasier d'admiration ou de quoi se moquer ? Sauf à se moquer aussi des rites collectifs plus ou moins massivement grégaires des sectes multiples et des groupes sociaux adonnés à l'adoration du ballon de cuir ou du puck, de la performance tous azimuts ou de la compétition élevée au rang de culte, gardons-nous de juger. Cependant cet exemple de la prière collective obligatoire pratiquée par les musulmans, et la question que pose ce zélotisme qui intègre de force la soumission à l'Unique dans le quotidien, ne peut manquer de nous faire réfléchir sans offenser pour autant les fidèles. Pour ma part en tout cas, moi qui ai toujours été viscéralement rétif au drill militaire ou à toute forme de biribi, je m'interroge.

    Et comme je comprends mieux, maintenant, la révolte enragée de mon ami l'écrivain tunisien Rafik Ben Salah devant les agenouillés encombrant la rue de Marseille, l'année dernière à Tunis où nous nous trouvions ensemble, avant la victoire qu'il redoutait du parti Ennadah...

    Rafik.jpgDu terrorisme sacré - Rafik s'est fait menacer de mort pour avoir attaqué, dans nombre de ses romans et de ses nouvelles, la triple domination du père, de l'imam et de l'Unique. Or je vois, mieux aujourd'hui, à la lumière aussi d'un abus survenu dans notre propre famille, réglé en justice et conduisant le prédateur en prison, en quoi la domination du mec, pour parler vulgairement, participe de cette soumission volontaire au Dominant absolu justifiant, explicitement ou inconsciemment, guerres et mains au cul. Lorsque l'acteur noir Forest Whitaker, pour se féliciter publiquement à la réception de son Oscar, déclare qu'il remercie Dieu d'avoir toujours cru en lui, il ne fait en somme, ainsi que le souligne Sloterdijk, que proclamer tout haut ce que son narcissisme dicte tout bas au mec dominant. Quant à moi, je veux croire que le Christ fout la pagaille dans ce délire vertical, même si l'Eglise lui colle une épée à son corps défendant et le trahit en instaurant l'ordre super-dominant du Grand Inquisiteur. Le Christ ne me demande pas de me soumettre, sauf à mon désir de liberté, qui ne va pas sans l'amour porté à la liberté de l'autre.

    Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel 187p

  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    Notes de l'isba (22)

    Retour de l'égoïste. - Un livre absolument épatant, non moins qu'exaspérant à outrance, souvent pertinent et plus encore impertinent à bon escient, mais aussi péremptoire en ses jugements par trop expéditifs, et pourtant attachant par sa subjectivité souvent lestée de bonne mauvaise foi : tel est l'essai  de Charles Dantzig intitulé À propos des chefs-d'oeuvre.

    Comme je suis (toujours) en train de (re) lire Les Frères Karamazov, et que je connais un peu l'auteur du mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, (Grasset, 2005), je m'attendais aux vues simplistes à la française que Charles Dantzig débite à propos de Dostoïevski, dont il fait un propagandiste religieux gâchant son talent en grimpant sur une chaire pour prêchi-prêcher, passant sous silence la substance extraordinairement complexe et vivante, contradictoire, infiniment émouvante et révélatrice des très grands livres que sont Crime et châtiment, L'Idiot, Humiliés et offensés, L'Adolescent, Les Démons, Les Frères Karamazov, mais aussi les romans et récits moins connus tels L'Eternel mari ou Les pauvres gens, et l'inoubliable Douce.

    Or quel chef-d'oeuvre là-dedans ? J'aurais envie de répondre: toute l'oeuvre !

    Dantzig, lui, chipote et prend la tangente, pour déclarer chef-d'oeuvre La Mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, nouvelle assurément admirable, avant de se rappeler que le frère ennemi de Dostoïevski a aussi écrit La Guerre et la paix et Anna Karénine, chefs-d'oeuvre s'il en fût selon lui.

    Charles Dantzig est un grand connaisseur de la littérature, un immense lecteur depuis l'enfance (qui ne fut pas une enfance, selon son aveu, et que les livres sauvèrent) avec tout ce que cela implique d'engagement personnel, de passion jalouse et de goût égoïste, comme il en a fait son parti pris. Or on peut chipoter à son tour en le lisant: il n'en est pas moins entier et entièrement lui-même, et donc intéressant à tout coup, et c'est un vrai plaisir, en somme, de ne pas être d'accord avec lui. Qui plus est, son bonheur d'écrire est à proportion de son bonheur de lire, et sa lecture devient langage de parfait écrivain vif et inventif en son écriture fine et diaprée, comme il en fait le constat à propos du chef-d'oeuvre: que celui-ci est essentiellement un fait nouveau, inédit, abasourdissant, de langage.

     

    Dantzig03.jpgL'"ouvrage supérieur". - Albert Cohen écrit quelque part "sans couilles, pas de chef-d'oeuvre". Restriction peu délicate à l'égard des génies féminins du roman universel ou de la poésie, mais la remarque désigne assez le "chef-d'oeuvre voulu" qu'a été Belle du Seigneur, qui semble admis comme tel par Dantzig et que je trouve, pour ma part, complètement surfait.

    Du moins peut-on discuter à partir de là, et c'est un des mérites de cet ouvrage: qu'il titille, agace, intrigue, incite à curiosité. Ce qu'on appelle chef-d'oeuvre participe souvent d'une convenance d'époque. Le roman de Cohen est sûrement appréciable à beaucoup d'égards en dépit de son enflure lyrique et de son ruissellement verbal: il y a là-dedans de la savoureuse satire sociale - le mémorable portrait du fonctionnaire international Adrien Deume - et un bel aperçu des horreurs de l'amour, mais chef-d'oeuvre ?

    Par contraste, Dantzig réduit Voyage au bout de la nuit, à mes yeux chef-d'oeuvre par excellence de la prose française de la première moitié du XXe siècle, avec Le Temps retrouvé de Proust, aux dimensions d'un prurit ressentimental exalté par des cryptofascistes et autres antisémites. Et l'auteur de convenir qu'on ne saurait juger d'une oeuvre par ceux qui la portent aux nues, alors quil ne fait que ça !

    Mais au fait, qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ?

