Notes de l'isba (14)
Un jeu de mots de Zinoviev. - Débarquant à Lausanne en 1977, le grand satiriste russe Alexandre Zinoviev, auteur notamment des géniales fresques des Hauteurs béantes et de L'Avenir radieux, gratifia son ami Vladimir Dimitrijevic, alias, Dimitri d'un jeu de mots bonnement inspiré en qualifiant sa maison d'édition, L'Age d'Homme, de "Nach Dom", notre maison en russe.
Je n'ai pas encore déchiffré la dédicace (en russe également) du cher homme sur la page de garde des Hauteurs béantes (13e exemplaire de l'édition de tête sur Ingres vergé), mais je me rappellerai à jamais l'immense émotion ressentie à son arrivée en gare de Lausanne, avec son épouse et leur fille, et les centaines d'heures passées à lire ses livres et à les commenter par écrit ou avec des amis.
A ces souvenirs lumineux se mêlent des ombres. L'incroyable égocentrisme de Zinoviev. Sa façon de liquider toute la littérature russe contemporaine, à commencer par Soljenitsyne qu'il conchia jusqu'au dernier jour. Son anti-occidentalisme sommaire, pendant enragé de son antisoviétisme.
N'empêche: je reprends n'importe quelle page de L'Avenir radieux, je me rappelle la voix de l'écrivain saluant au téléphone la naissance de notre première petite fille et je m'y retrouve: Nach Dom !
Des nôtres ? - Je me le suis dit et répété maintes fois et cela m'a coûté, beaucoup: que je suis incapable de sacrifier ma liberté intérieure à une amitié qui me demande de trahir mon sentiment de la justice et de la vérité.
Celui-ci m'a fait défendre longtemps les littérature slaves, et plus précisément serbe, pain quotidien de L'Age d'Homme, jusqu'aux limites du tolérable, lorsque l'Institut serbe devint officine de propagande.
Mais ce n'est pas une raison politique qui m'a fait m'éloigner de "notre maison" pendant quinze ans: c'est un motif plus profond, lié à un rétrécissement de l'horizon que je voyais des fenêtres de L'Age d'Homme. D'une année à l'autre, l'expression "celui-là est des nôtre", que répétait le plus cher de mes amis de l'époque, a marqué pour moi le début d'une séparation.
Dans le livre que nous avons écrit ensemble, Personne déplacée, Dimitri m'expliquait que ce qui caractérisait somme toute les auteurs de L'Age d'Homme était de se tenir toujours "à côté", et c'est ce que je continue, trente après, à faire dans mon isba de bois pleine des livres de L'Age d'Homme.
Or ce "des nôtres" mes semblait par trop restrictif, autant que les notions à jamais honnies de "peuple élu", de "fille aînée de l'Eglise" et autres "Christ des nations".
Bref je me méfie comme de la peste de l'hybris dans ses acceptions personnelle, familiale ou nationale, et voilà pourquoi j'ai préféré poursuivre mon chemin de traverse "à côté", du moins fidèle à la Maison Littérature échappant à tout chauvinisme et toute exclusivité, Nach Dom au sens universel.
Plus pur que les autres ? Nullement. Aussi tordu, possiblement démoniaque ou lumineux autant que tous les personnages de Dostoïevski, tels mes amis disparus Dimitri, Zinoviev ou Haldas, à jamais présents en leur aura...
L'île au trésor - Un jour qu'il était peu bien, dans sa maison sous les arbres des hauts de Lausanne, Dimitri me confia ce qu'il estimait un trésor: ce livre de Rozanov qu'il me disait "écrit pour vous", préfacé par Joseph Czapski et qui m'a suivi partout.
Or je lis aujourd'hui, en marge des Frères Karamazov, le long chapitre de Rozanov consacré à Dostoïevski en me rappelant qu'une autre fois Dimitri m'avait parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges.
Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...