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  • Au secours série suisse !

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    D'une adaptation crédible du Chien jaune de Simenon, au premier épisode consternant d'une nouvelle série de la télé romande, intitulée Station Horizon et cumulant tous les poncifs ringards... 

     En faisant tout à l’heure mes 30 kilomètres de home-cycle sur place alors que le soleil descendait sur le lac, j’ai regardé Le chien jaune de Simenon, adapté au ciné par Claude Barma, avec Jean Richard dans le rôle de Maigret. Vraiment pas mal, dans un noir-blanc tantôt velouté et tantôt plus dur rendant bien le climat portuaire (à Boulogne-sur-mer) de cet épisode plombé par le portrait de groupe de deux abjects personnages, ratés et salauds. Quant à moi, je préfère Gabin en Maigret, mais l'humanité profonde de Simenon, et son art du détail   révélateur et des arrière-plans, sont ressaisis par le cinéma, les images et les silences de ce film sans prétention.

     

    Ensuite, en prime time, j'aurai bonnement subi les vingt premières minutes d’une nouvelle série de la télé romande, intitulée Station Horizon et se la jouant western bike-movie sur fond de montagnes valaisannes. Or, autant le découpage du Maigret, ses personnages et son dialogue sont reconstruits dans l’esprit du romancier, avec intelligence narrative et sensibilité, autant le feuilleton romand défaille illico par manque de psychologie, accumulant les clichés et les références-poncifs sans  aucun ancrage crédible. 

     

    À croire que, dans ce pays où il y a tant de matériau  social, ou bonnement humain, à travailler, l’on soit infoutu d’imaginer autre chose que du copié-collé pseudo-amerloque platement nostalgique (la séquence supérieurement idiote où l’ex-taulard biker barbu explique à  une petite-fille que de son temps on voyait des films en plein air sans forcément regarder l’écran tu-comprends-petite-ouais-je-comprends), et que je te colle une affiche de La fureur de vivre en arrière-plan et que je te sorte la musique à bouche pour musique à boucher le trou de tout ce vide…  

     

    Le cher Nicolas Bideau, toujours à la pointe du marketing culturel, disait il y a peu son désir de séries suisses cartonnant dans la foulée de Borgen, et c’est vrai - Jean-Stéphane Bron l’a prouvé avec Le génie helvétique, avant le formidable docu-fiction qu’il a réalisé avec Cleveland contre Wall street – que la Suisse pourrait être le décor de séries aussi crédibles que The Wire, genre docu, ou que Breaking bad, dans l’exploration des zones grises ou crades de notre admirable pays, si tant est que des scénaristes et des dialoguistes (et des producteurs et peut-être même une industrie chocolatière du cinéma suisse ) existassent, ce qui manque un peu même à Zurich où, à ma connaissnace, le mémorable Grounding de Michael Steiner n’a pas eu de suite…

  • Mémoire vive (78)

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    À la Buvette de Jaman, ce dimanche 23 février. – J’avais oublié, vendredi, mon Samsung en ces lieux, donc je m’y suis repointé ce midi avec une dense foule de skieurs montés aux Hauts-de-Caux. Prenant place en face de moi, la femme moderne typique, quadra saine et solide, disant bientôt à sa voisine genre rando qu’elle rêvait de passer un week-end aux Grisons dans un tipi typique, engoncée dans des peaux de bêtes. « Une expérience ultra-forte »,imagine-t-elle tout haut. En outre très remontée contre une Japonaise, dans le compartiment voisin, tardant à débarrasser sa banquette de ses affaires alors que des skieurs suisses se pressaient dans le couloir. Son impatience fébrile à « leur apprendre ».   

     

    M’a rappelé le « petit bout de femme » de Kafka et la Fanny de Sollers. Ma phobie de toute surveillance, qui me rendrait fou dans un téléphérique plein d’imams ou de pasteurs non-fumeurs.

     

    °°°

     Sollers82.jpgLa lecture de L’école du mystère, le nouveau « roman » de Philippe Sollers, m’est à la fois une stimulation tonique, sous l’effet de sa liberté d’esprit et de ses multiples curiosités, de sa vivacité et de son écriture parfaite,  et un sujet d’agacement récurrent chaque fois que le cher homme se félicite ou se console en se flattant de ne pas être assez félicité. Mais bon : passons sur son solipsisme condescendant, pour l’apprécier tel qu’il est, extraordinairement présent et à son affaire de poète. Je l’entends dans un sens profond, rapport à   son rapport à la langue et à la joie, à son bonheur d’être et à la musique verbale qu’il en tire, à ce qu’on pourrait dire chez lui la musique du sens et de la mise en mots. 

     

    Je ne vais pas le clamer sur les toits, vu que ce serait mal vu, mais je n’en pense pas moins qu’aujourd’hui Sollers est l’écrivain français vivant le plus intéressant, moins sympa et moins empathique que Le Clézio mais plus aigu dans son travail sur la langue, moins romancier évidemment que Modiano mais imposant son « roman » à lui, nettement moins Quignard que Quignard mais pourquoi vouloir deux Quignard ?

    Ces comparaisons n’ont d’ailleurs aucun sens, vu que tout écrivain véritable est incomparable, mais je parle pour moi,songeant à ce que j’attends d’un écrivain pour mon usage perso. Or Sollers m’apporte, à chaque fois du neuf, en tout cas depuis ses grands recueils de« lectures du monde », de La Guerre du goût à Fugues en passant par Discours parfait, mais aussi avec ses « romans ». 

    Je me rappelle avoir été très vache, dans mes chroniques littéraires,  avec les premiers avatars du genre, du Portrait du joueur aux Folies françaises ou à L’étoile des amants, qui me semblaient du chiqué, comme j’avais trouvé forcée l’écriture de Paradis ou même de Femmes, mais l’immense lecteur, le vivant heureux, l’amoureux de Venise et de maints écrivains que j’aime aussi (Saint-Simon, Stendhal, Céline, Proust, Morand,Fittzgerald, etc.) m’est devenu un compagnon vivifiant sinon sympathique, et flûte : tout ça fait une œuvre cohérente et prodigieusement variée non moins qu’obstinée, donc géniale au sens où Proust disait que le génie est affaire d’obstination. 

     

    Surtout je trouve, chez cet auteur qui est le moins gay qui se puisse imaginer, une gaieté communicative, à la fois dans la célébration de ses préférences (ici, par exemple, les chanteuses de jazz) et dans la formulation de ce qu’il exècre, dont Fanny fait en l’occurrence les frais.

     

    Kafka.jpgQui est Fanny ? Tout de suite elle m’a fait penser au « petit bout de femme » de la nouvelle éponyme de Kafka, qu’on pourrait dire le parangon de l’emmerderesse insidieuse. C’est Pierre Gripari qui, le premier, a attiré mon attention sur cette nouvelle, affirmant que selon lui ce« petit bout de femme » n’était autre que le Yahweh de l’AncienTestament, figure par excellence de la mauvaise conscience et de l’incessante réquisition d’un amour jaloux. Sur quoi j’ai lu la nouvelle, sans être vraiment convaincu par l’interprétation « théologique » de notre ami. En revanche, le côté rabat-joie, sourdement inquisitorial, moralisant à « reproches muets », le côté cousine Bette du personnage m’a évoqué ce personnage qu’on retrouve aujourd’hui dans la figure de la vertueuse gardienne du politiquement correct que Sollers prénomme Fanny, notre amie à tous, flanquée d’un Fanny garçon comme la Barbie de nos filles a son Barbie Mec.  

    Et notre « romancier » de filer le thème en multipliant les chapitres possibles rappelant les séries de Martine aux sports d’hiverMartine à la plage ou Martine se marie :« Fanny s’ennuie avec moi. Elle me reproche de ne pas aller au cinéma, de ne pas lire de romans américains, de ne pas avoir envie de visiter des expositions, d’être insensible à la poésie telle qu’elle la ressent, de rester sourd aux animaux, de pas suivre la vie sentimentale des stars et de leurs enfants. Elle me trouve arrogant, méprisant, désinvolte. Sa mère prend la parole dans sa voix. Mes amis aussi sont bizarres : ils se crispent soudain, maman est là ».

    Oui, la terrible maman : la mère américaine ou juive ou calviniste ou musulmane ou psy new age : pire que Yahweh…   

    °°°

    Il s’agit de se rejoindre. Le roman n’a pas d’autre fonction ce matin : rassembler des mots, et des idées, des sensations et des impressions, des  sentiments et des observations vécus  par les personnages, lesquels sont à la fois réceptacles et diffuseurs.

     

    °°°

    Angetombé.jpgLes personnages de romans sont des truchements ou plus précisément : des messagers. Est-ce à dire qu’ils se définissent par un « message »à délivrer ? Le moins possible, mais il n’y a pas de règle. Tchekhov se défendait de délivrer aucun message, et pourtant ses personnages sont, comme ceux de Simenon, des messagers. 

    On pourrait alors entendre le terme de messager dans son sens angélique, mais là non plus il n’y a pas de règle. 

    Mystère de l’incarnation, qui n’advient pas dans tous les romans. Mais je prononce le nom d’Aliocha, et le voici, ou le nom de Javert, et le voilà, comme le nom de Volodia ou de Meursault ressuscitent en moi la présence de l’ado se suicidant dans une nouvelle de Tchekhov, ou du protagoniste de L’étranger. 

    Tous me reviennent par un nom et sans présence del’auteur. Pareil chez Modiano, Simenon ou Thomas Mann. Mais pas un seul personnage de Sollers qui me revienne avec le même statut autonome. Ce qui me fait penser que ses « romans » sont plutôt des éléments d’une chronique personnelle dont les figures romanesques n’apparaissent jamais en ronde-bosse…

    °°°

    Le personnage de Jonas, dans La vie des gens, est sorti de la cuisse d’un tyran, en la personne de Nemrod,protagoniste d’une première nouvelle que j’entendais consacrer à un littérateur qui se paie de mots, brillant phraseur et représentant à mes yeux de la fausse parole.  Jonas, lui, incarne ma nostalgie de la cabane dans les arbres, en d’autres termes : de ce qui nous protège du Grand Animal.

    Dans la foulée, le projet des nouvelles est devenu un roman dont les personnages se sont pour ainsi dire engendrés les uns les autres. Jonas a 44ans et se trouve à New York quand le roman commence sur l’évocation de son enfance dans l’ombre écrasante de Nemrod, écrivain plutôt méconnu jusque-là, que la publication de Quelques petits riens, recueil évoquant les minimalistes des années 80, propulse soudain au pinacle de la notoriété. 

    D’une extrême et lucide précocité, Jonas voit (et surtout vit) l’imposture de l’écrivain se la jouant vie minuscule alors qu’il ne rêve que pouvoir, au dam de sa compagne Marie. L’agacement que j’ai éprouvé à la lecture de la Lettre au père de Kafka,monument de littérature psy également honni par Henri Michaux, m’a donné l’envie de retourner la situation avec un fils envoyant dinguer son père  jouant les victimes style mai 68. L’idée que les tyrans patriarcaux de naguère sont devenus de fragiles feinteurs m’est chère: à vrai dire je préfère les despotes philistins incarnant le Commandeur, à la gueule duquel on crache. Cracher contre un pervers narcissique cotisant à Amnesty est plus délicat… 

    soutine.jpgMais Jonas a des alliés en les personnes de Sam, père de Marie forgé à l’ancienne (compagnon réfractaire de Teilhard et de ThéodoreMonod dans les déserts) , de Rachel dont toute la famille a disparu, d’un Monsieur belge spécialiste de Confucius et de Théo le peintre dont j’ai bricolé le personnage à partir de Thierry Vernet, de Lucian Freud et de Gulley Jimson (personnage d'un roman de Joyce Cary), de Francis Bacon et de Lovis Corinth ou de Varlin, de Soutine, des écorchés vifs de Goya et de Rembrandt… Le comique étant que pas un seul de ces noms ne fera jamais référence faute d'être cité, car je veux un roman sans aucune référence explicite. 

     

    Et puis il y a les femnmes, surtout elles : Rachel, Marie, Léa,Cécile, Chloé, Clotilde, Lady  Light, toutes venues de la vie…

     

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    Guy Debord en son Panégyrique :« Pour la première fois, les mêmes sont les maîtres de tout ce que l’on fait et de tout ce que l’on dit ». 

     

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    La lecture m’est vitale, et les livres aussi m’arrivent comme des messagers. Pas un hasard ainsi que je trouve, dans les entretiens de Kenzaburo Oé, intitulés L’écrivain par lui-même, ce que je cherchais précisément à ce moment-là.

    Le grand écrivain japonais  raconte ainsi comment le souci d’attention lui est venu, dès son enfance, et cela rejoint aussitôt ma réflexion actuelle sur l’attention défaillante de la plupart de nos contemporains, éparpillés et distraits par un peu tout et n’importe quoi. 

     

    Peu avant sa mort le vieux Maurice Chappaz, allongé sur une espèce de divan russe et couvert d’une capote miliaire, me disait avec son accent valaisan à couper au couteau: « Voyez-vous, ce qui manque vraiment de nos jours, que c’est un péché : c’est l’attention ! »  

     

    Au début de ses entretiens avec Oé Kenzaburo, Ozaki Mariko lui cite un de ses poèmes, fameux au Japon, datant de ses dix ans:

     

    Sur les gouttes de pluie

    Le paysage se reflète

    Dans les gouttes

    Un autre monde se retrouve.

     

    Puis elle dit au vieux Maître : «Le Oé Kenzaburô qui observe attentivement le monde existait donc déjà alors que vous alliez avoir une dizaine d’années ».

     

    Unknown-5.jpegEt lui : « Oui. D’une certaine manière, c’est grâce aux réprimandes des professeurs que « si on ne regarde pas avec attention,c’est comme si on ne regardait pas ». C’est ce que j’ai découvert par moi-même, c’était la sagesse de de mes jeunes années. Et j’ai ensuite réalisé que que regarder, mais aussi penser, c’était mettre en mots »

     

    °°°

    C’est en m’attardant le long des ruelles du quartier de Kanda, à Tôkyo, où voisinent des milliers d’échoppes de livres essentiellement japonais, que je me suis dit qu’il était merveilleux d’écrire et tout aussi légitime en somme de n’en rien faire, comme je l’ai éprouvé une autre fois dans l ‘Hyper U de Cap d’Agde devant les piles de best-sellers du monde entier, où j’eusse en vain cherché un roman de Oé Kenzaburô en dépit de son prix Nobel… 

     

    Ainsi est-ce à partir du moment où l’on entrevoit la totale inanité de l’acte d’écrire, au regard des galaxies ou des multitudes humaines, que la chose devient réellement intéressante et se recharge de sens comme, à Kanda ce même jour, en découvrant, dans telle immense librairie internationale,  les milliers d’ouvrages du monde entier accessibles dans toutes les langues, tout Proust en japonais ou tout Kawabata en français…   

     

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  • Mémoire vive (77)

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    À La Désirade, ce dimanche 1er février.– Nous brassons ces jours la neige, tombée en abondance et proche d’atteindre bientôt le mètre d’épaisseur. Mais c’est une autre matière que je m’impatiente de brasser ces prochains temps en reprenant sans tarder mes travaux d’écriture et, demain, de peinture, portraits de paysages et paysages de personnes. 

    °°°

    Le mérite de Michel Houellebecq est de voir les choses autrement, comme sous une loupe « sociale » ou « psychologique », sans faire pour autant de la sociologie ou de la psychologie, et de l’exprimer franchement et même fraîchement, sans crainte de déplaire. Il peut passer pour un mufle arrogant, mais il a des choses à dire, bien plus de choses que nombre de ses contradicteurs trop pressés d’évacuer le gêneur, ceux-là même qui voudraient que l’écrivain dérange, si possible sans être dérangés eux-mêmes. 

     

    images-2.jpegCe lundi 2 février. – Je suis arrivé la nuit dernière, après deux heures du matin, au bout de la cinquième et dernière saison de Breaking bad, très remarquable série américaine constituant une espèce d’exorcisme du Mal, incarné (entre autres) par le protagoniste Walter White, figure démoniaque du savant-ingénieur-chimiste génial et maléfique, imbu de son savoir-pouvoir et qui a trouvé, dans la fabrication de la drogue la plus pure, une façon de se venger d’une humiliation subie en ses jeunes années et, tout en affrontant un cancer en phase terminale, une manière de se poser en protecteur farouche de la famille… Autant dire que tout y est !

    Tout cela donne une sorte de thriller à rallonge magistralement ficelé, ponctué d’épisodes dramatiques, relancé par de surprenantes trouvailles narratives et développant une vraie réflexion sur le consentement avec, en arrière-fond, l’Amérique schizophrène, entre conformisme doucereux et violence extrême. 

    La chose tient plus du film d’auteur que du feuilleton divertissant, sous-tendue par une pensée et une vision critique réellement intéressantes. Il s’y trouve aussi de bons moments de cinéma – ce qui ne signifie plus grand’chose à vrai dire par les temps qui courent -, et tous les acteurs sont formidables. Par comparaison, regardant l’autre soir une ou deux séquences d’une série française à policière en uniforme bien repassé et aux yeux trop bleus, je me disais que ces sous-produits français (on aura la charité de ne pas parler des premiers essais de séries suisses) puent l’artifice à plein naseau et pèchent autant par la faiblesse de leur scénarios que par l’indigence tantôt guindée et tantôt outrée de leurs dialogues, alors que les Américains (ou les Anglais) ne forcent jamais le ton.    

    À La Désirade, ce mardi 3 février.– En ville ce matin où j’ai rejoint Julie, avec laquelle nous sommes allés voir Durak – L’Idiot de Yuri Bykov, que j’avais déjà vu à Locarno l’été dernier. Je me demandais si cette fable sociale et morale éminemment russe, dans l’esprit de Gorki, tiendrait une seconde vision et plairait à ma juriste internationale préférée ; et de fait,Julie semble avoir éprouvé autant d’intérêt, par delà la première scène très violente en milieu trash, à découvrir ce film, que j’en ai trouvé à le revoir, tout en distinguant, mieux que la première fois, ce qu’il a de forcé dans certains traits accusés des personnages, notamment les miséreux de l’HLM promis à l’effondrement et les « confessions » et autres« dénonciations » auxquelles se livrent les autorités pourries de la ville.

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    Comme nous descendions à Lausanne, avec Lady L. qui avait un autre rendez-vous,  j’aicommencé de nous lire La Fabrique d’absolu de Karel Capek, qui m’a aussitôt séduit par son bon air de conte conjectural, me rappelant mon séjour auprès de Pierre Versins, en 1972 ou 1973.

    °°°

    Ce que j’observe sur Facebook, et un peu partout, c’est le manque d’attention généralisé et la courses aux opinions et aux postures. On se connecte d’un clic, on zyeute et on zappe, on switche et on tague. On s’envoie un poke ou un cœur et ça jacasse à tout-va. Dans ce magma pourtant, ça et là, quelques échanges comme au café ou sur une place de village, quelques voix personnelle dans le désert en surnombre. 

     

    Philippe-Sollers-photo-Sophie-Zhang-artpress-fevrier14.jpgAu début j’étais plutôt sceptique à l’approche de Littérature et politique de Philippe Sollers, mais voilà pourtant la meilleure réponse du moment à la dispersion vague, aux opinions péremptoires non fondées et aux postures voyantes. Une écriture et une pensée sont bel et bien, ici, à l’œuvre dans la continuité têtue. Le prétendu dilettante travaille bien plus que ses détracteurs – dont j’ai été parfois -, en tout casil ne cesse de donner du grain à moudre et de filer de bonnes phrases heureuses.

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    images-3.jpegCe plot de Zola ne voyait pas ce que voyait son ami Cézanne, ainsi L’œuvre est-il le roman d’un philistin, assez cuistre en outre dans sa posture de parvenu parisien jugeant de haut son ancien pote de branloires  bronzéees dans le ruisseau de leur commune jeunesse. Mais on lui pardonne pour mille autres bonnes raisons.

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     À Zola qui essaie de lui démontrer la vanité de sa recherche des volumes (« Tu es doué. Situ voulais seulement soigner l’expression. Tes personnages n’expriment rien ! ») Cézanne répond fâché : « Et mes fesses, est-ce qu’elles expriment quelque chose? ».

    Le reproche de Zola revenant, en somme, à déplorer que Cézanne ne fasse pas de « littérature », constituant précisément son « progrès »sur l’époque.

     

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    Gare à l’intoxication. Entre les médias, les réseaux sociaux, les sollicitations incessantes de toutes parts, le risque de se disperser est pire que jamais aujourd’hui. S’en tenir ainsi à des points fixes dans le tumulte et le chaos.Pour ma pomme : l’Objet, ou plus exactement : les objets. UN, le roman ; DEUX, mes lectures et autres expériences ou rencontres et les notes qui en découlent ; TROIS, mes diverses relances quotidiennes sous forme de listes, de dialogues, de formes courtes ; QUATRE, la peinturlure.  Riches Heures toujours.

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    La notion d’exercice, de  sain et saint exercice, base de gymnasique physique et spirituelle quotidienne, stretching et tout le toutim, fonde la nouvelle somme de Tu dois changer ta vie de Peter Sloterdijk, possible coach d’un fitness philosophique en phase avec tous les aspects de la vie contemporaine, y compris la folie de Dieu et la méditation sur l’impôt. Avec quelques délirants de plus, dont un Michaux est le plus vif, la poésie au pied-léger va de pair avec une philosophie revitalisée « pour notre temps ».

    Unknown-11.jpegÀ La Désirade, ce jeudi 12 février.– Mort d’Anne Cuneo. Chère vieille emmerdeuse. Me restent surtout ses premiers livres, où elle parlait avec sincérité et précision de sa vie rugueuse, comme dans Le Temps des loups blancs, Gravé au diamant, Mortelle maladie ou encore Une cuillerée de bleu. 