    On sait qu'à l'origine médiévale, c'est l'ouvrage "supérieur" qu'un artisan compagnon présente à sa confrérie pour en être admis: la somme avérée de son savoir-faire. En littérature, Voltaire serait le premier à avoir introduit la notion dans Le siècle de Louis XIV, en 1752: "Mais on ne juge d'un grand homme que par ses chefs-d'oeuvre, et non par ses fautes". Et quels chefs-d'oeuvre attribuera-t-on alors à Voltaire ? Candide, Zadig ou son Dictionnaire philosophique ?

    Dantzig02.jpgRossignol contre les boeufs. - Charles Dantzig est un énergumène dont la passion profonde pour la littérature est aujourd'hui plutôt rare, surtout à Paris. Presque aussi insupportable qu'un Philippe Sollers par ses partis pris, il n'a peut-être pas la puissance d'analyse et de synthèse de celui-ci, mais il pratique lui aussi l'art de la pointe, avec un art tout à fait original.

    Il y a en lui du baroque et du classique, du romantique mais aussi du quasi punk. Ainsi, quand il dit préférer les vers du poète beatnik Allen Ginsberg, dans Fall of Amercica, à ceux des Fleurs du mal, ne le prend-on pas comme une provocation mais comme un élément vivant de son goût très éclectique, qui va des Anciens à Mary Poppins ou de Rabelais à Gatsby...

    Le chef-d'oeuvre serait alors, essentiellement et sous de multiples formes, l'ouvrage supérieur qui nous protégerait de la médiocrité sans nous donner aucune recette; notre vie elle-même pouvant parfois accoucher d'un chef-d'oeuvre sous la forme d'une histoire d'amour.

    En quelques belles pages, Charles Dantzig raconte comment une prof aigrie, teigneuse, méchante, forte de ses préjugés de maoïste à chignon, a incité ses camarades à le torturer au motif qu'il n'était qu'un fils de bourgeois fauteur présumé d'"arrogance sociale". Et lui de se rappeler l'acharnement de cette "harpie froide" contre le jeune garçon n'aimant que lire et rire, en invoquant l'oposition des boeufs et des rossignols."Le sait-on, que c'est un des combats de la vie, celui des boeufs contre les rossignols? Les seconds n'ont pourtant rien fait aux premiers ! Mais si. Ils chantent. Ils ne prennent pas la mine modeste. Ils sont réfugiés dans les chefs-d'oeuvre où ils chantent encore plus étourdiment, comme s'il n'y avait que leur saleté de littérature au monde"...

    Charles Dantzig. À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.

  • À l'encre verte de tes yeux

    Ramallah84.JPG Notes de l'isba (22)

     

    Fait main. - Le camarade Jean Ziegler me fait sourire avec son refus de tout usage des nouveaux outils d'écriture ou de communication, et pourtant je lui donne raison à divers égards. Selon lui la pensée se pense moins bien à la machine qu'à la main, mieux accordée à la lenteur et de l'esprit et de l'acte d'écrire, et je le pense aussi dans la partie la plus personnelle de ce que j'ai écrit à l'encre verte dans une centaine  de carnets manuscrits et dans la composition de vingt livres. Cependant quarante ans de journalisme m'ont rompu à un autre rythme et à un autre rapport au texte sans exclure pour autant une certaine magie à marteler les claviers mythiques de la vieille Underwood ou de la Remington, de l'Hermès Baby pour voyager léger ou de l'Olivetti à chariot bien huilé, avant la passage à la boule de l'IBM électrique puis au silencieuses machines à imprimantes intégrées préludant à l'acquisition du premier Mac (pour moi du premier Atari, comme l'évoque aussi le compère François Bon dans son épatante Autobiographie des objets) en attendant les connexions aussi soudaines que mondiales du Réseau des Réseaux - tout cela ne pouvant manquer, fonction aidant, de modifier l'organe sinon la façon de penser. Ainsi, dans ma seule modeste expérience, ai-je déployé de nouvelles formes d'écriture (dont mes listes quotidiennes témoignent autant que mes notes panoptiques) inimaginables avant la disposition de ces nouvelles trames sur lesquelles tisser et broder...

    N'empêche: je n'en finis pas de constater qu'un quelque chose de matériel, ou plus exactement de corporel me manque sans le recours récurrent à la main et à l'encre verte.

    Fétichisme véniel. - Le repli sur sa propre main, et le recours à l'encre verte ne sont-ils pas, ainsi que ne manquera de le relever je ne sais quel psy, le double signe d'une régression à l'enfance (les verts paradis, etc.) à coloration narcissique ?

    Très probablement y a-t-il de ça, Doktor Sigmund, comme il y a de la nostalgie dans l'encre bleue de Philippe Sollers, ou de la compulsion scolaire dans les infinies recopies des manuscrits de Friedrich Dürrenmatt - et les petits marquis de la nouvelle critique "génétique" s'en donneront à coeur joie en détaillant les types de becs (Sergent-Major ou Caran d'Ache, Lamy ou Mont-Blanc) des plumitives et plumitifs écrivant encore à la main, même si rien ne s'en voit à la fin sur le fichier remis à l'éditeur ou la page imprimée.

    Enfin "rien", pas tout à fait, une fois encore: car la pensée se module différemment, que la main ralentit juste ce qu'il faut d'une hésitation ou d'une correction poussée parfois jusqu'à l'appel de béquet à la Proust, mais ce frein de la main n'exclut pas le saut d'idée ou d'image de la poésie quand la voix passe le geste d'écrire et que telle fusée passe à son tour toute machinerie mécanique ou numérique. Cingria7.JPG

     

    De la marche et du bond. - Il en va d'ailleurs de l'écriture comme de la peinture, qui se partagent entre le mouvement de l'avancée régulière et celui de l'envol. On voit cela très bien chez un Charles-Albert Cingria, qui passe de longs marmonnements à tâtons et de longs piétinements à la subite illumination qui voit son verbe génial irradier. Et de même certain peintres se partagent-ils entre contemplation et fulgurance, tels un Bonnard et un Soutine, un Josef Czapski ou un Thierry  Vernet  dont les travaux respectifs évoquent tour à tour la contemplation recueillie ou le geste fulgurant du voyant subit.

    IMG_1530.jpgOr nulle pratique n'est exclusive, me semble-t-il, quand tout enrichit l'expérience dont on voit bien aujourd'hui qu'elle n'est plus soumise à l'illusion du progrès technique, pas plus qu'à son refus. Donc allons-y comme ça, chacun à sa façon: là je pianote sur mon épinette à écrire à processeurs intégrés et tout à l'heure, salut je t'ai vu, je retourne au fil vert de mes carnets...

