Notes de l'isba (18)
Mystères.- Quatre caisses scellées, sous l'appellation Affaire Ziegler, reposent aux Archives de la ville de Zurich où elles furent déposées après la mort de la philosophe Jeanne Hersch, en 2000. Leur contenu, verrouillé par le secret sur la volonté de la défunte, pourrait éclaircir le mystère lié à l'extraordinaire acharnement que Jeanne Hersch manifesta en 1976, au lendemain de la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, dans la campagne de dénigrement qu'elle mena, elle socialiste et prof de philo à l'Université de Genève, en sorte d'interdire la nomination de Jean Ziegler en cette même institution. Délation au plus haut niveau, affirmations mensongères sur le cursus académique de Ziegler et sa fiabilité "scientifique", insinuations des plus insultantes engageant frauduleusement des personnalités de haut vol (dont un Georges Balandier, spécialiste de l'Afrique, qui fut le premier à démentir), ont été surabondamment relayées par les médias de l'époque sans parvenir, finalement, à infléchir la décision finale du Conseil d'Etat, en février 1977, concluant à la nomination de Ziegler sur recommandation de l'Université.
Après la mort de Jeanne Hersch, celui qu'elle avait conspué et voué à l'interdiction professionnelle lui rendait hommage en ces termes: "Pour moi, Jeanne Hersch reste, en dépit de ses inconciliables contradictions, une femme extraordinairement énergique, intelligente et courageuse qui aura fait honneur à notre université et à notre pays". Ainsi Jean Ziegler surmontait-il ses propres contradiction pour montrer son vrai visage d'homme non moins extraordinairement énergique, intelligent et courageux, auquel nombre de ses "ennemis" politiques rendent souvent un hommage relevant lui aussi du mystère. Ledit mystère est d'ailleurs omniprésent dans la vie de ce fils de bourgeois plutôt militariste en ses jeunes années, fils de protestants bernois austères converti au catholicisme et au marxisme non matérialiste, fasciné par l'animisme et pratiquant régulier, à Salvador de Bahia, du culte afro-brésilien du candomblé...
Mystérieux, Jean Ziegler ne l'est donc pas moins que le comportement de Jeanne Hersch à son égard, probablement à rechercher dans les blessures originelles de la philosophe juive socialiste d'origine polonaise.
Or le mystère côté Ziegler, défiant toute explication scientifique, se trouve bel et bien éclairé par l'ouvrage très documenté du journaliste économico-politique Jürg Wegelein, qui vient de paraître sous le titre de Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Clair et franc de collier, nourri sans fouillis par une enquête approfondie auprès des proches de l'intéressé, dans sa famille autant que dans les milieux politiques et universitaires, chez ses amis mais également chez ses adversaires, ce livre en impose par son souci d'équité et de vérité. Le résultat est un récit passionnant, qui recoupe un demi-siècle de nos vies à tous, des années 60 jusqu'aujourd'hui, dans la foulée du fameux rebelle.
Des "questions d'éternité"... - Dans le chapitre des Frères Karamazov marquant la première vraie rencontre, personnelle, du jeune et pur Aliocha et d'Ivan, son aîné de cinq ans, celui-ci situe leur conversation comme au-dessus du monde ordinaire et des ses tribulations, au-dessus des têtes de leur vieux jouisseur de père et de leur frère Dimitri le passionné, parce que, dit Ivan, "nous, c'est les questions d'éternité que nous devons résoudre avant tout, le voilà notre souci"...
Quel rapport avec Jean Ziegler ? Pas évident, mais bien réel, et le faisant plus proche d'une Jeanne Hersch que de beaucoup d'autres qui l'ont adulé. De fait, comme le rappelle Jürg Wegelin, qui aura plus souvent parlé avec lui de Dieu et de "questions d'éternité", au Café des Cheminots de derrière la gare de Genève, que de problèmes sociaux ou politiques momentanés, le Ziegler public et mondialement connu en cache un autre, plus secret, plus tourmenté, plus profond. De la même façon, chaque fois que j'ai rencontré l'auteur du Bonheur d'être Suisse, le livre qui nous a rapprochés personnellement une première fois, et plus encore dans ses lettres nombreuses ou ses téléphone, c'est de ce côté là, du côté des livres et des humains, du côté des "questions d'éternité" que j'ai perçu le "vrai" Ziegler, dont Wegelin a également raison de souligner le caractère souvent simpliste, voire caricatural, des interventions médiatiques, soumises le plus souvent à la nécessité, d'ailleurs légitime, de faire "passer le message".
Ziegler en "homme nu" - Un souvenir personnel me revient, en lequel je vois également ce "vrai Ziegler". Un soir à Paris, sur un quai de métro de la porte de Versailles. Tard le soir, à l'écart des voyageurs attendant la prochaine rame: cette silhouette affaissée d'un type en vague pardessus à la Simenon - un clodo me dis-je avant de me rapprocher et de le reconnaître, puis de l'embrasser ! Sacré Jean ! Lui qui aura passé l'après-midi à signer des centaines d'exemplaires de son dernier livre ! Lui qui aura sûrement repoussé vingt propositions de dîners en invoquant son agenda surbooké, seul et défait en apparence, en tout cas vanné, mais immédiatement chaleureux et disponible à l'instant !
Dès lors les "pinailleurs" peuvent me dire ce qu'ils veulent de Jean le fou, comme je l'appelle avec toute mon affection non sans penser évidemment que sa folie en appelle à la vraie sagesse refusant ce qu'on appelle l'aliénation - je ne l'en aimerai que plus; mais j'aime aussi que Jürg Wegelin nous apprenne encore mieux , avec plus de détails, qui est cet homme et comment il vit, ses faiblesses sans doute et ses défauts mais aussi son incomparable présence au monde, sa femme Erica, sa secrétaire Arlette Salin et son fils Dominique (autre cinglé) sans compter tant de gens qui le connaissent bien mieux que moi quand bien même je nous sens, pour l'essentiel, sur la même ligne qu'Aliocha et Ivan les jeunes rebelles...
Jürg Wegelin. Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Favre, 172p.