    Respect à la bosseuse poursuivie par le guignon et à la self made writer-woman. Mais je donne tous ses livres à succès, pavés documentés mais dénués de la moindre grâce, pour une nouvelle d’Alice Munro ou une page d’Annie Dillard. 

    Je me rappelle l’ignoble comportement de Jacques Chessex à son égard, jaloux de sa popularité et me serinant qu’elle n’était pas ce qu’on peut dire un écrivain, ce qui me paraissait injuste. Mais quel acharnement chez elle à vouloir être tout, dans tous les genres, du rompol (moins que moyen) à la poésie (n’en parlons pas) en passant par le théâtre (très plat à ce que j’en ai vu) et le cinéma (non moins planplan), sans se donner le temps de respirer plus amplement de ressentir plus personnellement. 

    Ses Objets de splendeur, « autour » de Shakespeare, ou son Trajet d’unerivière, « autour » de Francis Tregian, sont des sortes de randos instructives mais dénuées de réelle épaisseur humaine. Bref, je respecte mais ne me joindrai pas aux hymnes locaux plus ou moins convenus et me demande ce qu’il « restera » de cette œuvre prolixe en songeant aux quelques nouvelles que je « sauve » de l’œuvre archi-célébrée naguère de Corinna Bille, aux romans d’Alice Rivaz qui s’imposent en revanche tranquillement avec le temps, à la prose toujours sidérante de Catherine Colomb, ou à Monique Saint-Hélier, entre autres « écrivaines » de nos régions toutes plus ou moins méconnues dans le VIe Arrondissement de Paris et à la cafétéria de l’Académie française, Ramuz et Cuneo compris…

    À La Désirade,ce vendredi 13 février. – Les salamalecs médiatiques accompagnant la disparition d’Anne Cuneo vont essentiellement à l’auteur « qui cartonne », selon l’expression hideuse qui nous a valu pas mal de titres accrocheurs ces dernières années, entre autres sornettes débitées sur« l’après-Chessex ». 

    Le « phénomène Dicker » en est la dernière cristallisation, dont le livre a commencé d’intéresser nos chers confrères à proportion de ses tirages et traductions. Rien de neuf en la matière, sauf en nos cantons coincés jusque-là dans le puritanisme de la paroisse littéraire romande louant de préférence le livre qui ne se vend pas après avoir été composé dans les « affres de la création », mais l’ennui est que  cette publicité tapageuse va de pair avec le rétrécissement proportionnel des vraies chroniques littéraires et, plus généralement, de l’attention portée à la littérature dont la télévision romande est plus que jamais championne du déni à moins de 50.000 exemplaires… 

     

    À La Désirade, ce samedi 14 février. – Passant à mon atelier de Vevey, où, chaque fois, dix ou cent titres des 7000 livres qui y sont entreposés  me font signe en s’exclamant « et moi !? », je tombe sur les Contre-censures de Jean-François Revel, dont j’avais oublié quel esprit vif était le beau-fils de Nathalie Sarraute et non moins paternel de Matthieu Ricard ( !), indépendant comme pas deux et passant si agilement entre réflexion politique et jugement esthétique, critique finement caustique (sa façon de déculotter Roger Peyrefitte pour ses Juifs est piquante à souhait) et grand lecteur de la société autant que des écrivains (Proust) ou des philosophes (Merleau-Ponty avec un gros bémol). 

    Après la disparition de Simon Leys et de Philippe Muray, qui laisse un tel vide dans le rang des essayistes non alignées, le retour à un Revel est une bonne façon, aussi, de se rappeler que l’intelligence et la sensibilité perdurent après la mort de leurs hérauts…   

     

    images-3 2.jpegÀ La Désirade,ce dimanche 15 février. -  Achevé la lecture de Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud. Vraiment de premier rang, et me donnant envie de revenir à L’étranger, lu pour la première fois il y a… cinquante ans ! et auquel j’ai préféré, les années passant, La Chute ou Le premier homme. Mais le roman de Kamel Daoud nous ramène, je crois, à un Camus à la fois clair et complexe, ardent et déchiré, mille fois plus humain que l’écrivain assez ignoblement taxé d’ « auteur pour les classes terminales » et dont je suis ému de me rappeler que j’ai récité,en 1964, devant trois cents ados, les Noces à Djemila apprises par coeur dans la cave de la maison de mes parents... 

    °°°

    Maxou10.jpgSoirée avec Max, que je trouve de plus en plus intéressant en dépit des petits conformismes de son âge qui me font le traiter de « coiffeuse camerounaise ». Mais combien il évolue et progresse ! Au retour de son récent séjour au Cameroun, il s’est lancé dans un nouveau roman où il me dit aborder, non sans inquiéter sa chère mère, le thème tabou du colonialisme français et, plus largement, les composantes individualisées de l’Indépendance, par la voix d’une vieille femme qu’il a rencontrée là-bas au fil de son périple. 

    Je me réjouis de constater que mon poulain piaffant, plus gay pinson que jamais et tortillant de la croupe comme une gazelle subsaharienne, est en réalité bien plus virilement engagé dans son travail d’écrivain que nombre de mecs « qui en ont » et  ne fichent rien, sans parler de tant de jeunes lettreux qui tournent en rond dans leur petit manège bien chauffé.

     

    À La Désirade,ce lundi 16 février. -  Cet après-midi au cinéma avec Sophie, après un repas sous le Cervin mandarine du Buffet de la Gare, pour L’Enquête, thriller médiatico-économique assez captivant et salutaire, consacré aux magouilles politico-financières de Clearstream &Co. Or sans révéler beaucoup de faits nouveaux sur ce scandale à épisodes déjà largement documenté,  ce film a le mérite d’illustrer, par le truchement de Gilles Lellouch dont le moins qu’on puisse dire est qu’il « assure », le courage intraitable d’un homme « contre tous », y compris ses chers confrères, en la personne de ce Denis Robert dont l’acharnement m'évoque  sur d’autres territoires, celui de mon ami Jean Ziegler. 

    On objectera peut-être qu’un tel film ne va « rien changer » à la corruption des plus hautes autorités de la République, mais le fait que la France n’ait pas accordé un sou au réalisateur, qui a trouvé meilleur soutien au Luxembourg ( !) en dit long sur la mauvaise conscience d’une certaine élite continuant, par ailleurs, à faire la leçon aux autres…

     

    À la Désirade,ce mardi 17 février. – Je reçois à l’instant, des éditions Albin Michel, un petit Plaidoyer pour la fraternité,amorcé dans l’urgence le 12 janvier 2015 par Abdennour Bidar, et que j’ai lu en une heure. 

    J’en retiens,notamment, trois citations importantes :

     

    « Tout ce qui monte converge, disait Teilhard de Chardin. Cette invitation supérieure à rendre le mal par le bien est le point de convergence de toutes les sagesses de l’humanité, qu’elles soient religieuse ou profanes.On l’appelle communément la règle d’or humaniste, présente sous des formes diverses aussi bien dans le bouddhisme, l’hindouisme, le confucianisme, que dans les monothéismes et les philosophies ou les morales athées. Ce n’est pas seulement « : Ne fais pas à autrui le mal que tu ne voudrais pas qu’il tefasse. » Ce serait trop peu ! C’est : « Fais à autrui toutle bien que tu voudrais qu’il te fasse. »

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    « La France doit donner aux musulmans des lieux de savoir, des lieux de culture…au lieu de chercher encore et toujours à leur donner des chefs religieux comme ceux du Conseil français du culte musulman ! Quand donc arrêtera-t-on de considérer les musulmans de Frabce comme un troupeau gardé par des bergers – des gardiens du culte ! Même si l’urgence est de s’assurer de la formation des imams à nos valeurs, de marginaliser voire de réprimer ceux qui racontent n’importe quoi dans leurs prêches du vendredi en contradiction avec ces valeurs, le problème de fond est au-delà. Beaucoup de nos concitoyens de culture musulmane cherchent à élaborer un rapport libre à leur culture, à leur religion – et non pas à être sempiternellement encadrés par des clercs, même éclairés. Ils en ont assez des prêchi-prêcha ! »

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    « Je suis croyant. Mais je ne crois pas plus ni moins en un Dieu qui serait celui des musulmans que celui des juifs, des chrétiens ou des hindous. Je crois que tous les chemins mênent à l’homme – c’est-à-dire au divin en l’homme,en tout être humain, et là on n’est pas très loin de la fraternité. Je crois en philosophe et en mystique, c’est-à-dire en étant critique à l’égard de la religion au nom d’une expérience intérieure. Une expérience spirituelle à la profondeur de laquelle la religion conduit rarement, et dont trop souvent elle prétend pourtant détenir le monopole. Je n’ai rien contre l’athéisme parce que j’ai rencontrée des athées plus mystiques que bien des croyants.

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    Le roman pour sortir de la dialectique binaire énervée (et plus énervante que jamais ces derniers temps) des médias.

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    On demande de vrais comiques pour détendre la situation au lieu del ’exacerber : non de ces démagos de droite ou de gauche à la Dieudonné, comme naguère un Guy Bedos, mais de vrais comiques irrécupérables à la Desproges ou à la Devos ou mieux, tant qu’on y est : à la Molière.

    Philippe Muray, dans une de ses chroniques d’Après l’Histoire, distingue précisément ce qui sépare fondamentalement l’humour de Dieudonné et celui de Desproges. De fait, Desproges peut balancer les pires énormités, sans y croire. Sa mauvaise foi est garantie de santé et de liberté. Tandis que Dieudonné croit, hélas, en ce qu’il dit à des rieurs qui le croient aussi. De même Guy Bedos a-t-il toujours été, à sa façon, un bien-pensant.

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    Achevé la lecture du Plaidoyer pour la fraternité d’Abdennour Bidar. Très bien. Après le plaidoyer « côté Français » d’Edwy Plenel, rappelant les tenants républicains de la laïcité et ne s’attardant guère, à vrai dire, sur le changement de mentalité qu’on est en droit d’attendre des musulmans crispés sur leurs seules réquisitions, on entre ici en matière sur une réalité musulmane vécue de l’intérieur par un esprit à la fois libre et responsable. Quant aux dix propositions constructives finales proposées par l’auteur, elles sentent par trop la passion institutionnelle à mon goût, mais le fond du message est d’un homme de bonne volonté.

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    Unknown-4 2.jpegMon ami Richard Dindo parle des critiques de cinéma comme de perroquets. L’un d’eux sévit cette semaine dans un hebdo de nos régions, taxant Homo faber de film « cérébral » et qualifiant le texte de Max Frisch de « dissertation ». On croit rêver, mais non : dès qu’un film rompt avec les poncifs du spectacle et les standards formatés - chez Godard à l’enseigne d’une pensée-en-images éclatée, et chez Dindo à l’écoute d’un verbe modulé dans les temps des âges divers, des sentiments et des expériences -, la conclusion paresseuse pointe la « prise de tête ». 

    Les mêmes perroquets dont la semi-culture entrevoit de la métaphysique dans le dernier gadget interstellaire genre Gravity, répétant ce qui a été dit dans Libé qui répète ce qui a été écrit aux States, ne voient pas la chose la plus simple : à savoir la réflexion d’un homme dont les convictions positivistes un peu raides se trouvent déjouées par le passage de trois femmes dans sa vie.  

    Mais bon : l’ami Dindo n’est pas tendance, au contraire des perroquets qui, demain, ne verront pas en American Sniper ni une « dissertation » ni un « film cérébral », moins encore un film démagogique et patriotard vu que ni L’Obs ni Libé ne l’ont dit…

    °°°

    Unknown-9.jpegAprès le déferlement de saletés non fondées  qu’on a pu lire ces temps, sur le site de droite plus ou moins extrême Boulevard Voltaire, à propos  des musulmans et de l’islam, j’ai très touché  de lire Blasphémateur ! de Waleed El-Husseini, jeune Palestinien persécuté, dans son pays, au motif qu’il refuse de « penser musulman » comme il l’a affirmé haut et fort sur Internet. 

     

    D’aucuns diront que l’auteur, réfugié à Paris, fait le jeu des sionistes. Ses compatriotes ont d’ailleurs amplement relayé la calomnie selon laquelle il était payé. D’autres, fidèles à un islam modéré, lui reprocheront de dénigrer leur religion. Ils auront raison, comme on peut reprocher au biologiste Richard Dawkins (cité par Waleed) de dénigrer le christianisme et toute croyance non fondée scientifiquement, dans son illustrissime Pour en finir avec Dieu. 

    Mais a-t-on foutu Dawkins en prison ? Et comment ne pas compatir avec un jeune homme dont (presque) tous les amis de son âge se détournent au motif qu’il ose dire tout haut ce qu’eux se contentent de penser tout bas ? 

     

    Notre ami Rafik nous a déjà raconté cette horreur, consistant à voir des gens éduqués tels que son oncle médecin comptabilisant ses houris, ou les profs de la fac de lettres de Tunis, plier l’échine devant la religion proclamée essence d’Etat. 

    Traître alors que Waleed ? Exactement le contraire : fierté de la nation palestinienne, au même titre que le grand poète mécréant Mahmoud Darwich, vrai croyant à sa façon, comme se dit croyant Abdennour Bidar. 

    Mais je n’ai pas dit l’essentiel, qui est que le témoignage du jeune Palestininen  dégage cette chaleur humaine, cette fraternité dont Abdennour Bidar déplore la raréfaction dans nos sociétés. 

     

    Et cela juge définitivement, à mes yeux, l’idéologie intégriste, qu’elle soit d’inspiration coranique, sioniste ou souverainiste à la française, qui stigmatise tout ce qui n’est pas d’origine et propre à sa seule secte : ce terrible froid du cœur. 

  • Celles qui ont des filles au pair

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    Celui qui est resté vieille fille après l’opération / Celle qui a quitté la brousse pour la jungle urbaine/ Ceux qui assistent au défilé en pères tranquilles / Celles qui se les échangent à l’essai / Celui qui ramasse le pain sec que la Valdôtaine laisse traîner sur l’armoire bressane / Celle qui a intégré HEC grâce au coup de pouce de la cousine de Ségolène Royal l’amie du peuple /  Ceux qui ont même confié leurs fils à une Ougandaise il est vrai fille de prince / Celui qui en a compté sept dans la famille recomposée genre élevage de hamsters / Celle qui fait des permanentes à ses patronnes au titre d’ancienne hair-stylist à Yaoundé / Ceux qui les ont toujours prises par paires pour le prix d’une avec accès au jardin mais interdiction de fumer dans le hamac / Celles qui se sont liées d’amitié avec certaines au déplaisir de leurs concierges / Celui qui se dit homme de ménage de direction / Celle qui chipe un bibelot dès que Madame trompe Monsieur/ Ceux qui ont appris diverses langues à leur contact au demeurant platonique quoique pas toujours / Celui qui a constaté que la Moldave laissait des traces sur son vélo d’appartement / Celle qui a parlé du Coran au fils de la thérapeute belge / Ceux qu’interloquait Jessica (nom d’emprunt) quand elle leur annonçait d’autorité qu’ensemble ils allaient faire de grandes choses / Celles qui ont reconnu un véritable instinct maternel à Ruedi l’Appenzellois par ailleurs lutteur à la culotte / Celui qui en a connu qui étaient à la fois hallal et pas chères / Celle qui a initié sa carrière en management de proximité au service de Bernard-Henri Lévy resté à l’écoute du prolétariat de couleur / Ceux qui ont laissé Aïcha-la-perle choisir entre Madame et Monsieur après leur divorce entre gens civilisés, etc.

  • Ô vous frères humains…

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    Flash-Back sur les Lettres d’Iwo Jima, film mémorable  de Clint Eastwood, avant le calamiteux American Sniper...

    C’est un film poignant d’humanité que les Lettres d’Iwo Jima de Clint Eastwood, d’une grande beauté d’inspiration et d’image, dont se dégage à la fois l’évidence de la ressemblance humaine et le caractère inéluctable de l’hybris des nations, exacerbé par la guerre. Une scène absolument déchirante marque le sommet de cette expression de la fraternité : lorsque le flamboyant lieutenant-colonel Nishi (Tsuyoshi Iharo), champion olympique d’équitation au Jeux de Los Angeles, en 1932, qui vient d’épargner la vie d’un jeune Marine, succombant cependant à ses blessures, traduit à haute voix une lettre de sa mère au jeune homme, dont les choses toutes simples qu’elle raconte font se lever, l’un après l’autre, les soldats japonais présents, bouleversés et muets.
    Le nom d’Iwo Jima me rappelle une bande dessinée des années 50 représentant cette bataille aussi symbolique qu’inégale, où les « Japs » étaient réduits à l’image de l’ennemi aux yeux bridés, cruel et fanatique. Or on n’est pas ici au rebours de ce cliché, qui se contenterait d’humaniser les combattants japonais, mais au cœur de la tragédie qu’ils vivent en étant à la fois prêts à mourir pour l’Empereur et conscients que celui-ci les a abandonnés à leur piège. Plus encore : le décentrage du regard d’Eastwood, qui réalise quasiment un film japonais d’esprit et de forme, nous fait vivre les dernières heures de leur vie comme s’ils étaient sans uniformes et sans grades, seuls et nus devant la mort entre tunnels et tonnerre, mer et ciel crachant le feu.
    On est ici à la fois dans le piège de l’Histoire et n’importe où ailleurs, dans un rêve halluciné aux objets fantomatiques (un seau de merde, des tanks semblant de pierre, des épées contre des lance-flammes) et traversé de personnages infiniment proches, du général Kuribayashi (Ken Watanabe) au petit boulanger Saigo qui, par la grâce d’un extraordinaire jeune acteur (Kazunari Ninomyia), irradie tout le film de son demi-sourire candide.
    Voici les hommes, voici la guerre, voici l’Armada américaine surgissant de la nuit sur une mer de plomb et voilà le premier cheval tué sous la première attaque aérienne. Tout se passe entre sable noir et grottes, comme dans un cauchemar de Frank Borzage ou de Kaneto Shindo, le film à l’air d’être en noir et blanc et voici que le gris tourne au brunâtre et que le blanc passe au bleu. Une obsédante petite musique distille d’un bout à l’autre ses gouttes de lumière froide tandis que dix hommes se fond sauter à la grenade après que l’un d’eux a été transformé en torche vivante. Violence sidérante et chaotique, mais tout restera dans quelques mémoires et voici les lettres exhumées entre la première et la dernière séquence – ces lettres des morts qui nous demandent de les enterrer en nos cœurs…

    Actuellement disponible en DVD: Mémoires de nos pères, premier élément du diptyque de Clint Eastwood

  • Mémoire vive (76)

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    À La Désirade, ce samedi 25 janvier.– Opposant son bon sens terrien et son intution poétique aux prétendues certitudes de ses amis fondus en idéologie d’époque (les frères Cingria latino-maurassiens et l’helvétiste germanophile Gonzague de Reynold que Charles-Albert gifla à la sortie d’une messe), Ramuz développait cette idée paradoxale, mais combien lumineuse,  que l’univers des idéologies (les idées dégradées en système socio-politique) est celui du vague et du flou, alors que l’univers des sentiments et de tout ce qui fonde les arts et la littérature est celui de la précision et de l’expérience féconde, de l’échange aussi et de la compréhension entre individus ou entre cultures diverses.

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    Céline en passant : « Ah ! qu’il est donc difficile de faire apprécier la pudeur, par les temps qui courent, où l’Obscénité tient bazar, où tout l’Olympe racole au Cirque ». 

     

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    Unknown-7.jpegFaut-il se réjouir du tirage à plusieurs millions d’exemplaires du nouveau numéro « post mortem » de Charlie-Hebdo, dont la UNE de Luz est à vrai dire épatante, annonçant que « Tout est pardonné » par le Prophète en personne rallié à la cause de CHARLIE ? Rien n’est moins sûr, au contraire : on peut craindre que l’argent et le succès ne fichent en l’air ce journal de l’espèce aventureuse par définition, survivant en marge et toujours en butte aux difficultés liées aux entreprises plus ou moins libertaires ou frondeuses;  mais puissé-je être démenti en ces temps où l’on ne positive point assez…

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    Chaque fois qu’un « littéraire » use du terme scientfiique, avec l’air supérieurement assuré de celui qui en sait tellement plus que le commun des mortels, je souris comme je sourirais à sœur Sourire qui invoquerait, contre toute attente, la Science du Sourire, alors que le sourire relève de l’Art, comme la véritable Science qui sait, mieux que tout docte « littéraire » du genre savantasse, ses limites.

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    Revenant par hasard aux Contre-censures de Jean-François Revel, je tombe sur une réflexion consacrée à ce qu’on appelle le beau ou le grand style, dont un Malraux ou un de Gaulle peuvent passer, en France, pour de notables représentants. Or, pas plus qu’un Guillemin, qui a montré l’envers peu reluisant des trop brillantes médailles de ces deux-là, avant un Simon Leys plus sévère encore à l’égard de Malraux, Revel n’est dupe de cette ronflante rhétorique masquant une politique dénuée de hauteur autant que  de générosité – on est alors en 1958 et Revel parle de l’Algérie. 

    Pour Henri Guillemin, de Gaulle fut « le roi du bluff »,qui parvint, malgré la longue opposition de Roosevelt, a se faire passer pour le Grand Soldat délivrant son peuple de l’Occupant et se pointant à Paris en premier libérateur alors que ses partisans actifs représentaient à peine 5% des Français. Et le sévère historien de rappeler avec quelle morgue cynique le génial comédien qualifia sa Première Armée débarquée le 15 août au sud pour marcher sur Strasbourg : «Avant tout des Noirs et desNord-Africains »…   

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    Victor Hugo l’aura écrit en vers : J’aime le rire, non le rire ironique aux sarcasmes moqueurs / Mais le doux rire honnête ouvrant bouches et coeurs ».