  • ABC du voyage

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    Nous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux à nager dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...

    Ramallah117.jpgLire et vivre. - Lire en Grèce, à vingt ans,  Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou Le Gai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais... 


    hechizo_flamenco_farbe_m.jpgÀ Séville, cette nuit-là
    . - Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.


    Mais la vie ? Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau débordant d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-ce encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées mais où ? je ne saurais le dire.

    Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise. Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.

  • Raison des intempestifs

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    Notes de l'isba (19)

    Qui est traître à la patrie ? - Au nombre des attaques les plus dures que Jean Ziegler ait encaissées au long de son combat, l'accusation de haute trahison lancée contre lui à la suite de la publication de L'or, la Suisse et les morts, incriminant l'attitude de notre pays durant la Deuxième Guerre mondiale, en relation avec la spoliation des victimes de l'Holocauste, mobilisa des pontes de l'establishment économico-politique bâlois qui visaient une condamnation au pénal du procureur de la Confédération.

    L'accusation, assimilant Ziegler à "un agent d'organisations juives", était proportionnée au discours sans nuances de l'auteur du brûlot, qui "aurait attaqué et noirci l'image de la Suisse de la manière la pus grossière et la plus indécente". Le hic, c'est que les constats de Jean Ziegler contenaient un fond de vérité indéniable qu'il n'était au reste pas le premier à pointer, mais le grand débat qui s'ouvrit alors, prélude à un rapport officiel, lui doit sans doute une forte impulsion.

    C'est de la même façon d'ailleurs, à travers les décennies, que ses coups de boutoir contre le secret bancaire, l'accueil des fortunes de moult dictateurs, le blanchiment d'argent sale ou la complaisance envers certains barons de la drogue et autres seigneurs du crime organisé, ont bel et bien porté après avoir été taxés d'exagération.

    En 2010, ainsi, le peu gauchiste conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz reprit le terme de "bandits" pour qualifier les représentants de l'UBS aux Etats-Unis. Dès la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, son auteur fut considéré par beaucoup de Suisses comme une Netzbeschmutzer, salisseur de nid qui avait le premier tort de critiquer notre cher pays dans les médias étrangers.

    Or le paradoxe est que ce "traître" présumé a souvent trouvé de forts appuis chez des politiciens de droite également écoeurés par les menées scandaleuses qu'il dénonçait. Dans la population, le dégoût croissant provoqué par les affaires très louches d'un Hans Kopp, avocat d'affaires époux d'une ministre (contrainte ensuite de démissionner) et lié de très près à la firme Shakarchi Trading spécialisée dans les trafics douteux et le blanchiment, la déroute de la Swissair ou les multiples scandales bancaires de ces dernières années n'aura pas manqué de déplacer cette accusation de traîtrise sur les vautours en question (pour parler le langage de Ziegler) sanglés de leurs parachutes dorés...

    Artiste en exagération. - Dans le phénoménal Extinction, l'imprécateur par excellence que fut Thomas Bernhard se présente, par la voix de son narrateur, comme un "artiste de l'exagération", et tel est aussi Jean Ziegler, qu'il est en revanche faux et mesquin de réduire à un politclown, selon l'expression de certains.

    Parce que l'artiste n'exagère, évidemment, qu'en réaction de défense vitale à l'exagération monstrueuse de la réalité. Jürg Wegelin montre bien, au demeurant, que c'est surtout dans ses interventions médiatiques que son discours se schématise, parfois jusqu'à la caricature et la langue de bois. Or l'homme est d'une tout autre trempe et d'une fibre infiniment plus sensible et nuancée. Derrière la façade publique de l'intellectuel marxiste pur et dur (en qui son fils Dominique plus dur et pur que lui  voit plutôt un chrétien d'ultragauche) au langage de tribun rappelant parfois celui de son cher ennemi politique Christoph Blocher, se rencontrent un humaniste raffiné et un homme de foi, un digne émule de l'Abbé Pierre (son premier mentor, avant Sartre) et un travailleur intellectuel à l'ancienne (il refuse tout recours à l'ordinateur et vomit le cyber-espace), un père sourcilleux et un grand-père amoureux de son petit-fils - un homme de coeur enfin.

    Réalisme helvétique. - Jean Ziegler rit comme un paysan bernois. Lui qui tutoie Kofi Annan et le Président Lula, mais aussi le grand avocat d'affaires genevois Marc Bonnant (son ami anar de droite autant que Charles Poncet le libéral), les anciens conseillers fédéraux Adolf Ogi ou Micheline Calmy-Rey, entre tant d'autres grandes figuresdu Nord et plus encore du Sud, est resté, tout disciple de Che Guevara qu'il fût, ce Bernois à l'accent à couper au couteau suisse qui me disait un jour que le vrai révolutionnaire de sa famille était sa grand-mère... Telle étant la démocratieterrienne et directe de ce drôle de pays, qu'un film tel que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron a merveilleusement illustrée et à laquelle beaucoup de nos amis français n'ont encore rien compris !

    Son compère Régis Debray voit en Jean Ziegler un "prédicateur calviniste". Il y a du vrai. Ses exagérations sont apparemment d'un utopiste, mais sûrement plus "réaliste" et plus conséquent que tant de ses détracteurs se flattant d'avoir "les pieds sur terre". Le terme de rebelle pourrait jurer, s'agissant d'un combattant à dégaine de Monsieur toujours bien mis et cravaté, au dam de ses jeunes émules altermondialistes.

    Guevara02.jpgUn jour, de passage à Genève, Che Guevara fut le premier à la lui coller, sa cravate de rebelle. Alors que le jeune Ziegler révolutionnaire rêvait de suivre le Che à Cuba, celui qu'il avait voituré plusieurs jours durant dans sa petite Morris noire lui opposa cette rebuffade en lui désignant la ville du huitième étage de l'Intercontinental: "C'est ici que tu es né, c'et ici qu'est le cerveau du monstre, c'est ici que tu dois te battre"...

    Or le "monstre" n'en finit pas d'exagérer, et c'est ainsi que Jean Ziegler a plus que jamais raison d'en remettre une couche...

