Notes de l'isba (19)
Qui est traître à la patrie ? - Au nombre des attaques les plus dures que Jean Ziegler ait encaissées au long de son combat, l'accusation de haute trahison lancée contre lui à la suite de la publication de L'or, la Suisse et les morts, incriminant l'attitude de notre pays durant la Deuxième Guerre mondiale, en relation avec la spoliation des victimes de l'Holocauste, mobilisa des pontes de l'establishment économico-politique bâlois qui visaient une condamnation au pénal du procureur de la Confédération.
L'accusation, assimilant Ziegler à "un agent d'organisations juives", était proportionnée au discours sans nuances de l'auteur du brûlot, qui "aurait attaqué et noirci l'image de la Suisse de la manière la pus grossière et la plus indécente". Le hic, c'est que les constats de Jean Ziegler contenaient un fond de vérité indéniable qu'il n'était au reste pas le premier à pointer, mais le grand débat qui s'ouvrit alors, prélude à un rapport officiel, lui doit sans doute une forte impulsion.
C'est de la même façon d'ailleurs, à travers les décennies, que ses coups de boutoir contre le secret bancaire, l'accueil des fortunes de moult dictateurs, le blanchiment d'argent sale ou la complaisance envers certains barons de la drogue et autres seigneurs du crime organisé, ont bel et bien porté après avoir été taxés d'exagération.
En 2010, ainsi, le peu gauchiste conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz reprit le terme de "bandits" pour qualifier les représentants de l'UBS aux Etats-Unis. Dès la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, son auteur fut considéré par beaucoup de Suisses comme une Netzbeschmutzer, salisseur de nid qui avait le premier tort de critiquer notre cher pays dans les médias étrangers.
Or le paradoxe est que ce "traître" présumé a souvent trouvé de forts appuis chez des politiciens de droite également écoeurés par les menées scandaleuses qu'il dénonçait. Dans la population, le dégoût croissant provoqué par les affaires très louches d'un Hans Kopp, avocat d'affaires époux d'une ministre (contrainte ensuite de démissionner) et lié de très près à la firme Shakarchi Trading spécialisée dans les trafics douteux et le blanchiment, la déroute de la Swissair ou les multiples scandales bancaires de ces dernières années n'aura pas manqué de déplacer cette accusation de traîtrise sur les vautours en question (pour parler le langage de Ziegler) sanglés de leurs parachutes dorés...
Artiste en exagération. - Dans le phénoménal Extinction, l'imprécateur par excellence que fut Thomas Bernhard se présente, par la voix de son narrateur, comme un "artiste de l'exagération", et tel est aussi Jean Ziegler, qu'il est en revanche faux et mesquin de réduire à un politclown, selon l'expression de certains.
Parce que l'artiste n'exagère, évidemment, qu'en réaction de défense vitale à l'exagération monstrueuse de la réalité. Jürg Wegelin montre bien, au demeurant, que c'est surtout dans ses interventions médiatiques que son discours se schématise, parfois jusqu'à la caricature et la langue de bois. Or l'homme est d'une tout autre trempe et d'une fibre infiniment plus sensible et nuancée. Derrière la façade publique de l'intellectuel marxiste pur et dur (en qui son fils Dominique plus dur et pur que lui voit plutôt un chrétien d'ultragauche) au langage de tribun rappelant parfois celui de son cher ennemi politique Christoph Blocher, se rencontrent un humaniste raffiné et un homme de foi, un digne émule de l'Abbé Pierre (son premier mentor, avant Sartre) et un travailleur intellectuel à l'ancienne (il refuse tout recours à l'ordinateur et vomit le cyber-espace), un père sourcilleux et un grand-père amoureux de son petit-fils - un homme de coeur enfin.
Réalisme helvétique. - Jean Ziegler rit comme un paysan bernois. Lui qui tutoie Kofi Annan et le Président Lula, mais aussi le grand avocat d'affaires genevois Marc Bonnant (son ami anar de droite autant que Charles Poncet le libéral), les anciens conseillers fédéraux Adolf Ogi ou Micheline Calmy-Rey, entre tant d'autres grandes figuresdu Nord et plus encore du Sud, est resté, tout disciple de Che Guevara qu'il fût, ce Bernois à l'accent à couper au couteau suisse qui me disait un jour que le vrai révolutionnaire de sa famille était sa grand-mère... Telle étant la démocratieterrienne et directe de ce drôle de pays, qu'un film tel que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron a merveilleusement illustrée et à laquelle beaucoup de nos amis français n'ont encore rien compris !
Son compère Régis Debray voit en Jean Ziegler un "prédicateur calviniste". Il y a du vrai. Ses exagérations sont apparemment d'un utopiste, mais sûrement plus "réaliste" et plus conséquent que tant de ses détracteurs se flattant d'avoir "les pieds sur terre". Le terme de rebelle pourrait jurer, s'agissant d'un combattant à dégaine de Monsieur toujours bien mis et cravaté, au dam de ses jeunes émules altermondialistes.
Un jour, de passage à Genève, Che Guevara fut le premier à la lui coller, sa cravate de rebelle. Alors que le jeune Ziegler révolutionnaire rêvait de suivre le Che à Cuba, celui qu'il avait voituré plusieurs jours durant dans sa petite Morris noire lui opposa cette rebuffade en lui désignant la ville du huitième étage de l'Intercontinental: "C'est ici que tu es né, c'et ici qu'est le cerveau du monstre, c'est ici que tu dois te battre"...
Or le "monstre" n'en finit pas d'exagérer, et c'est ainsi que Jean Ziegler a plus que jamais raison d'en remettre une couche...