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    Unknown-7 2.jpegAutant la lecture du Houellebecq économiste de Bernard Maris est éclairante s’agissant des observations sociales ou psychologiques les plus originales du romancier, autant m’intéressent, sans me fasciner du tout ni me paraître même défendables, les opinions parfois vaseuses, entre autres  jugements oiseux, portant sur les nuances et détails de la vie ordinaire presque toujours mal portante voire grimaçante à son regard biaisé et sous ses nerfs tendus. 

     

    Ce type est un symptôme vivant du mal vivre contemporain. Je ne le juge pas pour autant, même si jeflaire une sorte de complaisance dans l’étalage public de sa gueule cassée genre Louis-Ferdinand Céline à sa toute fin finale, et pourtant l’image parle: le bilan dermatologique de cet auteur semble le pire qui soit, aussi désastreux que celui du protagoniste de Soumission.  

    Quant à dire que son délabrement physique et ses jérémiades publicitaires de prétendu maudit (la UNE de L’Obs qui le présente en persécuté…) m’en imposent : sûrement pas. Céline disait ne respecter que ceux qui ont payé et distinguait ceux qui ont passé par la prison et les autres. Je ne suis pas dupe non plus de la comédie du parano de Meudon, mais Céline a payé plus que l’amer Michel, cela ne fait pas un pli. Question de style aussi : parfois bien pantelant, dans Soumission, tandis que, du Voyage à Guignol’s band, celui de Céline ne cesse de bander et de chanter…  

    °°° 

    images-2 2.jpegSi j’ai lu Pas pleurer, le dernier roman de Lydie Salvayre couronné par le Goncourt 2014,  avec un certain intérêt, comme j’aurai lu avec intérêt les romans de Michel del Castillo en d’autres temps, c’est avec une intensité plus grande que je vis ces jours la lecture de Meursault, contre-enquête, de Kamel Daoud, que l’Académie Goncourt est une nouille cuite (mal cuite plutôt) de n’avoir pas offert à ses lecteurs. Une fois de plus, la cuisine éditoriale parisienne et ses jeux d’influence auront  prévalu, alors qu’il est clair qu’un tel livre, paru sous le label Gallimard ou Grasset, aurait décroché la timbale. 

    Mais baste: ce livrefera son chemin dans les cœurs et les esprits, et les millions de lecteurs de L’étranger de Camus feront bien d’y faire un détour même si le génie du Maître surclasse le très grand talent de Kamel Daoud. 

    Ce qui est sûr, c’est que Meursault, contre-enquête revêt aujourd’hui une signification multipliée par la terrible actualité récente en cela qu’il y est question, pour l’essentiel, de la relation entre deux cultures (la France et son ex-colonie algérienne)  incarnées par des personnages hautement significatifs dont Kamel Daoud modifie, subtilement et fermement, le jeu de rôles.  Donner la parole au frère de l’Arabe sans nom sur lequel Meursault tire avant d’enjamber son ombre de manière combien symbolique, est bien plus qu’une idée romanesque opportuniste comme il en a pullulé ces derniers temps : c’est ajouter la part manquante d’un grand roman à notre réflexion, d’abord en nommant l’innommé puis en prenant langue, littéralememt, avec l’Histoire, l’Indépendance, la Langue française, Camus qu’on aime et qui se discute, un Dieu là-haut qui pèse même absent et qui se discute aussi, la Vie et la Littérature qui continuent…       

    °°°Unknown-5.jpeg

    La première critique sévère, mais juste, que j’ai lu à propos de Soumission, était celle du philosophe Abdennour Bidar, dans Libé,reprochant à l’écrivain de présenter un islam par trop caricaturé, à tout lemoins coupé de la réalité présente et invraisemblale en sa projection d’avenir.

    Du même intellectuel de haut vol, on a pu lire aussi, en ce début d’année, une lettre ouverte à ses frères musulmans qui devrait faire honte aux idéologues identitaires  se répandant, ces derniers jours, notamment sur Boulevard Voltaire, en propos de plus en plus ouvertement fascisants dont la perversité consiste, précisément, à taxer les musulmans de France de nouveaux nazis...

     

    Et voici, par le roman, que l’invitation au dialogue lancée par Hubert Védrine sur Le Monde le13 janvier dernier, se prolonge à l’attention des gens de bonne volonté. Or l’Algérien Kamel Daoud, sur la tête duquel a été lancée une fatwah, prolonge,en poète et en romancier la méditation d’une autre grande figure de l’intelligentsia française d’origine musulmane en la personne d’Abdelwahab Meddeb, auquel je reviens souvent sans trouver aucun auteur, en France ou en Suisse, à part l’ami Rafik Ben Salah, qui daigne aborder cette matière inter-culturelle richissime…

     

    °°°

     

    À La Désirade, ce vendredi 31 janvier. – J’ai constaté que mes notes de lecture sur Soumission et sur Michel Houellebecq économiste avaient fait franchir en une nuit , sur mon blog, le cap des 1000 visiteurs. Or je ne l’ai pas cherché, et je ne ferai rien pour garder ces lecteurs. J’ai constaté souvent, sur quelques blogs cent fois plus fréquentés, dont la fameuse République des livres de Pierre Assouline, qu’un premier texte était ensuite suivi de 500 ou 1000 interventions, dont la dixième n’avait plus rien à voir avec la note initiale. Ce sont les nouveaux salons où l’on en cause et je n’en ai que faire. Sur mon blog des Carnets deJLK, je me suis fait une réputation de sale gueule en virant tous les anonymes et quelques insulteurs  patentés, à vrai dire rares. Sur Facebook, où tout le monde est identifié en principe, je compte une trentaine de correspondant (e)s plus ou moins complices sur 3637« amis » avec lesquels nous sommes convenus de louer un porte-avions pour notre première croisière conviviale…

    °°°

    Muray.jpgPhilippe Muray citant Picasso :« Qu’est-ce au fond qu’un peintre ? C’est un collectionneur qui veut se constituer une collection en faisant lui-même les tableaux qu’il aime chez lesautres. C’est comme ça et puis ça devient autre chose ». Et Muray d’enchaîner. « Qu’est-ce qu’un écrivain ? C’est un lecteur qui veutlire les livres dont il rêve et qui ne sont jamais exactement ceux des autres,C’est comme ça, et puis ça devient autre chose que de la lecture ». Ce qui me rappelle Dimitri parlant de son désir d’éditeur : pour combler les trous de sa bibliothèque. Et notre petite fille devant la bibliothèque : « Et c’est toi, papa, qui a écrit tous ces livres ? » Tellement plus gratifiant que le sempiternel : « Et vous avez lu tous ces livres ? » 

     

  • Ceux qui prennent conscience

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    Celui qui a pris conscience à dix ans – l’âge de raison selon les Anciens – qu’il était lui-même et pas un autre en vertu de quoi il a allumé son premier cigare / Celle qui a compris à sept ans qu’une kalache était trop lourde pour elle / Ceux qui ont pris conscience le 11 janvier qu’ils étaient nombreux à ressentir la même chose sans avoir à préciser quoi / Celui qui affirme son identité citoyenne contre tout ce qui ne lui ressemble pas - voilà / Celle qui se demande comment vivre ensemble et avec qui d’autre dans ce quartier où tout le monde est personne / Ceux qui ne vivent ensemble qu’entre eux sur présentation de la fiche de salaire du mois dernier / Celui qui n’ose pas dire qu’il est croyant sur le plateau de télé où tout le monde en rirait vu qu'on est tous libérés à mort / Celle qui dit « il en faut » chaque fois que sa cousine Marine lui dit qu’il y a un nouveau Noir à l’Académie française ou un Prix Nobel issu des banlieues / Ceux qui ont pris conscience de la chose le 11 janvier et ensuite il y eut le carnaval de Binche / Celle qui se dit victime mais jamais bourreau des coeurs alors qu'il y a des témoins / Ceux qui n’ont aucune conscience donc pas de problème s’ils assurent au panier de la Bourse / Celui qui n’a rien dans le cœur ainsi que l’a montré le scanner préludant à l’opération hélas soldée par un échec / Celle qui annonce son départ des Batignolles pour Israël où la France est plus sûre à ce qu’on dit à la télé / Ceux qui se lancent leurs vieux démons à la gueule pendant que la ravissante Aïcha, Syrienne de seize ans,  balance à son ami Facebook Maveric, dix-sept ans, la sentence du Coran La ikrâha fî Dîn, à savoir qu’il n’y a pas de contrainte en religion vu que le seul maître est intérieur, à quoi le jeune homme répond en russe Jentchina maya ty mnie mnoga podoba et autres citations du Cantique des cantiques prouvant que rien n’est perdu quand on a pris conscience de la valeur non négociable de la vie, etc.

  • Affreux, sales et touchants

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    (Dialogue schizo)

     

    De la merditude en littérature romande. Quand Antonoff, avec Meilleurs vœux toi-même, se la joue CHARLIE Bukowski…  

    Moi l’autre : - Alors qu’est-ce que t’en dis ? Tu kiffes le mauvais genre, pour parler comme Quentin Mouron ?

    Moi l’un : - Je kiffe, je capte, je percute même, pour le dire comme Sébastien Meier, mais ce n’est pas le mauvais genre qui me plaît dans ce premier roman, pas plus que chez Quentin ou que chez Sébastien ou que chez Antoine Jaquier, et tu sais que je ne suis pas le type à m'effaroucher ni à me laisser épater par des effets de mode, non : ce qui m’intéresse chez ces lascars est, à des titres divers, la justesse du regard et la qualité de la musique qu’ils filtrent. Antonoff est celui qui va le plus loin dans le crade sordide à la Deschiens en déglingue, mais sa façon d’en remettre n’est pas pire que celle de notre cher Bukowski, un peu de poésie en moins peut-être dans le genre down and out. Ce qui n’empêchera pas les grincements de dents dans la paroisse  littéraire romande qui reste toujours sous la coupe du prof guindé  et du pasteur coincé, quoique de moins en moins..

    Moi l’autre : - C’est sûr qu’il y a des bonnets de nuit, qui vont trouver qu’il exagère, Antonoff. Je cite demémoire : «On est dans la merde, Ninon a résumé. Elle exagérait toujours. On n’était  pas plus dans la merde que lors du vœu précédent, ce n’était pas Ninon qui s’était fait écraser le nœud par Madame Louise ; d’accord, ça sentait le pet foireux, mais pas encore la merde. Il fallait rester positif : rien ne nous serait impossible ce soir » 

    Moi l’un : - Le merde peut se raconter avec élégance : question de style, tout est là. Céline en est l’exemple suprême. Et à l’autre bout de la chaîne du langage : Reiser. L’important est que ça corresponde à un habitus et que ce ne soit pas forcé du point de vue de l’expression. L’habitus de Céline est doublement merdique, historiquement et socialement parlant, comme l’habitus de Bukowski, mais ni l’un ni l’autre n’affectent la vulgarité.  De la même façon, la merditude investie par Antonoff, entre le Lausanne-Palace et les terrains vagues du bas de la ville, est d’époque et sonne juste. Il y a de la merditude en Suisse : nousl’avons rencontrée...

    Unknown-3.jpegMoi l’autre : - Tu as parlé de merditude, et De la merditude des choses, c’est un film belge néerlandophone…

    Moi l’un : - J’aurais pu parler aussi, ne serait-ce que pour le titre si évocateur, d’Affreux,sales et méchants, le charmant tableau d’Ettore Scola avec Nino Manfredi, mais le film de Felix van Groeningen, De la merditude des choses, est plus proche par l’esprit et la forme, limite désespéré, foutraque quoique goguenard, de Meilleurs vœux toi-même. 

    Moi l’autre : - Le fonds social est quand même très différent. Le fond de la merditude est belge, économiquement sinistré et brassant toute une communauté. Ici, c’est à la fois les copains d’abord de Brassens, les paumés du petit matin de Brel et la dernière ligne de Gainsbarre, sur fond de boîtes lausannoises...   

    Moi l’un : - C’est une petite forme, presque une nouvelle étalée, avec des espèces de flashes intermédiaires genre clip animé.  Quant à la story, elle se borne à un réveillon durant lequel, en marge des festivités ordinaires, les cinq complices formulent à tour de rôle leur vœu le plus cher ou le plus inavouable, qui sera accompli « au niveau du groupe », et ça finit par où commence le récit; après la bascule d’une Mustang à dégaine de poubelle roulante dans le jus, dont un seul des cinq occupants, Stan, réchappe. Pour Benez l’Algérien, Madame Louise la doyenne, Ninon la frustrée de mômes   et Patrick l’obsédé, ce sera le bouillon et l’envol final à travers les bulles. Du moins les vœux des chers disparus auront-ils été accomplis. Mais j’en ai déjà trop dit quant à la story…

    Moi l’autre : - Que dire encore ?

    Moi l’un : - Disons que c’est drôle. Même quand ça frise le code de la bienséance au point que même le narrateur en est gêné (« J’ai choisi de censurer l’image en fermant lesyeux, et de ne garder que le son), quand la vieille Madame Louise s’éclate avecla jeune péripatéticienne très à son affaire des rues basses de l’ouest lausannois (le rêve de la senior était en effet de se « taper » une jeunote), les trouvailles verbales ou stylistiques d’Antonoff sont telles qu’on est plié. Curieusement, il y a  là-dedans un mélange de gouaille adolescente et de persiflage de vioque, avec un fond plus tendrement indulgent pas loin de la mélancolie, qui ne manque pas de vibrato bluesy, sans ça de tire-larmes…

     

    Moi l’autre : - Il y a un passage carabiné, dans une nouvelle de Bukowski, quand le narrateur sert, à de prétendus amis qui le snobent, les morceaux décongelés du jeune autostoppeur qu’il a embarqué quelque temps plus tôt. La lumière déclinante de la séquence ajoute à la beauté panique de la chose. On trouve le même bon goût chez l'affreux localier de 24 Heures...

    Moi l’un : - Et puis Antonoff a le sens de la formule gravée dans le marbre. Devant ses noyés le narrateur trouve ainsi les mots sentencieux qu’il faut : « Il ne fait pas bon devenir vieux. Ni être mort. Et ça l’était encore moins en cumulant les deux dans le lit d’un fleuve vaseux ».

    Moi l’autre : - Pour en revenir aux lascars mauvais genre du début, qu’est-ce que tu dirais que cet opuscule apporte à la littérature mondiale, française, romande et tribale du coin ?

    Moi l’un : - Je dirais que c’est d’un ton et d’une musique d’époque adéquats. On constate qu’il y a moinsde FUCK dans les films de gangsters des années les plus dures que dans les récents dialogues d’ados de Larry Clark ou de Martin Amis, et ce n’est qu’aujourd’hui qu’un Houellebecq ou un Mouron parlent par écrit de pétasses, ce qui ne les grandit pas vraiment , mais ce qui compte est la touche sensible et l’adéquation à l’habitus, et je trouve, quant à moi, plus de densité émotionnelle et verbale chez Antonoff que chez quantité d’auteurs romands ou francophones mieux coiffés. C’est ce qui a botté, sans doute, notre ami Pascal et sa muse Jasmine. Or le fait est, à ce propos,  que c’est un livre qui s’inscrit parfaitement dans la production récente des éditions d’autre part, où la littérature n’a pas l’air de se prendre au sérieux alors qu’elle fait dans la dentelle... plus ou moins  barbelée.

    Antonoff. Meilleurs vœux toi-même. Editions d’autrepart,  2015. 129p. 

     

  • Mémoire vive (75)

     

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    À La Désirade, ce mardi 21 janvier.– Enfin voici cet Houellebecq économiste de Bernard Maris, sur lequel un papier de Bruna Basini, dans le JDD, avait attiré mon attention, l’automne dernier à Venise, au point que je l’avais découpé, très intrigué par certaines réponses du fameux oncle Bernard de Charlie-Hebdo, et par exemple ceci  à propos de La Carte et le territoire qui l’a « ébloui » à ce qu’il dit : «Michel Houellebecq dépeint en visionnaire notre temps, la productivité, l’espace. Il m’a appris des choses que je savais mais que je n’osais pas dire en tant qu’économiste. Il montre, par exemple, des êtres très infantiles qui se comportent en poussins apeurés et toujours insatisfaits.  C’est très fort. Keynes ne dit pas autre chose lorsqu’il explique que le capitalisme infantilise en créant un désir d’accumulation perpétuel chez l’homme, et donc un état de frustration continu.  Houellebecq a lu et vu le vrai Keynes. Pas celui de la relance de la consommation de la gauche mais le chantre de la décroissance qui prône l’euthanasie des rentiers. Il m’a aussi beaucoup révélé sur les thèmes de l’utile et de l’inutile. Qu’est-ce que le travail utile ? Celui de l’ouvrier qui fabrique une passerelle ou celui du dircom qui marche dessus et qui est payé 10 fois plus. Il a lu Keynes, beaucoup de Fourier et Marx.  Le rêve de Marx, par exemple, était de transformer le travail pour qu’il soit désiré et non subi »… 

     

    Sur la même ligne claire, l’essai de Bernard Maris traverse toute l’œuvre de Michel Houellebecq, d’Extension du domaine de la lutte à La Carte et le territoire, en éclairant chaque chapitre par la référence à un économiste (Marshall, Keynes, Schumpeter, Fourier, Marx) non sans fustiger, d’entrée de jeu, la prétendue scientificité du savoir économique, à vrai dire ruinée « sur le terrain » par l’évidente incurie des prophètes auto-proclamés. L’ignorantin que je suis en la matière, mais à qui on ne la fait pas plus qu’au quidam sceptique moyen, est content d’apprendre, de la part, d’un spécialiste avéré, que ses pairs sont plus souvent des charlatans sectaires que des savants avisés et que les « lois du marché » invoquées à tout coup sont aussi flexibles, voire illusoires, que les belles paroles d’autres sortes de gourous.

     

    °°°

     

    Une « amie Facebook » de la vieille garde militante sincère, sincèrement de gauche et sincèrement athée,  déclare comme ça sur mon « profil » qu’elle ne lira pas Soumission, et pas un instant je n’aurais envie de la faire changer d’avis tant je suis rétif moi-même aux injonctions des multiples TU DOIS. Je suis entrain de lire Tu dois changer ta vie de Sloterdijk et m’en trouve bien. Mais qu’on me dise que je DOIS lire ce livre et je cesserai de le désirer, comme à l’époque où j’ai résisté au TU DOIS lire Cent ans de solitude ou TU DOIS lire Marsde Fritz Zorn. 

    Or ce refus d’obtempérer va de pair avec le refus d’engager toute discussion avec ceux qui, sans connaissance de cause,s’imaginent qu’ils DOIVENT la ramener. Je-l’ai-pas-lu-jel’ai-pas-vu-mais-voilà-ce-que-je-pense-quand-même-vu-que-j’ai lu-quelque-part-que-et-que-moi-je-pense-que, etc.

     

    °°°

     

    À un moment donné, le retour au roman s’impose comme un souci de revenir à un Objet ; et tout y ramènera, tout fera miel, tout sera filtré par rapport au sentiment ou à l’idée qu’on se fait de l’objet en question. 

     

    À ce propos je me rappelle ce que (me) disaient des écrivains aussi différents l’un de l’autre que Don DeLillo et Jacques Chessex, sur la genèse impalpable, à tout le moins involontaire, et le développement non moins imprévisible d’un roman, comme le relève aussi Houellebecq à propos de Soumission, initialement conçu comme une modulation sur le thème de la conversion au catholicisme, et ensuite raccroché à une thématique plus actuelle.

     

    °°°

    Le terme le plus approprié à la débauche d’opinions qui sévit ces jours sur les blogs et les réseaux sociaux, avec une virulence souvent haineuse proportionnée à l’amplitude d’un terrorisme tous azimutes, me semble la jactance. Plus qu’on échange des points de vue : on jacte. 

     

    °°°

     

    images-2 2.jpegJe retrouve, à la lecture de ce que ressent le protagoniste de Meursault, contre-enquête,de Kamel Daoud, à propos du Coran vociféré par un voisin, du vendredi musulman et de la prière collective, le même sentiment d’agacement viscéral que j’ai éprouvé l’an dernier  à Tunis en assistant aux étalages d’agenouillements masculins, en pleine rue ou sur les places, avec quelque chose d’ostentatoire qui m’a toujours fait horreur dans les manifestations de crédulité collective, à commencer par mon souvenir de l’évangéliste américain Billy Graham gesticulant dans le stade de la Pontaise, à Lausanne, dans un style plus commercial et publicitaire évidemment, genre marchand du Temple. Ou, plus sinistre, me revient le souvenir de cette voix hideuse, proprement hitlérienne, qui retentissait dans les escaliers de l’immeuble viennois où nous séjournions quelques jours, chaque fois que le voisin de dessous sortait de sa tanière et se répandait en invectives effroyables le temps, je présume, d’aller cherche son courrier cinq étages plus bas et d’en remonter toujours hurlant. 

     

    Or voici ce que raconte Haroun le mécréant algérien : « Mon voisin est un homme invisible qui, chaque week-end,se met en tête de réciter le Coran à tue-tête toute la nuit. Personne n’ose lui dire d’arrêter car c’est Dieu qu’il fait hurler. Moi non plus je n’ose pas, je suis suffisamment marginal dans cette cité. Il a une voix nasillarde, plaintive, obséquieuse. On dirait qu’il joue tour à tour le role de tortionnaire et celui de victime. J’ai toujours cette impression quand j’écoute réciter leCoran. J’ai le sentiment qu’il ne s’agit pas d’un livre mais d’une dispute entre un ciel et une créature. La religion pour moi est un transport collectif que je ne prends pas ».

     

    Moi non plus, foi de chien de chrétien, même si notre héritage culturel et spirituel m’est de plus en plus cher – je ne vais quand même pas, lecteur de Montaigne, me priver de Pascal ou de Rabelais, et j’aime bien me rappeler la foi peu fanatique de mes petits parents en leur paroisse protestante des hauts de Lausanne.