     

  • Jean Ziegler en vérité

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    Notes de l'isba (18)

     

    Mystères.- Quatre caisses scellées, sous l'appellation Affaire Ziegler, reposent aux Archives de la ville de Zurich où elles furent déposées après la mort de la philosophe Jeanne Hersch, en 2000. Leur contenu, verrouillé par le secret sur la volonté de la défunte, pourrait éclaircir le mystère lié à l'extraordinaire acharnement que Jeanne Hersch manifesta en 1976, au lendemain de la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, dans la campagne de dénigrement qu'elle mena, elle socialiste et prof de philo à l'Université de Genève, en sorte d'interdire la nomination de Jean Ziegler en cette même institution. Délation au plus haut niveau, affirmations mensongères sur le cursus académique de Ziegler et sa fiabilité "scientifique", insinuations des plus insultantes engageant frauduleusement des personnalités de haut vol (dont un Georges Balandier, spécialiste de l'Afrique, qui fut le premier à démentir), ont été surabondamment relayées par les médias de l'époque sans parvenir, finalement, à infléchir la décision finale du Conseil d'Etat, en février 1977, concluant à la nomination de Ziegler sur recommandation de l'Université.

    Hersch02.jpgAprès la mort de Jeanne Hersch, celui qu'elle avait conspué et voué à l'interdiction professionnelle lui rendait hommage en ces termes: "Pour moi, Jeanne Hersch reste, en dépit de ses inconciliables contradictions, une femme extraordinairement énergique, intelligente et courageuse qui aura fait honneur à notre université et à notre pays". Ainsi Jean Ziegler surmontait-il ses propres contradiction pour montrer son vrai visage d'homme non moins extraordinairement énergique, intelligent et courageux, auquel nombre de ses "ennemis" politiques rendent souvent un hommage relevant lui aussi du mystère. Ledit mystère est d'ailleurs omniprésent dans la vie de ce fils de bourgeois plutôt militariste en ses jeunes années, fils de protestants bernois austères converti au catholicisme et au marxisme non matérialiste, fasciné par l'animisme et pratiquant régulier, à Salvador de Bahia, du culte afro-brésilien du candomblé...

    Mystérieux, Jean Ziegler ne l'est donc pas moins que le comportement de Jeanne Hersch à son égard, probablement à rechercher dans les blessures originelles de la philosophe juive socialiste d'origine polonaise.

    Or le mystère côté Ziegler, défiant toute explication scientifique, se trouve bel et bien éclairé par l'ouvrage très documenté du journaliste économico-politique Jürg Wegelein, qui vient de paraître sous le titre de Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Clair et franc de collier, nourri sans fouillis par une enquête approfondie auprès des proches de l'intéressé, dans sa famille autant que dans les milieux politiques et universitaires, chez ses amis mais également chez ses adversaires, ce livre en impose par son souci d'équité et de vérité. Le résultat est un récit passionnant, qui recoupe un demi-siècle de nos vies à tous, des années 60 jusqu'aujourd'hui, dans la foulée du fameux rebelle.

     

    Des "questions d'éternité"... - Dans le chapitre des Frères Karamazov marquant la première vraie rencontre, personnelle, du jeune et pur Aliocha et d'Ivan, son aîné de cinq ans, celui-ci situe leur conversation comme au-dessus du monde ordinaire et des ses tribulations, au-dessus des têtes de leur vieux jouisseur de père et de leur frère Dimitri le passionné, parce que, dit Ivan, "nous, c'est les questions d'éternité que nous devons résoudre avant tout, le voilà notre souci"...

    Quel rapport avec Jean Ziegler ? Pas évident, mais bien réel, et le faisant plus proche d'une Jeanne Hersch que de beaucoup d'autres qui l'ont adulé. De fait, comme le rappelle Jürg Wegelin, qui aura plus souvent parlé avec lui de Dieu et de "questions d'éternité", au Café des Cheminots de derrière la gare de Genève, que de problèmes sociaux ou politiques momentanés, le Ziegler public et mondialement connu en cache un autre, plus secret, plus tourmenté, plus profond. De la même façon, chaque fois que j'ai rencontré l'auteur du Bonheur d'être Suisse, le livre qui nous a rapprochés personnellement une première fois, et plus encore dans ses lettres nombreuses ou ses téléphone, c'est de ce côté là, du côté des livres et des humains, du côté des "questions d'éternité" que j'ai perçu le "vrai" Ziegler, dont Wegelin a également raison de souligner le caractère souvent simpliste, voire caricatural, des interventions médiatiques, soumises le plus souvent à la nécessité, d'ailleurs légitime, de faire "passer le message".

     Czapski13.JPGZiegler en "homme nu" - Un souvenir personnel me revient, en lequel je vois également ce "vrai Ziegler". Un soir à Paris, sur un quai de métro de la porte de Versailles. Tard le soir, à l'écart des voyageurs attendant la prochaine rame: cette silhouette affaissée d'un type en vague pardessus à la Simenon - un clodo me dis-je avant de me rapprocher et de le reconnaître, puis de l'embrasser ! Sacré Jean ! Lui qui aura passé l'après-midi à signer des centaines d'exemplaires de son dernier livre ! Lui qui aura sûrement repoussé vingt propositions de dîners en invoquant son agenda surbooké, seul et défait en apparence, en tout cas vanné, mais immédiatement chaleureux et disponible à l'instant !

    Dès lors les "pinailleurs" peuvent me dire ce qu'ils veulent de Jean le fou, comme je l'appelle avec toute mon affection non sans penser évidemment que sa folie en appelle à la vraie sagesse refusant ce qu'on appelle l'aliénation - je ne l'en aimerai que plus; mais j'aime aussi que Jürg Wegelin nous apprenne encore mieux , avec plus de détails, qui est cet homme et comment il vit, ses faiblesses sans doute et ses défauts mais aussi son incomparable présence au monde, sa femme Erica, sa secrétaire Arlette Salin et son fils Dominique (autre cinglé) sans compter tant de gens qui le connaissent bien mieux que moi quand bien même je nous sens, pour l'essentiel, sur la même ligne qu'Aliocha et Ivan les jeunes rebelles... 

    Jürg Wegelin. Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Favre, 172p.

     

  • Pensées d'hiver

    12647112_10208532079246334_855393418117431088_n.jpgNotes de l'isba (15)

    De l'infinie Personne. - J'use du nom de Dieu par commodité, au risque de ne pas être compris. Cela m'est égal. C'est parfois dans l'esprit de Goethe ou de Voltaire que je pense Dieu, et d'aucuns me taxent alors de déiste ou de théosophe, mais déjà je leur ai échappé en pensant au Dieu de ma mère ou de mes aïeules Agathe et Louise, ou de Pascal ou de Montaigne.

    Du coup certains me reprocheront de tout mélanger en fourrant Montaigne et Pascal dans le même sac, mais déjà je me retrouve dans l'esprit philosophique du juif russe Chestov ou de la juive française Simone Weil campant tous deux sur le parvis de l'église, auxquels j'associe naturellement les cathos américaines Flannery O'Connor et Annie Dillard, le catholique royaliste Gustave Thibon et le catholique mimétiste René Girard. Telle étant ma façon de toupiller dans l'esprit de cette Personne infinie que je reconnais sous le nom de Dieu.

    12654225_10208623853180625_6303800238126132029_n.jpgDu travail. - Héraclite écrivait à peu près que la parole (l'intelligence du monde) qui s'augmente elle-même est le propre de l'homme, et tel est aussi le propre d'une forme de travail qu'on ne peut plus interrompre quand on en a goûté le plaisir et l'intérêt.

    Or ce qui me passionne réellement découle de la métamorphose, après l'avoir produite. Ainsi tout faire pour que le connaître aboutisse au faire, et vice versa. Car faire donne un Sens à l'exercice des sens, le travail devenant orchestration sensible qui transforme ce qui disparaît en ce qui continue.


    12661862_10208623853900643_6542641557322929106_n.jpgDe l'inattention.
    - Le manque d'attention fait qu'on se détache des gens, tout simplement comme ça, faute d'amour ou faute de simples égards, faute d'intérêt ou faute de présence. Comme s'il n'y avait plus personne on s'en va voir ailleurs...

    Ou bien on s'exaspère, à la longue, de subir sans cesse cet obsédant regard de chien répétant à l'envi son "et moi ?".

    Et bien pire: que cet "et moi ?" de chien devienne le fait de chacun, qui refuse au monde tout autre intérêt que son pauvre soi, alors que seul le monde est intéressant au contraire de cet "et moi ?" qu'on a tous en soi...

    Ils en appellent tous à la reconnaissance, mais se sont-ils seulement reconnus eux-même, absolument uniques ?

    Images: l'isba d'été en hiver, dehors et dedans...

  • Notre maison

    Cabane.jpgNotes de l'isba (14)

    Un jeu de mots de Zinoviev. - Débarquant à Lausanne en 1977, le grand satiriste russe Alexandre Zinoviev, auteur notamment des géniales fresques des Hauteurs béantes et de L'Avenir radieux, gratifia son ami Vladimir Dimitrijevic, alias, Dimitri d'un jeu de mots bonnement inspiré en qualifiant sa maison d'édition, L'Age d'Homme, de "Nach Dom", notre maison en russe.

    Je n'ai pas encore déchiffré la dédicace (en russe également) du cher homme sur la page de garde des Hauteurs béantes (13e exemplaire de l'édition de tête sur Ingres vergé), mais je me rappellerai à jamais l'immense émotion ressentie à son arrivée en gare de Lausanne, avec son épouse et leur fille, et les centaines d'heures passées à lire ses livres et à les commenter par écrit ou avec des amis.

    Zinoviev4.jpgA ces souvenirs lumineux se mêlent des ombres. L'incroyable égocentrisme de Zinoviev. Sa façon de liquider toute la littérature russe contemporaine, à commencer par Soljenitsyne qu'il conchia jusqu'au dernier jour. Son anti-occidentalisme sommaire, pendant enragé de son antisoviétisme.

    N'empêche: je reprends n'importe quelle page de L'Avenir radieux, je me rappelle la voix de l'écrivain saluant au téléphone la naissance de notre première petite fille et je m'y retrouve: Nach Dom !

     

    Des nôtres ? - Je me le suis dit et répété maintes fois et cela m'a coûté, beaucoup: que je suis incapable de sacrifier ma liberté intérieure à une amitié qui me demande de trahir mon sentiment de la justice et de la vérité.

    Celui-ci m'a fait défendre longtemps les littérature slaves, et plus précisément serbe, pain quotidien de L'Age d'Homme, jusqu'aux limites du tolérable, lorsque l'Institut serbe devint officine de propagande.

    Mais ce n'est pas une raison politique qui m'a fait m'éloigner de "notre maison" pendant quinze ans: c'est un motif plus profond, lié à un rétrécissement de l'horizon que je voyais des fenêtres de L'Age d'Homme. D'une année à l'autre, l'expression "celui-là est des nôtre", que répétait le plus cher de mes amis de l'époque, a marqué pour moi le début d'une séparation.

    Dans le livre que nous avons écrit ensemble, Personne déplacée, Dimitri m'expliquait que ce qui caractérisait somme toute les auteurs de L'Age d'Homme était de se tenir toujours "à côté", et c'est ce que je continue, trente après, à faire dans mon isba de bois pleine des livres de L'Age d'Homme.

    Or ce "des nôtres" mes semblait par trop restrictif, autant que les notions à jamais honnies de "peuple élu", de "fille aînée de l'Eglise" et autres "Christ des nations".

    Bref je me méfie comme de la peste de l'hybris dans ses acceptions personnelle, familiale ou nationale, et voilà pourquoi j'ai préféré poursuivre mon chemin de traverse "à côté", du moins fidèle à la Maison Littérature échappant à tout chauvinisme et toute exclusivité, Nach Dom au sens universel.

    Plus pur que les autres ? Nullement. Aussi tordu, possiblement démoniaque ou lumineux autant que tous les personnages de Dostoïevski, tels mes amis disparus Dimitri, Zinoviev ou Haldas, à jamais présents en leur aura...

    LDimitri70001.JPG'île au trésor - Un jour qu'il était peu bien, dans sa maison sous les arbres des hauts de Lausanne, Dimitri me confia ce qu'il estimait un trésor: ce livre de Rozanov qu'il me disait "écrit pour vous", préfacé par Joseph Czapski et qui m'a suivi partout.

    Or je lis aujourd'hui, en marge des Frères Karamazov, le long chapitre de Rozanov consacré à Dostoïevski en me rappelant qu'une autre fois Dimitri m'avait parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges.

    Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...