    En ce qui concerne la chape calviniste, dont je n’ai guère senti le poids dans ma famille, si ce n’est par la pudibonderie de notre grand-mère paternelle citant parfois des bribes de Bible, je me dis aujourd’hui, songeant à la révolte de l’ami Rafik, que pas un jour, moi non plus, pas une heure je ne supporterais aujourd’hui l’emprise sociale ou personnelle d’aucune religion me contraignant de penser ceci ou de faire cela sans que j’en aie reconnu le bien-fondé ou le fonds de vérité.

     

    Mais voici ce qu’en dit encore Haroun, le frère de l’Arabe sans nom tué par Meursault : «Est-ce que je suis croyant ? J’ai réglé la question du ciel par une évidence : parmi tous ceux qui bavardent sur ma condition - cohortes d’anges, de dieux, de diables ou delivres -, j’ai su, très jeune, que j’étais le seul à connaître la douleur, l’obligation de la mort, du travail et de la maladie. Je suis le seul à payer des factures d’électricité et à être mangé par les vers à la fin. Donc, ouste ! Du coup, je déteste les religions et la soumission ».

     

    °°°

     

    Olivier Roy dans La sainte ignorance : « Il n’y a pas de « retour »du religieux, il y a une mutation. Cette mutation n’est sans doute qu’un moment : elle n’ouvre pas nécessaireemnt vers un nouvel âge religieux ».

     

    °°°

     

    Cinquante pages du dernier roman de Virginie Despentes, Vernon Subutex, et j’ai la sensation de glisser à la surface d’un univers aussi convenu que branché, porté certes par la dynamique d’une expression chic et choc, mais tournant en somme à vide même si Vernon, irrésistible (a-t-il longtemps pensé) tombeur de meufs (c’est comme ça qu’on parle), commence à craindre après avoir été radié du RSA, et plus encore en voyant plusieurs potes lui fausser compagnie alors qu’on se croyait immortel en écoutant d’affilée le double live de Stiff Little Fingers et les Redskins ou le premier EP des Bad Brains, etc.  

     

    Je prends une phrase au hasard (« Jean-No avait épousé une meuf chiante. Il y a beaucoup de garçons qu’un contrôle strict sécurise ») et je me demande à moi-même en personne :  est-ce que vraiment je dois m’intéresser à ça ? Il me reste 350 pages pour en décider, alors qu’après trois pages du roman de Kamel Daoud j’étais « dans le bain » que représentent à la fois la réalité multiple et la littérature de la ville-monde. 

     

  • Je vous salue MARIS

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    À lire toute affaire cessante, avant ou après Soumission de Michel Houellebecq: l’essai de Bernard Maris, assassiné le 7 janvier 2015 par les obscurantistes, intitulé Houellebecq l’économiste. Une démystification roborative de la secte des économistes, prêtres autoproclamés de l’universel culte néolibéral du dieu Pognon.

     

    Voici, pour avant-goût, la conclusion de cet essai magistral, fait pour nous ouvrir les yeux :

     

    « Houellebecq économiste était un sourire, bien sûr… Un sourire pour dévoiler la triste morale et la forte poigne dissimulée sous les oripeaux d’une science. Car il n’y a pas de science économique : il y a de la souffrance masquée sous de l’offre et de la demande, autrement dit de la poésie et de la compassion constamment laminée par le talon de fer du marché – marché des biens, du travail, du sexe.

     

    « Elle voyait bien, elle voyait juste », fait dire Céline à l’un de ses personnages dans Mort à crédit. C’est de vie à crédit qu’il s’agit chez Michel Houellebecq, et le désespoir de ses personnages n’a rien à envier à ceux du docteur fou de Meudon.

     

    « Dans les rues désertes de Rouen errent des bandes de jeunes, analphabètes et antipathiques, vaguement violents, tandis que les ascenseurs de la Défense portent des cadres stressés, dévoués à leur boîte, à leurs chefs et à leurs rétributions, fébriles et malheureux, ignares malgré leurs tableaux Excel ; au pied des rutilants immeubles, se battent des clochards ; de vieux hommes achètent de jeunes sexes, tandis que des ados martyrisent un plus jeune, et qu’un hippie laisse crever son rejeton dans les excréments ; des snuff movies exhibent des actes de barbarie inouïe contemplés par des partouzards ; et tout ce monde immonde se farde des mots de l’économie : croissance, compétition, commerce, exportations… Quelle farce !

     

    «Osez regarder ce que vous êtes, petits esclaves bien nourris, osez regarder la ruine où vous conduit votre course. Vous vous précipitez en concurrence du haut des falaises, comme les porcs de la Bible. Osez regarder votre suicide collectif !« N’ayez pas peur du bonheur, il n’existe pas. » On a voulu en faire une idée neuve pour vous, nigauds, puis la quantifier, ce fut le rôle de l’économie, née de la toute-puissante Raison, des Lumières et de la Révolution. On vous promet du pouvoir d’achat ou des emplois ou des objets, et vous n’êtes que des chiffres dans des tableaux dressés par des employés du chiffre. Et encore : un chiffre a plus de réalité que vous, il appartient au monde mathématique, et vous ne valez même pas la série de votre carte de Sécu.

     

    « À moins que… À moins que vos yeux se dessillent au mot « amour » ?

     

    « Allons donc !Pour vous rabaisser, on a inventé les films porno, les clubs échangistes, et le cap d’Agde.

     

    « Rien. Rien ne vous sauvera ». 

     

    Bernard Maris. Houellebecq économiste. Flammarion, 2014, 152p.

     

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  • Le legs d'oncle Bernard

     

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    À lire Houellebecq économiste, on comprend que l’écrivain ait été particulièrement bouleversé en apprenant la mort de Bernard Maris, assassiné le 7 janvier avec ses amis de Charlie-Hebdo.

    Par delà ses hautes qualités de pénétration et d’intelligence explicative, cet essai est en effet la plus belle défense et illustration d’une œuvre souvent mal comprise.

     

     

    Bernard Maris. Houellebecq économiste. Flammarion,152p.

     

    -      BM parle des économistes comme d’une secte, avec leur jargon plus ou moins codé.

     

    -      Evoque les physiocrates del’époque de Louis XV…

     

    -      Les termes de l’économie envahissent notre quotidien.

     

    -      Avec les termes obsessionnels de croissance, compétitivité, mondialisation, etc.

     

    -      Des experts d’une pseudo-science.

     

    -      « L’économiste est celui quiest toujours capable d’expliquer après coup pourquoi il s’est trompé une fois de plus »…

     

    -      Un « incroyable charlatanisme qui fut aussi la morale d’un temps ».

     

    -      Le quidam n’y comprend rien.

     

    -      Mais BM nous rassure : qu’il n’y a rien à comprendre.

     

    -      Houellebecq n’est pas économiste mais tous ses thèmes se rapportent à l’économie.

     

    -      Ils évoquent Marx, Fourier,Malthus, Schumpeter, Smith, Marshall, Keynes, de façon le plus souvent implicite.

     

    -      Il parle de destruction créatrice (Schumpeter), de travail parasitaire et de travail utile (Marx), d’argent etc.

     

    -      BM pense qu’un écrivain peut parler de psychologie ou d’économie mieux que Freud ou que Marx…

     

    -      « Tous les écrivains dignes de ce nom feront une meilleure psychologie que Freud, qui savait écrire, et une meilleure sociologie que Bourdieu, qui ne savait pas ».

     

    -      Merci à l’oncle Bernard de souligner le fait que Bourdieu écrit mal. C’est si vrai !

     

    -      Pointe ensuite les « ronds de jambe du touffu Deleuze autour de Kafka » et pense que Schumpeter durera moins longtemps que Houellebecq…

     

    -      Il écrit ce livre en hommage aux écrivains qui cherchent « un fragment de la vérité de ce monde où nous sommes jetés et qui nous angoisse ».

     

    -       Selon BM, »pour comprendre la vie, les économistes ne cessent d’en chasser le sel, l’amour, le désir, la violence, la peur, l’effroi, au nom de la rationalité des comportements. Ils traquent pour la détruire cette « émotion qui abolit la chaîne causale » dont MH parle dans Rester vivant.

     

    -      Ils ont construit une économie du crime, où des bandits rationalisent leurs comportements criminels et leurs prises de risques en fonction des sanctions probables et des profits futurs »…

     

    -      Fustige les idées des nobélisés Gary Becker, Gérard Debreu et Larry Summers pour leurs théories sur la gestion des naissances, l’euthanasie des vieux improductifs ou le déversement des déchets du Nord dans les pays du sud…

     

    -      L’économie relève d’un humour cynique auquel celui de MH fait écho.

     

    -      Selon BM, « aucun écrivain n’est arrivé à saisir le malaise économique qui gangrène notre époque comme lui ». 

     

    -      Rappelle en outre que ce sont des écrivains, et pas des sociologues ou des philosophes, qui ont le mieux parlé del’homme face à la mort (cite La mort d’Ivan Illitch de Tolstoï) ou de l’homme face à l’amour (Madame de LaFayette dans La Princesse de Clèves).

     

    -      Précise que « faire de Houellebecq un économiste serait aussi honteux qu’assimiler Balzac à un psycho-comportementaliste ».

     

    -      Pense qu’un roman ou un poème sont anti-économistes par nature.

     

    -      Estime qu’on apprend, avec Houellebecq, « que la glu qui freine vos pas, vous amollir, vous empêche de bouger et vous rend si triste est de nature économique.

     

    -      Rappelle le titre de l’essai de Viviane Forrester, L’Horreur économique, décrié par l’intelligentsia.

     

    -      Pense que Nietzsche s’est trompé en affirmant que la science mettrait à mal la philosophie.

     

    -      À l’origine de ce livre se situe la révélation de La Carte et le territoire, goncourtisé en 2010.

     

    -       « Un grand roman d’amour, comme tous les romans de MH, mais aussi une fine analyse du travail, de l’art, de la création,de la valeur, de l’industrie et de la « destruction créatrice » chère au grand économiste Schumpeter ».

     

    -      À partir de ce dernier livre, BM refait tout le parcours, depuis les premiers textes, dont Extension du domaine de la lutte.

     

    -      Extension parle (notamment) de la compétition dans l’entreprise.

     

    -      Les particules élémentaires, du consumérisme et de l’individualisme absolu.

     

    -      Plateforme, de l’utile et de l’inutile, et de la demande de sexe.

     

    -      La possibilité d’une île, de la société post-capitaliste et du clonage des riches.

     

    -      Thèmes récurrents de MH : la compétition perverse, la servitude volontaire, la peur, l’envie, le progrès, la solitude, la frustration, l’obsolescence.

     

    -      Son commentaire apparie les livres et leurs thèmes aux dominantes de grands économistes.

     

    -      1) Le règne de l’individu avec Alfred Marshall.

     

    -      2) La destruction créatrice avec Schumpeter.

     

    -      3) La consommation insatiable avec Keynes.

     

    -      4)  L’utile et l’inutile avec Marx et Fourier

     

    -      5) L’art, le travail et la fin du capitalisme avec Malthus.

     

    -      6) La fin de l’espèce avec Keynes.

     

    Chapitre 1. Le règne absolu des individus. 

    - Avec Alfred Marshall.

    -      Le règne absolu des individus se fonde sur l’exaltation de l’individu-consommateur.

    -      Pour Alfred Marshall, il n’existera plus que des individus utilitaristes.

    -      Lesdits individus devraient être essentiellement rationnels.

    -      Or il va de soi qu’ils ne le sont nullement.

     -      Donne l’exemple d’Hélène, prof d’économie dans La carte et le territoire.

     -      Une économiste plutôt désenchantée : « Sa vie professionnelle pouvait en somme se résumer au fait d’enseigner des absurdités contradictoires à des crétins arrivistes ».

     -      « Or l’homme est un animal autrement complexe et intéressant. Personne ne travaille que pour de l’argent, personne n’a de comportement d’achat entièrement rationnel. 

    -       Hélène affirme que « l’individuation fondamentale  des motivations des producteurs, comme de celle des consommateurs, qui rend en théories économiques si hasardeux et en fin de compte si faux ».

    -      BM souligne l’intérêt« extraordinaire » de cette observation.

    -      Pour Margaret Thatcher, la« société » n’existe pas, dit-elle un jour…

    -      « L’économie libérale brise tout ce qui est collectif ».

    -      Les Particules élémentaires illustre précisément ce phénomène de l’atomisation.

    -      Critique Milton Friedman qui parlait des comportements « rationalisables ».

    -      Evoque la référence des commerciaux aux neurosciences en vue de transformer le consommateur…

    -      À cet effort de réduction rationaliste, MH oppose des personnages « qui ont mal au dos ».

    -      Le personnage du trader est hautement significatif.

    -      Un personnage qui ne produit rien et surfe sur le chaos.

    -      Le type du parasite.

    -      Affirme que les économistes sont néfastes par leur « morale de fer », leur idéologie « précise et vicieuse » relevant de la religion rationalisée.

    -      « La compétition économique est une métaphore de la maîtrise de l’espace et du temps ».

    -      Comment l’économisme a jeté ses bases sur les ruines du christianisme, favorisant le développement de la vanité, de l’envie, de la compétition, de la haine.

    -      Le désir du consommateur, fantasmé et boosté par la pub, contrairement au plaisir, est une source de souffrance et de détestation. 

    -      L’économie décrit un monde sans lieu, sans amour et sans bonté (mot fétiche de MH), où règne le chacun pour soi.

    -      MH fait de la poésie avec del’anti-poétique, affirme BM. Et c’est très vrai.

    -      Sois égoïste et sans pitié, conseille l’idéologie néo-libérale.

    -      Ce que Freud disait aussi dans Malaise dans la civilisation. 

    -       

    -      Chapitre 2.L’entreprise ou la destruction créatrice.

    -      Avec Joseph Schumpeter.

    -      Extension du domaine de la lutte est une « complainte du libéralisme ».

    -      Beigbeder, dans La Carte et le territoire, affirme que la pub n’est qu’une technique visant à « faire acheter à ceux qui n’en ont pas les moyens ce dont ils n’ont pas besoin »…

    -      L’Entreprise est le royaume de la servitude volontaire par excellence.

    -      Le cadre en est le type représentatif. Soumis et supposé sourire, ou viré.

    -      Le collaborateur apparaît « comme un enfant qui n’a pas droit aux larmes ».

    -      Le principe de vie du capitalisme est d’entretenir l’insatisfaction.

    -      Schumacher pensait que le système allait s’épuiser.

    -      MH penche plutôt pour l’Apocalypse.

    -      Avec des bols d’air…

    -       « On doit donner au salarié un peu plus que ce qui lui permet de vivre, afin qu’il puisse se perpétuer et fabriquer de nouveaux petits salariés »…

    -      Les personnages de MH intègrent la peur latente consubstantielle à ces mécanismes.

    -      « Aucune romancier n’avait, jusque-là, aussi bien perçu l’essence du capitalisme, fondée sur l’incertitude et l’angoisse ».

    -       

    -      Chapitre 3.  L’infantilisation du consommateur.

    -      Avec John Maynard Keynes.

    -      Rapproche l’infantilisation du consommateur de celle qu’exerçaient les bourreaux des camps nazis, décrit parBettelheim.

    -      Il s’agit de fabriquer des « kids » de tous âges.

    -      Cet aspect de l’infantilisation a été relevé par Keynes (p.73).

    -      Tous les objets deviennent jouets.

    -      Règne du joytoy

    -      Le haut lieu houellebecquien, dans La Carte et le territoire,  est le centre commercial.

    -      Jed adore s’y promener.

    -      Y décèle l’explosion d’un désir « criard et piaillant »…

    -      Les clients y apparaissent comme des poussins apeurés.

    -      Soumis à un impératif catégorique du genre : « Tu dois désirer. Tu dois être désirable. Si tu t’arrêtes, tu n’existes plus », etc.

    -      Plateforme illustre la consommation de masse du sexe et du tourisme sexuel.

    -      Souligne aussi la dérive de laculture vers l’entertainment.

    -      Valérie, dans Plateforme, est cadre sup’ de la com’.

    -      Elle se sent contaminée et prise au piège.

    -      Robert consomme du sexe et ne rencontre aucun amour.

    -      Le sexe de la femme est comparé à Dieu à plusieurs reprises dans les livres de MH.

    -      « L’amour très innocent, très pur des héros houellebecquiens est une plénitude, un achèvement »,

    -      La consommation est comme un supplice de Tantale. « Ce que tu as tu ne l’as plus, et ce que tu auras tu le perdras ».

    -      Il existe un « terrorisme de l’obsolescence », selon MH.

    -       

    -      Chapitre 4. L’utile et l’inutile.

    -      Avec Marx et Fourier.

    -      Revient sur le début de La Carte et le territoire, avec l’histoire du plombier.

    -      Celui-ci voudrait devenir loueur de scooters des mers.

    -      Ce qui déplaît à Jed Martin.

    -      Celui-ci respecte les artisans.

    -      Trouve le projet « touristique » du plombier assez abject.

    -      L’expression « marché de l’art » sonne comme un oxymore obscène sous la plume de MH.

    -       « L’artiste Jed aime l’outil ».

    -      Trouve en revanche les commerciaux inutiles.

    -      « Toute sa vie Jed avait eu envie d’être utile ».

    -      L’utile et l’inutile sont au cœur de la réflexion de MH.

    -      BM cite la parabole deSaint-Simon sur la disparition hypothétique de 30.000 courtisans, sous l’Ancien Régime, qui n’aurait pas eu la moindre incidence sociale.

    -      MH place le technicien et l’ingénieur au-dessus des publicitaires et des journalistes.

    -      « L’artiste, pour son malheur, est définitivement à part ».

    -      Le protagoniste est artiste, et MH se représente lui-même en personnage du roman.

    -      Le thème central de La Carte et le territoire est le passage du travail à l’art.

    -      Evoque une fable de Borges (p.100) à propos de la représentation photographique des cartes Michelin. 

    -      « Comment briser le carcan du temps sinon par l’art, producteur d’éternité ».

    -      Ce discours est évidemment l’opposé du cynisme ou du nihilisme prêtés parfois à MH, à tort.

    -      Jed Martin essaie de représenter les hommes au travail, par manière d’hommage critico-poétique, évoquant la peinture de Pierre Lamalattie, d’ailleurs complice de MH.

    -      La peinture de Jed intituléeDamien Hirst et Jeff Koons se partageant le marché de l’art relève d’une ironie délicieuse.

    -      Mais le véritable héritage de Jed sera le portrait du gérant de bar-tabac…

    -      Tous les personnages de MH, comme ceux de Simenon, sont approchés via leur travail, détaillé comme chez Balzac – chose rare dans le roman français.   

    -      À noter au passage que les personnages de Dostoïevski non plus n’ont pas de métiers, au contraire de ceux de Tchekhov…

    -      La Carte et le territoire pose la question du sens du travail.

    -      Beaucoup de nos contemporains ne trouvent de sens à leur travail que par l’argent qu’ils en obtiennent.

    -      Dans ses satires sur la société soviétique. Alexandre Zinoviev a développé le concept d’ « imitation de travail ».

    -      Des millions de fonctionnaires soviétiques s’y livraient, comme des millions d’Occidentaux aujourd’hui.

    -      Dans Soumission, le protagoniste, maître de conférences à la Sorbonne, travaille un jour par semaine. Pas un critique ne l’a relevé à ma connaissance.

    -      À l’inverse, et comme Simenon ou Céline, MH professe du respect pour le travailleur, autant que pour le travail bien fait.

    -      Comme un Orwell, il célèbre la « common decency » de l’ouvrier.

    -      « Ces gens de peu sont aussi hors de l’hubris, de l’accumulation forcenée, du désir mortifère d’argent ».

    -       

    -      Chapitre 5. Au bout du capitalisme.

    -      Avec Malthus.

    -      Malthus (auteur, notamment, de l’Essai sur le principe de populationparu en 1798) est « le triste contemplateur de la condition ouvrière »qui estimait qu’il ne fallait surtout pas aider les pauvres.

    -      Selon lui, toute aide aux pauvresles ferait proliférer. La nature se chargera de les éliminer.

    -      Dans La possibilité d’une île, c’est le grand asséchement futur quiréglera le problème de la surpopulation et de ses séquelles.

    -      « Le thème su suicideoccidental au terme du capitalisme hante l’œuvre de MH », relève BM.

    -      Dans La conversation de PaloAlto, tableau de Jed Martin, on voir sur fond crépusculaire, Steve Jobs et BillGates comme des anges mélancoliques de la fin d’un monde.

    -      Lequel sursaute encore sousl’effet de l’obsession sexuelle, autre parodie vitaliste.…

    -         La spirale de l’obsession frustrantealimente l’industrie exponentielle du porno, souvent pointée par MH.

    -      D’aucuns y ont vu du cynisme.C’est le contraire qui est vrai, mais jamais MH ne prend la posture du pasteurou du moraliste.

    -      Or « iln0’y a pas moinsmachiste, plus respectueux des femmes que Houellebecq », affirme BernardMaris.

    -      Qui ne s e laisse pas effaroucherpar l’usage récurrent du mot pétasse usité par les personnages de MH.

    -      À ce propos, et c’est vrai pourtous ses romans, les personnages et leur auteur sont à distinguer, même si MHentretient souvent la confusion avec malice, comme dans Soumission

    -      Pour MH, l’obsession sexuelle est« l’une des manifestations du mal ».

    -      Dans La Carte et le territoire, il écrivait : La sexualité luiapparaissait de plus en plus comme la manifestation la plus directe et la plusévidente du mal ».

    -      Philippe Sollers a raillé le« puritain ».

    -      Mais l’amour selon Houellebecq n’est pas celui d’un séducteur dominant ni d’un hédoniste fringant. 

    -      Bernard Maris :« L’amour implique de l’abandon, de la faiblesse, de la dépendance – ce dont les Occidentaux vénaux jusqu’à la moelle sont incapables ».