  • Dostoïevski romancier de l'absolu

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    Notes de l'isba (13)

    Connaissance par les gouffres. - Un préjugé débile de bourgeois repus voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus il faut admettre que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine. Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Karamazov (et j'ai hâte d'en parler bientôt avec mon ami youngster Quentin Mouron, qui en est à sa seconde lecture !), mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment, comme à l'âge approximatif du romancier à sa composition (FD est mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire...), de sonder vraiment les profondeurs psychologiques et spirituelles de ce roman-somme. Dostoïevski est le plus grand romancier qui existe en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus infâme des scélérats (l'ignoble et néanmoins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'aide beaucoup, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang, convoitant la même femme, autant que celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver, en premier lieu, les échos de cet extraordinaire roman traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.

     

    Powys.jpgLe "cinquième évangile". - John Cowper Powys, critique génial, du genre mystique païen, a consacré des pages incomparables de ses Plaisirs de la littérature (L'Age d'Homme, 1995) à Dostoïevski, en lequel il voit le plus grand romancier de tous les temps, que n'égalent qu'un Homère dans le poème épique et Shakespeare au théâtre du monde. Des quantités de livres remarquables ont été écrits sur FD, et le seul chapitre de la Légende du grand Inquisiteur, chapitre mythique des Frères Karamazov, a suscité des exégèses sans pareilles (La Légende du Grand Inquisiteur, paru à L'Age d'Homme en 2005, réunit ainsi des textes de six penseurs russes de haute volée, dont Rozanov, Berdiaev, Soloviev et Leontiev), mais Cowper Powys l'agnostique va jusqu'à comparer la passion dostoïevskienne à la passion du Christ au point de voir en lui un cinquième évangéliste...

    Crainte et tremblement. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie (Flammarion, 1966) où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon, pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce à les tenir à distance en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères...

    Dosto04.jpgNul roman contemporain ne vous prend à la gorge, aux tripes et à l'âme, au coeur et à l'esprit autant que Les Frères Karamazov. Dans ses Carnets éminemment révélateurs, rédigés à la même époque, Dostoïevski remarque à un moment donné que la Bible est un ensemble de textes valables pour toute l'humanité, croyante ou mécréante. Or on pourrait, toutes proportions gardées, en dire autant des romans de Fiodor Mikhaïlovitch qui disent "tout l'homme", du plus abject au plus lumineux...

  • Le sel des jours

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    Notes de l'isba (12)


    Au cours du jour. - Une chance nous est donnée chaque matin de se refaire une jeunesse, et c’est vrai au moment où le jour se lève, on est frais et dispos, on fait de beaux projets, on en oublie les heures et c’est midi, on devient un peu plus lourd, et l’après-midi passe, on se tasse, on n’a plus vingt ans maintenant et ce qu’on voit se voit de moins en moins vu qu’on a la vue qui baisse, et de fait on baisse aussi et ce sera bientôt la fin du jour et la vieillesse mais on trouve que c’est trop tôt pour se coucher, donc on couche encore ça sur le papier…


    Ziegler.jpgViatique de l'amitié. – Je reçois une bonne lettre, ce matin, de notre Jean Ziegler national, qui me touche beaucoup : «Cher Jean-Louis, je viens de terminer la lecture de L’Enfant prodigue. C’est puissant et magnifique. Ta dialectique entre « moi l’un » et « moi l’autre » est formidablement efficace. Le poète et le léniniste…et tout cela dans un bonheur évident de vivre qu’on respire à chaque ligne. Ta langue est merveilleuse. J’aime aussi tes portraits – si sentis, inoubliables : Charles Ledru, Lesage – je les reconnais. Et puis les femmes : Ludmila, Galia, Merline, Lena. La beauté, la justesse de leurs portraits me fascinent. Reçois, cher Jean-Louis, ma vive, affectueuse amitié et ma profonde admiration ». Voilà qui fait du bien un lundi matin, même si ce fou de Jean attige la moindre en me taxant de « léniniste »…

    Ici et maintenant. - J’aime bien rester couché durant ces toutes premières heures du jour, à lire et écrire. On est là comme un bœuf dans son œuf, au vrai travail naturel et fluide, précis et détendu, intense et vif, à fleur de pensée et à la pointe de son expression, à fleur de réel. Et du coup je me rappelle la réponse de Ludwig Hohl à la question de savoir ce qu’est le réel. Je ne trouve plus à l’instant la page des Notizen, mais je me rappelle la substance de l’observation, selon laquelle le réel est cette chambre-ci et pas une autre, dans cette lumière de ce matin, en ce moment précis – ce lieu de n’importe où qui me permet de vivre, de lire et d’écrire hors de toute sollicitation extérieure, pour être mieux perméable, précisément, à cet extérieur que je vais ressaisir et tâcher d’exprimer.

    Image: Philip Seelen


  • Au bord du ciel

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    Notes de l'isba (11)

    De la clarté. – J’avais lu quelque part et noté que l’esprit ne créé pas mais qu’il rend clair, et c’est vrai que l’esprit a ça de bien et de bon qu’il éclaire l’objet, d’ailleurs même l’idée devient objet à la lumière de l’esprit, à commencer par cette idée que l’esprit « rend clair » que je retrouve ce matin dans ce livre de 535 pages à couverture blanche et bleu pâle, intitulé Notes ou de la non-réconciliation prématurée, avec un petit portrait photographique de l’auteur, Ludwig Hohl, en couverture, qui a la tête d’un poète des pays de l’Est dans les années 50-70  - l’époque même de la non-réconciliation politiquement entretenue – donc je reprends ce livre tissé de pensées éclairantes, je relis la note 23 du chapitre Ecrire dont l’exergue est de Karl Kraus (« le poète doit vivre davantage ? Mais c’est ce qu’il fait ! »), et je m’arrête ensuite à la note 26 où Ludwig Hohl écrit : « Les poètes méditent ce que médite tout un chacun. Simplement ils sont plus assidus. Ils s’emparent de la chose, Nous sommes dans les choses comme le poisson dans l’eau. Mais le poète saisit l’eau »…  Hohl2.jpg  

     De la réalité. – On sait, on sent très bien ce que c’est, mais on préfère ne pas la voir ou l’avoir trop souvent à l’esprit. Or je ne pense, ici à l’isba, dans cette sorte de position en promontoire au bord du ciel, littéralement qu’à elle. Céline disait qu’elle se réduit en somme à la mort et que tel est notre horizon, mais ça se discute. On peut tout, en effet, juger en fonction de nos fins dernières, qui sont le bout de la nuit d’une réalité purement physique, mais ouvrir une nouvelle fenêtre dans la paroi de l’isba ou dessiner les plans d’un petit clocher à venir, et dessiner la forme de la cloche, comme en Russie où l’herbe a repoussé depuis longtemps sur la tombe d’Oblomov, est aussi un aspect de la réalité plus que physique... La nature est aussi une bonne base continue – et quand je dis nature, à l’instant, je pense autant à la clarté de Voltaire qu’à la poésie de Rousseau.