    -      Evoquant Les particules, BM note.« On veut rester jeune, on pense constamment à son âge. L’obsession sexuelle, inversement corrélative du déclin sexuel, est source d’une grande souffrance. Le sexe ronge les humains. »

    -      À l’opposé du donjuanisme solipsiste d’un Sollers, le réalisme tendre-acide de MH, en la matière, a touché leslecteurs par son honnêteté.

    -      Dans Soumission, le protagoniste est loué par son amie pour cettequalité qui est aussi celle de MH : l’honnêteté.

    -      Tout cela sou l’égide  d’une méditation nostalgique sur la fin del’âge industriel en Europe et, plus généralement, sur le caractère périssableet transitoire de notre espèce et de ses actes. 

     

    -      Epilogue. Qui mérite la vie éternelle ?

    -      Avec (de nouveau) John Maynard Keynes.

    -      Trois exergues très significatifs.

    -      « Ils avaient vécu dans un monde pénible, un monde de compétition et de lutte, de vanité et deviolence ; ils n’avaient pas vécu dans un monde harmonieux ». (Les Particules élémentaires)

    -      « Toute civilisation pouvaitse juger au sort qu’elle réservait aux plus faibles » (La Possibilité d’une île).

    -      « J’ai eu de plus en plussouvent, il m’est pénible de l’avouer, le désir d’être aimé ». (Ennemis publics).

    -      Houellebecq parle-t-ild’économie ?

    -      Oui et non.

    -      Pour l’essentiel, il parle ducaractère irréversible du temps.

    -      Or l’économie libérale occultecette réalité.

    -      À noter alors que MH est un réaliste, à lire au premier degré.

    -      Sollers raille le « réaliste social ».

    -      Mais Houellebecq ne se réduit pas aux dimensions d’un behaviouriste social ou psychologique.

    -      Contre la logique économiste prétendue « rationnelle », il parle de nos vies soumises aux fluctuations de l’argent, aux condition du travail ou à l’épuisement des ressources, entre autres.

    -      « Ricanement et cynisme sont les mamelles de notre civilisation », relève Bernard Maris, auxquelles l’écrivain oppose un regard conséquent, à tout coup nuancé d’humour.

    -      Houellebecq préfère les doux auxforts, les vaincus aux exploiteurs, les gens honnêtes aux faiseurs, et serontsauvé ceux qui sont capables de bonté.

    -      Selon BM, la bonté est peut-êtreme mot-clef de cette œuvre, rarement repérée par la critique. Houllebecq n’estpas chrétien, « car on ne peut pas pardonner », mais une bonté« évangélique » traverse son œuvre, fût-ce avec des yeux de chienbattu ou d’enfant paumé.

    -       Philippe Sollers, dans Littérature et politique, cite un long aveu de MH sur son enfance et la blessure inguérissable de n’avoir pas été aimé. 

    -      Dans Ennemis publics il disait : « La face lumineuse, c'est la compassion, la reconnaissance de sa propre essence dans la personne de toute victime, de toute créature vivante soumise à la souffrance. La face sombre, c’est le reconnaissance de sa propre essence dans la personne du criminel, du bourreau, de celui par qui le mal est advenu dans le monde ».

     

    -      Et Bernard Maris, admirable là encore : "Le capitalisme s’adresse à des enfants dont l’insatiabilité, le désir de consommer sans trêve vont de pair avec la négation de la mort. C’est pourquoi il est morbide. Le désir fou d’argent, qui n’est qu’un désir d’allonger le temps, est enfantin et nuisible. Il nous fait oublier le vrai désir, le seul désir adorable, le désir d’amour. Comme Midas qui, transformant tout en or, courait à son suicide, le cadre-consommateur ruine le monde en voulant s’enrichir »

     

    -      Notes personnelles au 29 janvier 2015.

     

    -      À lire Houellebecq économiste, on comprend que l’écrivain ait été particulièrement bouleversé en apprenant la mort de Bernard Maris, assassiné le 7 janvier avec ses amis de Charlie-Hebdo.

    -      Par delà ses hautes qualités de pénétration et d’intelligence explicative, cet essai est en effet la plus belle défense et illustration d’une œuvre souvent mal comprise.

    -      En ce qui me concerne ainsi, jen’ai jamais perçu la profondeur réelle, relative à l’infrastructure économique et sociale, des observations de MH, en dépit du haut intérêt que j’y ai trouvé.

    -      La critique littéraire, notamment en France, est rarement pratiquée avec cette intelligence des mécanismes économique ou sociaux (contempteur des idéologies et de leurs dérives vulgarisées, mais économiste lui-même, Bernard Maris maîtrise son domaine sans une trace de pédantisme ou de jargon), qui était le fait de critiques marxistes tels Lucien Goldmann ou Henri Lefebvre, pour citer le moins dogmatiques. 

    -      Or sur cette base, avec une connaissance complète de l’œuvre et des exemples adéquats tirés de chaque livre, BM nous invite bonnement à relire Houellebecq avec des yeux dessillés. 

    -      Grand livre que ce petit essai. Révérence à un lumineux martyr de l’obscurantisme.    

     

  • Homo Faber

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    À propos du dernier film de Richard Dindo, tiré du fameux roman de Max Frisch.

    À mon goût, c’est le plus beau film de Richard Dindo, d’une grande valeur poétique et philosophique à la fois. Bien plus qu’une illustration du roman, c’est une transposition libre, à la fois elliptique et très concentrée, touchant au cœur de l’œuvre et modulant admirablement trois portraits de femmes. À ce seul égard, et s’agissant d’une succession de plans fixes intégrés dans le flux de la narration, le travail avec les actrices est impressionnant de sensibilité et de justesse. Marthe Keller, dans le rôle d’Hanna, irradie l’intelligence sensible à chaque plan, dans tous les registres de l’extrême douceur et de la véhémence blessée, de la mélancolie ou de la lucidité. Avec la jeune comédienne Daphné Baiwir, incarnant la jeune Sabeth, Dindo a  trouvé une interprète infiniment vibrante de présence elle aussi. Sans autre dialogue que le récit modulé par le comédien Arnaud Bedouet, Dindo parvient à exprimer en images l'essentiel du roman, dans lequel le personnage d' Ivy (Amanda Roark) est également parfait. Bref, tant ces trois présences féminines que le découpage narratif des plans, le remarquable choix musical et le montage relèvent d’une poésie  inspirée de part en part, jusqu'à la sublime déploration finale rappelant la mort de Didon de Purcell. Enfin avec la variation de perception philosophique marquée du début à la fin par le protagoniste, de son positivisme initial d’homme ne croyant qu'à ce qu’il voit, à une vision plus profonde des êtres et du Temps, Richard Dindo a  restitué ce qu’on pourrait dire le sentiment du monde de Frisch, tel par exemple qu’on le retrouve dans L’Homme apparaît au Quaternaire, l’un de ses plus beaux livres. 

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    SORTIE DE HOMO FABER
     
    4 février à Genève (Grütli) 
    11 février à Neuchâtel et à la Chaux de Fonds
    11 mars à Lausanne (Cinémathèque suisse, cinéma Capitole)

     

  • Soumission au peigne fin

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    HOUELLEBECQ Michel. Soumission. Flammarion, 2015.

     

    -      Exergue de Huysmans, tiré d’En route.

     

    -      François est un type dont la « triste jeunesse » a été éclairée par « un ami fidèle », feu Joris-Karl Huysmans.

     

    -      Auquel,en 2007, il a consacré une énorme thèse de doctorat à la Sorbonne.

     

    -      800pages qui lui ont pris 7 ans.

     

    -      Rappelle la morne vie de fonctionnaire d’Huysmans.

     

    -      Pour François, un auteur est « d’abord un être humain ».

     

    -      Diablement original, ça…

     

    -      Après sa soutenance, il a rejoint le troupeau en espérant un poste de maître de conférences.

     

    -      Il apprécie l’"humour généreux » de Huysmans.

     

    -      Daube sur les études de lettres qui ne mènent nulle part.

     

    -      Sa vie sera plate et prévisible comme celle de Huysmans.

     

    -      N’a pas de vocation pour l’enseignement.

     

    -      Et n’aime pas les jeunes.

     

    -      Pas d’amis non plus.

     

    -      Juste quelques « copines » avec lesquelles « des actes sexuels ont lieu ».

     

    -      Nommé à Paris III Sorbonne, il continue de coucher avec ses étudiantes.

     

    -      A connu une Myriam, dont il s’est séparé.

     

    -      Puis une Aurélie et une Sandra.

     

    -      Va sur Youporn où les corps s’emboitent sur fond de « putain je jouis » et autres « oh God ».

     

    -      Travaille un jour par semaine, dur labeur du facultard.

     

    -      Son collègue Steve, qu’il n’aime pas trop, a signé une « vague thèse »sur Rimbaud et progresse en « broutant le minou » de la Présidente.

     

    -      Ladite Chantal Delouze dirige la Sorbonne.

     

    -      Steve ne parle que des nouvelles nominations et autres ragots de fac. Signale un jeune type qui a fait une thèse sur Bloy.

     

    -      À propos de celui-ci, François radote en le réduisant à un carriériste mondain.

     

    -      Ne dit pas en revanche que Bloy a déculotté Huysmans et jusque sur sa tombe,affirmant que « les tristes livres qu’il a laissés n’ont même plus leur ancien pouvoir d’ennuyer tant ils sont devenus indéchiffrables.

     

    -      En marge de Soumission, relire le Sur Huysmans de Bloy préfacé par Raoul Vaneigem. Me demande si MH en a connaissance…

     

    -      François a publié un ouvrage sur les Vertiges des néologismes  chez Huysmans et Bloy.

     

    -       François ne dit pas que Bloy considérait la religion de Huysmans comme « de bibelot » et « de bric-à-brac ».

     

    -      Ce qu’il dit d’un Bloy « constamment avide d’un succès commercial » est particulièrement idiot pour le pauvre Léon furieux.

     

    -      Ce qu’il dit ensuite sur les « catho-royalistes de gauche » qui divinisent Bloy et Bernanos n’est pas moins inepte.

     

    -      Il donne un cours sur Jean Lorrain dont le public principal est un groupuscule de Chinoises et quelques niqabées…

     

    -      Il est question de la nomination d’un certain Robert Rediger à la tête de la Sorbonne.

     

    -      Rappelle évidemment Robert Redeker, le contempteur des islamiste radicaux menacé de mort.

     

    -       Redeker « pris en otage » par MH, ensomme…

     

    -      Laprésidentielle est pour dans 3 semaines.

     

    -      En 2017, le Front national a atteint le second tour et la gauche a été reconduiteau gouvernement, avec un président socialiste dans une France massivement de droite.

     

    -      François évoque À rebours, chef-d’oeuvre de Huysmans, encensé par Maupassant.

     

    -      Il écrit dans le Journal des dix-huitiémistes.

     

    -      À propos de Myriam : « L’amour chez l’homme n’est rien d’autre que la reconnaissance pour le plaisir donné ».

     

    -      Et ceci de plus romantique encore : « Chacune de ses fellations aurait suffi à justifier la vie d’un homme ».

     

    -      Or la prénommée Myriam se repointe. 

     

    -      Qui le traite de macho. Ce qu’il assume.

     

    -      Myriam lui reconnaît « une sorte d’honnêteté anormale »…

     

    -      Ila (un peu) envie de la baiser, tout en écoutant Nick Drake. 

    -      Peu après la réélection de Hollande en 2017, Mohammed Ben Abbes a annoncé la création de la Fraternité musulmane, genre islam soft. (p.50)

     

    -      Un parti musulman soutenant mollement les Palestiniens et se montrant plutôt cool avec Israël.

     

    -      David Pujadas arbitre le débat entre Ben Abbes et Marine Le Pen. 

     

    -      Qui se montrent également fans de France…

     

    -      En marge, les identitaires font du tapage ainsi que quelques jeunes djihadistes.

     

    -      Le sentiment général, en 2022, est à un certain fatalisme : Il se passera ce qu’il se passera…

     

    -      Suit un cocktail universitaire.

     

    -      Où François rencontre Godefroy Lempereur, le spécialiste de Bloy genre droite bien peignée.

     

    -      Une fusillade éclate au loin.

     

    -      On apprend que François vit dans Chinatown, avenue de Choisy.

     

    -      Des CRS passent. Qui ont l’air de se foutre de l’éventuelle émeute. Pas concernés…

     

    -      Climat d’irréalité.

     

    -      Lempereur prophétise la guerre civile.

     

    -      Estime que l’humanisme laïc est condamné à brève échéance.

     

    -      Affirmeque l’armée française est l’une des premières du monde. 

     

    -      François pense déjà à se réfugier ailleurs.

     

    -      Le15 mai, au premier tour, le Front national enregistre 34,1 % des suffrages.

     

    -      François pense que les universitaires se croient « absolument intouchables ».

     

    -      Puis il croise Marie-Françoise Tanneur la spécialiste de Balzac.

     

    -      Dont le mari est un ancien de la DGSI (l’ancienne DST fusionnée avec les Renseignements généraux).

     

    -      LeditTanneur lui expose la situation. Selon lui les musulmans tablent sur la démographie et non sur l’économie, et vont truster l’enseignement.

     

    -      Lelendemain, François retrouve Lempereur qui lui conseille de changer de compte en banque et de se préparer à l’exode.

     

    -      À propos d’une Annelise, François décrit la « femme occidentale type », selon lui sans avenir. 

     

    -      Voit un chef-d’œuvre dans le roman En ménage de Huysmans.

     

    -      Rêve en somme d’une femme pot-au-feu.

     

    -      Evoque sa bite qui a « toujours eu de bons rapports avec Myriam ».

     

    -      Suit une scène chaude avec Myriam, qui lui apprend ensuite que ses parents vont émigrer en Israël.

     

    -      En2022, les Juifs français ne se voient plus qu’entre eux alors même que le Front national n’a plus rien d’antisémite.

     

    -      François dit ne pas s’intéresser à l’histoire.

     

    -      Myriam lui dit qu’elle aime la France. Et le fromage. Du pur Houellebecq ce genre de traits…

     

    -      Le lendemain il la renfile et lui arrache un « mon chéri, mon chéri », puis elle part en Israël. 

     

    -      Mohammed Ben Abbes annonce le résultat de ses négociations avec le PS.

     

    -      Les médias sont hypnotisés.

     

    -      MarineLe Pen convoque une manif monstre sur les Champs.

     

    -      La famille juive de Myriam est une tribu bien soudée.

     

    -      Alors que François le constate tristement : « Il n’y a pas d’Israël pour moi »…  

     

    -      Marinele Pen en appelle à une insurrection populaire.

     

    -      BenAbbes, lui, propose un débat cool sur la laïcité.

     

    -      « LaFrance, comme les autres pays d’Europe occidentale, se dirigeait depuis longtemps vers la guerre civile, c’était l’évidence ».

     

    -      Toutcela manque quand même de consistance et d’arrière-plan sociaux et politiques. 

     

    -      Le lendemain la Sorbone affiche fermé et 2 millions de personnes défilent entre les Tuileries et la Concorde.

     

    -      François pense déjà « couvre-feu » et vise, avec Huysmans, le « chemin d’une résignation partielle ».

     

    -      Le29 mai, il quitte Paris en Volkswagen Touareg.

     

    -      Onvoit ça d’ici…

     

    -      Surune aire d’autoroute, découvre une boutique de station-service explosée, dontla caissière est morte. Il enjambe le cadavre « à contrecoeur » et fauche au passage un sandwich thon-crudités et un guide Michelin.

     

    -      Puis avise deux jeunes Maghrébins également flingués. 

     

    -      Se dit que « quelque chose «  se passe en France, mais quoi ?

     

    -       Va rallier Martel et Rocamadour.

     

    -      Apprend que divers incidents ont été signalés dans l’Hexagone. Puis, dans un village du Lot, tombe par hasard sur Tanneur l’ancien de la DGSI.

     

    -      Qui ne voit pas la main des musulmans derrière les « incidents », mais plutôt les identitaire fascisants et autres jeunes djihadistes énervés.

     

    -      Tanneur pense que le véritable agenda de l’UMP et du PS, en 2022, est de fondre la France dans le giron d’une fédération européenne.

     

    -      Le 31 mai, le front républicain (UMP et socialistes) se rallie au candidat musulman, qui rafle la mise.

     

    -      FrançoisBayrou, « appuyé sur son bâton de berger », sera premier ministre de Ben Abbes.

     

    -      Tanneur trouve ce choix très futé, voyant en Bayrou le comble de la stupidité avide de pouvoir personnel.

     

    -      « Les catholiques avaient pratiquement disparu » en 2022.

     

    -      Tariq Ramadan, taxé de crypto-trotzkisme, a perdu tout crédit au profit de la mouvance « humaniste ».

     

    -      Ben Abbes prône la restauration de la famille, de la morale traditionnelle et du patriarcat.

     

    -      Les « momies progressistes » de Mai 68 vont râler, mais les médias de centre-gauche s’aligneront…

     

    -      Le vétéran espion Tanneur voit en Ben Abbes un véritable homme d’Etat, qui a une vraie vision historique à la Mitterrand. 

     

    -      François,lui, a transféré son compte en banque et ne sait pas trop que penser de tout ça. 

     

    -      Après100 pages assez plates, d’une moquerie plutôt facile, le roman devient plus amusant et plus consistant aussi… (p.150)

     

    -       Ben Abbes n’a rien à voir avec les fondamentalistes, affirme-t-il.

     

    -       Il lui parle du Moyen Âge chrétien et lui recommande de faire le voyage de Rocamadour.

     

    -       Puis il se met à lui réciter des strophes entières de Péguy.

     

    -       Selon lui le poète qui a le mieux compris le Moyen Age chrétien.

     

    -       François est « un peu » intéressé.

     

    -       Il va donc faire le pèlerinage.

     

    -       En Israël, une branche dissidente du Hamas a repris les attentats.

     

    -       Il se rend donc à Rocamadour.

     

    -       Devant la Vierge noire, il médite sur ce qui distingue le style roman, serein, du gothique plus pathétique. (p.167)

     

    -        Entretemps les élections législatives ont eu lieu à Paris.

     

    -       Il assiste encore à une lecture publique consacrée à Péguy.

     

    -       Puis se retrouve devant la Vierge chez laquelle il décèle « quelque chose de mystérieux, de sacerdotal et de royal ».

     

    -       De retour à Paris, il retrouve les problèmes quotidiens, et notamment une lettre de l’administration relative à la mort de sa mère, qui le contrarie.

     

    -       Apprend que cette « putain névrosée » est morte toute seule, et se demande ce qu’est devenu son chien.Puis il va faire un tour dans le quartier.

     

    -       Constate que les robes et les jupes ont disparu.

     

    -        Plus possible de contempler le cul des femmes.

     

    -       Mauvais point pour le nouveau régime.

     

    -       Puis il apprend que son enseignement a été supprimé et qu’il va toucher une retraite confortable.

     

    -       Retrouve la Sorbonne islamisée.

     

    -       Où il croise Steve qui va donner un cours sur Rimbaud où il insistera sur la conversion du poète à l’islam.

     

    -       Le salaire de Steve a triplé et il aura bientôt droit à deux épouses.

     

    -       Myriam s’étant éloignée à l’horizon, François a recours à deux escort girls, une Nadia la beurette et une Babeth la salope.

     

    -       Puis la compagne de son père lui annonce la mort de celui-ci.

     

    -       Il va devoir s’occuper de l’héritage.

     

    -       Apprend que la fin de vie de son paternel, dont il n’avait que foutre,  a été « sympa ».

     

    -       Suit l’état de grâce de Ben Abbes.

     

    -       Dont les réformes visent à rendre « toute sa dignité à la famille, cellule de bas de la société.

     

    -       Ben Abbes, en outre, prône un nouveau système économique, de type anti-capitaliste, imité du distributivisme cher à G.K. Chesterton et Hillary Bellocq.

     

    -       Cependant François se gratte pour des problèmes de peau.

     

    -       En janvier, il va si mal qu’il a une grosse crise de larmes.

     

    -       Puis il va faire une retraite au monastère de Ligugé, où Huysmans a séjourné jadis.

     

    -       Cela se passe moyennement vu l’interdiction de fumer en cellule.

     

    -       Il pense au côté féminin du christianisme, décrié par « cette vieille pétasse » de Nietzsche.

     

    -       Se moque d’une brochure édifiante qu’on lui a remis, de style new age.

     

    -        Quand il revient à Paris, constate que le Figaro loue le nouveau régime sous l’angle du luxe et de l’immobilier.

     

    -       Ouis il rencontre Bastien Lacoue, un ancien collègue devenu patron de la collection La Pléiade chez Gallimard.

     

    -       Lequel lui propose d’assurer l’édition de Huysmans en Pléiade.

     

    -       On l’invite ensuite à un raout à la Sorbonne, sous l’égide des Saoudiens.

     

    -       Après quoi Rediger l’invite chez lui, dans la maison où a vécu Jean Paulhan et où Dominique Aury a écrit Histoire d’O.

     

    -       Pour Rediger, le roman érotique est une bonne métaphore de la soumission de la femme à l’homme, comme l’homme devrait se soumettre à Dieu.

     

    -       Rediger est l’auteur d’une thèse sur Guénon et Nietzsche

     

    -       Rediger, qui admira la thèse de François, lui dit qu’il « le veut ».

     

    -       Se lance dans un réflexion contre l’athéisme, invoquant la croyance de Newton et même d’Einstein, au nom d’une sorte de déisme universaliste qui s’accommoderait de l’islam.

     

    -       Voit en le Coran un immense poème de louange.

     

    -       Cocasse quand on se rappelle les invectives de Redeker contre le Coran fauteur de violence…

     

    -       Evoque le « retour du religieux » comme une raison d’adhérer à l’islam modéré. Selon lui le christianisme est dépassé.

     

    -       Remet à François un ouvrage de vulgarisation sur l’islam qu’il a composé et vendu à des millions d’exemplaires.