    Bellini01.JPGPar les deux bouts. – Je lis en même temps Les foudroyés de Paul Harding, très émouvante chronique poétique des derniers jours d’un vieil original passionné par les mécanismes d’horlogerie, et l’admirable Enfance obscure de Pierre Péju, qui explore les multiples aspects de ce qu’il appelle l’« enfantin » dans la foulée de Walter Benjamin, de Kafka, de Victor Hugo et de divers autres auteurs qui ont éclairé  le clair-obscur de nos sources, sans compter évidemment ses propres plongées dans l'enfantin – et c’est approcher la vie par ses deux extrémités, souvent en consonance…

    Images: Photo JLK d'une nouvelle fenêtre à l'isba. Là-bas en enfance, dessin à la plume de Bellini.

  • Corps et biens

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    Notes de l'isba (10)

    Désordre et rigueur. - Mon ami Jean-Yves Dubath me disait l’autre jour, alors que nous savourions la langue de bœuf aux câpres du Café de l’Evêché, suave et poivrée comme notre conversation, que le désordre est en somme le fonds de l’activité créatrice, ainsi qu’il vient de le vivre lui-même en rebrassant les pages de son dernier roman sur Fassbinder, et comme il l’a aussi observé en lisant ces jours la correspondance de Dostoïevski; et c’est exactement ce que je me disais aussi, ces derniers temps où mon propre désordre annonce quelque chose de neuf. Rien là-dedans de la « bohème » pittoresque de l’artiste, mais la base même d’un travail de fou d’une minutie horlogère. Les carnets de Monsieur Ouine de l’immense Bernanos, les ateliers de Francis Bacon et de Giacometti, le bureau de Dumézil en sont quelques exemples, sans parler des travaux préparatoires de romans de Dostoïevski lui-même. Or il va de soi qu’écrire, peindre ou noter de la musique relève de la plus rigoureuse mise en ordre. Ainsi, celui qui entre dans un nouveau roman oublie soudain de mettre de l’ordre autour de lui pour se consacrer au seul ordre de La Chose.

    Débordement. – On ne sait pas, et on ne veut pas le savoir, dans le bordel de l’atelier, où commence et finit le corps de l’artiste. C’est ce qui me plaît dans Caravaggio – le dernier jour, de Bona Mangangu, ou dans L’Atelier de Giacometti de Jean Genet : c’est qu’on est à tout coup dans l’atelier poétique de réparation du monde, pour reprendre l’image du poète selon Francis Ponge, qui prend les choses dans son antre pour les réparer. Que Giacometti travaille en cravate ou que Lucian Freud se représente à poil  le pinceau brandi est égal : le corps est bien plus que le corps, mais il faut bien qu’il soit bien là aussi, et tout à coup je me rappelle le corps râblé, groupé, garçonnier de l’artiste vaudoise Lélo Fiaux dans son tablier ruisselant de la matière astrale de ses pinceaux, et ses toiles qui éclatent comme du Rouault, les beaux toreros (Jeannot l’Oiseau !) qui lui tournent autour comme des satellites - corps de femme-mec ou de mec-fée absolument débordé par sa matière…

    Construction. – Et songeant à tout ça, lisant en même temps Les solitudes mystérieuse de Pascal Quignard dont les séquences s’agencent comme celles d’un film rêvé, fluides et naturelles apparemment mais qu’on sent pensées-senties au millimètre près, comme la fine brume ou le fin crachin au moment où ils deviennent forme pure; relisant en même temps que celui-là La Valse aux adieux de Kundera et, alternativement, L’insoutenable légèreté de l’être, je me dis qu’il n’est aucune technique du roman qui puisse faire théorie sinon après tout ce désordre de préparation, tout ce micmac des corps, tous ces mouvements nocturnes et ces percées diurnes qui se filent sur tel rythme ou la ligne de  telle mélodie…

    Image: l'atelier de Francis Bacon. 

  • De la beauté

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    Notes de l'isba (9)

    De l'aspiration. -  Il a fait ce matin une aube toute pure à l’isba, toute belle rose et toute belle bleue, transparente, soyeuse, immatérielle, indicible et toute belle, toute bonne et toute vraie.

    J’aspire à la beauté. Telle est ma vérité. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Je reste fasciné par les simulacres de la beauté, toujours en proie à une fantasmagorie remontant à l’adolescence, mais je sais que tout ça n’est qu’un leurre sensuel, la beauté n’est pas ça, la beauté n’est pas trouble, la beauté est ailleurs. J’aspire à la sagesse, non pas à l’ataraxie détachée mais à une sérénité vivante et bonne, à une forme de bonté paisible accordée à une paix intérieure excluant elle-même, non sans force et même violence, les simulacres et les consentements bas – j’aspire à cela, ce qui ne veut pas dire que je le vive sans trouble ni lutte. J’aspire à ma vérité. Je sais qu’elle est aussi dans cette lutte continuelle, et je le vis dans la difficulté comme je sais que le vivent à peu près toutes et tous.

    Marchands du temple.  – Ce que tu qualifies de beauté, ils n’y voient que des reflets illusoires, d’ailleurs tout dépend du critère de beauté, arguent-ils en invoquant les cultures variées, il y a beauté et beauté, et quand tu leur demandes ce qui les touche, eux, en matière de beauté, ils te répondent qu’ils n’ont pas travaillé la question, mais il va de soi que Rothko et Morandi les font vibrer quelque part, et puis ils restent à l’écoute, enfin ta ferveur un peu rétro les amuse, qui leur rappelle ces folles années  où le marché de l’art ne les occupait point autant.

    Mehr Licht ! -    Je veux voir le ciel, je veux le voir tout le temps, je vais donc mettre plus de  fenêtres à l’isba et de tous les côtés, cette moche masure va devenir la maison de verre d’où je verrai le ciel de partout jusqu'aux anges et vous verrez ce que vous verrez !

     

    Image JLK : L'aube à La Désirade. 

  • Les yeux fertiles

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    Notes de l'isba (8)

     

    Regarder. – C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, au sens de zyeuter, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation : contemplation active et consumation.