     

    -       François aborde la question de la polygame et de l’inégalité entre les hommes.

     

    -       Rediger lui explique que Mahomet n’est pas à l’origine de la lapidation ni de l’excision, mais a prôné l’affranchissement des esclaves et l’égalité entre les hommes, étant entendu que la femme reste soumise à l’homme Quant à l’inégalité entre les hommes, elle participe de la sélection naturelle. Les plus intelligents et les plus instruits sont placés plus haut que les autres.

     

    -       Rediger et Ben Abbes préparent en somme le réarmement moral de l’Europe fondé sur le rejet de l’athéisme et de l’humanisme, la soumission de la femme et le retour au patriarcat, le rejet du mariage homosexuel, de l’avortement et du travail de la femme.

     

    -       François n’est pas sûr de ne pas être tenté par tout ça. 

     

    -       De plus en plus flagada question sexe, il se dit qu’en somme la chasteté n’est pas mal non plus.

     

    -       Puis il se rappelle les « plaisirs simples » prônés par Huysmans, genre gouter entre amis, bons cigares et bons bouquins. 

     

    -       Rediger le tente en outre en vantant la « haute valeur érotique » d’un prof d’université dont le savoir tiendra lieu de sex-appeal…

     

    -       Bref François est prêt à se convertir à l’islam comme Huysmans a fini par se convertir au catholicisme sous les ricanements véhéments de Léon Bloy – ce que MH se garde de préciser.

     

    -       Et voilà pour ce drôle de roman, typique en somme d’une drôle d’époque.

     

    -       Houellebecq islamophobe ?

     

    -       Nullement. Evidemment ironique, simplifiant à l’excès un islam acclimaté, mais pas irrévérencieux pour autant.

     

    -       Jusqu’à quel point s’identifie-il à son protagoniste ? Je n’en sais rien et m’en fiche.

     

    -       François est à la fois effrayant de veulerie et touchant, du genre loque affective et caricature de lettré exsangue. 

     

    -       Gilles Kepel, spécialiste du monde arabo-musulman, trouve le roman remarquable par sa façon de cadrer l’arrière-plan de la « fachosphère » identitaire et la « frérosphère » musulmane à variantes salafistes. Cf. son papier enthousiaste dans L'Obs du 8 janvier.

     

    -  Je trouve, pour ma part, que ces aspects sont au contraire édulcorés et mal filés du point de vue narratif.

     

    -       Le roman reste une fable peu incarnée, parfois comique et parfois pénétrant, mais finalement du second rayon houellebecquien...

     

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  • Ceux qui font assaut de pureté

     

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    Celui qui demande le coussin de parole pour s’adresser aux masses / Celle qui réclame une autorité de surveillance en sorte de « traiter » les impurs / Ceux qui ont le sang pur et se sentent tout drapeau / Celui qui exige une Marseillaise pour initier chaque petit beur / Celle qui réclame le rétablissement de la peine de vie / Ceux qui sont descendus dans la rue pour se voir à la télé / Celui qui fait sienne la pensée de Simone Weil (philosophe notoirement impure du fait de sa double qualité de juive et de zélatrice du Christ) selon laquelle « la pureté est le pouvoir de contempler la souillure » / Celle qui sait d’expérience que la réalité du monde est impure / Ceux que dans la tradition de l’islam on appelle « les gens du scrupule » / Celui qui tel le soufi Abû Yazîd al-Bistâmi est sûr de ne jamais parvenir à la pureté sans cesser de s’imposer les plus intenses exercices spirituels  / Celle qui s’est réclamée de l’impur lorsqu’elle a appris que son oncle Usâma Ben Laden avait fait de la pureté une arme de destruction massive / Ceux qui se souviennent du désespoir de la belle Wafâ ‘ Dufour qui rêvait de devenir pop star aux States pendant que son oncle Usâma Ben Laden fomentait les attentats dont elle apprit la nouvelle lors d’un voyage en Suisse – « Cette nuit-là, j’eus le désir de m’envoler et de disparaître à jamais dans la stratosphère » / Celui (Albert Caraco, philosophe juif aussi méconnu que génial) dont la mère scotchait les mains afin qu’il ne se touche point en son enfance / Celle que ses frères ont cloîtrée dès ses premières menstrues / Ceux qui estiment que « tout est pur pour ceux qui sont purs » comme le dit à peu près saint Paul mais pas tout à fait si vous en croyez Augustin et ensuite c’est plutôt le contraire mais pas toujours / Celui (le soufi Abû Yazîd) qui estime que le sang menstruel des femmes les purifie alors que les hommes restent impurs même en versant le sang des autres /  Celle que le tchetniks ont violée après qu’elle a prétendu (dans un journal impur publié en Allemagne ) que les Bosniaques n’étaient que des Serbes islamisés / Ceux qui au nom de la limpieza de la sangre ont justifié les bûchers de l’Inquisition catholique / Celui (Abdelwahab Meddeb, mort à Paris le 6 novembre 2014) qui affirme que « le fantasme du pur inaugure le mal moderne » / Celle  qui rappelle à ses élèves que la nazis ont fait du juif le signifiant de l’impureté / Celui qui appelle Axe du Bien sa justification de prédateur / Celle qui estime que son argent participe d'un coeur pur / Ceux qui par dévoiement islamique voient en les « judéo-croisés » les agents actuels de la pollution universelle appelant un nettoyage divin abolissant l’humanité de l’humain / Celui qu’on pourrait dire un djihadiste du souverainisme français / Celle qui espère que Dieudonné ne donnera point de gage aux diables impurs / Ceux qui rappellent le verset coranique considérant la « mêlée » des peuples comme une donnée engageant la reconnaissance mutuelle dans la préservation des différence, à savoir : « Nous vous avons créées d’une mâle et d’une femelle et avons fait de vous des peuples et des tribus pour que vous vous connaissiez mutuellement » / Celui qui a constaté que plus une eau était pure et que moins elle contenait de poissons / Celle qui est restée pure et chaste sans se voiler la face / Ceux que la conviction d’être plus purs que les autres dessèche et racornit comme des caricatures de Suisses, etc.

     

  • Anne Cuneo la lutteuse

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    Femme de coeur et de cran, romancière très appréciée du grand public pour ses sagas scrupuleusement documentées (l'un des rares auteurs suisses à avoir dépassé les 100.000 exemplaires) Anne Cuneo nous a quittés hier à l'âge de 78 ans. 

     

    Le mélange des tribulations personnelles et des convulsions de notre époque imprègne l'oeuvre d'Anne Cuneo, principalement dans sa première partie à caractère autobiographique. Dans le sillage d'autres femmes de grand mérite, telles Alice Rivaz ou Yvette Z'Graggen, Anne Cuneo a vécu l'émancipation de la femme du triple point de vue existentiel, littéraire et politique, non sans s'imposer comme l'un des auteurs suisses les plus lus et les plus traduits du moment. 

     

    Les difficultés n'ont pas été épargnées, et dès son plus jeune âge, à celle que la mort tragique du père antifasciste (en 1945), l'exil et le cancer marqueront à travers les années, entre autres épreuves surmontées avec autant de détermination que d'énergie dans le travail tous azimuts du journalisme, de l'écriture romanesque et théatrale, mais aussi du cinéma. De façon très remarquable, elle a su déjouer à sa façon les problèmes du déracinement et de l'identité en poussant à l'extrême le particularisme helvétique du multilinguisme puisqu'elle ajouta, à sa langue maternelle, la pratique professionnelle du français, de l'allemand et de l'anglais. Journaliste de métier, figure bien connue de la télévision romande, chroniqueuse à 24 Heures de la vie alémanique et zurichoise (elle vivait dans le quartier populaire du Niederdorf), Anne Cuneo avait tiré, de sa pratique journalistique, le souci d'une écriture claire et simple, coupant court à toute ornementation littéraire pour transmettre au lecteur les éléments de son observation ou de son émotion.

     

    Le projet d'Alice Rivaz, grande dame non moins engagée de la génération précédente, d'assumer pleinement une écriture de femme sera vécu, par l'auteure de Gravé au diamant (1967), l'un de ses mémorables  premier livres, dans une intense présence au monde et sur les multiples fronts de l'écriture-exorcisme, du roman historique ou policier, entre autres.

     

    Née à Paris en 1936 dans un milieu cultivé opposé au fascisme mussolinien, passée d'Italie en Suisse après la mort de son père, Anne Cuneo a connu, dès son adolescence à Lausanne où sa mère fut obligée de la "caser" dans un internat catholique où, pauvre, elle faisait à la fois office d'élève et de servante, les conflits de classes qu'elle théorisera plus tard en bonne marxiste de ces années-là.

     

    Lorsqu'elle s'explique,en 1971, sur ce qui la pousse à écrire, Anne Cuneo se campe dans une posture à la fois défensive et intraitable,en contraste avec le ton souvent éthéré des lettres romandes dominées par les figures du prof et du pasteur.

     

    "Je me suis toujours considérée comme un reflet (un des reflets) du groupe social dans lequel je vis", affirme-t-elle alors avant de préciser: "reflet d'une situation, je ne pouvais me faire que miroir. Je ne pouvais pas écrire n'importe quoi. Il y a un ordre d'urgence. Quoi que cela me coûte, le temps presse trop pour que je chante les pommiers en fleurs, la pleine lune qui, réellement, me brûle et me tord. L'urgence ,ce sont les problèmes quotidiens".

     

    Dans La Vermine datant de la même époque où je la revois présenter les oeuvres de Chester Himes ou de Scott Fitzgerald dans un cercle d'étudiants progressistes impatients de se cultiver hors de la grisaille académique, elle parle au nom des laissés-pour compte de la nouvelle société d'abondance, de même qu'elle introduira le thème des immigrés dans le diptyque du Portrait de l'auteur en femme ordinaire (1980-82).

     

    Entretemps, son témoignage personnel "en situation" aura cristallisé, après une très attachante chronique de ses premières années lausannoises intitulé Le Temps des loups blancs,  dans Une cuillerée de bleu (1979) évoquant le cancer qui l'a frappée et sa découverte de la médecine "de classe". 

     

    Dès la fin des année 80, la romancière va se déployer dans les plus grandes largeurs de romans-enquêtes historiques très documentés, retraçant les trajectoires de personnages d'exception méconnus du grand public, tel le virginaliste Francis Tregian (dans Le Trajet d'une rivière) ou l'imprimeur Antoine Augereau dans Le maître de Garamond, un troisième "pavé" se trouvant consacré, sous le titre d'Objets de splendeur, à Shakespeare et son époque.

     

    D'inégale densité, tant sous l'aspect du contenu que de l'écriture, l'oeuvre d'Anne Cuneo témoigne, avec sincérité et batailleuse vigueur -notamment dans ses écrits les plus personnels, tel le journal d'une grossesse non désirée dans Mortelle maladie - de la condition de la femme dans lea seconde moitié du XXe siècle, et plus encore reflète une trajectoire personnelle jamais alignée.  

  • Ceux qui se citent en bas de page

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    Celui qui estime qu’il y a trop de lettres dans le nom de Nietzsche / Celle qui citait déjà Levinas dans la cour de la maternelle / Ceux qui disent volontiers « selon mon analyse » en laissant entendre qu’ils ont derrière eux Feuerbach et Althusser / Celui qui voit en Pierre Michon l’Auteur Majuscule de la réhabilitation des humbles portés par ailleurs  sur les petites gorgées de bière du bon vieux temps / Celle qui déclare à Jean-Tertullien qu’avec lui sa vie a retrouvé ses majuscules / Ceux qui ont reçu ce Pierre Michon un soir qui a bu plus que tous les SDF invités à s’éclater / Celui qu’un écoeurement sincère (voir le rayon Sincérité au rez-de-chaussée du Bon Marché de la rue du Bac côté parfums de synthèse) saisit à chaque fois que les seuls noms de Levinas Emmanuel et d’Arendt Hannah lui sont balancés pour « élever le débat » / Celle qui lit Deguy dans son hors-bord en sorte d’oublier Debord en son orgie / Ceux qui ne citent jamais les Grands Auteurs sans préciser qu’eux-mêmes ne sont pas dupes de l’élitisme / Celui qui ne cite jamais les auteurs qu’il pille au motif que la littérature est un pot commun où personne n’a rien inventé même pas à l’époque d’Homère qu’on sait même pas s’il a existé sans parler des doutes sur Shakespeare et compagnie / Celle qui objecte à Jean-Cosme qui lui ramène toujours son Cyrulnik qu’elle demande à voir cette résilience et tout le toutim / Ceux qui ont des lettres dans leur soupe originelle / Celui qui tient Victor Segalen pour l’un des auteurs majeurs du XXe siècle sinon le plus top au motif qu’il lui a consacré plusieurs années pour sa thèse de doctorat jamais finie ni publiée ce qui prouve que l’édition actuelle est un panier de crabes / Celle qui se dit royaliste de gauche par fidélité à Ségolène / Ceux qui se citent volontiers entre eux à charge de revanche, etc.

     

    Image:Philip Seelen

  • Ceux qui se la pètent

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    Celui qui parle très fort à sa future ex friquée qui vient de l’appeler de La Barbade alors qu’il trépigne dans la file d’attente d’une caisse de l’UBS et j’te raconte pas les têtes de gnous qu’ils me font tous attends mais je rêve y en a un qui veut me dépasser non mais on va où là attends que j’le piétine et j’te rappelle dès que j’aurai endossé ton chèque allez cœur cœur cœur / Celle qui de La Barbade vient d’appeler ce blaireau de Jean-Patrick qui va faire une tête comme ça quand les blafards de l’UBS lui diront tout à l’heure que son chèque est en bois / Ceux qui jonchent le parcours de Vanessa la mytho / Celui qui d’ailleurs ne sait même pas où est La Barbade donc il y a une justice / Celle qui dit à son éditrice femen qu’elle DOIT figurer sur la prochaine liste des prix sinon elle ira voir ailleurs / Ceux qui affirment sur Facebook qu’ils ne liront pas le prochain roman-tapage de Céline Lapente afin de montrer qu’ils en ont et d’ailleurs si vous aimez Pierre Michon faut faire un choix / Celui qui n’a pas lu le nouveau roman de Maria del Piante mais les passages hot hot hot parus sur les Inrocks le branchent à fond / Celle qui a fait relier la collection des Inrocks avec l’argent que sa mère lui a envoyé pour ses chats / Ceux qui découpent les pubs de Gucci et autres Armani pour se donner une ligne de conduite au niveau fringues / Celui qui réfléchit au contenu implicite des SMS que lui envoie Gavalda / Celle qui se fait appeler Cheyenne de garde / Ceux qui posent la chemise ouverte sur leur torse glabre en se proposant d’envoyer leur selfie à Arielle Dombasle et ensuite tu laisses venir / Celui qui se dit le nouveau Finkielkraut les lunettes en moins / Celle qui a lancé le jeune auteur sénégalais sans savoir où il retomberait après sa rencontre avec Delphine Tankol / Ceux qui étaient très proches de Ludivine quand elle a composé son roman femen écolo à la Duras  paru sous le titre de L’Amiante Celle qui pense déjà à L’Amiante « en cas de film » / Ceux qui ont défloqué les locaux où étaient entreposées les palettes de L’Amiante / Celui qui conseille à son auteure-culte de publier un Comment j’ai écrit L’Amiante dans Les Inrocks / Celle qui ne lit plus Les Inrocks depuis l’arrivée au pouvoir du président Houellebecq l’ancienne taupe pro-chinoise de la CIA / Ceux qui font du ramdam pendant ramadan ce qui montre un manque de respect au niveau gastro / Celui qui prétend que les terroristes se les roulent à Guantanamo Beach / Celle qui se soumet à l’imam Michel qui lui propose de le faire « à la Ben Laden » / Ceux qui se soumettent ce matin à un examen de conscience dont ils ressortent blanchis comme le paysage alentour « paré d’or blanc » ainsi que le dirait le poète romantique Marcel Lebecq, etc.       


    Image: Philip Seelen

  • Mémoire vive (73)

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    À la Désirade, ce dimanche 18 janvier. – Dix jours après les « événements », les médias et les politiques français associés parlent tous de « tirer les leçons » de ceux-là, et chacun y va de son train de « mesures urgentes » évidemment opposées mais sur une ligne rhétorique comparable. Ainsi découvre-t-on, à la UNE de l’hebdo de gauche Marianne, le titre Méfions-nous du bal des faux-culs, alors que la UNE de l’hebdo de droite Valeurs actuelles désigneLa Tyrannie des tartufes. Rien à voir avec Tartuffe, évidemment, qui avait deux « f » et figurait le bigot souverainiste avant la lettre…   

     

    °°°

    En octobre 1553, Michel Servet fut brûlé vif à Genève, convaincu d’hérésie par le réformateur-ayatollah Jean Calvin. Or Sébastien Castellion, autre réformateur entré en conflit avec Calvin sur la question du droit à entretenir une opinion personnelle, écrira dans son Traité des hérétiques :    « Tuer un homme ce n’est pas défendre une doctrine, c’est tuer un homme. Quand les Genevois ont fait périr Servet, ils ne défendaient pas une doctrine,ils tuaient un être humain : on ne prouve pas sa foi en brûlant un homme mais en se faisant brûler pour elle »…

    °°°

    images-13.jpegDans la suite romanesque  des Misérables, Victor Hugo consacre 14 chapitres très documentés à la bataille deWaterloo, avec des pages relevant du cinéma à grand spectacle en 3D, pour aboutir à ce qui éclairera le lecteur sur l’abjection de Thénardier, repéré dans la racaille des pilleurs de cadavres.

    « Toute armée a une queue, écrit Hugo, et c’est là qu’il faut accuser. Des êtres chauve-souris, mi-partis brigands et valets, toute les espèces de vespertillo qu’engendre ce crépuscule qu’on appelle la guerre », etc.

     

    Avec le cinéma et d’autres adaptations au music-hall, cet incroyable roman fourre-tout que représente Les Misérables a été réduit à une espèce de feuilleton mélo aux figures stéréotypées, dont l’épilogue a été complètement falsifié par un Robert Hossein, comme l’a montré Guillemin en son temps. Le même intraitable démystificateur a rétabli la vérité sur la haute spiritualité du vieux rebelle passé de la droite à la gauche, souvent occultée ou tenue pour peu de chose par les esprits secs de son temps, bons cathos compris, myopes par snobisme de classe comme Châteaubriand ou pratiquant un total déni à l’instar de Sainte-Beuve…

    °°° 

    Cézanne ne s’intéressait qu’à l’Objet. Pareil pour Céline et le Van Gogh des vieux souliers-soleils. Ce que j’essaie de suggérer à un jeune ami en veine d’écriture vraie : qu’il n’y a que la Chaise. Qu’un texte se travaille comme une Chaise, quitte à monter ensuite dessus pour se montrer. Mais la Chaise d’abord : la qualité artisanale de l’objet bien fabriqué et les finitions artistes - le supplément d’âme de la Chaise.

    °°° 

    Génie du portrait, quand Victor Hugo décrit la Thénardier, « produit de la greffe d’une donzelle sur une poissarde ». Et plus précisément : « Quand on l’entendait parler,on disait : c’est un gendarme ; quand on la regardait boire, on disait : c’est un charretier ; quand on la voyait manier Cosette, on disait : c’est le bourreau. Au repos, il lui sortait de la bouche une dent »

    °°°

    Bacon.jpgÀ propos de l’art du portrait, le peintre Francis Bacon parle de « la flaque » d’une personne, qu’il s’efforce de saisir et de restituer, entendant par là le vrai visage-synthèse, le visage « sous le visage » ou le visage recomposé dans sa totalité de sourires et de grimaces et d’expressions. Or ce qui me gêne chez Bacon est que la grimace convulsive tire vers l’expressionnisme maniéré de « la flaque », alors que son ami-ennemi Lucian Freud manque « la flaque » par excès de réalisme et que Picasso déconstruit à outrance.  Bref, on en revient aux vrais charnels visités par l’esprit : aux portraits de Munch et de Goya, de Soutine et de Rembrandt.

    °°°

    Jules Renard en son réalisme terrien :« Si les hommes naissent égaux, le lendemain ils ne le sont plus.

    °°°

    Une scène de Soumission est censée illustrer le fait que le protagoniste a complètement perdu le contact avec la réalité la plus immédiate quand il enjambe, comme si de rien n’était,  le cadavre de la caissière de la boutique d’aire d’autoroute qui vient d’être attaquée, avant de montrer la même indifférence totale à l’égard de deux Maghrébins trucidés un peu plus loin.

    Houellebecq7.jpgCela pourrait être très fort, comme dans American Psycho de Bret Easton Ellis, quand on comprend, à d’imperceptibles indices, que la violence insensée d’une scène de massacre n’a de réalité que dans le psychisme taré de Pat Bateman, mais chez Houellebecq cela tombe à plat.

    Peut-être est-ce qu’à vouloir toujours jouer au plus fin, avec son sourire futé, le romancier manque de l’humilité et du feeling médiumnique, devant la réalité, et des moyens physiques et poétiques de la re-créer, comme Simenon y parvient à tout coup.   

     

    °°°

    images-9.jpegLe hasard m’a fait tomber, tout à l’heure, sur un florilège d’hommages à Staline réuni par la revue Commentaire en 1979, où figure notamment un texte d’Aragon publié dans les Lettres françaises en février 1953, donc un mois avant la mort du tyran que le poète appelle successivement « l’homme en qui les peuples sur la terre placent l’espoir suprême de la paix »,  le Père universel « à qui les mères serrant contre elles le tremblant avenir font appel, pour que leurs enfants vivent », « le plus grand philosophe de tous les temps » et « celui qui proclama l’homme comme le souci central des hommes ». 