     

    Cingria8.JPGDe la joie. - Le vrai travail est producteur de joie. Non d’euphorie hagarde: tout le contraire. La joie est tout autre que le sot esprit positif des temps qui courent se réduisant à l’exclamation Super ! qui relance le nordisme selon Charles-Albert, c’est à savoir l’affectation de bonne humeur déterminée par un programme.

    La vraie joie ne se programme pas mais fuse du corps et de l’âme qui est un aspect subtil du corps, et c’est d’elle et de son énergie fulminante que procède précisément l’écriture de Cingria. Je la ressens dès les premières phrases de la Lettre à Henry Spiess. Immédiatement il y a là quelque chose de prompt, de vif, de savoureux, et c’est cette joie je crois qui m’a sauvé, en quelque sorte, à vingt-deux, vingt-trois ans, quand j’avais encore la tête enchifrenée de vapeurs marxiennes…

    Charles-Albert avait vingt-quatre ans lorsque, de Meskoutines, en février 1907, il écrivait ceci au très digne poète genevois: "Cet Arabe m'apporta un petit brasier et nous causâmes en nous chauffant. Il était extrêmement long et pâle, comme un Christ de mise au tombeau, avec une barbe noire bien plantée et des yeux noirs, posés sur deux virgules d'iode qui étaient ses paupières. Il portait un pantalon bleu et un burnous de mousseline. Il me fit voir l'organe, écrit en français, d'une société islamique moderne, dont il était membre et qui avait pour but de ramener au Coran pur l'islamisme obscurci par les pratiques grossières et superstitieuses des mahométans actuels"... 

     

     

    BACH. – Je ne sais plus bien qui, il me semble que c’est Enesco, disait que la musique de Bach nous rappelle que parfois l’homme est capable du ciel.

     

     

    Unknown-3.jpegAloïse fée timbrée. - Une féerie florale de roses et de mauves et de bleus tendres et de jaunes pâles et de verts pétales compose une toile de fond végétale qu’on dirait un décor peint et qui voit surgir les corps en gloire de solennelles créatures de cinéma ou d’opéra aux yeux pleins de bleu. C’est à la fois suave et terrible. Cela figure un univers de tea-rooms l’après-midi où de très douces rêveries de femme seules se combinent à des projets de meurtres ou de compulsions protectrices. Le Drame couve en coulisses, on le sait, mais sur scène on tiendra son rang décent. Une jeune fille a été trahie à l’origine. Le Prince Charmant n’a pas été à la hauteur. Un délire en découle qui passe par l’impossible ou presque: faute d’épouser civilement et religieusement le Seigneur trop lointain dans le ciel essentiel, on briguera la place de l’Impératrice à la droite de Guillaume II. Or tout cela s’illustre en beauté. La beauté prendra même l’ascenseur au moyen de fresques verticales reliant la terre basse et le ciel haut.  La beauté des couleurs va commander et il y en aura partout sur la feuille, sans une brèche permise au souffle gris de la mortifère platitude. Nulle place pour le prêt-à-porter gris ou l’aliment rapide  à goût de carton ou d’épices industrielles.

    aloise03.jpgL’art d’Aloïse, fébrilement sublimatoire, apparaît comme une réponse joyeuse et narquoise à la démentielle agression collective de la Société, au même titre, mais en moins intelligible, que l’écriture de Robert Walser - proche aussi du théâtre pictural d’Adolf Wölfli ou des visions poétiques de Louis Soutter...

     

     

    Image: Charles-Albert Cingria enfant; peintures d'Aloïse.

     

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    Notes de l'isba (7)

    Renouer. - Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.

    L’usage de ce nom me revient sans référence, pur de son énorme charge historique de tradition spirituelle et délesté de toute implication politique ou sociale, que je ne refuse ni ne récuse pour autant. Dieu m’est ce matin la Personne absolue que le Christ incarne évidemment, mais là encore que de fatras d’interprétations et pour dire tout et son contraire, alors disons que Dieu est ce que je pourrais être absolument au-delà de tout ce que je suis, comme il est la lumière et l’aura de toute personne qui en est traversée, ou disons que Dieu et le Christ seraient la Parole absolue qui rendrait compte d’une humanité capable de l’entendre et qui n’en finit pas de faufiler son très mince rayon dans les ténèbres…

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    Musiques de Cingria.
    – Nous venons d’enterrer Dimitri, j’ai pensé au Christ byzantin d’Alexandre Cingria en assistant à l’office orthodoxe, Olivier Cingria est venu me serrer la main après la cérémonie et voilà : Dimitri ne verra pas paraître la suite en bleu et or des nouvelles Œuvres complètes de Charles-Albert dont la lecture fut notre première passion partagée, dès le début des années 70, et le prélude lumineux à notre amitié. Il me semble que c’est par Musiques de Fribourg que je suis entré dans le  labyrinthe harmonique du génial promeneur que je retrouve aujourd’hui par delà les eaux sombres.


    Cingria7.JPGDe la source. - La professeure Doris Jakubec, dans son Introduction professorale à la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, affirme d’emblée que, pour Cingria, « le monde est un théâtre », mais je ne trouve pas que ce soit aller à la source. D’abord parce que c’est cadrer le monde de manière artificielle et par trop construite ; ensuite parce que Charles-Albert ne s’est jamais borné au rôle de spectateur. Comme le peintre chinois il est lui-même dans le tableau. Toujours il est partie intégrante du décor, qu’il campe et ne cesse de déplacer en bougeant lui-même, et jamais le décor ne fait toile de fond et moins encore panorama. L’univers selon Cingria n’est pas un spectacle mais une donnée essentielle omniprésente au double caractère ondulatoire et corpusculaire dont le chant du poète découle en coulant pour ainsi dire de source. Cela saute aux yeux et à l’esprit et à l’âme dès ses premières lettres de tout jeune homme qui sont l’expression la plus immédiate et la plus lustrale de sa voix, laquelle voix n’est aucunement celle d’un acteur en posture de déclamation.

    De la voix et du chant. – Cette question de la voix est essentielle chez Cingria, qui module aussitôt un chant. Mais là encore il serait faux de supposer celui qui psalmodie dans la posture d’un récitant en déclamation. Charles-Albert a d’ailleurs signifié merveilleusement, à propos de Pétrarque, l’origine et la nature de cette voix. « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ».

    Images: Charles-Albert en son jeune âge, et croqué par Géa Augsbourg.