    On m’objectera qu’Aragon, idiot utile du communisme, n’était pas LE véritable Aragon, d’abord et surtout poète. Ce que prouve en effet (!!!) cette ode publiée en mars 1954 dans les Cahiers du communisne :

     

    Ô Grand Staline, ô chef des peuples

    Toi qui fais naître l’homme

    Toi qui fécondes la terre

    Toi qui rajeunis les siècles

    Toi qui fait fleurir le printemps

    Toi qui fais vibrer les cordes musicales

    Toi splendeur de mon printemps, toi

    Soleil reflété par les milliers de cœurs.  

     

    °°°

    Sous la plume de Gilles Kepel, pourtant éminent connaisseur du monde arabo-musulman, je lis (sur une pleine page de L’Obs) ceci d’assez éberluant à propos de Soumission : « Pour tisser cette œuvre où le comique désopilant (sic) tutoie la tragédie (re-sic), Houellebecq a faufilé la matière textuelle disponible en ligne sur la fachosphère identitaire et les salafosphère ou frérosphère islamistes : les mots sont exacts – si la mise en scène est de fiction. C’est la fable de notre temps où Mme Le Pen caracole en tête et où Daech recrute par centaine nos adolescents sur internet ». 

    On croit rêver ! Est-il possible que nous ayons lu le même livre ? Où Gilles Kepel a-t-il trouvé, dans Soumission, la « matière textuelle » disponible en ligne sur la« fachosphère » et la « salafosphère » ? 

    Il est vrai que le protagoniste se branle un peu en surfant sur Youporn, mais à part ça ? Où sont les salafistes connectés et les identitaires dans les observations directes du romancier ? 

    C’est au contraire cette matière« textuelle » autant que factuelle (Marine Le Pen n’y apparaît qu’en bref débat télévisé et Daech semble avoir disparu en 2022) qu’on espérait en effet que le romancier brassât, mais Gilles Kepel semble se faire son roman à lui, non sans tirer sa dernière cartouche sur l’ambulance de l’Université française…    

     

  • Ceux qui regardent l'Avenir

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    Celui qui voit un myosotis (ein Vergissmeinnicht, ne-m’oubliez-pas dans la langue de Wolfgang von Goethe et d’Adolf Hitler) au bout du tunnel / Celle qui dit « lendemains me voilà ! » en misant tout sur son prochain lifting / Ceux qui se programment en mode le-futur-est-mon-affaire / Celui qui a affirmé que le XXIe siècle serait métaphysique sans se prononcer sur la suite / Celle qui affirme que Dieu est une banque où il suffit de puiser pour effacer la Dette / Ceux qui lisent La Fabrique d’absolu de Karel Capek où l’on voit que la foi fait carburer le nucléaire et inversement si ça se trouve / Celle qui se reconnaît dans la pin-up de La Guerre des salamandres autre contre-utopie du même Tchèque (prononcer Tchapek) à redécouvrir ces jours de fièvre absolutiste  / Ceux qui estiment que dans toute Révolution il y a du mal pour ton bien / Celle qui sort de sa Mercedes blindée pour prêcher la pauvreté dans les rues de Kinshasha / Ceux qui prêchent l’Amour sur le territoire des adeptes de l’Espérance et v’là que déboulent le gang de la Charité avec  ses lance-flamme du Saint-Esprit / Celui qui est devenu évangéliste après son apprentissage à la Banque du Vatican hélas mal vue au Congo depuis l’affaire Dutroux / Celle qui écrit des poèmes abscons destinés à la postérité en attendant mieux / Ceux qui lisent l’avenir de leurs  amis Facebook contre rétribution sur Paypal / Celui qui pense que sans discrétion (sur Facebook et dans les files d’attente de la poste) il n’est pas de commerce d’avenir ni de durée durable / Celle qui défend ce Dieu qui a envoyé  son Fils unique (on ne crucifie pas les jumeaux même albinos) au charbon en sorte d’en faire jaillir La Lumière / Ceux qui s’agenouillent tous en même temps et en divers pays à l’exception des femmes qui n’ont pas plus de genoux que les serpents comme c’est  d’ailleurs marqué dans la Bible / Celle qu’on dit intermittente de la foi au motif qu’elle ne prie que d’une main depuis que l’autre s’est fait choper par la machine-outils de l'imprimerie des soeurs de Saint-Paul de Lubumbashi / Ceux qui se projettent dans le futur antérieur où tout était plus-que-parfait affirment-ils par ouï-dire à la douche du club de badminton souverainiste, etc.        

     

  • Mémoire vive(72)

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    Dans le préambule de ses Interventions datant de 1998, donc publiées en même temps que Les Particules élémentaires, Michel Houellebecq remarquait que les « réflexions théoriques » constituent « un matériau romanesque aussi bon qu’un autre, et meilleur que beaucoup d’autres ». Et d’ajouter : « Il en est de même des discussions, des entretiens, des débats. Il en est encore plus évidemment de même de la critique littéraire,artistique ou musicale ». 

     

    Ce que Proust, Thomas Mann ou Wikiewicz eussent sans doute contresigné. Et cela encore : « Tout devrait enfin pouvoir se transformer en un livre unique, que l’on écrirait jusqu’aux approches de la mort ; ça me paraît une manière de vivre raisonnable, heureuse, et peut-être même envisageable en pratique – à peu de chose près. Enfin de conclure sur cette observation beaucoup plus discutable à mes yeux, notamment en pensant aux Misérables et  à L’Homme qui rit de Victor Hugo : « La seule chose en réalité qui me paraisse vraiment difficile à intégrer dans un roman, c’est la poésie. Je ne dis pas que ce soit impossible, je dis que ça me paraît très difficile. Il y a la poésie, il y a la vie ; entre deux il y a des ressemblances, sans plus. »  

     

    Sur quoi je me rappelle l’irradiante poésie de la Recherche du temps perdu ou du Voyage au bout de la nuit, des romans d‘Audiberti ou de Torugo, en cherchant la moindre trace de génie lyrique dans ces « vers » de l’incontournable (sic) Configuration du dernier rivage du même Houellebecq:

     

    « Quand on ne bande plus, tout perd peu à peu de son importance ;

    Tout devient peu à peu optionnel.

     

    Demeure un vide orné, empuanti de plaies et de souffrances

     

    Qui afflige le corps. Le monde est d’un seul coup plus réel ». 

     

    Je veux bien qu’on puisse faire de la poésie avec le matériau le plus trivial, voire le plus trash, comme l’ont prouvé un Bukowski et tant d’autres dans la filiation enragée des contempteurs du bel canto verbal, mais fait-on mieux ici que chercher à épater le bourgeois ou le petit con en écrivant comme ça, dans Mémoires d’une bite :

     

    «J’ai connu bien des aventures / Des préservatifs usagés / J’ai même visité la nature, / Et je l’ai trouvé mal rangée » ? 

     

    Michel Houellebecq poète ? Dans ses romans peut-être, mais dans ses poèmes de bric et de brocante ? 

     

    °°°

    Houellebecq est-il sincère quand il sanglote sur le manque d’affection qu’il a ressenti en son enfance ? Je n’en doute pas, même s’il en remet dans Ennemis publics, le numéro de duettistes victimaires qu’il joue avec Bernard-Henri Lévy, autre « maudit » de luxe. 

     

    Et Philippe Sollers, est-il sincère quand il dit qu’il « craque » en découvrant la « poignante confidence » du mal aimé ? Je l’ai cru en ma douce naïveté, mais à relire la page en question j’y perçois le cynisme souriant du ponte parisien invoquant en ricanant son (très)improbable  « tempérament social » pour justifier un Goncourt qu’il n’aura probablement  jamais et qu’il souhaite donc à son rival en notoriété locale, car « le malheur doit être récompensé, le bonheur puni ».  

     

    Reste que je ne sais si je dois préférer la sentimentalité ostentatoire du premier au sarcasme du second…

     

    °°°

     

    Unknown-5.jpegJacques Julliard dans Marianne  : « Soumission, de Michel Houellebecq, n’est pas un pamphlet contre l’islam, mais une charge meurtrière contre les intellectuels à la française. Autrement dit les compagnons de route des idées dominantes ».

     

    Question subsidiaire : l’excellent Jacques Julliard n’est-il pas un compagnon de route du christianisme de gauche, et ne sommes-nous pas tous des compagnons de route de telle ou telle « idée dominante » ?

     

     Ce qui est sûr, c’est que mon éditorialiste français préféré propose ici, sous le titre de Figures du collabo, une interprétation de Soumission qui m’a d’abord intéressé avant de me paraître de plus en plus discutable.

     

    En sous-titre de son papier on lit ceci : « L’intellectuel ne serait-il pas celui qui, tout en invoquant Voltaire, se soumet aux dictatures et à la raison dominante ? C’est ce que laisse à penser le dernier roman de Michel Houellebecq ». 

     

    Ainsi « l’intellectuel » François, protagoniste de Soumission, prof de lettres spécialiste de l’oeuvre de Husymans, auteur d’une thèse monumentale consacrée à celui-ci – dont nous ne saurons à peu près rien du contenu – et chargé de cours à la Sorbonne à raison d’un jour de travail par semaine pour un public de quelques jeunes filles accrochées à leur téléphone portable, serait-il le parangon de l’ « intello » français contemporain, égocentrique à l’extrême et complètement coupé des réalités, vieillissant et ne survivant que d’une érection l’autre, ne croyant plus en rien mais trouvant assez accommodant le tableau qu’un certain Rediger lui fait de l’islam (le Coran « ce poème », etc.) alors que la Sorbonne vient de se faire racheter par l’Arabie saoudite et que l’arrivée au gouvernement d’un parti musulman (allié au PS et à l’UMP) préside à la réforme de l’enseignement. 

          

    À en croire Jacques Julliard, la « charge meurtrière » ne viserait donc pas l’islam (contrairement à ceux qui ont taxé le roman d’islamophobe, ce qu’il n’est en rien), mais « les intellectuels à la française » qui, à travers le XXe, se sont soumis aux idéologies dominantes du fascisme ou du communisme, soit directement comme les idéologues d’extrême-droite (RobertBrasillach et Lucien Rebatet en tête) ou les staliniens ( Aragon et son ode fameuse à Staline), soit plus mollement comme autant d’ « idiots utiles »,de Jouhandeau se faisant promener en Allemagne à Sartre chantant les louanges de Fidel Castro.

     

    La soumission des écrivains à tel pouvoir ou telle idéologie est une histoire vieille comme Confucius, auquel le Grand Timonier cherchait encore des poux dans les années 60 alors qu’une fraction de l’intelligentsia parisienne bêlait JE SUIS MAO, mais réduire les « intellos » français à des larbins de tel ou tel bord est à la fois injuste et dangereux, nous ramenant une fois de plus à un manichéisme vite réapparu au lendemain des événements récents.

     

    Et Michel Houellebecq là-dedans ? Justement, il incarne le type de l’écrivain peu récupérable, taxé de « libertaire sympathique » par les uns (Julliard précisément) et de réactionnaire par d’autres, dans les rangs d’une hypothétique nouvelle droite intellectuelle. 

     

    Or Soumission est-il  la « charge »  salubre de ce « combattant de la liberté » que voudrait voir Jacques Julliard en Houellebecq ? En ce qui me concerne, j’aurai trouvé beaucoup plus d’observations claires et « décapantes », comme on dit aujourd’hui, dans La carte et le territoire, sur la France contemporaine, que dans ce dernier roman dégageant mal le relief social actuel et, s’agissant d’une projection de ladite réalité en 2022, ne marquant aucune conjecture intéressante sur la transformation du monde à venir. Plus précisément, pour évoquer le nœud géo-politique du livre, le personnage de l’ancien agent des services secrets français avec lequel s’entretient le protagoniste  me semble une pâle caricature, et la France des banlieues, la France réelle du nord et du sud, la démographie française de demain, entre autres composantes d’un roman supposé parler d’un pays déliquescent, se détachent à peine d’un flou même pas artistique. L’humour pince-sans-rire de l’auteur, assez démagogique ici quand il évoque le monde académique, met évidemment les rieurs de son côté, mais encore ?  

     

    ROULET73.JPGJ’ai lu ces jours pas mal de pages de George Orwell, socialiste sincère aussi sincèrement opposé au fascisme qu’au stalinisme, et je lis à présent Meursault contre-enquête de Kamel Daoud, dont la voix d’opposant algérien non moins sincère s’est fait entendre après la tragédie des 7 et 9 janvier derniers, comme d’autres voix (rares)d’intellectuels arabo-musulmans. Enfin, dans une chronique publiée par Libération, le philosophe Abdennour Bidar, auteur d’une éclatante Lettre au monde musulman, a détaillé ses raisons de ne pas prendre trop au sérieux Soumission, résultant selon lui d’une mauvaise connaissance de l’islam et jetant des prédictions farfelues.

     

    Pour conclure y a-t-il donc, cher Jacques Julliard, tant de « collabos » dans la littérature et l’intelligentsia françaises contemporaines ? Et la littérature, pour l’essentiel, a-t-elle vraiment des comptes à rendre à la Juste Position idéologique ou politique ? 

     

    Comme l’a rappelé maintes fois le chrétien de gauche Henri Guillemin, qui avait lui aussi ses partis pris, Voltaire, dont tout le monde s’est réclamé ces derniers temps, des souverainistes aux républicains, fut à la fois un esprit libre et un lécheur de bottes, un ennemi de l’obscurantisme calotin et un laudateur de l’esclavagisme – même un sale délateur quand il s’est agi de traiter Rousseau d’« immigré ».  

     

    Tout cela pour recommander la lecture de Soumission, du dernier livre de Jacques Julliard consacré à Simone Weil, la relecture du Candide de Voltaire et de la cinquième Rêverie d’un promenenur solitaire qui nous rappelle que la nature est belle et que les montagnes se gravissent par toutes leurs faces…

  • Mémoire vive (71)

     

    Désirade5.jpg

    À La Désirade, ce jeudi 15 janvier. – Après une dernière étape sans encombre, agrémentée par la lecture du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, nous faisant renouer avec la grande littérature européenne, nous avons retrouvé nos pénates avec reconnaissance. De fait, quel lieu mieux accordé à notre vie que celui-ci ? Pourtant nous ne souscrivons pas vraiment à la pantouflarde pensée de Jules Renard, selon lequel le voyage serait embêtant du fait qu’il oblige à se déplacer, ou alors ce serait renier ingratement les 7000 bornes que nous avons parcourues l’an dernier à travers la France, l’Espagne et le Portugal, y faisant des quantités d’observations et de découvertes que nous n’aurions pas assimilée de la même façon en restant plantés devant la télé, comme Lady L. aura vécu la Thaïlande et le Cambodge, et moi le Dorsoduro de Venise, plus récemment, en nous déplaçant bel et bien.   

     

    °°°   

    Ramuz2.jpgÀ propos de la défiance que Samuel Belet, le personnage de Ramuz, manifeste envers la rhétorique politique et l’idéologie révolutionnaire, j’ai retrouvé le passage du roman rapportant les discours enflammés de son ami Duborgel, et  sa réticence de terrien toute pareille, d’ailleurs, à celle de Ramuz.

     

    Il y a d’abord ceci, marquant un premier recul de Duborgel par rapport à son compère vaudois qu’il ne sent pas assez engagé :«Tout ça était venu de ces discussions politiques qu’il continuait à avoir chez le marchand de vin. J’étais effrayé de l’entendre. Confraternité des peuples, indignité des gouvernants, suppression des frontières : il n’y avait pas de mots qui lui parussent trop gros. Ca ronflait terriblement, mais c’était le creux du tambour »... 

     

    Quand Duborgel demande à Samuel s’il est de son avis, Belet lui répond : « Pas tant ». 

     

    Duborgel l’ardent : « Qu’est-ce que nous attendons ? N’avons-nous pas la force pour nous ? Ne sommes-nous pas mille contre un ? La réponse est facile : nous n’osons pas, voilà tout. Chacun de nos gestes est dirigé contre nous-mêmes ; nous sommes nos pires ennemis. Seulement attendez un peu (alors il posait la main sur sur son cœur et il étendait le bras droit), le jour viendra bientôt où chacun d’entre nous sera appelé à montrer de quoi il est capable ; nous passerons des paroles aux actes, et l’aspect du monde changera. Travailleurs,opprimés, pensez à vous-mêmes, tâchez de prendre conscience de vos droits :quand vous y serez arrivés, vous n’aurez plus qu’un geste à faire pour mettre en fuite l’exploiteur. »

     

    Et Samuel de poursuivre son récit :« Les applaudissement éclataient. Tout le monde applaudissait, même ceux qui étaient loin de partager ses idées. C’est un goût qu’on a à Paris. On aime l’éloquence pour elle-même. On ne s’inquiète pas du contenu des phrases, si elles sont bien faites. »

    Et parlant de son ami Duborgel :« Il ne supportait plus la contrtadiction. Il s’irritait de voir que je ne le suivais pas dans ses raisonnemsnts, mais ils étaient trop compliqués pour moi, et puis je les trouvais un peu vides. J’ai le goût des bases, moi. Quand on construit un mur, j’aime qu’il soit d’abord bien enfoncé en terre, bien assis sur ses fondations ».

     

    Voilà précisément l’écrivain Ramuz face au « bon français » de l’Académie. On l’a dit lourd voire « traduit del’allemand ». L’excellent Jean Dutourd n’a rien vu de « ses bases » et l’a réduit aux dimensions d’une sorte de provincial pataud, alors que les « bases » de Ramuz, bien plus que paysannes au sens régionaliste, sont d’une humanité fondamentale mieux comprise par Henry Miller ou Dino Buzzati que par le docte académicien, et Céline, fondateur d’une langue, a vu en lui un auteur selon sa sensibilité musicienne et sa tripe. 

    °°°

    Olivier.JPGÀ propos de la récente consécration de Ramuz par la Pléiade et du « chantier » à millions qui a mobilisé une armada de spécialistes universitaires plus ou moins auto-proclamés, et surpayés, pour l’établissement de l’édition critique, l’ami JMO se demande si ce pactole n’aurait pas pu être mieux employé vu que les Oeuvres complètes, achevées chez Slatkine après l’édition de La Pléiade, semblent destinées essentiellement à des lettrés ferrés tant elles sont plombées par un appareil critique envahissant et souvent illisible en son jargon pseudo-scientifique – nous nous en sommes fait des lectures hilarantes avec mon vieil ami Alfred Berchtold, imaginant le pauvre Ramuz confronté à ce déploiement de cuistrerie digne des femmes savantes ou des sorbonnicoles de Rabelais.

     Tout ça pour un Ramuz qu’on ne lit d’ailleurs plus, à en croire le même JMO. Mais le lit-on moins que « de notre temps » ? Je me souviens d'être arrivé au bac sans que notre prof, le cher Georges Anex, nous en fasse lire une seule ligne, et je ne crois pas que nos filles en aient été plus régalées par leurs enseignants. Telle étant la vérité : que les profs de nos régions sauf exceptions rares (le Tunisien Rafik Ben Salah, et peut-être JMO et sa moitié...), ne lisent plus Ramuz sauf obligation et ne savent pas le faire aimer comme j’ai eu le bonheur d’apprendre à l’aimer avec un vrai ramuzien du nom de Moreillon, en mes douze ans de collégien saisi par la « peinture » de ces mots…

     

    Bref, ma conviction reste qu’aucun chenapan amateur de rap, ni aucune Lolita crochée à Facebook, ne viendront à Ramuz par La Pléiade ou par l’édition-parpaing de Slatkine, mais bien plutôt par communication de ferveur ou par conseil d’ami, comme mon poulain camerounais Max Lobe  a croché à Aline, puis à Jean-Luc, puis à La Grande peur dans la montagne, n’y trouvant ni la misogynie ni la lourdeur qu’on reproche à l’auteur incomparable de Jean-Luc persécuté et de Circonstancesde la vie, de Vie de Samuel Belet et des essais magistraux rassemblés dans La pensée remonte les fleuves, entre autres romans plus encombrés de poésie métaphysique, après le virage décisif d’Adieu à beaucoup de personnages,  où Ramuz fait de plus en plus « du Ramuz » et « creuse » au ravissement, bien entendu,  des belles âmes de la paroisse littéraire romande qui n’aiment rien tant qu’on « creuse » pendant qu’elles scrutent le ciel profond…

    °°°

    La lecture « en croix » des journaux accumulés pendant notre absence, ou des magazines que j’ai ramenés (Marianne,L’ObsLe Canard et Valeurs actuelles pour me faire une idée de ce qui se dit de CHARLIE à gauche et à l’extrême droite) me vaut une sorte de debriefing,comme on dit par les temps qui courent.

    À la UNE de l’édition de 24 Heures du 12 janvier, sur fond de place de la République noire de monde, se détache le titre qui doit forcément faire date : UNE MARCHE POUR L’Histoire. Quant au titre de l’édito (d’ailleurs excellent) du compèreThierry Meyer, rédacteur en chef, De cette communion inouïe créer de l’espoir en agissant, il laisse un peu songeur même après quelques jours, tant la « communion inouïe » s’est vite fissurée, notamment sous les attaques de la droite dure désignant les musulmans de France comme le nouvel « ennemi intérieur » et présentant l’islam sous les traits d’une résurgence du fascisme.  

    °°°

    Jules Renard en son Journal :« Poëte nouveau. Retenez bien ce nom, car on n’en parlera plus ».  

    Ce qui me rappelle tant de  révélations passées aux oubliettes des saisons littéraires se suivant comme les clients du bordel de Brel.

     

    °°°

    En revenant une fois de plus aux inépuisables Choses vues de Victor Hugo, toujours instructives quand on voyage autour de sa chambre sans se déplacer, je note que « le membre sexuel du morse est un os », que « le premier guillotiné s’appelait Léotaud » et que « l’haleine des baleines est fétide, à tel point qu’elle incommode les navires près desquelles un baleine passe », la chose tenant « à des millions de parasites qui rongent intérieurement la gueule de ces monstrueuses bêtes et qui y font des ulcères dont l’infection se répand au dehors ». Ce qui rivalise d’enseignement positif avec le fait que « les sauvages de la Nouvelle-Zélande appellent les Françaisles Oui-Oui » et que « la lettre R manque à l’alphabet des Chinois » au motif qu’ elle leur est presque impossible à prononcer ».

             
    Houellebecq44.jpgÀ La Désirade, ce vendredi 16 janvier.– 
    J’ai achevé, tôt ce matin, la lecture de Soumission de Michel Houellenecq, sur une impression meilleure qu’à mi-parcours et cependant mitigée, comme si ce livre restait d’une importance secondaire, voire anodine par rapport aux événements récents. Le  talent pince-sansrire de l’auteur y est sans doute, et en crescendo après une première partie parfois ennuyeuse, mais l’enjeu de cette fable conjecturale reste limité, me semble-t-il, en somme, terriblement littéraire dans son développement, coupé de la réalité et d’autant plus que celle-ci postule un avenir relevant plus de la fantasmagorie que de l’extrapolation crédible,voire éclairante. Comme il s’agit d’une fable, on ne demandera pas à la chose d’être sociologiquement plausible, comme l’était l’uchronie de Philip Roth, dans Le complot contre l’Amérique, mais le gros défaut du livre est tout de même qu’on ne sent absolument pas, dans une France qui reste celle de Coppé et de Vals, ou de Bayrou que le protagoniste conchie plus qu’aucun autre, ce qu’on pourrait dire l’épaisseur de l’Histoire.

     

    Sans entrailles physiques, résigné à n’être plus qu’un has been intellectuel,   juste frémissant du bout du zob (et encore, si peu) et confinant ses autres raisons de ne pas se suicider entre fumée et gastro bas de gamme, le protagoniste François  cite Huysmans, Léon Bloy (dont il ne dit que des sottises), Nietzsche (qu’il qualifie de « vieille pétasse »), l’excellent Chesterton (pour sa doctrine économique) ou René Guénon (le contempteur de la décadence occidentale rallié à l’islam) mais comme en effleurant chaque thème, ramenant tout finalement à une sorte  d’éloge de l’islam soft couvant les élites intellectuelles mâles (François aura sa chaire surpayée dans la Sorbonne saoudite et trois mousmées au moins) et ramenant les femmes à leur juste place, en cuisine ou à la nursery. 

     

    Et pour dire quoi tout ça ? Qu’en 2022 la France mahométane se portera mieux qu’en se disant massivement CHARLIE,aujourd’hui, pour ne pas voir la réalité réelle ?  J’ai beau me dire que « tout ça » relève du deuxième degré et de la rêverie conjecturale, et qu’on ne saurait identifier l’écrivain à son pleutre cynique sanglotant sur lui-même et enjambant les cadavres (deux Maghrébins flingués, sa mère ou son père) sans la moindre compassion, mais tout de même…

     

  • Mémoire vive (70)

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    Michel Houellebecq dans Soumission : « Les études universitaires  dans le domaine des lettres ne conduisent comme on sait à peu près à rien, sinon pour les étudiants les plus doués à une carrière d’enseignement universiraire dans le domaine des lettres – on a en somme la situation plutôt cocasse d’un système n’ayant d’autre objectif que sa propre reproduction, assorti d’un taux d’échec supérieur à 95%. »

    Ce qu’on pourrait prendre pour du cynisme. Mais je suis ravi, émargeant au « déchet supérieur » recyclé dans la catégorie des chroniqueurs littéraires bénéficiant du service de presse  des livres de Michel Houellebecq, sauf ce dernier payé 22 euros (ce sera le double en francs suisses) de relever encore ceci de pas mal vu : « Une jeune fille postulant à un emploi de vendeuse chez Céline ou chez Hermès devra naturellement, et en tout premier lieu, soigner sa présentation ; mais une licence ou un mastère de lettres modernes peuvent constituer un atout secondaire garantissant à l’employeur, à défaut de compétences utilisables, une certaine agilité intellectuelle laissant présager la possibilité d’une évolution de carrière – la littérature, en outre, étant depuis toujours assortie d’une connotation positive dans le domaine de l’industrie du luxe. »

    Sur la lancée, on salue la réussite de l’écrivain-gigolo François-Marie Banier ajoutant, à la fortune colossale de Madame Loréal, le prestige du « poète »…

     

    °°°

    Dans sa Vie de Samuel Belet, Ramuz a ressaisi un élément fondamental des rapports liant (ou distinguant) les Suisses romands des Français ou plus exactement des Parisiens, qu’on pourrait dire la défiance envers le trop beau parler et la rhétorique. Ainsi du mouvement de recul de Samuel, sympathisant naturel du peuple et des communards, quand il entend ceux-là se griser de trop belles paroles et se dire que « cela n’est pas pour nous », ou quelque chose dans ce goût-là – il faudra que je retrouve la page…

    °°°

    Basquiat09.jpg« En somme tu ne t’es jamais intéressé à l’argent », me disait l’autre jour Don Ramon, affirmant qu’au contraire l’argent avait beaucoup compté pour lui, dans la vie, ce que je n’aurais pas l’idée de lui reprocher le moins du monde vu qu’il ne s’agit aucunement, dans son cas, de rapacité ou de profit acquis sur le dos des autres, mais du travail d’un constructeur et de ses investissements légitimes.

    En ce qui me concerne, je suis beaucoup trop indolent, en ces matières-là du moins - ambition, plan de carrière et tutti quanti – pour m’en soucier. Lorsque je vivais seul, ma négligence absolue dans ce domaine m’avait valu une fantastique collection de Commandements de Payer et d’Avis de Saisie, dont certains portaient sur des sommes à deux zéros.Travaillant autant, en free lance pendant une première douzaine d’années, qu’un journaliste encarté, je gagnais le tiers d’un salaire ordinaire et m’en suis bien porté avant de rencontrer en 1982, en la personne de ma bonne amie, un ministre des Finances plus scrupuleux. Depuis lors, Lady L. s’est occupée de tout et conduit même  notre calèche pour me laisser nous lire des poèmes et autres polars à haute voix…

    Dicker10.jpgÀ maintes reprises, Don Ramon est revenu à la charge en s’impatientant de me voir écrire enfin un best-seller, mais là encore il est tombé sur un os.  Et pourquoi donc ? Qu’aurais-je à fiche de me donner cette peine ? Tu me vois aligner des poncifs à la Marc Musso ou à la Guillaume Levy, qui font juste leur job comme je fais le mien ? Alors lui de me balancer Joël Dicker, qu’il a lu d’une traite tout en reconnaissant que ce n’est pas de la grande littérature selon lui, comparable aux deux Garcia, Marquez et Lorca. Quant à moi je défends La vérité selon Harry Quebert, que j’ai d’ailleurs lu avant tout le monde sur tapuscrit au temps où Bernard de Fallois prenait ses avis, et me réjouis de la success story de l’auteur, auquel je souhaite de faire aussi bien sinon mieux la prochaine fois malgré le poids de l’argent et de la célébrité. Mais être riche : quelle barbe et surtout quelles complications, même avec Lady L. s’occupant de tout...  

     

    À Carcassonne, ce mardi 13 janvier. – Une fois de plus, le faux médiéval plaqué sur le vrai vieux bourg muraillé de Carcassonne me fait grimacer, comme toute forme de kitsch. Mais le pire n’est pas là, vu qu’il y a encore là-haut une petite place charmante avec trois terrasses et une fontaine à l’effigie de je ne sais quel poète local , où l’on nous sert du vrai café : le pire est plutôt, bien vu par Houellebecq, dans la disparition des bistrots et autres zincs de province partout ailleurs où tout devient Logis Rural classé et musée de la Sympathique Charrue sacrifiée à la mondialisation.  

     

    Regarder la télé à Carcassonne, « lieu cathare » forcément « magique », c’est aussi apprendre que Nabilla Benattia, célébrité d’un quart d’heure jetée  au trou en novembre dernier pour tentative d’homicide volontaire (enfin quelque chose de vrai dans sa pauvre vie…) cumulait plus d’un million de followers sur Twitter avant sa disgrâce, « plus que François Hollande » - et c’est ainsi, comme aurait conclu Alexandre Vialatte, qu’Allah est grand.

    °°°  

    Les cent premières pages de Soumission ne sont pas, me semble-t-il, du meilleur Houellebecq. L’auteur a l’air aussi flagada que son protagoniste, qui peine à faire passer sa passion du « généreux » Huysmans ; et les autres personnages sonnent un peu creux, à peine esquissés (tel le thésard spécialiste de Léon Bloy) ou (les femmes) manquant de chair. Mais on me dit sur Facebook que « ça décolle » dès la page 101, donc on s’accroche.

     

    À Valence, ce mercredi 14 janvier.– Entre la tonitruante autoroute du Sud et un agreste ruisseau, le Novotel de cette dernière étape de notre retour ressemble à ses homologues de Montpellier et de Toulouse, avec la même déco sobre chic et les mêmes prix cassés hors saison, le tiers d’une nuit dans un **** de haute Engadine. Moi qui ai toujours froid dans les cubes de glace à l’américaine genre Hilton ou Sheraton, je souscris au choix de Dulcinée surtout soucieuse du confort de Snoopy, et puis une nuit par-ci, par-là dans une crèche stéréotypée (partout le même tableau minimaliste genre sous-conceptuel en litho de série) n’est pas vraiment le martyre pour peu que la connexion fonctionne et que le breakfast soit aussi fastueux que le prétend la pub de la Chaîne. N’empêche : le faux luxe, pas plus que le vrai d’ailleurs, ne me feront jamais oublier le vrai confort bohème des hôtels sans étoiles du Quartier latin ou de Greenwich Village, de Cortone en Toscane ou de Séville en Andalousie… 

    °°°

    Au temps de Cohn-Bendit, ils  furent tous priés de se sentir juifs allemands, puis vint le temps d’être tous Américains contre Ben Laden, et les voici tous CHARLIE, donc tous à genoux devant l’Unique à dégaine  juste un peu différente selon le cas : avec ou sans papillotes, barbe ou tonsure, laïcité brandie ou fils-de-marie, et caetera.  

    °°°

    Kamel Daoud dans L’Obs de cette semaine : «Comment devient-on djihadiste ? Comment cet enfant avec lequel je jouais a-t-il pu tomber dans l’intégrisme ? J’en connais. J’ai vu des proches, des amis, des parents basculer. Qui finance ? Qui propage ces idées ? En Algérie, on reçoit par satellite 30 chaînes francophones et plus de 1200 chaînes religieuses financées par l’Arabie saoudite, les pays du Golfe,l’Iran, le Liban. Des chaînes qui visent prioritairement les mères des zones rurales, celles qui accouchent et élèvent les générations futures. On inonde de propagande les écoles. Alors qu’un roman coûte 6 ou 7 euros, les livres religieux se vendent à peine quelques centimes. Voilà qui donne du sens à mon combat. On le voit, c’est avant tout un combat d’idées et donc de livres, un combat de crayons. Il faut écrire et faire des livres ».  

  • Ceux qui carburent à la foi

     

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    Celui dont le foie l’a perdu / Celle qui avait une foi qui déplaçait les montagnes à l’époque où celles-ci pesaient un max / Ceux qui font fi de la foi des filous / Celui dont la Mercedes rappelle que Dieu lui l'a cédée en leasing / Celle qui se dit croyante mais pas crépitante / Ceux qui parient à la fois pour l’atome et la lévitation assistée / Celui qui demande à Thomas de lui montrer ses tatouages sinon j’te crois pas / Celle qui ne croit qu’à Nazar de Nazarée le maître de la parabole à douze chaînes / Ceux qui réclament la suppression de leur dette avec l’air d’y croire / Celui qui dit que tout est affaire de foie gras / Celle qui n’a pas cru Rocco Siffredi quand il lui  a promis La révélation / Ceux qui croient même ce qu’on ne leur dit pas / Celui qui a la science infuse et la foi confuse/ Celle qui commence tous ses contes édifiants par « il était une foi » / Ceux qui croient que Boko Haram est le nom d’un clown / Celui qui ne croit pas qu’on puisse être incroyant devant l’incroyable Mystère de la Croix de Bois Croix de fer sinon que tu vas en Enfer / Celle qui dit « mafi » au lieu de ma foi sans que le pasteur n’y puisse mais / Ceux qui ont la foi du chardon niais / Celui qui estime qu’à la fin Sisyphe est heureux vu qu’il peut se payer L’étranger en livre de poche / Celle qui s’achète un insecticide après que le pasteur a signalé des agnostiques dans le quartier / Ceux qui pensent « mais non » quand on leur annonce un messie / Celui qui pense qu’il y a quand même « quelque chose en haut » sinon comment expliquer qu’en bas tout soit si beau / Celle qui donne un coup de coude à son conjoint quand le curé parle des voisins en chaire / Ceux dont le cœur est intelligence et l’esprit bonté, etc.      


    (Cette liste voudrait incidemment inciter à la lecture de La Fabrique d'absolu de Karel Capek, fable géniale "à ne pas croire" récemment rééditée à La Baconnière)

  • Mémoire vive (69)

     

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    À La Casona, ce dimanche 11 janvier. – S’agit-il d’un raz-de-marée de solidarité, ou d’un accès collectif de jobardise, d’un élan unanimiste visant à la défense sincère de la liberté d’expression, ou d’un emballement médiatico-politique ;  d’une poussée de colère légitime contre l’obscurantisme et la terreur, ou d’un phénomène passager de grégarisme ; d’une saine réaction contre l’horreur ou d’un peu tout ça, qui a rassemblé aujourd’hui plusieurs milllions de Français, à Paris et dans les grandes villes  de France ?

    La vision de ce premier rang de politiciens de tout acabit, parmi lesquels Benjamin Netanyahou et son ennemi palestinien Mahmout Abbas,  se la jouant CHARLIE sur la même ligne, m’est tout de suite apparue comme une mascarade, mais les litanies incantatoires de la télé française psalmodiaient l’Unité de la Nation et la France redevenue centre du monde, avec des odes au Chef de l’Etat et de la police d’une obscénité caricaturale - c’est le cas de dire, et les sceptique ne pouvaient que se sentir des traîtres à la « patrie ». Or, les braves gens n’auront pas manqué de compatir à la peine des proches des victimes, dont les policiers abattus par les tueurs, mais cette récupération si soudaine m’a semblé présager du plus mauvaise usage de cette tragédie, outrageusement comparée au 11 septembre par d’aucuns…       

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    Dernière vision parfaitement en phase avec la délirante loghorrée de ces derniers jours : six confrères et sœurs de la téloche espagnole, faiseurs d’opinions et autres spécialistes d’on ne sait quoi,  réunis autour d’une table : tous parlant en même  temps des événements de la semaine, de plus en plus fort et de plus en plus fébrilement, pour ne former finalement qu’une bouillie sonore – véritable charivari de jactance que notre Hermana Grande, stoïquement habituée au genre, appelle Le Poulailler… 

     

    À Saint-Jean-de-Luz, ce lundi 12 janvier. – Notre cher père aurait eu cent ans aujourd’hui. Or, me rappelant notre début de relation plus personnelle, confinant à l’amitié, nouée lors de notre séjour en Catalogne, en mai 1981, puis notre virée en Toscane, avant notre dernière journée avec toute la smala l’accompagnant du matin au soir jusqu’à son dernier souffle, jeme dis, trente-deux ans plus tard, que jamais il ne m’a vraiment quitté , au contraire, me restant comme une partie de moi que je préfère peut-être à toute autre, filtrant ce qu’il y avait en lui de foncièrement bon.

    La douceur et la bonté sont assurément les qualités humaines qui me sont les plus chères, et notre père les incarnait à sa façon.  D’où cela lui venait-il ? Etait-il essentiellement bon, ou l’est-il devenu par dégoût de la violence et de la vilenie, comme le donnent à penser les pages qu’il a rédigée à mon intention ? L’homme avait été blessé en son enfance, comme je l’ai été à ma façon. Ensuite il a beaucoup « pris sur lui », de la génération d’entre les deux guerres où le peuple et la classe moyenne, dans notre pays, peinaient à trouver un emploi quand ils n’étaient pas contraints à l’exil. Nos aïeux, de souche paysanne, ont suivi la filière internationale de l’hôtellerie. Nous ne serions pas là si nos grand-père, le Romand et l’Alémanique, ne s’étaient pas rencontrés en Egypte au début du siècle passé. Mon père eût aimé « faire architecte », mais les études coûtaient cher et son père, avant lui, était du genre résigné. Moi qui n’en ai jamais fait qu’à ma tête, je n’en ai aucun mérite, mais l’important est ailleurs : c’est ce legs de bonté.

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    Dès notre arrivée à Saint-Jean-de-Luz, j’ai foncé à la librairie pour y acheter Soumission, dont j’ai entamé la lecture ce soir même en souriant illico à l’évocation assez carabinée des facultards, dont certains cuistres méchants m’en ont rappelé d’autres. Détail particulier : ce prof de littérature, spécialiste de Léon Bloy, dont le souci principal et toute conversation ramènent aux bruits de couloirs, rivalités et nominations,  ragots d’alcôves et autres rumeurs des coulisses de la Sorbonne. C’est évidemment exagéré, mais la réalité n’exagère pas moins dans la République des pions, qui est aussi une Internationale documentée par Roberto Bolano dans La Partie des critique de 2666.

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    En cas d’intoxication mentale, liée aux effets délétères de la logorrhée idéologique tous azimuts, le recours à la poésie s’impose. Ainsi, le cœur brandi,  ces jours, des foules faisant assaut de vertu suave, appelle l’écho de Michaux :  

    « Ce cœur ne s’entend plus avec les cœurs ce cœur

    ne reconnaît plus personne dans la foule des

    cœurs

    Des cœurs sont pleins de cris, de bruits,

    de drapeaux

    Ce cœur n’est pas à l’aise avec ces cœurs

    Ce cœur se cache loin de ces cœurs

    Ce cœur ne se plaît pas avec ces cœurs ».   

        

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    L’effervescence de ce dimanche de masse me rappelle la crise mimétique décrite par René Girard, avant le repérage de quel bouc émissaire ?

     

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    À la télé, une journaliste aux ordres affirme gravement, tout en célébrant la grandeur retrouvée du pauvre François Hollande, déclaré soudain « homme d’Etat reconnu du monde entier », qu’il va s’agir maintenant de repérer et de « traiter » les non-CHARLIE. Du type boulotte de choc, Marie-Chantal de l’idiotie utile léchant les bottes du Pouvoir, cette dame au nom à particule préfigure, à l’instant même de célébrer l’Unité nationale, la traque des esprits libres assez prévisible dès ce soir.

     

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    L’amorce de notre retour s’est bien passée, sur les autoroutes, à la lecture de Lumière morte de Michael Connelly, où le cher Hyeronimus Bosch, en première personne, se trouve en butte au Patriot Act d’après le 11 septembre, dans une histoire de terrorisme qui en cache une autre. L’autre jour, un ineffable penseur des médias osait parler de « notre 11 septembre » à propos des événements du 7 et 8 janvier derniers, mais de là à imaginer que CHARLIE fonde un nouvel Axe du Bien…   

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    L’hommage d’un écrivain à un pair m’a toujours ému, et je colle ainsi, sur un banc du quai faisant front au même océan que celui du Bordelais, un bon point à Philippe Sollers écrivant ceci en date du 25 août 2005 : « Quoi qu’il en soit, La Possibilité d’une île reste le meilleur roman de la rentrée, et voici un argument sentimental en faveur de l’auteur.

    « Dans une curieuse déclaration, intitulée Mourir, Houellebecq fait cette poignante confidence. « Lorsque j’étais bébé, mamère ne m’a pas suffisammentbercé, caressé, cajolé ; elle n’a simplement pas été suffisamment tendre ; c’est tout et ça expolique le reste, et l’intégralité de ma personnalité à peu près, ses zones les plus douloureuses en tout cas. Aujourd’hui encore,lorsqu’une femnme refuse de me toucher, de me caresser, j’en éprouve une souffrance atroce, intolérable ; c’est un déchirement, un effondrement, c’est si effrayant que j’ai toujours préféré, plutôt que de prendre le risque, renoncer à toute tebtative de séduction… Je le sais maintenant : jusqu’à mamort, je resterai un tout petit enfant abandonné, hurlant de peur et de froid, affamé de caresses ».

    Et Sollers de conclure, non sans une pointe de son cynisme railleur d’enfant gâté ou « à peu près » : « Quand je lis ça, que voulez-vous, je craque. Houellebecq a de l’argent, soit, mais l’argent ne fait pas le bonheur. J’ai un tempérament social : le malheur doit être récompensé, et le bonheur puni. Le Goncourt, donc, ou au moins le Femina s’il y a encore des entrailles de compassion en ce monde »…  

    Le mauvais esprit relèvera naturellement que le « bonheur puni » est celui que Sollers lui-même ne cessait de célébrer dans ses derniers livres. Mais les jurés des divers prix d’automne ne l’écoutèrent pas plus, cette année-là (à la fin de laquelle il publia Une vie divine, très belle célébration de Nietzsche) qu’ils ne consentirent à distinguer La possibilité d’une île du tout-venant saisonnier...

  • Spiritisme

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    …Bon, je m’excuse, Madame Olga, mais le truc mystique, jusque-là, c’est vrai que je demandais à voir, même que je me méfiais, d’ailleurs c’est pour ça que je suis resté un peu loin de la table, quand elle a commencé de tourner, mais là je reconnais, j’y crois pas, surtout je LE reconnais, Madame Olga, vous pouvez pas savoir ce que ça me fait, mais à présent c’est comment que ça se passe, Madame Olga, comment je fais pour lui dire que je kiffe tout ce qu’il a fait, surtout Les Misérables avec Depardieu – eh là mais ça va pas, ça ferait encore 100 euros pour lui dire juste ça ?

    Image : Philip Seelen